[go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
Vingtième Siècle, revue d'histoire Le populisme et la science politique du mirage conceptuel aux vrais problèmes Pierre-André Taguieff Abstract Populism and political science. From conceptual mirage to the real problems, Pierre-andré Taguieff. Populism, a word-suitcase, is an un-tried concept, a bastard outgrowth of an undecided "people". It can be reduced neither to a particular political régime nor to fixed ideological contents. From Russian populists of last century to today's omniprésent "telepopulists", political science has tried to delimit its devastating manifestations. Pierre-André Taguieff has drawn up the typology of this defensive system for fictional communities. Canovan, Gellner, Laclau, Weffort and others have been summoned to zero in on this rebellious entity. Citer ce document / Cite this document : Taguieff Pierre-André. Le populisme et la science politique du mirage conceptuel aux vrais problèmes. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°56, octobre-décembre 1997. Les populismes. pp. 4-33; http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_56_1_4489 Document généré le 05/05/2016 . LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE DU MIRAGE CONCEPTUEL AUX VRAIS PROBLÈMES Pierre-André Taguieff "Je ne trouve cette définition nulle part, etj 'ai été obligé d'y travailler moi- même" G.W. Leibniz, lettre à Foucher, 1686 Mot-valise, concept inexpérimenté, surgeon bâtard d'un « peuple » indécis, le populisme n'est réductible ni à un régime politique particulier ni à des contenus idéologiques fixes. Des populistes russes du siècle dernier aux « télépopulistes » qui nous hantent aujourd'hui, la science politique a tenté de cerner ses manifestations ravageuses. Pierre-André Taguieff dresse la typologie de ce système défensif pour communautés fictives. Il est arrivé une singulière mésaventure au mot « populisme » : il est récemment devenu populaire. Le terme étant sorti du langage savant, ses usages dominants s'inscrivent désormais dans l'espace polémique occupé par les acteurs politiques, les journalistes et les intellectuels médiatiques. On sait ce qu'il est advenu de l'adjectif « surréaliste », lorsque ses usages se sont étendus et banalisés («C'est surréaliste ! ») au point de l'évider de tout sens précis. Cette désémantisation est le prix à payer pour toute extension indéfinie d'une catégorie d'usage courant (« C'est baroque ! », « C'est décadent ! », «C'est raciste!»). Le suremploi à toutes fins utiles prive un mot de sa pertinence, le rend non seulement inutile, mais aussi dangereux, voire nuisible. N'irait-on pas jusqu'à soutenir, non sans quelque raison, qu'user d'un mot dégradé est un acte dégradant? Quoi qu'il en soit, la réduction récurrente d'un mot à un instrument de blâme ou d'éloge en rend fort difficiles les éventuels usages conceptuels, comme si un pli rhétorique avait été pris une fois pour toutes. Les usages récents du mot «populisme» semblent avoir pris le même pli que ceux du mot «fascisme» dans le langage ordinaire : le suremploi polémique a fait de ce terme une étiquette disqualificatoire et un opérateur d'amalgame permettant de stigmatiser, en les rassemblant abusivement, un certain nombre de phénomènes sociopolitiques ou de leaders jugés détestables ou redoutables par celui ;: LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE qui les dénonce. Significativement, l'épithète «populiste» n'apparaît guère que dans des expressions polémiques : «dérive populiste», «tentation populiste», «danger (ou menace) populiste», voire «prurit populiste», et le «populisme» est dénoncé comme l'incarnation du «mal européen», le principal facteur de division et de conflit en Europe. Ainsi contextualisée, cette catégorie péjorante qui réfère à une sourde menace semble avoir été reprise telle quelle, dans un premier temps, au sein des milieux savants : l'examen critique de la notion n'a pas précédé l'usage du terme. Aux États-Unis dans les années 1950, le maccarthysme était dénoncé comme une forme de «populisme»1, tandis qu'en France l'on croyait assister, dans la «fièvre électorale» du poujadisme (1953-1956), à une mobilisation «populiste»2, qui paraîtra renaître en Grande-Bretagne, à 1. Sur le maccarthysme ainsi interprété, voir Daniel Bell (ed.), The New American Right, New York, Criterion Books, 1955, puis New York, Doubleday, 1963, en particulier les textes de Richard Hofstadter et de Seymour Martin Lipset, p. 75-103 et p. 373-446 ; Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1956, p. 98-104 ; Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New York, Vintage Books, 1963 (1ère éd., 1962), p. 3-4 et p. 4142. Approches nouvelles Robert Griffith, The Politics of Fear. Joseph R. McCarthy and the Senate, 2C éd., Amherst, University of Massachusetts Press, 1987; Michael Kazin, The Populist Persuasion. An American History, New York, Basic Books, 1995, p. 183-193 et p. 236-237. 2. Dans les études savantes récentes, le poujadisme est soit défini comme un mouvement « populiste • (Harvey G. Simmons, The French National Front. The Extremist Challenge to Democracy, Boulder, Westview Press, 1996, p. 27), soit caractérisé par le ■ populisme » parmi d'autres traits, tels que l'antiintellectualisme, la xénophobie, l'autoritarisme, l'opposition à la « classe politique » (Paul Hainsworth, • The Extreme Right in Post- War France The Emergence and Success of the Front National -, dans P. Hainsworth (ed.), The Extreme Right in Europe and the USA, Londres, Pinter, 1994 (1ère éd., 1992, p. 33). Sur le poujadisme, et plus particulièrement sur l'appel au peuple par un homme du peuple et le ■ retour au peuple» qui le caractérise, voir Stanley Hoffmann, Le Mouvement Poujade, Paris, Armand Colin, 1956, en particulier p. 228 et suivantes Dominique Borne, Petits-bourgeois en révolte? Le mouvement Poujade, Paris, Flammarion, 1977 ; JeanPierre Rioux, «La révolte de Pierre Poujade- (1981), dans Études sur la France de 1939 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1985, p. 248-266. Dans Le Peuple et les Gros. Histoire d'un mythe (Paris, Grasset, 1979), où il esquisse une interprétation du poujadisme, Pierre Birnbaum insiste justement sur la démonologie conspirationniste, présente dans la plupart des variantes du -populisme-, structuré par l'imaginaire -anti-gros». la fin des années I960 et au début des années 1970, avec le powellisme 3. Autant de mouvements sociopolitiques incarnés par des démagogues manipulant le ressentiment des classes populaires dans le cadre de la vision du complot, situés à droite, voire à l'extrême droite, liés selon divers dosages à l'anticommunisme, à l'anti-intellectualisme et à la dénonciation des élites, à l'autoritarisme et à la défense conservatrice de l'ordre moral, au nationalisme et à la xénophobie, à l'antisémitisme (Pierre Poujade) et au racisme (Enoch Powell). Le terme «populisme» est redevenu, dans les années 1990, un terme péjoratif, de strict usage polémique. Sa signification oscille entre «fascisme» (tel qu'il est imaginé dans la culture antifasciste) et démagogie : un «populiste», dans le langage médiatique, est soit un «fasciste», soit un démagogue. Il s'ensuit que le «populisme» semble se définir soit par son orientation antidémocratique («fasciste»), soit par son allure pseudo-démocratique. Dans ce dernier cas, il se réduit à une corruption de l'idée démocratique ou à un mésusage tactique de la référence à la démocratie. À considérer cependant les populismes historiques, en Europe et dans les deux Amériques, l'antidémocratisme ni le pseudo-démocratisme n'y apparaissent comme dominants. Dans le populisme russe de la seconde moitié du 19e siècle, c'est l'orientation réformiste et «progres3. Sur le powellisme, voir Monica Chariot, Naissance d'un problème racial. Minorités de couleur en Grande-Bretagne, Paris, Armand Colin, 1972 Douglas E. Schoen, Powell and the Powellites, Londres, Macmillan, 1977 Martin Barker, The New Racism. Conservatives and the Ideology of the Tribe, Frederick, Maryland, University of America, 1982 (2e éd.), p. 22 et p. 40 Margaret Canovan, Populism, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981, p. 228 et suivantes. Dès le milieu des années 1980, le rapprochement a été suggéré entre la ■ rhétorique populiste -, centrée sur le rejet de certaines catégories d'immigrés, d'un Enoch Powell et d'un Jean-Marie Le Pen (Peter Weinreich, -The Operationalisation of Identity Theory in Racial and Ethnic relations », dans John Rex, David Mason (eds), Theories ofRace and Ethnic Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 302). Voir aussi Monica Chariot, "L'émergence du Front national-, Revue française de science politique, 36 (1), février 1986, p. 30-45. :; PIERRE-ANDRE TAGUIEFF siste» d'un socialisme humaniste qui prévaut ; dans le populisme américain de la fin du 19e siècle, la critique du capitalisme est également liée à un souci réformiste. Les valeurs et les normes démocratiques ne sont rejetées ni par l'un ni par l'autre, qui cherchent au contraire à mieux les réaliser. Quant aux populismes latino-américains du second tiers du 20e siècle, si nombre de leurs leaders peuvent être considérés comme des démagogues, ils n'en ont pas moins pris le parti ou la défense des classes populaires (paysans, ouvriers), mis fin (parfois provisoirement) au règne des caudillos ou barré la route à des dictatures militaires, sans remettre en question le principe du vote selon les règles démocratiques. O QUESTIONS DE MÉTHODE Dans la période qui a immédiatement précédé le recours immodéré au terme «populisme» comme opérateur d'illégitimation ou mode de stigmatisation sans la moindre élaboration conceptuelle 1, la plupart des spécialistes de science poli1. Dans la littérature médiatique portant sur les questions politiques, le ■ populisme » est dénoncé comme une « menace » sur le mode de l'évidence, sans que jamais le terme fasse l'objet d'une définition non polémique. Voir par exemple Cosmopolitiques, 18, février 1991, dossier: -Populisme le mal européen ? -, où l'on apprend que ce que « le populisme » a « de plus détestable -, c'est ■ la légitimation de l'instinct des masses » (p. 10) Jean-Marie Colombani, La Gauche survivrat-elle aux socialistes? (Paris, Flammarion, 1994), où l'on est prévenu que « seule une nouvelle synthèse, à la fois libérale et sociale, permettra de faire face à la menace national-populiste ■ (p. 4 de couverture), sans que ■ national-populisme » ni ■ populisme -, terme employé dans l'ouvrage, soient jamais définis Bernard-Henri Lévy, La Pureté dangereuse (F'aris, Grasset, 1994), où le lecteur, en guise de « réponse à la question « Qu'est-ce que le populisme ? », n'a droit qu'à un inventaire de toutes les figures du Mal absolu selon l'auteur (du nationalisme au racisme, en passant par la xénophobie, l'antisémitisme et le fascisme, le tout pénétré de communisme et de tribalisme) L'Express, 16-22 juin 1994, en couverture ■ Spécial élections. Le front populiste Tapie, Villiers, Le Pen-, dossier où l'on apprend que la France est ■ balayée par une vague protestataire à l'italienne -, menacée par « une démocratie d'opinion -, qui n'est autre que - la démocratie cathodique - bien connue pour être redoutée (p. 52-54) Diagonales Est-Ouest, 36, octobre 1995, dossier: -La tentation populiste», où l'on s'inquiète des » dérives populistes -, non sans vouloir conjurer -la menace d'un populisme victorieux» (p. 21). tique avaient au contraire insisté sur l'indétermination conceptuelle de ce terme et s'étaient interrogés sur son ambiguïté, son ambivalence, voire son caractère équivoque. Dans une étude qui a fait date, Ernesto Laclau, alors même qu'il se propose d'élaborer une théorie du populisme, commence par reconnaître à la fois l'imprécision et l'extension indéfinie des usages du mot : « "Populisme" est un concept insaisissable autant que récurrent. Peu de termes ont été aussi largement employés dans l'analyse politique contemporaine, bien que peu aient été définis avec une précision moindre. Nous savons intuitivement à quoi nous nous référons lorsque nous appelons populiste un mouvement ou une idéologie, mais nous éprouvons la plus grande difficulté à traduire cette intuition en concepts. C'est ce qui a souvent conduit à une sorte de pratique ad hoc: le terme continue d'être employé d'une façon purement allusive, et toute tentative de vérifier sa teneur est abandonnée » 2. Un théoricien du « développement politique» comme David Apter, dans un contexte où il évaluait les nouveaux régimes du Tiers Monde selon le modèle de la «modernisation», pouvait écrire en 1965 : " Ce que nous observons aujourd'hui dans le monde est un assortiment de systèmes politiques de compromis. Même le plus résistant d'entre eux est fragile. Même le plus monolithique dans ses formes tend à se morceler dans ses pratiques et à s'édulcorer dans ses idées. Quelques-uns sont totalitaires. Presque D'autres exemples peuvent être trouvés dans les livres d'Alain Mine, Le Média-choc (Paris, Grasset, 1993), et L'Ivresse démocratique (Paris, Gallimard, 1995), où le « populisme » est réduit à un « pari sur les pulsions, de préférence à la raison ■ {L'Express, 16-22 juin 1994, p. 64). Hantise du populaire, de l'instinctuel, du pulsionnel, du tribal, de la puissance des masses et de la culture de masse (■ cathodique ») voilà ce qu'exprime la dénonciation consensuelle, par les élites politiques et médiatiques contemporaines, du ■ populisme », à la fois bestialisé et démonisé. 2. Ernesto Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory. (lere Capitalism - Fascism - Populism, Londres, Verso, 1979, p. 143 éd., Londres, New Left Books, 1977). :; LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE tous sont populistes et, à vrai dire, essentiellement pré-démocratiques plutôt qu'antidémocratiques » l. Or, ainsi que le note Ernesto Laclau, l'on ne trouve dans l'ouvrage d'Apter, alors même que le «populisme» de ces nouveaux régimes «joue un rôle important dans la caractérisation » qu'il en propose, nulle tentative de «déterminer le contenu du concept qu'il utilise » 2. Certes, l'imprécision terminologique n'a rien d'exceptionnel en science politique, et l'ambiguïté de termes clés tels que «démocratie», «élite» ou «nationalisme» semble être la règle, comme le note Margaret Canovan, qui ajoute cependant que, «dans la plupart des cas, il y a un accord raisonnable sur un noyau dur de la signification de ces termes, même si cela ouvre un large espace aux discussions»3. Or cet accord sur une signification nucléaire est inexistant dans le cas du terme «populisme», qui «recouvre un éventail extraordinairement large de phénomènes divers», tout en étant «utilisé sans méfiance par différents auteurs pour renvoyer à des choses tout à fait différentes»4. La situation se caractérise par un persistant désordre sémantique : « Certains observateurs voient du populisme là où d'autres ne voient rien de tel»5. Il 1. David E. Apter, The Politics of Modernization, Chicago, University of Chicago Press, 1965 2e éd. 1969, p. 2 (cité par E. Laclau, op. cit?>. 2. E. Laclau, op. cit. 3. Margaret Canovan, - Two Strategies for the Study of Populism», Political Studies, XXX (4), 1982, p. 544. 4. Ibid. Le même constat est fait par divers auteurs contemporains Hans-Jürgen Puhle, « Was ist Populismus ? -, dans Helmut Dubiel (dir.), Populismus und Aufklärung, Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 12-13; Jean Grugel, "Populism and the Political System in Chile - Ibanismo (1952-1958)», Bulletin of Latin American Research, 11 (2), mai 1992, p. 169-170; Carlos de la Torre, • The Ambiguous Meanings of Latin American Populisms », Social Research, 59 (2), été 1992, p. 386387 Carlos M. Vilas, ■ Latin American Populism A Structural Approach -, Science & Society, 56 (4), hiver 1992-1993, p. 389390 Kenneth M. Roberts, - Neoliberalism and the Transformation of Populism in Latin America. The Peruvian Case », World Politics, (1), octobre 1995, p. 82 et suivantes. 5. M. Canovan, art. cité, p. 545. D'où la proposition, faite par certains auteurs, d'éliminer le • populisme • de la terminologie des sciences sociales Rafael Quintero, El Mito del Populismo en el Ecuador, Quito, FLACSO, 1980 Ian Roxbo- n'y a donc pas d'intuition commune de quelque chose comme l'essence du populisme, contrairement à l'affirmation optimiste de Laclau. Cependant, du terme «populisme», l'on pourrait dire ce que Irving Howe disait du mot ethnicity: il est très utile précisément parce que personne ne sait ce qu'il signifie réellement 6. Ce serait prêcher avec un optimisme quelque peu fataliste pour l'utilité des termes à signification floue et variable, notamment dans le langage politique. Les travaux de Murray Edelman fournissent une multitude d'exemples et d'arguments soutenant une telle perspective interprétative7. Mais ne faut-il pas distinguer entre le fonctionnement du langage ordinaire et les fonctions requises pour un langage descriptif, relativement formalisé, un métalangage dont les termes fondamentaux seraient idéalement bien définis? Et peut-on se contenter d'un relativisme définitionnel radical, celui que Peter Wiles, en 1969, caractérisait par la formule «À chacun sa propre définition du populisme, selon le saint académique pour lequel il prêche»8? Il paraît donc nécessaire, dès lors qu'on décide de «sauver» le terme à la fois utile et fourre-tout de «populisme», d'en construire la catégorie, d'élaborer à partir de diverses caractéristiques un modèle d'intelligibilité, voire plusieurs modèles théoriques, du populisme. Ce rough, « Unity and Diversity in Latin American History », Journal of Latin American Studies, 16, mai 1984, p. 1-26, notamment p. 14. Cependant, à la suite de E. Laclau (1977) et de M. Canovan (1981), la plupart des spécialistes d'un domaine historico-géographique s'appliquent à construire le concept de populisme, selon diverses stratégies cognitives. 6. Irving Howe, cité par Werner Sollors, Beyond Ethnicity. Consent and Descent in American Culture, Oxford, Oxford University Press, 1986. 7. Voir Murray Edelman, Constructing the Political Spectacle, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; traduction française C. Cler, Pièces et règles du jeu politique, Paris, Le Seuil, 1991, p. 9 et suivantes, p. 101 et suivantes, p. 137 et suivantes, p. 171 et suivantes, p. 194-221. 8. Peter Wiles, - A Syndrome, Not a Doctrine Some Elementary Theses on Populism », dans Ghita Ionescu et Ernest Gellner (eds), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, p. 166. ;: PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF serait enfin passer des usages conjuratoires d'un terme à tout faire au travail de la pensée critique, intéressant la théorie politique non moins que la méthodologie historique et la sociologie. Il s'agit aussi de déterminer les conditions d'emploi de la catégorie «populisme». Il nous semble que son usage rigoureux ne peut être aujourd'hui qu'un usage restreint, fondé sur un minimum définitionnel : le « populisme » ne peut conceptualiser qu'un type de mobilisation sociale et politique et, partant, le terme ne peut désigner qu'une dimension de l'action ou du discours politiques. Le «populisme» ne s'incarne ni dans un type défini de régime politique (une démocratie ou une dictature peuvent présenter une dimension ou une orientation populiste, avoir un style populiste), ni dans des contenus idéologiques déterminés (le «populisme» ne saurait être considéré comme une grande idéologie parmi d'autres). Nous l'aborderons comme un style politique susceptible de mettre en forme divers matériaux symboliques et de se fixer en de multiples lieux idéologiques, prenant la coloration politique du lieu d'accueil. Il se présente aussi, et inséparablement, comme un ensemble d'opérations rhétoriques mises en œuvre par l'exploitation symbolique de certaines représentations sociales : le geste d'appel au peuple présuppose un consensus de base sur ce qu'est et ce que vaut le «peuple» {démos ou ethnos), sur ce qu'il veut. Selon une suggestion méthodologique de Margaret Canovan 1, deux stratégies distinctes de construction conceptuelle du « populisme » peuvent être suivies : ou bien, voie la plus ambitieuse, s'engager dans l'élaboration d'une «théorie du populisme » en général, c'est-à-dire déterminer ses caractéristiques essentielles et ses conditions d'apparition, en postulant de façon essentialiste, derrière la diversité 1. M. Canovan, art. cité, 1982. de ses formes historico-culturelles, son unité et son unicité ; ou bien, de façon descriptive, comparative et pluraliste, se contenter de faire l'inventaire des divers populismes observables. À l'ambitieuse recherche d'un modèle théorique (Ernesto Laclau), on peut préférer la « typologie phénoménologique » esquissée par Margaret Canovan dans ses travaux2. Cependant, si les partisans de la grande théorie présupposent l'unité du phénomène, les partisans de la description empirique et classificatoire s'interdisent de poser le problème de l'unité, transhistorique et transculturelle, des «populismes» identifiés. Une troisième voie peut être ouverte pour l'étude d'un tel concept problématique, traité comme une « catégorie radiale » ou un terme « polythétique » : il suffit de partir d'un cas prototypique rassemblant les propriétés essentielles du populisme, tel le péronisme, puis d'identifier des variantes du cas prototypique, des sous-types ayant en commun un «air de famille» (Ludwig Wittgenstein) et partageant certains - mais non pas tous les - attributs définitionnels de celui-ci, lesquels n'ont pas de connexion nécessaire entre eux 3. On peut cependant supposer, avec Laclau, que tous les discours idéologicopolitiques de type populiste (ou manifestant quelque chose de «populiste») 2. Ibid., p. 550. Voir M. Canovan, op. cit., 1981. 3. Voir Rodney Needham, • Polythetic Classification. Convergence and Consequences-, Man, 10 (3), 1975, p. 349-369. Un terme ■ polythétique » est un terme se référant à « des choses entre lesquelles il existe des ressemblances, un " air de famille ", mais qui ne relèvent pas pour autant d'une seule et même définition » (Dan Sperber, La contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 28-29). On peut aussi dire que, dans le cas d'un terme polythétique, le contenu conceptuel de sa définition varie, comme le montre la fameuse analyse des ■ jeux - ou du - concept flou • de ■ jeu » par Wittgenstein (Investigations philosophiques, § 66-71, traduction française P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 147-150; voir Raymond Boudon, L'Art de se persuader des idées fausses, fragiles ou douteuses..., Paris, Fayard, 1990, p. 326 et suivantes). Sur les « catégories radiales», voir David Collier and James E. Mahon, Jr., «Conceptual "Stretching" Revisited Adapting Categories in Comparative Analysis -, American Political Science Review, 87, décembre 1993, p. 846 K. M. Roberts, art. cité, 1995, p. 88. : LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE font référence au «peuple», par-delà les classes sociales, sur fond d'une opposition entre «peuple» et pouvoir politique, comme si la dimension populiste impliquait une opposition formelle au statu quo. Les appels au peuple, ce que Laclau nomme les «interpellations populairesdémocratiques», constituent la manière «populiste» de sortir symboliquement de la situation contradictoire. Ce qui est déterminant, c'est le discours, en tant qu'il est mobilisateur, qu'il possède une efficacité symbolique, qu'il nourrit l'imaginaire sociopolitique. Au terme d'une exploration comparative exigeante des divers « populismes », Canovan pouvait soutenir que le seul trait partagé par tous les populistes de droite, de gauche et du centre est «un style rhétorique qui dépend étroitement des appels au peuple»1. C'est là rejoindre une hypothèse forte de Laclau, mais aussi reconnaître que les ambiguïtés du «populisme» sont ainsi relayées par celles du «peuple»2. On ne saurait donc considérer comme «populiste» tout discours idéologico-politique où prédominent les appels au peuple, sauf à se satisfaire de voir du populisme partout ou presque, dans l'espace politique moderne ouvert par la référence fondatrice à la souveraineté du peuple. Il faut définir un critère moins large que l'appel au peuple. On peut, avec Laclau, le trouver dans une certaine structure polémique : « Ce qui rend populiste un discours idéologique est une forme particulière d'articulation, en lui, des interpellations populaires-démocratiques. ... Le populisme consiste dans la présentation des interpellations populaires-démocratiques comme un ensemble synthétique, en opposition à l'idéologie 1. M. Canovan, «"People", Politicians and Populism», Government and Opposition, 19 (3), été 1984, p. 313. Voir aussi M. Canovan, -Two Strategies...», art. cité, 1982, p. 552. 2. Voir la belle et classique analyse de Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Paris, Armand Colin, 1973, p. 15 et suivantes; et M. Canovan, art. cité, 1984, p. 312-327. dominante » 3. Or, l'antagonisme du « peuple » (construction rhétorique) et du pouvoir peut être incorporé à des discours de classe fort divers. Laclau en vient ainsi à distinguer un populisme de classes dominantes, lesquelles instrumentalisent selon leurs intérêts (conquérir ou renforcer une hégémonie) l'appel aux masses (ce fut le cas du nazisme), et un populisme de classes dominées, orienté vers le socialisme (certains aspects du maoïsme ou du titisme)4. On dira, en première approximation, qu'un politicien populiste se reconnaît à ce qu'il pratique les appels directs au peuple en tant qu'instrument politique, sans pour autant approuver nécessairement les objectifs et les méthodes populistes de la participation politique (référendum, initiative populaire, recall) 5. Cette définition large permet de considérer comme «populistes» (entre autres caractéristiques) des leaders aussi différents que Mussolini, Hitler, de Gaulle, Perôn, le sénateur McCarthy, Khadafi, Castro ou Le Pen: tous ont cherché à organiser le « peuple » comme force opposée à une puissance supposée établie. La caractéristique formelle peut-être la plus spécifique des populismes est leur haute compatibilité avec n'importe quelle idéologie politique (de droite ou de gauche, réactionnaire ou progressiste, réformiste ou révolutionnaire), avec n'importe quel programme économique (du dirigisme étatique au néolibéralisme), avec diverses bases sociales et divers types de régimes. Ce qui reste commun aux 3. E. Laclau, op. cit., 1979, p 172-173- La problématique marxiste de Laclau emprunte beaucoup à Gramsci (le concept d'« hégémonie ■) et à Althusser (la notion d'- interpellation ■). Voir Louis Althusser, ■ Idéologie et appareils idéologiques d'État. Notes pour une recherche-, La Pensée, 151, juin 1970, p. 3-38. 4. Voir E. Laclau, ibid., p. 173-174. Pour une discussion critique, voir Stuart Hall, ■ Popular-Democratic vs Authoritarian Populism Two Ways of " Taking Democracy Seriously " -, dans S. Hall, The Hard Road to Renewal. Thatcherism and the Crisis of the Left, Londres, Verso, 1988, p. 123-149. 5. Voir Geoffrey Roberts and Alistair Edwards, A New Dietionnary of Political Analysis, Londres/New York, Edward Arnold, 1991, p- 108 (art. -Populism-). : PIERRE-ANDRE TAGUIEFF populismes, c'est une rhétorique structurée par le blâme et l'éloge : elle est « antiélitiste, exalte " le peuple " et insiste sur le pathos de "l'homme du commun"»1, sur la communication directe avec les hommes ordinaires, égaux entre eux par la simplicité, l'honnêteté et la santé qu'ils sont censés posséder. Ce qui produit l'irréductible ambiguïté des populismes, c'est qu'ils sont régis par un principe d'omnipotence syncrétique : ils peuvent entrer en composition avec n'importe quel contenu idéologique, se jumeler avec n'importe quelle orientation politique. Il s'ensuit que, dans les situations politiques réelles, comme le remarque Canovan, «les incarnations de l'homme du peuple et de ses ennemis se révèlent d'une diversité déconcertante»2. Il s'ensuit aussi que le message minimal de tout populisme, moins thématisé que connoté, est un rejet des médiations, jugées inutiles, limitatives ou nuisibles. Ce rejet peut se transfigurer en des rêves d'immédiateté, de proximité, de contact direct, de transparence ou de retour à l'originel, au primordial, au naturel. Ce qui indique l'importance du mythique dans le populisme, qui relève ainsi d'une anthropologie de l'imaginaire sociopolitique moderne. On supposera enfin que la condition d'émergence d'une mobilisation populiste est une crise de légitimité ou de légitimation, une crise de la légitimité politique affectant l'ensemble du système de représentation. Qu'il caractérise un mouvement social ou un régime politique, le populisme se manifeste comme un phénomène transitoire, il s'incarne dans des modes de transition paisibles ou chaotiques qu'ils soient pré-démocratiques ou post-démocratiques. Le populisme constitue ainsi un phénomène sociopolitique instable, au sens indéter- miné, précurseur autant que successeur. Son sens politique oscille entre l'hyperdémocratisme (l'idée régulatrice ou l'utopie d'une démocratie directe), le pseudodémocratisme (celui des flatteurs intéressés du «peuple») et Pantidémocratisme (celui-ci étant toujours plus ou moins camouflé par des déclarations de bonnes intentions démocratiques). Les avatars du populisme, dans la politique moderne, sont à suivre comme les déformations indéfinies de l'ombre de la démocratie, «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple». 1. M. Canovan, -Two Strategies...» art. cité, 1982, p. 552; M. Canovan • " People " ... -, art. cité, 1984, p. 322 et suivantes. 2. M. Canovan, art. cité, 1982, p. 552. 3. Bernard Lewis, • Islam et démocratie », Notes de la Fondation Saint-Simon, 54, juin 1993, 31 p 4. De enantios opposé. O AMBIGUÏTÉS CONSTITUTIVES Bernard Lewis, dans l'introduction de son admirable petite étude sur «Islam et démocratie»3, attire l'attention sur un phénomène historico-sémantique de grande importance, qui réside dans l'ambiguïté constitutive de certains mots, et notamment de certains termes politiques d'usage courant, tels que «libéralisme», «démocratie», ou «populaire», pour nous en tenir aux exemples analysés. L'étude des variations sémantiques de ces termes aux sens opposés porte un nom savant, l'énantiosémie 4 : « Dans l'étude méticuleuse de leur superbe langue, les anciens philologues arabes avaient qualifié certains mots de addad, ce qui signifie littéralement " opposés ". En effet, ces mots ont au moins deux sens contraires. Ainsi, des verbes signifient à la fois se renforcer et s'affaiblir, être triste et se réjouir, s'élever et sombrer, savoir et ignorer, espérer et craindre, acheter et vendre. Ce phénomène n'est aucunement limité à l'arabe. Il a fait l'objet d'études aussi bien linguistiques que psychologiques et a même reçu le nom technique d'énantiosémie. Celle-ci marque aujourd'hui notre vocabulaire politique, pas seulement au Moyen-Orient mais - et peut-être surtout en Europe et en Amérique. C'est ainsi que le mot libéralisme, associé à l'origine à l'idée 10 LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE de liberté politique, civile et économique, désigne aujourd'hui, principalement en Amérique, une action politique ayant pour but une transformation sociale. Le mot conserve en fait son sens premier, mais l'exagère et en fait le signe d'un certain culte de la permissivité sociale. Le changement énantiosémique est plus net et plus spectaculaire encore dans l'usage courant du mot démocratie et de ses dérivés. C'était ainsi, à l'époque des deux Allemagnes, la dictature policière qu'on appelait " République démocratique allemande ". Il en était de même des deux Yémens, quand il y en avait deux. Quant à ceux qui s'intéressent au Moyen-Orient, ils se rappellent toute l'inquiétude manifestée au moment où la république du Soudan décida de se rebaptiser " République démocratique du Soudan " : la plupart des observateurs, dans ce pays comme ailleurs, estimèrent en effet que ce changement de nom marquait une remise en cause significative de la liberté individuelle et des droits de l'homme. Les mots de démocratie et de démocratique, dans pareils contextes, ont donc acquis une connotation assez précise : celle de tyrannie à l'intérieur du pays et de terrorisme à l'extérieur. Cette connotation se renforce encore quand ladite démocratie est de surcroît " populaire ", autre mot énantiosémique qui signifie à la fois pour et contre le peuple » 1. tion idéologique de la démocratie, si cette dernière, étant fondée sur des principes transmissibles, implique, selon le mot de Proudhon, une démopédie, c'està-dire le souci d'instruire et d'éduquer le peuple, plutôt que de le séduire pour le faire agir dans le sens voulu. En outre, une attitude politique est dite populiste lorsqu'elle implique la contestation, voire la récusation, de la démocratie dite représentative. En ce sens, le populisme consiste essentiellement à mettre en question le système politique fondé sur la représentation parlementaire du «peuple». Sa dimension polémique constitutive apparaît clairement : un appel au peuple contre... Le populisme met ainsi en cause l'existence même d'une médiation incarnée par des institutions représentatives. Le sens ordinaire du terme rejoint ici son sens savant : lorsque le populisme s'articule positivement avec l'idée démocratique, il consiste à opposer la démocratie directe à la démocratie représentative. Mais l'appel à une «vraie démocratie» ou à la «démocratie réelle» peut aussi constituer un acte démagogique, attesté par exemple dans la rhétorique péroniste2. Un bref détour par l'analyse sémantique du mot «démagogue», dans les contextes de ses premiers usages, peut nourrir la réflexion. Si un démagogue (dêmagôgos) est un individu qui «conduit le peuple» et, plus précisément, celui qui exerce l'«art de mener le peuple particulièrement en captant sa faveur »3, le démos, le public ou l'auditoire visé par le discours démagogique, renvoie dans l'équivoque au « peuple», entité prise en tout ou en partie. L'ambiguïté du démos a été souvent soulignée par les historiens et les érudits. Moses I. Finley note ainsi: «Ce mot dési- La dernière remarque de Bernard Lewis s'applique aussi bien au terme «populisme» pris dans ses usages actuels et ordinaires, qui présupposent tous l'idée d'un appel au peuple. À suivre les seules indications de sa définition lexicale (ou descriptive), il signifie à la fois mouvement vers le peuple, en faveur du peuple, en écho du peuple, et stratégie de séduction du peuple, tentative de le suborner en le flattant, pour mieux le dominer ou acquérir le pouvoir politique. «Populisme», dans le langage ordinaire d'aujourd'hui, fait coexister, dans la tension, l'idée de démophilie et celle de démagogie. Il s'ensuit que le «populisme», dans son ambiguïté constitutive, peut être considéré comme une 2. Voir E. Laclau, op. cit., 1979, p. 189. 3. Voir Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, p. 573, article ■ Démagogue ■. Voir Aristote, La Politique, traduction française J. Tricot, Paris, Vrin, 2e éd., 1970, p. 357-361 (V, 5, 1304 b 21 et suivantes). 1. B. Lewis, op. cit., p. 7. 11 :. ;■ PIERRE-ANDRE TAGUIEFF gne d'une part le corps civique dans son ensemble, par exemple dans les premiers mots des décrets officiels pris par une assemblée démocratique en Grèce - "le démos a décidé " ; mais d'autre part on l'applique au commun peuple, à la foule, aux pauvres...»1. Dans le Gorgias, Platon traite avec mépris les « démagogues » de « pâtissiers » qui gavent le peuple (démos) de biens matériels2. Cette ambiguïté se retrouve dans le mot latin populus, qui oscille entre deux significations : « l'ensemble des habitants d'un État constitué ou d'une ville» (le peuple tout entier), et «l'ensemble des citoyens qui ne sont pas nobles et, par suite, la multitude, la populace», bref, la partie « basse » du peuple 3. Des jeux de langage polémiques trouvent certains appuis dans cette ambiguïté. Un commentateur fort savant, Gregory Vlastos, précise : « L'ambiguïté de démos iplebs ou populus) est pour le mieux. Les adversaires de la démocratie peuvent le prendre au premier sens ... tandis que les démocrates prévenants peuvent invoquer le second » 4. Et Finley ajoute : « Dans n'importe quel contexte, chacun savait fort bien de quoi il s'agissait : les écrivains et les locuteurs grecs et romains passaient librement d'un sens à l'autre sans craindre de n'être pas compris, et lorsqu'ils voulaient critiquer la démocratie, ils jouaient librement sur les mots démos ou populus«^. Dans la notion moderne de «démagogie», cette ambiguïté constitutive n'a nullement disparu. Et, pour autant que «populisme» fonctionne aujourd'hui dans le discours politique ordinaire comme un équivalent de «démagogie», l'auditoire particulier du leader « populiste » est affecté par la même variation d'extension et de compréhension: entre le peuple-nation et le peupleplèbe (des «pauvres» aux «exclus», ou aux «envahis»). L'ambiguïté du populisme latinoaméricain tient, elle aussi, à ce que celuici se présente à la fois comme manipulation des masses, expression de la montée politique des classes populaires et processus d'intégration de celles-ci dans le système politique qui jusque-là les excluait. Cette ambiguïté du «cas prototypique » possède une valeur d'éclairage sur le populisme en général au 20e siècle : ses diverses figures oscillent entre un fonctionnement démagogique et la fonction protestataire, impliquant une prise de parole des classes populaires et leur entrée dans l'espace public de la démocratie moderne. Or, c'est cette double face du populisme que la vision « libérale» de celui-ci néglige et masque. Cette vision du populisme, expression de la peur et du mépris de classe des élites de la classe moyenne, constitue en effet une représentation-écran, qui produit op. cit., p. 92. Le démagogue est inséparablement opportuniste et manipulateur, comme l'indique cette réplique de Socrate au prétentieux Calliclès « Si tu exprimes une opinion et que le Démos soit d'un autre avis que toi, tu t'empresses de céder et de dire comme lui • (Gorgia 481 e ; voir Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975, p. 97). Démagogues et sophistes étant ainsi assimilés l'un à l'autre, en tant que flatteurs et séducteurs du peuple au profit de leurs seuls intérêts personnels, il faut bien supposer que le peuple est lui-même particulièrement sensible à la flatterie (voir Thucydide, VIII, 48, 6). Aristophane moque ainsi la stupidité de la multitude passive et stupéfaite, qui reste ■ bouche-bée • (chainein) à l'écoute des flatteurs • O Démos, qu'il est beau ton empire! Tous te craignent à l'égal d'un tyran. Mais tu es facile à mener par le nez tu aimes à être flatté et dupé, toujours écoutant les parleurs bouche-bée et ton esprit, tout en étant au logis, voyage au loin» (Cavaliers, 1114-1120; voir J. de Romilly, op. cit., p. 45, et Silvia Montiglio, « Prises de parole, prises de silence dans l'espace public athénien », Politix, 26, 2e trimestre 1994, p. 40). 1. Moses I. Finley, L'invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine (1983), traduction française J. Carlier, Paris, Flammarion, 1985, puis 1994, p. 22. 2. Platon, Gorgias 502e-519d. Voir M. I. Finley, op. cit., 1994, p. 22, p. 64 Finley, • Démagogues athéniens » (1962), dans M. I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne, traduction française J. Carlier, Paris, La Découverte, 1984, p. 95. 3. Voir A. Rey (dir.), Dictionnaire..., op: cit., 1992, tome 2, p. 1496, article «Peuple», et p. 1546, article • Plèbe». Partant de l'ambiguïté du terme démos, Giovanni Sartori distinguait cinq interprétations du «peuple», op. cit., p. 15-17. 4. G. Vlastos, « 'Iaovouia noA.iTiicr| » dans Isonomia. Studien zur Gleichheitsvorstellung im griechischen Denken, Berlin, 1964, p. 8 note 1. 5. M. I. Finley, L'invention de la politique. .., op. cit., p. 22; Finley « Démagogues athéniens -, dans Économie et société. ., 12 ;:. LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE l'illusion d'une explication du phénomène, réduit à un fait de grossière manipulation symbolique des masses. Plus précisément, la vision «libérale» du populisme est radicalement antipopuliste, fondée sur la peur des élites traditionnelles devant le nouveau couplage entre la puissance irrationnelle des masses et le style hautement personnalisé de certains leaders aptes à la démagogie. Francisco C. Weffort, au milieu des années I960, avait bien identifié cette réaction élitiste contre l'autoritarisme populiste sud-américain, dirigée significativement, au Brésil, moins contre l'autoritarisme institutionnel de la dictature Vargas (1937-1945) que contre l'autoritarisme paternaliste ou charismatique des leaders de masse de la démocratie de l'après-guerre (1945-1964) l. \j2l vision « libérale » et élitiste du populisme pèche par simplification du phénomène, dont la complexité tient à la spécificité des conditions historiques et nationales de son apparition, dans le second tiers du 20e siècle. Weffort met fortement en évidence certaines figures de l'ambiguïté constitutive du populisme brésilien : « Le populisme a été une manière déterminée et concrète de manipulation des classes populaires, mais il a représenté également un moyen d'expression de leurs inquiétudes. Il a pu signifier en même temps une forme d'organisation du pouvoir pour les groupes dominants et la principale forme d'expression politique de la montée populaire dans le processus de développement industriel et urbain, à la fois mécanisme par lequel les groupes dominants exerçaient leur domination et moyen de menacer potentiellement cette domination. Si ce style de gouvernement et de comportement politique est essentiel ement ambigu, il le doit certainement pour une part à l'ambiguïté personnelle de politiciens divisés entre l'amour du peuple et l'amour des fonctions gouvernementales » 2. L'analyse de Weffort montre que le populisme brésilien (celui de Vargas puis celui des leaders de l'étape démocratique) a constitué un mode de résolution d'un problème difficile de légitimation, et s'est incarné dans un « État de compromis » doté de caractéristiques spécifiques : les groupes dominants s'avérant «impuissants à légitimer par eux-mêmes la domination qu'ils exercent, ils auront besoin de recourir à des intermédiaires ... qui puissent établir des alliances avec les secteurs urbains des classes dominées » 3. Le leader populiste se définit dès lors comme un médiateur, dont la capacité de manipulation est au service d'une fonction de formation de compromis, permettant d'assurer à l'État une légitimité minimale4. 3. Ibid., p. 638-639- Pour des analyses plus approfondies, voir F. C. Weffort, O populismo na polïtica brasileira, Rio, Paz e Terra, 1978. On notera le fait que de nombreux spécialistes jugent que le régime de Vargas, au Brésil (avant et après la seconde guerre mondiale), a illustré un fascisme de masse. Voir Pierre Milza, Marianne Benteli, Le fascisme au XXe siècle, Paris, Éditions Richelieu, 1973, p. 297 ; Alistair Hennessy, « Fascism and Populism in Latin America-, dans Walter Laqueur (éd.), Fascism. A Reader's Guide, London, Wildwood House, 1976, p. 266 et suivantes Stanley G. Payne, Fascism : Comparison and Definition, Madison, University of Wisconsin Press, 1980, p. 1Ö1-177. Pour une problématisation, voir Juan J. Linz, «Some Notes towards a Comparative Study of Fascism in Sociological Historical Perspective », dans W. Laqueur (ed.), op. cit., 1976, p. 3-121 Hélgio Trindade, La tentation fasciste au Brésil dans les années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1988, p. 1-11 et p. 169-175. 4. Ibid., p. 648-649- Voir les remarques de D. Pécaut sur ce modèle de 1'« état de compromis - voué à en appeler à une légitimité populaire en raison d'une incapacité hégémonique des bourgeoisies latino-américaines (L'Ordre et la violence, Paris, Éditions de l'EHESS, 1987, p. 247-248) voir aussi Marcelo Cavarozzi, «Au-delà des transitions à la démocratie en Amérique latine», dans James Cohen étal., Amérique latine Démocratie et exclusion, Paris, L'Harmattan/ Futur antérieur, 1994, p. 59- Ce qui rejoint la thèse selon laquelle le populisme est une formation politique instable qui, succédant à une crise de la légitimité politique, en constitue une première tentative de résolution ; voir Joseph Krulic, « Les populismes d'Europe de l'Est-, Le Débat, 67, novembre-décembre 1991, p. 89-91- Sur les mouvements populistes ou néopopulistes en Amérique latine, voir Alain Touraine, La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988 Julian Castro Rea, Graciela Ducatenzeiler, Philippe Faucher, «La tentaciôn populista Argentina, Brasil, Mexico y Peru », Foro Internacional, 31 (2), décembre 1990, p. 252285 Guy Hermet, ■ L'Amérique latine entre démocratie et populisme-, L'Année internationale, 1990-1991, p. 211-216; Carlos de la Torre, • The Ambiguous Meanings of Latin American Populisms », art. cité, 1992 Kenneth M. Roberts, - Neoliberalism and the Transformation of Populism in Latin America... », art. cité, 1995- 1. Voir Francisco C. Weffort, -Le populisme dans la politique brésilienne -, Les Temps Modernes, octobre 1967, p. 624-649. 2. Ibid., p. 626. 13 ; PIERRE-ANDRE TAGUIEFF L'ambiguïté du populisme est donc double. D'une part, il fait coexister une dimension protestataire avec une dimension manipulatoire : protestataire en tant que populisme-mouvement, manipulatoire en tant que populisme-propagande (offre démagogique). D'autre part, il articule une dimension solidariste avec une dimension autoritaire : orientation vers la solidarité nationale (de la nation une) en tant que populisme-idéologie, tendance à l'autoritarisme et plus précisément à la dictature de parti unique, en tant que populisme-régime. 2/ Le populisme- régime : il s'agit en réalité de régimes autoritaires ou semiplébiscitaires, dans lesquels un chef charismatique, démagogue classique ou vidéo-politique, s'adresse directement aux «masses», tirant sa légitimité de ce qu'il incarne le peuple, la volonté ou l'âme profonde du peuple. On y reconnaît la dimension bonapartiste, une forme de césarisme à l'âge des foules. Si la démocratie plébiscitaire tend vers la dictature, le dictateur se présente comme un démagogue qui, parlant au nom du peuple et jouant sur les passions nationalistes, entretient sa popularité. Le régime péroniste demeure la meilleure illustration de ce modèle. Mais le style populiste d'un leader politique peut fort bien s'accorder avec l'exercice du pouvoir fondé sur des alliances ou des coalitions respectant les normes du pluralisme démocratique/libéral. 3/ Le populisme- idéologie désigne une tradition politico-culturelle plutôt que telle ou telle doctrine cohérente, rattachée ou non à un nom d'auteur. Si chaque nation a son propre populisme-tradition, celui-ci se reconnaît à son idéalisation du «peuple», à sa célébration fondatrice du «peuple» sain, authentique, «naturel», vertueux, le plus souvent couplée avec la dénonciation de «ceux d'en haut» (intellectuels, financiers, bureaucrates, etc.). Le populisme russe et le populisme nord-américain, nés l'un et l'autre à la fin du 19e siècle, se sont élaborés à partir d'une croyance fondamentale : le salut réside dans le peuple ; le pays ne peut être sauvé (ressourcé, régénéré) que par le peuple, selon ses valeurs et avec ses vertus. Telle est la croyance fondatrice du populisme-idéologie : il s'agit bien d'un «isme» au contenu minimal. Mais il faut considérer les multiples traditions populistes, liées notamment aux spécificités nationales et aux orientations politiques données au populisme par les grandes idéologies (socialisme, nationa- O DOMAINES DE SIGNIFICATION La multiplicité et l'hétérogénéité des critères retenus pour définir le «populisme» viennent de ce qu'ils relèvent de différents domaines de signification. On peut en distinguer au moins six : 1/ Le populisme- mouvement : le populisme apparaît d'abord comme un type de mobilisation des classes moyennes et populaires. C'est sur ce plan qu'on lui reconnaît une dimension nationaliste et une fonction protestataire, ou «tribunitienne». Le populisme est ici l'expression politique et l'exploitation symbolique de l'irruption des masses dans l'espace sociopolitique (ce qu'illustrent les populismes latino-américains dans le second tiers du 20e siècle). Il exprime à la fois les insatisfactions, voire les angoisses sociétales, et le désir de changement, orienté vers plus de justice, d'unité ou d'identité. On reconnaît ici le modèle de la «transition» entre les sociétés traditionnelles et la «modernité», impliquant une théorie de la modernisation1. 1. Voir Gino Germani, • Démocratie représentative et classes populaires en Amérique latine-, Sociologie du Travail, 4, 1961, p. 96-113 G. Germani, Polïtica y sociedad en una época de transition, Buenos Aires, Editorial Paidôs, 1962 ; G. Germani, Authoritarianism, Fascism, and National Populism, New Brunswick, N.J. Transactions Books, 1978. Le finalisme implicite de ce modèle « développementaliste » est bien mis en évidence par E. Laclau, op. cit., p. 147-158. 14 : LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE lisme, anarchisme, etc.) avec lesquelles il entre en syncrétisme. Le contraste maximal des colorations politiques prises par les populismes nationaux apparaît lorsqu'on oppose le populisme-tradition en Russie1, à tendance socialisante, au populisme-tradition en France, à tendance nationaliste ou identitaire, fixé à droite ou à l'extrême droite. C'est que les interprétations du « peuple » varient du « petit peuple » ou des « classes populaires » au peuple tout entier, identifié avec la population nationale. La volonté du peuple constituant le fondement de la souveraineté, et la nature profonde du peuple incarnant la plupart des valeurs positives, il n'est guère surprenant qu'on rencontre, dans toutes les figures du populisme, le réinvestissement de la catégorie démonisante de 1'« ennemi du peuple », qu'accompagne régulièrement la théorie du complot (contre le «peuple»). L'ennemi du peuple peut être identifié soit à un exploiteur, un « gros » (bourgeois, riches, banquiers, etc.), soit à un envahisseur, un étranger menaçant. Le complot, clé de l'explication mythopolitique moderne, s'inscrit dans la vision populiste comme une schématisation spontanée. Le populisme peut donc entrer en syncrétisme avec de nombreux autres « ismes » : le socialisme ou le ruralisme (en Russie), le nationalisme (d'où le nationalpopulisme à la Peron ou à la Le Pen), le fascisme (comme l'illustre le comportement mussolinien), le libéralisme (d'où le libéral-populisme de Berlusconi, de Perot, de Collor, de Fujimori), l'ethnonationalisme (celui, par exemple, d'un Milosevic), le fédéralisme lié aux pratiques de démocratie directe (le populisme suisse, les orientations de la Ligue du Nord), l'anarchisme, etc. 4/ Le populisme- attitude suppose qu'il existe des attitudes populistes indépendamment des visions ou des traditions plus ou moins structurées. Politiquement indéterminées, ces croyances ou ces évaluations qualifiables de «populistes» sont susceptibles de se fixer à droite aussi bien qu'à gauche, de se jumeler avec des positions réactionnaires, conservatrices ou progressistes. Il en va ainsi de l'idéalisation du «populaire» (culture, mentalité, moralité, etc.), ou des attitudes d'hostilité systématique envers les élites, dénoncées comme illégitimes, méprisantes, profiteuses ou corrompues, «coupées du peuple». Pensons par exemple au rejet des experts ou des technocrates, au nom du peuple ou des authentiques représentants du peuple: c'est ainsi qu'Alberto Fujimori a légitimé son «coup d'État civil» d'avril 1992 ; c'est en reprenant à son compte les attitudes anti-experts que Jacques Chirac a nourri sa campagne pour l'élection présidentielle de 1995. On reconnaît le thème de la «démocratie confisquée». 5/ Le populisme- rhétorique : le discours populiste est le discours démagogique de l'âge démocratique ou de l'ère des masses. Par l'appel au peuple, fondement du style populiste, le démagogue moderne met en œuvre divers procédés de manipulation des masses. Le populisme est un polémisme : son appel au peuple est un appel contre certains «autres». Ceux d'en haut ou ceux d'en face, selon que le peuple-destinataire est un démos ou un ethnos. Tribun qui flatte le peuple pour obtenir ses faveurs (démagogue classique), leader populaire qui 1. Voir le grand livre de Franco Venturi, Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, traduction française V. Pâques, Paris, Gallimard, 1972, 2 vol. (lere éd. italienne, 1952). Dans la Russie contemporaine, la distinction méthodologique, ici présentée, entre le populisme-tradition (culture politique, orientation idéologique) et le populisme-rhétorique (forme moderne/« démocratomorphe • de la démagogie) est incarnée par l'existence de deux termes différents en langue russe, l'un et l'autre traduits par " populisme » narodnitchestvo (le populisme des "populistes- russes, des narodniki) et popoulizm, terme récent, d'usage polémique depuis la fin des années 1980, qui n'a fait son apparition que dans la 24e édition du Dictionnaire raisonné de la langue russe (S.I. Ojegov et You. Chvedov (dir.)), en 1992 (je remercie Isabelle Grimberg pour cette référence). Rappelons que Lev Tikhomirov, dans son livre publié à Paris, chez Savine, en 1886, La Russie politique et sociale (p. 424-425), affirmait que narodnik (• populiste ■) n'était qu'une traduction littérale, en russe, du mot ■ démocrate ■ (Richard Pipes, ■ Narodnichestvo A Semantic Inquiry », Slavic Review, XXIII (3), septembre 1964, p. 451). 15 PIERRE-ANDRE TAGUIEFF che des hommes ordinaires, par-delà toutes les médiations. Dans la conception populiste de la démocratie, la distinction entre la source de la souveraineté (le peuple) et les représentants de l'autorité tend à s'effacer1. Il s'ensuit que l'autorité de la loi ne vient plus limiter la souveraineté du peuple, que prétend incarner un chef charismatique (censé être directement «inspiré» par le peuple). Les mouvements populistes surgissent dans les périodes convulsives ouvertes par l'épuisement des formes traditionnelles de la légitimité, sans que soient encore institués les dispositifs requis par la légitimité dite rationnelle (c'est-à-dire à base juridique, ou plus exactement constitutionnelle). Ce qui caractérise notamment la légitimité charismatique, c'est qu'elle est un facteur de changement2. On suivra Joseph Krulic 3 notant que « la corrélation entre légitimité charismatique et populisme réside dans leur commune opposition à l'intermédiation et leur méfiance de la représentation : les corps intermédiaires, les classes ou idéologies structurées, les règles de droit formalisées s'opposent à la légitimité charismatique et au populisme». On peut également suivre l'historien dans la définition qu'il donne de la conception populiste de la légitimité politique, laquelle privilégie « la potestas du peuple souverain en méprisant Yauctoritas des élites politiques ou intellectuelles»4. Mais l'on remarquera aussi qu'un intellectuel «populiste», qui célèbre la culture «populaire» ou fait retour au peuple, se confère une légitimité en apparaissant comme le porteparole des intérêts populaires 5. Il y a va dans le sens de l'opinion publique pour mieux la manipuler, comédien médiatique qui s'y entend dans l'art de faire rêver son public pour court-circuiter le système politique de sélection des élites dirigeantes : le démagogue moderne de style populiste s'incarne dans l'une de ces trois figures, à moins qu'il ne les fasse fusionner en sa personne. La démagogie populiste peut se définir comme une corruption du débat démocratique. Sa condition de (bon) fonctionnement est la valorisation positive du «peuple» comme instance de la volonté collective, sujet de droits, etc. ; la condition de son efficacité symbolique est sa capacité de canaliser et d'exploiter la puissance de ressentiment des masses ou de certaines classes sociales, vis-à-vis des étrangers, des «privilégiés», des élites jugées indignes de leur statut. Les appels au peuple dérivent alors, et tournent en appels à la haine. 6/ Le populisme- type de légitimation : on observe que des mouvements ou des régimes populistes surgissent dans des conjonctures marquées par des crises de la légitimité politique, engendrées par des processus divers de modernisation (industrielle, technique, communicationnelle), sous la pression d'aspirations populaires. Le populisme désigne un mode de légitimation provisoire et transitionnel, post-dictatorial (populismes latino-américains) ou post-totalitaires (pays de l'Est, ex-communistes). La légitimation de type populiste se réfère indistinctement à deux modèles : celui de la souveraineté du peuple, principe de légitimité de la démocratie moderne que le bonapartisme lui-même suppose, et le modèle de la domination charismatique (au sens webérien), qui nous fait retrouver à la fois le démagogue et le «sauveur», l'homme providentiel doté d'une popularité. Le populisme politique s'incarne dans une personnalité hors du commun, perçue néanmoins comme 1. S. M. Lipset, The First New Nation [1963], Londres, Heinemann, 1964, p. 10-11. 2. Voir Wolfgang Mommsen, Max Weber et la politique allemande, 1890-1920, traduction française J. Amsler et ai, Paris, PUF, 1989, p. 500 et suivantes. 3. Joseph Krulic, - Les populismes d'Europe de l'Est », Le Débat, 67, novembre-décembre 1991, p. 91. 4. Ibid., p. 84. 5. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 63, note 62. 16 ;: LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE bien une esthétisation «populiste» des manières d'être ou des préférences perçues comme «populaires», ainsi qu'une exaltation moralisante des vertus attribuées en propre aux classes populaires. L'appel au peuple remplit une fonction de légitimation en deux sens distincts, selon qu'il s'oriente vers la cause des peuples ou vers la cause du peuple. La «cause des peuples» donne la formule de l'ethnisme, exclusiviste ou pluraliste (exprimer et défendre l'identité de ce peuple- ethnos, ou bien en même temps de tous les autres peuples, dans leurs respectives différences). La «cause du peuple» est la formule du populisme, défini par l'être collectif qu'il valorise et par la norme qu'il pose (exprimer et défendre les droits et les intérêts du peuple- démos). Il reste que, dans la réalité sociopolitique, ces formes pures n'apparaissent guère comme telles : populisme et ethnisme s'observent comme des composantes de formes mixtes, ethnopopulistes ou nationales-populistes. Dans le monde arabe et islamique où le modèle occidental de la démocratie représentative est importé le plus souvent comme une forme vide, le populisme fonctionne comme un ersatz d'instances représentatives, depuis l'époque de la construction nationale par des États créant le «désert politique» autour d'eux1. Car l'on peut mettre en évidence la continuité du populisme, de sa figure nationaliste et socialiste à sa figure islamiste récente, qu'incarnent les «activistes s'attribuant les symboles de l'islam comme traduisant la volonté populaire » 2. Dans les deux cas, le populisme contribue à dévaloriser les élites traditionnelles (religieuses et locales), intermédiaires entre les masses et le Prince. Avec l'islamo-populisme, dans ses formes plus ou moins radicales, la dévalorisation des structures intermédiaires touche les partis, les syndicats et les bureaucrates, tandis que s'afffirme une nouvelle classe d'intermédiaires légitimes. O ESQUISSE D'UNE TYPOLOGIE Dans l'ouvrage collectif publié en 1969 sous la co-direction de Ghita Ionescu et Ernest Gellner, Populism. Its Meanings and National Characteristics^', le populisme était enfin pris au sérieux par la science politique, la sociologie et l'anthropologie4. «Spectre qui hante le monde»5, le populisme faisait l'objet d'analyses fort diversifiées, mais qui, tout à la fois, montraient l'importance du phénomène (doctrine et mouvement) et mettaient en évidence la relative obscurité de son concept 6. À première vue, une approche du populisme en termes de psychologie politique permet de repérer un noyau dur de toutes ses définitions : la conviction qu'un complot contre le «peuple» (défini de diverses manières) est organisé par des forces «étrangères»7. Le populisme apparaît dès lors comme un «anti-isme», un «négativisme» idéolo3. Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, 263 p. Dans l'ensemble, ce livre collectif illustre ce que F. C. Weffort appelait la vision « libérale ■ du populisme, vision hyper-critique se retournant parfois en conception antipopuliste. 4. L'ouvrage, issu d'un colloque organisé deux ans auparavant à la London School of Economies (les 19-21 mai 1967), comprend d'une part des synthèses sur les populismes liés à des aires géographiques déterminées, et d'autre part des études critiques sur des questions de définition ou d'explication. 5. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 1. 6. Voir notamment Peter Wiles, -A Syndrome, Not a Doctrine: Some Elementary Theses on Populism», ibid., p. 166-179; Peter Worsley, -The Concept of Populism», ibid., p. 212-250. 7. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 4 Donald MacRae, «Populism as an Ideology-, op. cit., p. 157158; Peter Wiles, art. cité, p. 167, 177; Angus Stewart, «The Social Roots -, op. cit., p. 192 Kenneth Minogue, ■ Populism as a Political Movement-, op. cit., p. 198. 1. Ghassan Salamé, «Où sont donc les démocraties'», dans G. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, p. 23. Voir Aziz Al-Azmeh, • Populisme contre démocratie. Discours démocratisants dans le monde arabe -, dans G. Salamé (dir.), ibid., p. 233-252. 2. Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe incertitude, vulnérabilité et légitimité-, dans G. Salamé (dir.), op. cit., p. 51. Sur l'opposition (et la complémentarité) entre ■ populisme» et « constitutionnalisme », voir les analyses éclairantes de J. Leca, op. cit., p. 47-56. 17 :; PIERRE-ANDRE TAGUIEFF il impliquerait le fédéralisme, la démocratie directe liée à l'autonomie locale et le pluralisme culturel 4. Cette réévaluation positive du populisme, à la fois comme culture politique et comme projet de démocratisation des mœurs, implique une critique radicale des modes de confiscation de la démocratie représentative par diverses oligarchies, liées soit aux États centraux (avec leur technobureaucratie), soit aux organisations transnationales (dont les intérêts n'incluent pas ceux qui relèvent de la dimension civique). Cette vision antiautoritaire et anti-étatique du populisme suffit à indiquer l'abîme qui la sépare des formes autoritaires de celui-ci, lesquelles impliquent la valorisation d'un État central fort. Le populisme néo-jacobin du Front national constitue précisément la figure par excellence du populisme stato-national récusé par les néopopulistes américains. Mais l'on rencontre bien, dans toutes les variétés de populisme, la dénonciation des élites, souvent couplée avec celle des étrangers (au village, à la région, au pays), et inscrite dans une théorie explicative de type conspirationniste (le peuple, bon par nature, est menacé par des forces obscures venant d'ailleurs, organisant des complots pour dominer ou détruire le bon ordre existant). Il convient donc gique : anticapitaliste, anti-impérialiste, antiurbain, antisémite, xénophobe, etc. l Cette représentation négative et péjorative du populisme revient à le réduire à la vision du complot, à lui attribuer en propre le «théorème des forces occultes» (Sergio Romano), ainsi qu'à dénoncer en lui un «style paranoide» (Richard Hofstadter) 2. Cette vision « libérale » et hypercritique s'est instituée en vulgate antipopuliste à partir des premiers travaux nord-américains sur le maccarthysme et ses lointaines origines supposées3. Le populisme n'a été abordé que dans le cadre de la critique néoconservatrice de la société de masse, où le «peuple» tend à être réduit à une «populace» inquiétante, mue par le ressentiment et facilement excitée par des démagogues. Dans les années I960 et 1970, une réhabilitation historiographique du populisme américain de la fin du 19e siècle a permis de corriger cette vision antipopuliste du populisme. Après Norman Pollack, Lawrence Goodwyn a établi que, loin d'être un mouvement d'extrême droite proto-fasciste et antisémite, le mouvement populiste aux ÉtatsUnis était démocratique, d'orientation réformiste et «progressiste». C'est dans cette perspective que le populisme est aujourd'hui défendu par certains milieux intellectuels américains : réaction contre l'étatisme centralisateur et l'omnipotence de la «nouvelle classe» (l'expertocratie), 4. Pour illustrer la rupture avec l'interprétation péjorative du populisme américain, voir Lawrence Goodwyn, Democratic Promise. The Populist Movement in America, New York, Oxford University Press, 1976; M. Canovan, op. cit., 1981, p. 49 et suivantes. Sur le -nouveau populisme», voir Harry C. Boyte and Frank Riessman (eds), The New Populism. The Politics of Empowerment, Philadelphie, Temple University Press, 1986 Christopher Lasch, The True and Only Heaven. Progress and Its Critics, New York, W.W. Norton, 1991 Lasch, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, New York, W.W. Norton, 1995 (traduction française C. Fournier, La révolte des élites, Montpellier, Climats, 1996); Paul Piccone, «The Crisis of Liberalism and the Emergence of Federal Populism», Telos [New York], 89, automne 1991, p. 7-44; P. Piccone, ■ From the New Left to the New Populism », Telos, 101, automne 1994, p. 173-208; P. Piccone, -Postmodern Populism» Telos, 103, printemps 1995, p. 45-86; Paul Gottfried, -Reconfiguring the Political Landscape », Telos, 103, p. 111-126 ; Clyde Wilson, « Up at the Fork of the Creek In Search of American Populism-, Telos, 104, été 1995, p. 77-88. 1. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 4. 2. Voir R. Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Londres, Jonathan Cape, Thirty Bedford Square, 1966; Sergio Romano, I falsi Protocolli, Milan, Corbaccio, 1992. 3. Voir R. Hofstadter, The Age of Reform. From Bryan to F.D.R., New York, A.A. Knopf, 1955 R. Hofstadter, - North America », dans G. Ionescu and E. Gellner, op. cit., 1969, p. 927; S.M. Lipset, Political Man..., op. cit., I960; S. M. Lipset, The First New Nation. The United States in Historical and Comparative Perspective, Londres, Heinemann, 1963 ; D. Bell (ed.) The New American Right, op. cit., 1955 D. Bell, The End of Ideology, op. cit., 1962, p. 114 et suivantes; D. Bell, - Newt Gingrich ou les contradictions du populisme ■, Le Monde, 2 mars 1995, p. 14. 18 : LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE d'éviter à la fois la vision satanique et la vision angélique du populisme. La vision du complot est au centre de l'antisémitisme politique de type «national-populaire» {völkisch), qui se constitue en Allemagne dans les deux dernières décennies du 19e siècle. Wilhelm Marr fonde à l'automne 1879 la Ligue des antisémites (il forge la même année le mot Antisemitismus), suivi par Otto Böckel qui crée en 1890 le Parti populaire antisémite {Antisemitische Volkspartei), se présentant comme le «parti des gens simples », dont l'ambition déclarée est d'être «non pas un parti des intérêts particuliers, mais un parti "venu du peuple", "pour le peuple" et de présenter un programme véritablement nationalpopulaire»1. Le démagogue antisémite Adolf Stoecker, chef du Parti chrétiensocial, surnommé le «tribun du peuple», dénonce ainsi le 30 mars 1886 «ces forces ... qui, le capitalisme dans une main, la révolution dans l'autre, écrasent le peuple avec l'un et l'autre, [et qui] proviennent ... du judaïsme»2. Le thème du peuple-martyr s'intègre dans l'antisémitisme «national-populaire»: le peuple y figure la victime idéalisée de 1'« internationale dorée» du capitalisme et de 1'« internationale rouge ». La structure polémique constitutive du populisme (se dire contre les élites, etc.) peut être illustrée de multiples manières selon les contextes historiques où des mouvements populistes sont apparus (Russie et Amérique, au 19e siècle ; Europe et Tiers Monde, au 20e siècle), couplés avec trois orientations idéologico-politiques distinctes : le socialisme, le nationalisme et l'agrarisme 3. Il s'avère par ailleurs que le populisme est compatible avec la démocratie (comme idéal ou comme type de régime) mais aussi avec des ordres politiques antidémocratique, allant de l'autoritarisme au totalitarisme. Une intéressante tentative de clarification a été faite par Margaret Canovan, dans son livre paru en 1981, Populism. Pour mettre de l'ordre dans l'indéfinie diversité des populismes, celle-ci présente une suggestive typologie des phénomènes populistes, fondée sur une première distinction entre deux grandes catégories : le populisme agraire et le populisme politique^. Le populisme agraire est de trois types : 1. Le radicalisme des fermiers des États de l'Ouest et du Sud des États-Unis : en 1890 est créé un Parti du Peuple dont l'objectif est de «remettre le gouvernement de la République aux mains des gens simples ». Le thème polémique de la «démocratie confisquée» est au centre de la mobilisation agraro-populiste. Ses leaders dénoncent les méfaits du capitalisme et les ravages de la civilisation urbaine, rejettent les partis traditionnels et leurs politiciens professionnels. Le mouvement populiste américain disparaît très vite de la scène politique, après la défaite du candidat démocrate-populiste William J. Bryan aux élections présidentielles de 1896. Cependant, nombre de revendications du Parti du Peuple seront adoptées et, à bien des égards, le populisme fut une figure du réformisme, avant que toute forme de populisme comporte une composante nationaliste, plus ou moins affirmée. Le fonctionnement du populisme suisse montre que l'intégration nationale peut s'opérer sans recours à une homogénéisation culturelle réalisée par une centralisation autoritaire les Suisses ■ n'ont pas beaucoup investi affectivement dans la nation - (Regina Bendix, ■ National Sentiment in the Enactment and Discourse of Swiss Political Ritual-, American Ethnologist, 19, 1992, p. 784; voir Michael Schudson, «La culture et l'intégration des sociétés nationales-, Revue internationale des sciences sociales, 139, février 1994, p. 80). 4. M. Canovan, op. cit., 1981, p. 8-16, p. 136 et suivantes. 1. Cité par Helmut Berding, Histoire de l'antisémitisme en Allemagne, traduction française O. Mannoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1991, p. 97. 2. Adolf Stoecker, cité par H. Berding, op. cit., p. 853. Le populisme a souvent été abordé comme ■ une variété de nationalisme -, dont la spécificité consisterait dans une mise en équivalence des entités ■ la nation ■ et ■ le peuple • (Angus Stewart, op. cit., 1969, p. 183). On peut aussi supposer 19 ; PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF d'inspirer le progressisme, lui-même précurseur du New Deal1. 2. Les mouvements paysans de l'Est européen, tels les partis populistes paysans en Roumanie2. 3. Le socialisme agraire des intellectuels, dont le populisme russe est le prototype, fondé sur une idéalisation du communautarisme rural 3. Les populistes russes ont élaboré idéologiquement les réactions de défense des sociétés agraires menacées de dislocation par le capitalisme, dans une perspective démocratique et humaniste que Lénine, à l'instar des jacobins russes (Tkatchev et ses disciples), rejettera. Les populistes russes ont néanmoins eu leur revanche historique à travers les tentatives de modernisation douce faites par des nations s'orientant vers un communautarisme socialisant plutôt que vers une collectivisation militarisée. Isaiah Berlin a bien mis en lumière cette revanche du populisme sur le bolchevisme : « Certains pays, par exemple la Yougoslavie, la Turquie, l'Inde et certains États du Moyen-Orient et de l'Amérique latine ont adopté un rythme d'industrialisation plus lent [que l'URSS] et qui risque moins d'apporter une ruine immédiate à des régions arriérées avant qu'elles puissent être réorga- nisées ; ces pays ont agi ainsi consciemment, de préférence aux marches forcées de la collectivisation ... . Ce sont les idées populistes qui se trouvent à la base d'une grande partie du système économique socialiste appliqué par ces pays-là et par d'autres en notre temps»4. Margaret Canovan distingue ensuite quatre types de populisme politique, phénomène moderne supposant la mobilisation nationale des masses en référence à l'idée démocratique de «souveraineté du peuple » : 1. La dictature populiste selon le modèle péroniste, régime autoritaire de type «national-populaire» défini par Gino Germani. Dans ces «césarismes populistes»5 très répandus en Amérique latine au 20e siècle, on rencontre une dimension bonapartiste, qu'expliquent la faiblesse des bourgeoisies nationales et leur incapacité d'imposer une domination stable ou d'accomplir une révolution nationale à leur profit. Le national-populisme apparaît comme «la forme politique que revêt le projet autonome des bourgeoisies nationales s'appuyant sur les masses populaires urbaines » 6. 2. La démocratie populiste incarnée notamment par le modèle suisse, de type référendaire, où la démocratie participative est liée à la structure fédérale de l'État. Les procédures de démocratie directe ou semi-directe y sont fort diversifiées : l'initiative populaire qui permet à une partie du peuple de proposer une révision totale ou partielle de la constitution, le référendum législatif facultatif, 1. Ibid., p. 17 et suivantes. Voir notamment Norman Pollack (ed.), The Populist Mind, Indianapolis et New York, The Bobbs-Merrill Company, 1967 ; Bruce Palmer, - Man Over Money ». The Southern Populist Critique of American Capitalism, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980 William F. Holmes (ed.), American Populism, Lexington, Mass., D.C. Heath and Company, 1994 Michael Kazin, The Populist Persuasion, op. cit., 1995; André Kaspi, Les Américains, Paris, Le Seuil, 1986, tome 1, p. 232 et suivantes et p. 262 Eric J. Hobsbawm, L'ère des empires, 1875-1914, traduction française J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Fayard, 1989, puis coll. .Pluriel», 1997, p. 54-56, p. 122, p. 130. 2. Pour une vue d'ensemble des types de ■ populisme agrarien », voir M. Canovan, op. cit., p. 98-135; Catherine Durandin et al., -Populismes d'Europe centrale et orientale: restauration et utopie », Centre d'études des civilisations de l'Europe centrale et du Sud-Est, Cahier n° 6, 1987. 3. M. Canovan, op. cit., p. 59-97 F. Venturi, op. cit., 1972 Andrzej Walicki, «Russia», dans G. Ionescu and E. Gellner (eds), op. cit., p. 62-96. "Les populistes étaient des modernisateurs », rappelle E. J. Hobsbawm (L'ère du capital, traduction française E. Diacon, Paris, Fayard, 1978, puis coll. .Pluriel», 1997, p. 229). Les4.Penseurs Isaiah Berlin, russes, ■ traduction Le populisme française russe « D.(I960), Olivier,dans Paris, I. Berlin, Albin Michel, 1984, p. 292. Voir Peter Worsley, The Third World. A Vital New Force in International Affairs, 2e éd., Chicago, The University of Chicago Press, 1967, puis 1970, p. 172. 5. M. Canovan, op. cit., p. 137 et suivantes Hugo Neira, « Populismes ou césarismes populistes ? ■ Revue française de science politique, XIX (3), juin 1969, p. 536-573. 6. Alain Rouquié, « L'hypothèse "bonapartiste" et l'émergence des systèmes politiques semi-compétitifs», Revue française de science politique, XXV (6), décembre 1975, p. 1088. Voir A. Rouquié, Amérique latine. Introduction à l'ExtrêmeOccident, Paris, Le Seuil, 1987, p. 286-293. 20 :; LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE le référendum constitutionnel obligatoire, etc. l 3. Le populisme réactionnaire dans le style national-raciste illustré, au cours des années I960, par George C. Wallace aux États-Unis et par Enoch Powell en Grande-Bretagne. Gouverneur d' Alabama de 1962 à 1966, puis de 1970 à 1974, leader politique dans la tradition populiste du Sud des États-Unis, Wallace se rendit célèbre par son opposition à la campagne pour l'égalité des droits civiques ainsi qu'à la lutte contre la ségrégation raciale à l'école. S'il refusa toujours de se dire raciste, son comportement n'en relève pas moins du racisme symbolique, indirect, voilé. Lors de sa campagne pour l'élection présidentielle de 1968 - où, candidat du Parti américain indépendant, il obtint 13,5 % des suffrages dans les cinq États du Sud qu'il avait sillonnés -, il joua sur les thèmes du respect de la loi et de l'ordre, de la dénonciation des élites coupées des simples et honnêtes citoyens, dont il savait exploiter les préjugés anti-Noirs. Son populisme était précisément fondé sur l'éloge de la majorité morale supposée silencieuse, à laquelle il renvoyait en écho ses opinions, ses croyances, ses aspirations et ses hantises. Quant à Enoch Powell, son populisme se nourrissait d'une forte hostilité à l'égard des immigrés et s'inscrivait dans la tradition d'un conservatisme infléchi vers un «romantisme patriotique», un nationalisme spécifiquement britannique rejetant toute alliance économique avec les pays d'outre-Manche. Le populisme réactionnaire de coloration raciste a trouvé aux États-Unis, dans les années 1980 et 1990, un nouveau leader en la personne de David Duke, dans le cours duquel l'on pouvait reconnaître certains thèmes chers au Ku Klux Klan2. 4. Le -populisme des politiciens«, c'est-àdire l'appel au rassemblement du peuple par-delà les clivages idéologico-politiques 3. On peut partir de cette typologie pour caractériser certaines mobilisations populistes contemporaines, qui apparaissent le plus souvent comme des syncrétismes où se combinent des traits empruntés à tel ou tel type idéal. Dans cette perspective, on a pu caractériser le thatchérisme comme un « mélange de populisme politicien et de populisme réactionnaire»4. Dans le néoconservatisme stylisé par la forte personnalité de Margaret Thatcher, qui devient Premier ministre le 4 mai 1979, on rencontre l'appel au peuple contre les élites ; l'exploitation des passions nationalistes (la guerre des Malouines relance la popularité de la «Dame de fer», qui ne plie pas lorsque la grandeur de la Grande-Bretagne est en jeu) ; la réhabilitation des lois du marché et la volonté d'en finir avec l'Étatprovidence ; la désignation claire des figures de l'ennemi (le socialisme et le communisme, le pacifisme, le mélange des races, etc.) et l'éloge des valeurs traditionnelles (sa défense de la famille, de la propriété et de la peine de mort s'accompagne d'une dénonciation du laxisme, de la permissivité et de la pornographie). Le «peuple» auquel le discours thatchérien s'adresse n'est nullement celui des exclus et des laissés-pourcompte, mais celui qui «respecte la réus2. M. Canovan, op. cit., p. 225 et suivantes. Sur Wallace et Duke, voir Douglas D. Rose (ed.), Tbe Emergence of David Duke and the Politics of Race, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1992; M. Kazin, op. cit., 1995, p. 103-105, p. 221-242, p. 246-262, p. 270-271. Article favorable à Duke dans la presse lepéniste Christian Daisug, « Dans le paysage politique de la Louisiane David Duke », Présent, 2184, 25 octobre 1990, p. 4. 3. M. Canovan, op. cit., p. 260 et suivantes. 4. Voir Monica Chariot, « Doctrine et image le thatchérisme est-il un populisme?-, dans Jacques Leruez (dir.), Le thatchérisme. Doctrine et action, Paris, La Documentation française, 1984, p. 19-21. 1. M. Canovan, op. cit., p. 197 et suivantes; Jean-Daniel Delley, L'initiative populaire en Suisse. Mythe et réalité de la démocratie directe, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1978 Yannis Papadopoulos, « Quel rôle pour les petits partis dans la démocratie directe?-, Annuaire suisse de science politique, 31, 1991, p. 131-150. 21 :;, PIERRE-ANDRE TAGUIEFF déo-politique » - selon l'expression justifiée introduite par Giovanni Sartori2 -, ce type de leader populiste est le plus souvent un homme d'affaires ou un chef d'entreprise qui a réussi : Ross Perot aux États-Unis, Silvio Berlusconi en Italie, Stanislaw Tyminski en Pologne, Fernando Collor au Brésil, Bernard Tapie en France. Il s'agit bien d'une nouvelle figure historique du Sauveur : le démagogue «télépopuliste» est reconnu comme tel par le peuple {démos) ou une importante fraction de l'opinion. Le démagogue populiste qu'on dira «classique » se contentait d'être acclamé par une foule enthousiaste : du « brave général » Boulanger à Pierre Poujade, il était le porte-parole de couches sociales menacées et en révolte. Étoile filante du néopopulisme médiatique à l'américaine, le milliardaire texan Ross Perot, durant l'été de 1992, triomphait dans les sondages pré-électoraux : en Californie par exemple, 36 % des électeurs démocrates et 42 % des électeurs républicains affirmaient alors qu'ils voteraient pour Perot en novembre 1992. Soutenu par l'organisation « Nous sommes unis», l'homme d'affaires médiatique réussira à obtenir dix-neuf millions de voix. Au cours de sa campagne de 1992, Perot lançait par exemple : « Nous avons un gouvernement qui vient de Washington. Le peuple veut un gouvernement qui vienne de lui » 3. Ou encore : « Puisque le peuple ne peut se payer le gouvernement, je vais le lui offrir». Le leader «télépopuliste» propose une troisième voie, définie par conjonction négative : ni républicains ni démocrates (R. Perot), site honnête par le travail», «le peuple qui veut pour ses enfants les meilleures écoles », bref la fraction des classes populaires rêvant de devenir propriétaire, ainsi que la frange inférieure des classes moyennes portée par le désir d'ascension sociale. À l'inter-classisme de son électorat, Mme Thatcher a su adapter son discours unanimiste, fondé sur le rejet du conflit de classes et l'unité de la nation: « Le socialisme, c'est deux nations. Les dirigeants avec leurs privilèges et tous les autres. ... Pour moi, ce que je m'acharne à faire c'est de créer une seule nation dans laquelle chacun serait propriétaire ou aurait la chance de le devenir» (interview parue le 27 février 1983). Par ailleurs, on est en droit de qualifier de «populiste» ou de «néopopuliste» le leader atypique, situé hors du système des partis - voire pratiquant le discours antipartis 1 -, qui surgit soudainement dans l'espace public et prétend parler directement au nom du peuple et pour le peuple, en dénonçant violemment les élites en place, sans se soucier de préciser son programme, tout en offrant de réaliser une démocratie « réelle » ou « véritable» (qui se rapprocherait idéalement de la démocratie directe). Ce type de nouveau démagogue se distingue d'abord par l'insistance qu'il met à célébrer sa « différence » et par ses promesses intenables. Ce bonimenteur s'adresse au «peuple» pour le faire rêver: il est l'homme de toutes les promesses. Mais il s'adresse à ses publics principalement par la télévision. Démagogue télégénique, grand comédien de l'âge de la «vi1. Voir Piero Ignazi, «The Silent Counter-Revolution. Hypotheses on the Emergence of Extreme Right- Wing Parties in Europe-, European Journal of Political Research 1992, p. 324 Cas Mudde, -The Paradox of the Anti-Party Party. Insights from the Extreme Rjght -, Party Politics, 2 (2), 1996, p. 265276. Sur la ■ droite populiste radicale - comme forme émergente d'extrême droite, voir Hans-Georg Betz, « The New Politics of Resentment. Radical Right- Wing Populist Parties in Western Europe-, Comparative Politics, 25 (4), juillet 1993, p. 413427; P. Ignazi, «Les extrêmes droites en Europe», dans Le vote des douze, Paris, Département d'Études politiques du Figaro - Presses de Sciences Po, 1995, p. 123-152. 2 Giovanni Sartori, « Video-Power », Government and Opposition, 24 (1), hiver 1989, p. 39-53 Sartori, ■ Repenser la démocratie mauvais régimes et mauvaises politiques », Revue internationale des sciences sociales, XLIII (3), 129, août 1991, p. 476-477. 3. Ross Perot, An American Maverick Speaks Out (compiled and edited by Bill Adler and Bill Adler, Jr.), New York, A Citadel Press Book, 1994, p. 91. Voir M. Kazin, op. cit., 1995, p. 272, p. 280-282. 22 ;: LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE ni droite ni gauche (Jean-Marie Le Pen). Perot, le 26 septembre 1995, a ainsi annoncé la création d'un troisième parti, le Parti de l'indépendance, qui institutionnaliserait son rêve de populisme « tercériste». D'autres exemples comparables peuvent être cités. Au Pérou, le pragmatique et autoritaire Alberto Fujimori, incarnant la voie du «libéral-populisme», a été élu président de la République en juillet 1990 et plébiscité le 9 avril 1995, par 64,42 % des électeurs. On le rapprochera, à bien des égards, du libéral-populiste de charme qui dirige l'État argentin, Carlos Menem, leader néopéroniste élu en 1989, réélu le 14 mai 1995 avec 49,7 % des voix. C'est pourquoi il convient de compléter la typologie de Canovan par la catégorie nouvelle qu'est le «télépopulisme», forme de populisme adaptée aux exigences de la médiatisation télévisuelle et susceptible d'infléchir en même temps tous les types classiques de populismes. Dans le télépopulisme on retrouve l'appel au peuple, mais d'une façon telle qu'il puise l'essentiel de son efficacité symbolique dans les ressources propres de l'espace médiatique et dans la compétence télégénique des leaders. Son message central est de faire écho au désir de rompre avec le système politique établi, les élites politiques traditionnelles ou le jeu classique des partis. Cette stratégie de séduction et de subversion (plutôt que de succession) est suivie par les nouveaux acteurs politiques formant une variété de ceux que Marc Auge appelle les «héros téléculturels». appels au peuple supposé «sain», lucide, vertueux, voire «sage». Le peuple est considéré à la fois comme ethnos (référence à la nation ethnique, «pure») et comme démos (appel à ceux d'en bas, non corrompus). Le populisme de type lepéniste est donc autant protestataire (au nom des «petits» contre les «gros») qu'identitaire (l'appel au peuple se fixant sur l'identité ethnonationale supposée menacée de destruction ou de souillure). La catégorie «national-populisme» présente l'avantage de renvoyer à ces deux dimensions, l'une plutôt stylistique, l'autre plutôt idéologique. Si le nationalpopulisme lepéniste relève bien des «idéologies du rassemblement national» étudiées par Philippe Burrin1, il apparaît en outre comme une synthèse instable des caractéristiques des divers types de populismes politiques dont on vient de voir l'identification par Margaret Canovan2. Il peut, dans cette perspective, être analysé comme un mélange de bonapartisme ou de césarisme national-populaire à la Perôn, de populisme réactionnaire à dominante xénophobe, voire raciste (incarné par George C. Wallace aux États-Unis ou par Enoch Powell en Grande-Bretagne), de démocratisme populiste à la suisse (éloge de la démocratie directe, par recours au référendum d'initiative populaire) et de «populisme des politiciens», appel au peuple sur des bases non idéologiques - auxquelles se substituent les valeurs «morales», «traditionnelles», «naturelles» ou de «bon sens» - en vue de réaliser un rassemblement interclassiste. O LE NATIONAL-POPULISME AUTORITAIRE EN FRANCE UN TYPE IDÉAL 1. Voir Philippe Burrin, - La France dans le champ magnétique des fascismes -, Le Débat, 32, novembre 1984, p. 5272 Burrin, La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 19331945, Paris, Le Seuil, 1986, p. 21-25; Burrin, . Le fascisme -, dans Jean-François Sirinelli (dir), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992, tome 1, p. 603-652 (en particulier, p. 622-623). 2. Margaret Canovan, Populism, op. cit., 1981 M. Chariot, art. cité, 1984. Le mouvement lepéniste s'affirme comme un mouvement nationaliste, idéologiquement centré sur la défense de l'identité nationale pensée en termes ethniques, et fonctionne sur un mode populiste, son leader multipliant les 23 ;: PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF Cinq traits permettent de construire le type idéal du national-populisme lepéniste, en tenant compte à la fois du style démagogique du leader, des valeurs exaltées dans le discours orthodoxe et des caractéristiques de la mobilisation « populaire » réalisée : 1) L'appel politique au peuple: un appel personnel au peuple, dont l'efficacité symbolique suppose l'autorité charismatique du leader-démagogue, lequel doit pouvoir incarner le mouvement social et politique initié. Le parti populiste doit être hyperboliquement personnalisé. L'appel lepéniste au peuple implique l'utilisation des ressources des médias, en particulier de la télévision ; le populisme lepéniste est donc aussi un «télépopulisme». Un télépopulisme de provocation tactique. 2) L'appel politique au peuple tout entier, sans distinction de classes, de tendances idéologiques ou de catégories culturelles : l'objet de la visée populiste est ici d'opérer un rassemblement interclassiste dans le cadre national. Il reste à soumettre à ce critère la composition de l'électorat réel du Front national, saisi dans son évolution l ; il s'avère de plus en plus «jeune» et surtout «populaire», et, en 1994-1995, le plus «populaire», voire le plus «prolétaire» des électorats en France. Lors de l'élection européenne du 12 juin 1994, la liste Le Pen rassemble 21 % des ouvriers (la liste Tapie 17 %, les listes Rocard et Baudis 11 % et la liste communiste, conduite par Francis Wurtz, 9 %). Les résultats du premier tour de l'élection présidentielle du 23 avril 1995 confirment cet enracinement populaire du Front national : 30 % des ouvriers et 25 % des chômeurs ont voté pour Le Pen, qui a obtenu 15,07 % des suffrages exprimés, confirmant son score de la présidentielle de 1988 (14,4 %). Cette «popularisation» croissante n'entame cependant pas la nature interclassiste de l'électorat lepéniste, où les artisans et commerçants restent fortement représentés. 3) L'appel direct au peuple authentique, et à lui seul, défini comme «sain», «simple», «honnête», doté d'un «instinct» supposé infaillible, ordonné au bien. Ce troisième trait permet de corriger le second, avec lequel il entre en contradiction : l'ambiguïté du démos est ainsi retrouvée, le «peuple» étant à la fois le peuple tout entier et une partie du peuple, la partie supposée «saine». Tout démagogue joue sur ces deux sens du mot «peuple», le démagogue nationaliste tout particulièrement. L'énergie, la bonté et la générosité qu'on lui prête font du peuple à la fois un «bon enfant» et un «bon vivant». Il est à ce titre plus proche de la (bonne) nature que les élites vivant dans un monde artificiel autant que concurrentiel2. Il est en outre supposé culturelle2. La rhétorique populiste ressuscite ainsi le mythe du bon sauvage, ■ doué d'un instinct autrement infaillible que le raisonnement du civilisé, fatigué et corrompu » (R. Hoggart, The Uses of Literacy, Penguin Books in association with Chatto & Windus [1957], 1969, p. 106 traduction française F. et J.-C. Garcias, et J.-C. Passeron, La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 153). La mystique du peuple se constitue sur un certain nombre de représentations et d'évaluations, constituant l'invariant du populisme comme attitude interprétative (simplicité, pureté, absence de corruption, innocence, naturel, santé, solidarité), d'où un mixte de moralisme et de primitivisme. Voir Peter Wiles, «A syndrome, Not a Doctrine some Elementary Theses on Populism », dans Ghita Ionescu and Ernest Gellner (eds), Populism. Its Meanings, and National Characteristics, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, p. 166 M. Canovan, op. cit., p. 4 ; Isaiah Berlin, À contre- courant. Essais sur l'histoire des idées (1979), Albin Michel, 1988, p. 330 F. Bourricaud, Le retour de la droite, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p. 203-204; Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989, p. 32-34. 1. Voir Pascal Perrineau, ■• Le Front national du désert à l'enracinement -, dans P. -A. Taguieff (dir.), Face au racisme, Paris, La Découverte, 1991, P- 83-104 P. Perrineau, L'élection européenne au miroir de l'hexagone -, dans Le vote des douze, Département d'études politiques du Figaro — Presses de Sciences Po, 1995, p. 245 ; Jérôme Jaffré, « 1995, année faste pour le Front national -, Le Monde, 17 juin 1995, p. 1 et 15 P. Perrineau, - La dynamique du vote Le Pen le poids du "gaucho-lepénisme" », dans P. Perrineau, Colette Ysmal (dir.), Le vote de crise. L'élection présidentielle de 1995, Paris, DEP du Figaro et Presses de Sciences Po, 1995, p. 243-261 P. -A. Taguieff, La République menacée, op. cit., p. 34 et suivantes Nonna Mayer, « Les fausses évidences du vote Le Pen >, Le Monde, 29 novembre 1996, p. 15. 24 : LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE ment intact, préservé des influences étrangères, non contaminé par le «sida mental» affectant les élites «coupées du peuple»1. Ce qui implique une double dénonciation des élites illégitimes («féodalités», «oligarchies financières», «lobbies (cosmopolites) », « bureaucratie », «technocratie», « partitocratie », «bande des quatre», etc.) et de l'influence, voire de la domination culturelle étrangère censée s'exercer à travers ces élites corrompues et corruptrices (menace d'« américanisation culturelle », de « colonisation culturelle», etc.). Mais l'appel au peuple authentique s'opère aussi par la dénonciation de 1'« invasion» du pays par des étrangers « indésirables » et/ou « dangereux», susceptibles de prendre la figure répulsive du parasite ou du terroriste (le marginal violent et/ou drogué faisant la synthèse autorisant une démonisation maximale). La célébration du peuple authentique tend ainsi à se confondre avec celle de la population nationale « de souche », considérée comme menacée par une « immigration-invasion » (« l'immigration planétaire»). La rhétorique populiste ne fait pas que ressusciter le mythe du bon sauvage, avec son lot de moralisme et de primitivisme2, elle l'imbrique dans la mythologie nationale de l'identité, de l'homogénéité et de l'unité du peuple, de ce peuple particulier : c'est parce que le peuple est sain et simple qu'il est vertueux, cette vertu lui donnant l'énergie requise pour réaliser le rassemblement des forces de la nation. L'appel direct au peuple, quant à lui, recouvre deux orientations : d'une part, le rêve d'un ordre politique sans médiations, allégé des systèmes abstraits et complexes de représentation, ouvrant un espace utopique où le principe de souveraineté du peuple est retraduit par un pur autogouvernement du peuple (la démocratie directe signifie l'autonomie du peuple) ; d'autre part, la cristallisation des rêves de confiance, de transparence, de pureté et d'unité fusionnelle dans le face à face idéalisé entre le «chef» et «son» peuple (la démocratie directe illustre alors le type de l'autorité charismatique, devient indiscernable d'une démocratie plébiscitaire). L'authenticité du peuple est ainsi construite par la dénonciation de puissances hostiles, plus ou moins invisibles dénonciation de «ceux d'en haut» (anti-élitisme) et de «ceux d'en face» ou «d'ailleurs» (xénophobie), qui se confondent le plus souvent avec «ceux d'en bas» (les nouvelles classes dangereuses, ethnicisées). Le rêve de transparence affiché par l'appel à la démocratie directe (qui se réduit au référendum d'initiative populaire) a pour envers le recours à la théorie du complot. Non seulement tous les malheurs du pays doivent pouvoir s'expliquer par l'action occulte de puissances négatives, mais les obstacles rencontrés par le mouvement national-populiste, et bien sûr ses échecs, ne peuvent s'expliquer que par l'existence d'un complot visant à dominer ou à détruire «la France». La théorie du complot présente l'avantage de fournir une explication pseudo-causale tant de la «décadence» française que des échecs du mouvement national-frontiste (sur le thème : « C'est la faute de l'Internationale juive, de l'Internationale maçonnique...»). Dans le discours qu'il prononce le 1er mai 1996, 1. - Rendre le pouvoir au peuple », Lettre d'information du Club de l'Horloge, 30, 2e trimestre 1987, p. 1-9; -Démocratie: rendre la parole au peuple -, dans Jean-Pierre Stirbois, Tonnerre de Dreux. L 'avenir nous appartient, Paris, Éditions National-Hebdo, mars 1988, p. 116. Voir P. -A. Taguieff, ■ De la démocratie directe », République, 8, hiver 1989-1990, p. 101113 et 9, printemps-été 1990, p. 121-130; P.-A. Taguieff, -Variations d'un programme de gouvernement», dans Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national â découvert, Paris, Presses de Sciences Po, nouvelle édition mise à jour, 1996, p. 361-362 (l"e éd., 1989). 2. Voir Guy Hermet, - L'autoritarisme -, dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. 2, p. 290-291. La dimension mythique du populisme n'exclut nullement ses exploitations ni ses fonctionnements tactico-stratégiques. 25 ; PIERRE-ANDRE TAGUIEFF manières le thatchérisme et le reaganisme5. Le «populisme autoritaire» apparaît comme l'une des voies par lesquelles peut se réaliser l'objectif de détruire les structures hégémoniques de type socialdémocrate dans les démocraties pluralistes occidentales. Son horizon déclaré est l'instauration d'un « après-socialisme » : il s'agit de «rompre avec le socialisme», identifié avec l'État-providence. Tel est le sens politique de la rupture exigée par les leaders populistes : instituer un nouveau consensus autour de deux pôles, la société de marché et la norme de «préférence nationale». Or, la logique du libéralisme économique intégral est celle de la mondialisation, alors que la logique de la «préférence nationale» est celle du protectionnisme économique : cette tension entre les deux orientations idéologico-politiques du national-populisme autoritaire se traduit par des oscillations, voire des contradictions dans les énoncés programmatiques. Nationalisme ou mondialisation (« mondialisme ») : le dilemme resurgit dans l'espace doctrinal du nouveau populisme4. 5) Un cinquième trait permet de distinguer le national-populisme lepéniste des populismes de tradition bonapartiste recourant à une idéologie du rassemblement national, dont le gaullisme constitue l'illustration exemplaire la plus récente : l'appel explicite à la discrimination des individus selon leurs origines ethniques ou leurs appartenances culturelles, et la demande d'expulsion, plus ou moins pour la «Fête du travail et des travailleurs», Jean-Marie Le Pen dénonce ainsi « les éléments d'un véritable complot : le mondialisme », ainsi que «les valets du complot » et « les tenants du Nouvel Ordre mondial»1. 4) L'appel à la rupture purificatrice ou salvatrice. L'appel au changement se traduit de diverses manières : en finir avec le désordre établi, abolir enfin la corruption régnante, destituer les élites qui ont trahi le peuple, rompre radicalement avec le «système», accomplir une «seconde Révolution française» qui serait la « vraie » 2, fonder la Sixième République (appel lancé par Le Pen, lors du Xe congrès du Front national à Strasbourg le 31 mars 1997). Le changement prôné s'ordonne aux valeurs dites traditionnel es présentées comme « naturelles » (ordre, autorité, hiérarchie ; travail, famille, patrie, «valeurs» religieuses/morales). Dans le discours orthodoxe, c'est le «principe de la préférence nationale» qui donne son orientation au changement « réactionnaire », légitimant les discriminations sur le marché de l'emploi et les expulsions des catégories d'« étrangers indésirables». Accompagnées du démantèlement de l'État-providence et de la réinstauration de la peine de mort («clé de voûte» du système des sanctions), ces mesures dessinent un modèle autoritaire : le lepénisme relève en ce sens du « populisme autoritaire» que certains analystes (politistes ou sociologues), tel Stuart Hall, avaient identifié en tant que mouvement et configuration idéologique dès la fin des années 1970, et qu'illustrèrent à leurs 3. Voir Stuart Hall, Martin Jacques (eds), The Politics of Thatcherism, Londres, Lawrence and Wishart, 1983, en particulier p. 19-39 (Stuart Hall) Stuart Hall, The Hard Road to Renewal. Thatcherism and the Crisis on the Left, Londres New York, Verso, 1988, p. 7, p. 123-160. 4. « Un libre-échangisme sans frein détruit les économies nationales au seul profit de l'idéologie cosmopolite » (Front national, Programme de gouvernement. 300 mesures pour la renaissance de la France, Paris, Éditions Nationales, 1993, p. 127). Voir P. -A. Taguieff, ■ Un programme "révolutionnaire" ? », dans Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, op. cit., 1996, p. 195-227 (pour situer cette position dans l'évolution de la doctrine orthodoxe) P. -A. Taguieff, « Variations d'un programme de gouvernement-, op. cit., p. 363 et suivantes. 1. «La Fête du travail et des travailleurs avec Jean-Marie Le Pen et le Front national -, Présent, 3578, 3 mai 1996, p. 8. Sur la dimension rhétorique de la vision conspirationniste, voir P. -A. Taguieff, - La rhétorique du national-populisme -, Cahiers Bernard Lazare, 109, juin-juillet 1984, p. 19-38 ; P. -A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d'un faux, Paris, Berg International, 1992, t. 1. 2. Jean-Marie Le Pen, « Pour une vraie Révolution française», National-Hebdo, 62, 26 septembre 1985, p. 3. Voir P. -A. Taguieff, « Un prograrnme "révolutionnaire" ? -, dans N. Mayer, P. Perrineau (dir.), \>p. cit., 1996, p. 197 et suivantes. 26 ;: euphémisée (le «retour au pays» des immigrés d'origine extra-européenne), de groupes ethno-culturels désignés comme «inassimilables», et diversement stigmatisés. Rassembleur et assimilateur, le nationalisme gaulliste récuse en principe l'idée qu'il existe des limites a priori, ethniques ou culturelles, à la capacité d'intégration des étrangers (individus ou groupes) dans la société française. Sa dimension populiste ignore toute mythologie des origines ethniques « pures », à valeur autoréférentielle («nous, les [vrais] Français») ou hétéro-référentielle («eux, les inassimilables»). Le national-populisme lepéniste se caractérise au contraire par une xénophobie sélective, indissociable de l'appel au rassemblement national et fondée sur une échelle hiérarchique des préférences et des rejets selon l'origine ethnoculturelle : son appel au peuple est discriminatoire et son rassemblement national sélectif. Celui-ci s'opère selon deux variantes : garantir l'unité du seul peuple-souche, identique à soi et homogène ; ou bien réaliser l'incorporation au peuple français des éléments supposés assimilables, définis ethniquement (race blanche, origine européenne) et culturellement (religion chrétienne, catholique de préférence)1. On reconnaît dans cette distinction entre populisme gaulliste et populisme lepéniste la catégorisation idéaltypique des deux nationalismes coexistant en France depuis la fin du 19e siècle : le nationalisme d'assimilation, lié au patriotisme républicain, et le nationalisme d'exclusion, lié à la réaction antirépublicaine - pour reprendre une proposition de Rogers Brubaker2. O LES «NOUVELLES DEMOCRATIES» : DES NÉO-POPULISMES ? Dans certains régimes « hybrides »3; post-autoritaires ou post-totalitaires, que sont les «nouvelles démocraties»4, notamment en Amérique latine et en Europe de l'Est, on peut voir, à la suite de Guillermo O'Donnell, des figures de la «démocratie délégative», formellement distincte du type idéal de la démocratie représentative classique. Ces régimes se caractérisent d'abord par le fait qu'ils ont succédé à des dictatures de divers types, récemment renversées, dans des pays où la démocratie n'avait historiquement jamais été bien implantée5. On suppose ensuite, plus généralement, que les systèmes démocratiques post-dictatoriaux sont «déformés» ou «distordus» par des situations d'extrême inégalité sociale cas du Brésil, de la Russie ou de l'Inde et, concernant plus précisément les formes institutionnelles, que les dimensions de représentation et de participation y sont sacrifiées au profit de la délégation. O'Donnell esquisse la définition suivante de ces régimes néodémocratiques, souvent identifiés comme des formes émergentes de néopopulisme : « Les démocraties délégatives s'appuient sur cette hypothèse de base : l'homme (ou éventuellement la femme : voir Corazon Aquino, Indira Gandhi et peut-être Isabel Perôn) qui remporte une élection présidentielle acquiert le pouvoir de gouverner le pays comme il (elle) le juge approprié ... . Le président (la présidente) est l'incarnation de la nation et le principal arbitre de l'intérêt national, qui est défini par luimême (elle-même) » 6. 1. - La population de notre pays est restée homogène depuis ses origines. L'identité française est donc également liée au sang. ... La nationalité cela s'hérite ■ (Bruno Mégret, «Cinquante propositions ■ [16 novembre 1991], Présent, 22 novembre 1991, p. 7) ■ L'Europe est chrétienne, mais elle est aussi blanche- (B. Mégret, Présent, 7 avril 1990, p. 3). 2. Rogers Brubaker, - De l'immigré au citoyen -, Actes de la recherche en sciences sociales, 99, septembre 1993, p. 2325. Voir P. -A. Taguieff, ■ L'identité nationale un débat français-, Regards sur l'actualité, 209-210, mars-avril 1995, p. 19-20. 3. Francisco C. Weffort, ■ Les "démocraties nouvelles" analyse d'un phénomène«, Revue internationale des sciences sociales, vol. XLV (2), 136, mai 1993, p. 292-294. 4. Ibid., p. 289. 5. Voir F.C. Weffort, op. cit., p. 289, p. 301 note 3 (qui cite Samuel Valenzuela). 6. Guillermo A. O'Donnell, > Democracia delegativa ? -, Novos Estudos CEBRAP, octobre 1991, p. 31 O'Donnell, ■ Delegative democracy?-, Working Papers, 172, Kellogg Institute, 1993. 27 : PIERRE-ANDRE TAGUIEFF que. La posture critique- démystificatrice la plus classique4 s'est retrouvée en phase avec l'état de déception provoqué par le sentiment diffus que «Plus ça change, plus c'est la même chose», selon le mot d'Alphonse Karr5. Ce qui suffit à montrer la compatibilité entre la thèse «réactionnaire» de l'inanité et la pratique de la critique démystificatrice ou dénonciatrice. Dure découverte que le changement politique ne change rien, éprouvante expérience de l'illusion du changement 6. Telle est la conjoncture qui a favorisé le retour, presque immédiat, des plus classiques critiques de l'illusion politique ou du spectacle politique, et, inséparablement, des virulentes et rituelles dénonciations de l'imposture ou de l'usurpation qu'ils supposent. L'argument est récurrent: sous la bannière de la démocratie, des forces non démocratiques dominent et gouvernent ; la démocratie n'est qu'une mise en scène : les « plus démunis » (le peuple) ont le (seul) droit de voter pour les candidats des «privilégiés» (l'élite), seuls détenteurs du pouvoir réel ; les élections sont vues comme des «pièges à cons». Dès lors, la vie politique apparaît comme un «théâtre d'ombres»7, simulacre de l'impossible démocratie masquant le pouvoir réel d'une oligarchie. Faut-il voir dans ces «nouvelles démocraties » « post-totalitaires » ou « postautoritaires » caractérisées comme « pauvres » 8 Cette caractérisation générale ne doit pas masquer le fait que, dans la réalité sociopolitique, les démocraties représentatives comportent toujours elles-mêmes une certaine dimension délégative 1. Et elle ne doit surtout pas faire oublier que dans les «nouvelles démocraties» du Second et du Tiers Monde des années 1980 et 1990 on observe une inquiétante «cassure entre la démocratie en tant que mouvement et la démocratie en tant que régime » 2. Il convient ici de préciser les raisons du malaise. Dans les néodémocraties latino-américaines ou est-européennes, le décalage est flagrant entre la relative efficacité des formes institutionnelles de la démocratie-régime et leur inefficacité quant aux exigences de réformes sociales et économiques. La démocratie-régime n'y répond pas non plus aux aspirations à une plus large et plus intense participation politique, qui portent ou ont porté la démocratie-mouvement. Le «désenchantement démocratique»5 passe alors des vieilles démocraties ancrées dans des sociétés riches aux nouvelles démocraties, perçues non seulement comme fragiles mais encore et surtout comme décevantes. C'est la fin des illusions concernant l'avenir de la démocratie dans certains pays, liée à un profond sentiment de frustration. Car la sortie du totalitarisme ou de l'autoritarisme n'a pas tenu ses promesses : la liberté ne s'est pas accompagnée de prospérité ni d'égalité. Aussi la classique critique marxiste des démocraties «formelles», au nom de la démocratie réelle, est-elle revenue à l'ordre du jour, plus ou moins «démarxisée» et reformulée comme une critique de la confiscation oligarchique du pouvoir démocratique, ou du pouvoir réel/caché qui instrumentalise la «façade» du régime 4. Voir Jean-Pierre Dupuy, -John Rawls et l'instabilité de tout modèle de la justice sociale », Cahiers du CREA, 4, septembre 1984, p. 38-45. 5. A. Karr, cité par Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, traduction française P. Andler, Paris, Fayard, 1991, p. 78. 6. Voir A.O. Hirschman, op. cit., p. 85, qui cite François Furet à propos de la Révolution française « Et s'il n'y avait, dans ce discours de la rupture, que l'illusion du changement?» {Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 31). 7. Pierre Bourdieu, <• La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981, p. 8. Pour une critique de cette vision critique/démystificatrice, voir Marc Abélès, ■ Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès, 8-9, 1990, p. 241-259. 8. L'expression « démocratie pauvre » est due à Dante Caputo et Jorge Sabato, - La intégraciôn de las democracias pobres opportunidades y peligros », manuscrit non publié, Buenos Aires, 1990 (cité par Welfort, art. cité, p. 302, note 15). 1. F.C. Weffort, op. cit., p. 297. 2. Ibid., p. 297-298. 3. Voir Guy Hermet, « Le désenchantement des vieilles démocraties -, Revue internationale des sciences sociales, vol. XLIII (3), 129, août 1991, p. 481-491. 28 LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE ou «vides» - voire comme «démocraties des pauvres » -, une forme de populisme, ou encore des indices de l'émergence d'un «néopopulisme»? C'est là un problème de catégorisation qui divise les spécialistes de science politique. Francisco C. Weffort, pour sa part, dénonce la confusion entre les «nouvelles démocraties», de type délégatif, et le populisme, même s'il reconnaît qu'elles empruntent à celui-ci, «ou, mieux encore, même si le populisme s'en inspire»1. Selon cet excellent connaisseur des populismes latino-américains, la démocratie délégative est «un concept plus général» que le populisme, en ce qu'il «englobe toute situation ou tout régime démocratique caractérisé par la primauté du principe de délégation sur les autres principes de médiation entre les intérêts»2. L'une des sources des difficultés théoriques rencontrées tient au modèle à géométrie variable qu'on forme du «populisme». Si l'on suit Weffort, qui réduit le populisme à sa variante latinoaméricaine classique (péronisme, gétulisme, etc.), il n'est pas question d'interpréter les «nouvelles démocraties» comme des formes contemporaines de populisme. Dans sa perspective, la démocratie délégative constitue une souscatégorie ou un type particulier de la démocratie représentative, et ses traits dominants sont «l'exercice personnel du pouvoir, les élections de type plébiscitaire et le clientélisme électoral »3. Il est cependant possible d'avancer, avec des arguments solides, l'hypothèse qu'un «néopopulisme» est en cours d'émergence depuis la fin des années 1980. Prenons l'exemple du Brésil, où les identifications politiques, à la fin de la dernière décennie, paraissaient dominées - à suivre la littérature journalistique - par le modèle du populisme, ou plutôt par l'ombre du populisme, sans que soit clairement définie la frontière entre ce qui relève d'une tradition politique et ce qui marque une émergence, liée notamment à l'exploitation des ressources symboliques offertes par la télévision («télépopulisme»). Durant la campagne pour l'élection présidentielle en 1989, Fernando Collor de Mello (élu) a été défini comme «conservateur néolibéral » ou comme « populiste de droite », voire «populiste de centre-droit»4. D'où l'hypothèse du surgissement d'un nouveau type de populisme étranger à toute préoccupation sociale, exaltant la société de marché dans la perspective du libéralisme économique intégral. Disons : un libéral-populisme. Il n'est pas sans intérêt de noter que le rival de Fernando Collor, Leonel Brizola (principal adversaire supposé du premier tour de l'élection présidentielle), considéré comme le dernier grand leader du populisme radical des années I960, a été identifié dans les médias comme un «travailliste», un «populiste progressiste» (ou un «progressiste populiste »), un « leader populiste vétéran» s'inspirant «du nationalisme de Gétulio Vargas», un «populiste de gauche», ou encore comme un «populiste» de tendance «social-démocrate»5. Bref, un populiste à l'ancienne, contrastant avec le nouveau populiste Collor. Quant à Luis Inacio Lula da Silva, adversaire de Collor au second tour, son étiquetage a été plus simple: «gauchiste» (c'est-àdire «de gauche»), «marxiste» ou «socialiste». Mais l'on a aussi accordé à Lula un «charisme» de «lutteur populaire», souvent décrit comme un «orateur naturel» au «langage imagé »6. Dans le langage médiatique à la française des années 1990, Lula pourrait être identifié 4. Voir Fernando Ewerton, ■ Les élections brésiliennes de 1989 vues par les agences de presse internationales », Hermès, 8-9, 1991, p. 65, p. 67-70. 5. Ibid., p. 72-73. 6. Ibid., p. 70-72. 1. F.C. Weffort, art. cité, p. 298. 2. Ibid. 3. Ibid. 29 ;: PIERRE-ANDRE TAGUIEFF comme un leader «populiste» de gauche et classé dans la même catégorie qu'un Bernard Tapie. Les élections présidentielles qui se sont déroulées en 1989 au Brésil et au Pérou, et qui ont abouti aux élections, respectivement, de Fernando Collor et d'Alberto Fujimori, illustrent ce que Weffort appelle la «politique de l'antipolitique », créatrice de situations politiques où « le plébiscite et le pouvoir personnel sont devenus les pierres angulaires du système»1. Il en va de même pour l'élection à la présidence, en Argentine, de Carlos Menem, à la différence notable que Menem (comme son principal adversaire) était le chef d'un «parti politique bien dessiné, dans un pays où les partis sont considérés comme des éléments décisifs du système politique»2. Parler dans ces trois cas de « néopopulisme » risque de faire surgir une illusion typologique, née de la «tendance, récurrente chez les analystes, à assimiler le présent au passé», poursuit Weffort3, dont la position critique recoupe largement nos analyses du mythe historiographique des «résurgences». À suivre Weffort, on peut caractériser deux différences essentielles entre le populisme latino-américain classique, celui qui s'est manifesté des années 1930 aux années I960, et les «nouvelles démocraties» de style délégatif, qui s'avéreraient par là même irréductibles au modèle du «populisme» construit en stricte référence aux populismes historiques d'Amérique latine. En premier lieu, au Brésil et au Pérou le populisme classique « impliquait le progrès social, c'est-à-dire une amélioration mesurable de l'égalité sociale», alors que «les victoires de Collor et de Fujimori ont démontré que les "gens ordinaires" et les pauvres voulaient que quelqu'un résolve les problèmes économiques urgents qu'ils n'arrivaient pas à résoudre eux-mêmes»4. Les électeurs de Fujimori, Collor ou Menem attendaient de ces derniers qu'ils trouvent des « solutions immédiates aux problèmes économiques»5. Les dirigeants élus sont imaginés comme des sauveurs et des seigneurs toutpuissants, des hommes providentiels incarnant des promesses de solution. En second lieu, les expériences pppulistes classiques s'inscrivaient dans des contextes caractérisés par une «contestation sociale» et une «mobilité sociale ascendante pour les masses populaires», alors que dans les années 1980 et 1990, la conjoncture est « marquée par un profond désespoir sur le plan social, aux limites de l'anomie et de la désarticulation»^. Ce mélange d'apathie collective et d'absence de tout horizon d'attente caractérise l'état du social dans les «nouvelles démocraties » post-totalitaires d'Europe de l'Est comme dans celles, postautoritaires, d'Amérique latine. C'est surtout dans ces dernières que la confiance délégative perd toute mesure : les nouveaux présidents, à peine élus, peuvent changer d'avis ou d'orientation générale, notamment sur les questions économiques, sans que leurs électeurs s'en émeuvent. Cette conduite palinodique a été illustrée avec éclat par Fujimori et Menem. Mais si les programmes des élus ont autant changé, c'est qu'ils tendaient déjà au minimum, exprimé par la devise de Menem durant sa campagne électorale : «Suivez-moi» (Siganmè). Pour ces démagogues respectant le décor démocratique, il ne s'agit pas, pour gagner les 4. Ibid. 5. Ibid. Pour plus de précisions, voir Valeria Morera, « Diplomatie néo-populiste Argentine 1989-1992 », mémoire de D.E. A., Institut d'études politiques de Paris, juin 1992; Camille Goirand, « La résurgence du populisme dans les démocratisations d'Amérique latine -, mémoire de D.E.A., I.E. P. de Paris, septembre 1993 ; Olivier Dabène, L'Amérique latine au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1994, p. 180-182. 6. F.C. Weffort, art. cité, p. 299 Hélgio Trindade, Élections présidentielles et transition politique en Amérique latine », Revue internationale des sciences sociales, XLIII (2), mai 1991, p. 321-334. 1. F.C. Weffort, art. cité, p. 298. 2. Ibid., p. 299. 3. Ibid. 30 LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE élections, de convaincre le peuple de la justesse des objectifs fixés par un programme explicite, il s'agit seulement de gagner sa confiance. Telle aura été, dans l'Italie de 1994 désorientée par la corruption généralisée, la stratégie médiatique de Silvio Berlusconi, qui peut se réduire à un unique message : « Faites-moi confiance, parce que je suis le plus digne de confiance, ainsi que le prouve ma réussite personnelle». Dans le même sens, à propos de la compétition entre Lula (candidat du Parti des travailleurs) et Collor, un bon observateur notait : «Aucun des deux n'en appelle vraiment à la raison. Peut-être cela les définit-il comme les candidats les plus modernes. ... Le plus efficace serait celui qui parviendrait à convaincre le maximum de personnes de sa sincérité et de sa capacité à améliorer la situation du pays»1. La mise en exergue et en scène de la «sincérité» ou de l'authenticité («j'apparais tel que je suis »/«ce que je dis, je le pense») n'est nullement exclusive d'un usage tactique de l'ambiguïté, voire de l'équivocité. Murray Edelman a finement montré que l'absence de prises de position claires et nettes constituait une condition d'efficacité symbolique dans l'espace de la compétition politique, en permettant la construction de la popularité des candidats ou des dirigeants : «Seule l'ambiguïté, et non la précision, peut augmenter la popularité d'un candidat; et c'est par sa popularité, et non par son idéologie, qu'un dirigeant peut servir les intérêts de son parti : les responsables politiques sont d'autant plus utiles qu'ils sont susceptibles de représenter toute signification que les groupes concernés souhaitent leur prêter»2. L'usage tactico-stratégique de l'ambiguïté en politique se justifie par une bonne raison : les positions trop nettes et tranchées d'un candidat déclaré risquent de dissuader nombre de ses électeurs potentiels de voter pour lui. Le flou des orientations et l'indétermination des choix s'ajoutent au degré zéro du message programmatique pour faire surgir ce qui reste : la figure d'un sauveur «soft», doté d'un doux charisme, que sa séduction médiatique - à dominante télévisuelle - suffit à instaurer. Il y a bien appel au peuple et appel du peuple à un sauveur. Mais nous sommes loin du bonapartisme historique : il n'y a rien de martial dans les promesses vagues lancées par le leader en vue de satisfaire « le désir des masses » ; il n'y a plus la mémoire d'une grandeur passée, ni le rêve de la faire renaître. Le charisme télévisuel est dénué de sublime. On y peut néanmoins reconnaître un style bonapartiste désublimé, qui revient à une exploitation conjoncturelle des rêves de solutions immédiates à des problèmes insolubles dans des situations intenables, à travers diverses formes de messianisme vidéo-politique 3. Rien n'empêche le politiste de qualifier de «néopopulistes» ces pratiques et ces mobilisations où un rêve d'immédiateté est incarné par un sauveur semi-charismatique dont la télégénie supplée à la clarté du programme. «Néopopulistes» ou non, les démocraties de type délégatif paraissent, par leur fonctionnement, vider de tout contenu la démocratie représentative traditionnelle. C'est ce qui conduit certains poli3. H. Trindade suppose que les sociétés latino-américaines sont - en train d'accoucher d'une nouvelle culture politique sous l'influence des moyens de communication de masse -, dont le • césarisme électronique ■ caractérisant les ■ nouveaux populismes de droite • (Collor et Menem) serait la manifestation la plus visible (art. cité, p. 333). La vague des néopopulismes de droite, ralliés à une vision libérale de l'économie, peut cependant refluer sous la pression du mécontentement populaire et rien n'empêche que ■ renaisse le vieux populisme de gauche en tant que réaction nationaliste à l'internationalisation de l'économie • (ibid.). 1. Carlos Eduardo Lins da Silva, cité par Carlos Alberto Me;esseder Pereira, ■ Politique et culture dans le Brésil contemporain. L'expérience des élections présidentielles de 1989 -, Hermès, 8-9, 1991, p. 27. 2. Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, traduction (lere éd. française américaine,Ch.Chicago, Cler, Paris, 1988). Le Seuil, 1991, p. 125 31 PIERRE-ANDRE TAGUIEFF tistes, tel Weffort, à proposer le modèle de la «démocratie vide» ou de la «démocratie faible». On retrouve le scheme de l'opposition entre apparence (démocratique) et réalité (non démocratique). Si les « nouvelles démocraties » peuvent être dites faibles, précise Weffort, c'est parce qu'elles «masquent les décisions prises par les véritables centres de pouvoir, lesquels se situent ailleurs - et le plus souvent cet " ailleurs " ne recouvre rien d'autre que l'héritage laissé par l'État autoritaire d'hier»1. Cette interprétation pessimiste est logiquement articulée avec la thèse de l'inanité d'Hirschman : rien ne change sauf le décor, les apparentes ruptures voilent les réelles continuités. Le décryptage des «nouvelles démocraties » refait dès lors les chemins du démasquage « machiavélien » (à la Pareto ou à la Mosca) des démocraties modernes comme oligarchies ou ploutocraties déguisées. Avec une circonstance aggravante : le recours massif aux ressources médiatiques qui permettent d'étendre et de renforcer l'illusion politique d'un «pouvoir du peuple». Ce qui n'est pas contestable, en deçà des systèmes d'interprétation, c'est que les démocraties délégatives sont des démocraties faibles, voire ultra-faibles, à l'exécutif hyperpersonnalisé mais aux décisions surdéterminées et dont les dirigeants suprêmes ont été élus pour leurs qualités médiatiques d'autoprésentation. Il faut donc tenir compte de la réalité du télépopulisme, indissociable de l'émergence des démocraties faibles ou vides, et d'un nouveau type de sauveur, semicharismatique et télévisuellement fabriqué. L'entreprise télépopuliste d'un Collor, par exemple, n'a fonctionné en 1989 qu'en s'appuyant sur une stratégie de marketing2 qui a réussi à construire un leader messianique comme le fera coni en 1994. À bien des égards, la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995, fondée sur quelques images consensuelles et métaphores approximatives (dénonciation de la «fracture sociale», appel à la «lutte contre l'exclusion», déploration de la «coupure entre le peuple et les élites»), vite oubliées après son élection à la présidence, relève du même style «néopopuliste». Les vieilles démocraties en arrivent ainsi à fonctionner comme les nouvelles, moins par l'appel au peuple que par l'appel du vide. Dans les démocraties post-autoritaires d'Amérique latine, entre la «transition» et la « consolidation » $, l'impératif néolibéral de flexibilité, la marche forcée vers les «nécessaires» ajustements économiques paraissent favoriser l'émergence de formules de substitution de l'exigence communautaire : populismes et fondamentalismes. L'hypothèse a été formulée avec force par Norberto Lechner: «Le populisme exprime avant tout une défense de la communauté»4. La modernisation selon les normes exclusives du «turbo-capitalisme»5, l'imposition des processus de déstructuration/restructuration sans fin pour réaliser le marché planétaire, engendrent une fragmentation sociale accélérée. La formule substitutive qu'est le populisme offre une communauté rêvée à ceux qui vivent douloureusement la désintégration des liens de solidarité, sur le mode de 1'« individualisme négatif» 6. La défense de la communauté fictive «s'appuie généralement sur un passé idéalisé, sur une solidarité irré3. Voir Terry Lynn Karl, Philippe C. Schmitter, •< Les modes de transition en Amérique latine, en Europe du Sud et de l'Est », Revue internationale des sciences sociales, XLIII (2), 128, mai 1991, p. 285-302. 4. Norberto Lechner, « À la recherche de la communauté perdue. Les défis de la démocratie en Amérique latine -, Revue internationale des sciences sociales, XLIII (3), août 1991, p. 587. 5. Voir Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, traduction française S. Dulucq, Paris, Odile Jacob, 1995, p. IIXVI. 6. Voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 461 et suivantes. 1. F.C. Weffort, art. cité, p. 301. 2. C.A. Messeder Pereira, art. cité, p. 18. Rappelons que le président Collor a été destitué en septembre 1992. 32 ;: LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE médiablement perdue», note Lechner, avant d'insister justement sur la dimension affective des mobilisations populistes : « Peu importe l'absence totale de perspectives d'avenir, ce qui compte c'est le présent : la restauration ici et aujourd'hui d'un sentiment de communion. Le populisme, qui fait appel à des formes émotionnelles de cohésion et d'identité, n'a que faire du contenu des programmes. C'est pourquoi il peut se combiner avec des programmes de modernisation économique»1. Quand la sphère publique tend à se réduire au marché, la quête communautaire, plutôt que de se fixer l'objectif de fonder la communauté des citoyens, se laisse capter par les professionnels de la séduction vidéo-politique. 1. N. Lechner, art. cité, p. 587. Voir Rudiger Dornbusch, Sebastian Edwards (eds), The Macroeconomics of Populism in Latin America, Chicago, University of Chicago Press, 1991 Denise Dresser, Neopopulist Solutions to Neoliberal Problems : Mexico's National Solidarity Program, University of California, San Diego, Center for U.S.- Mexican Studies, Current Issue Brif, 3, 1991 Graciela Ducatenzeiler, Philippe Faucher, Julian Castro Rea, - Amérique latine les échecs du libéral-populisme -, Revue canadienne d'études du développement, XIV (2), 1993, p. 173-195 Lorenzo Meyer, » El presidencialismo. Del populismo al neoliberalismo », Revista Mexicana de Sociologia, LV (2), avril-juin 1993, p. 57-81 ; Kenneth M. Roberts, art. cité, 1995. Directeur de recherche au CNRS, Pierre -André Taguieff a acclimaté en France le concept de «national-populisme» (notamment dans «La rhétorique du national-populisme», Mots, 9, octobre 1984). Il approfondit ici une réflexion lancée dans «Political Science Confronts Populism», Telos, 103, printemps 1995 et dans «Le populisme», Universalia 1996, Paris, Encyclopaedia Universalis. Il a récemment publiéLa République menacée. Entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996. D 33