Vingtième Siècle, revue d'histoire
Le populisme et la science politique du mirage conceptuel aux vrais
problèmes
Pierre-André Taguieff
Abstract
Populism and political science. From conceptual mirage to the real problems, Pierre-andré Taguieff.
Populism, a word-suitcase, is an un-tried concept, a bastard outgrowth of an undecided "people". It can be reduced neither to a
particular political régime nor to fixed ideological contents. From Russian populists of last century to today's omniprésent
"telepopulists", political science has tried to delimit its devastating manifestations. Pierre-André Taguieff has drawn up the
typology of this defensive system for fictional communities. Canovan, Gellner, Laclau, Weffort and others have been summoned
to zero in on this rebellious entity.
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Taguieff Pierre-André. Le populisme et la science politique du mirage conceptuel aux vrais problèmes. In: Vingtième Siècle,
revue d'histoire, n°56, octobre-décembre 1997. Les populismes. pp. 4-33;
http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_56_1_4489
Document généré le 05/05/2016
.
LE POPULISME ET LA SCIENCE
POLITIQUE
DU MIRAGE CONCEPTUEL AUX VRAIS PROBLÈMES
Pierre-André Taguieff
"Je ne trouve cette définition nulle part,
etj 'ai été obligé d'y travailler moi- même"
G.W. Leibniz, lettre à Foucher, 1686
Mot-valise, concept inexpérimenté,
surgeon bâtard d'un « peuple » indécis,
le populisme n'est réductible ni à un
régime politique particulier ni à
des contenus idéologiques fixes. Des
populistes russes du siècle dernier aux
« télépopulistes » qui nous hantent
aujourd'hui, la science politique a tenté
de cerner ses manifestations
ravageuses. Pierre-André Taguieff dresse la
typologie de ce système défensif pour
communautés fictives.
Il est arrivé une singulière mésaventure
au mot « populisme » : il est récemment
devenu populaire. Le terme étant sorti
du langage savant, ses usages dominants
s'inscrivent désormais dans l'espace
polémique occupé par les acteurs politiques,
les journalistes et les intellectuels
médiatiques. On sait ce qu'il est advenu de
l'adjectif « surréaliste », lorsque ses usages
se sont étendus et banalisés («C'est
surréaliste ! ») au point de l'évider de tout
sens précis. Cette désémantisation est le
prix à payer pour toute extension
indéfinie d'une catégorie d'usage courant
(« C'est baroque ! », « C'est décadent ! »,
«C'est raciste!»). Le suremploi à toutes
fins utiles prive un mot de sa pertinence,
le rend non seulement inutile, mais aussi
dangereux, voire nuisible. N'irait-on pas
jusqu'à soutenir, non sans quelque
raison, qu'user d'un mot dégradé est un
acte dégradant? Quoi qu'il en soit, la
réduction récurrente d'un mot à un
instrument de blâme ou d'éloge en rend
fort difficiles les éventuels usages
conceptuels, comme si un pli rhétorique
avait été pris une fois pour toutes. Les
usages récents du mot «populisme»
semblent avoir pris le même pli que ceux
du mot «fascisme» dans le langage
ordinaire : le suremploi polémique a fait de
ce terme une étiquette disqualificatoire
et un opérateur d'amalgame permettant
de stigmatiser, en les rassemblant
abusivement, un certain nombre de
phénomènes sociopolitiques ou de leaders
jugés détestables ou redoutables par celui
;:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
qui
les
dénonce.
Significativement,
l'épithète «populiste» n'apparaît guère
que dans des expressions polémiques :
«dérive populiste», «tentation populiste»,
«danger (ou menace) populiste», voire
«prurit populiste», et le «populisme» est
dénoncé comme l'incarnation du «mal
européen», le principal facteur de
division et de conflit en Europe.
Ainsi contextualisée, cette catégorie
péjorante qui réfère à une sourde menace
semble avoir été reprise telle quelle, dans
un premier temps, au sein des milieux
savants : l'examen critique de la notion
n'a pas précédé l'usage du terme. Aux
États-Unis dans les années 1950, le
maccarthysme était dénoncé comme une
forme de «populisme»1, tandis qu'en
France l'on croyait assister, dans la «fièvre
électorale» du poujadisme (1953-1956),
à une mobilisation «populiste»2, qui
paraîtra renaître en Grande-Bretagne, à
1. Sur le maccarthysme ainsi interprété, voir Daniel Bell
(ed.), The New American Right, New York, Criterion Books,
1955, puis New York, Doubleday, 1963, en particulier les
textes de Richard Hofstadter et de Seymour Martin Lipset,
p. 75-103 et p. 373-446 ; Edward A. Shils, The Torment of
Secrecy, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1956, p. 98-104 ;
Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New
York, Vintage Books, 1963 (1ère éd., 1962), p. 3-4 et p. 4142. Approches nouvelles Robert Griffith, The Politics of Fear.
Joseph R. McCarthy and the Senate, 2C éd., Amherst, University
of Massachusetts Press, 1987; Michael Kazin, The Populist
Persuasion. An American History, New York, Basic Books, 1995,
p. 183-193 et p. 236-237.
2. Dans les études savantes récentes, le poujadisme est
soit défini comme un mouvement « populiste • (Harvey G.
Simmons, The French National Front. The Extremist Challenge to
Democracy, Boulder, Westview Press, 1996, p. 27), soit
caractérisé par le ■ populisme » parmi d'autres traits, tels que l'antiintellectualisme, la xénophobie, l'autoritarisme, l'opposition à
la « classe politique » (Paul Hainsworth, • The Extreme Right
in Post- War France The Emergence and Success of the Front
National -, dans P. Hainsworth (ed.), The Extreme Right in
Europe and the USA, Londres, Pinter, 1994 (1ère éd., 1992,
p. 33). Sur le poujadisme, et plus particulièrement sur l'appel
au peuple par un homme du peuple et le ■ retour au peuple»
qui le caractérise, voir Stanley Hoffmann, Le Mouvement Poujade, Paris, Armand Colin, 1956, en particulier p. 228 et
suivantes Dominique Borne, Petits-bourgeois en révolte? Le
mouvement Poujade, Paris, Flammarion, 1977 ; JeanPierre Rioux, «La révolte de Pierre Poujade- (1981), dans
Études sur la France de 1939 à nos jours, Paris, Le Seuil,
1985, p. 248-266. Dans Le Peuple et les Gros. Histoire d'un
mythe (Paris, Grasset, 1979), où il esquisse une interprétation
du poujadisme, Pierre Birnbaum insiste justement sur la démonologie conspirationniste, présente dans la plupart des
variantes du -populisme-, structuré par l'imaginaire -anti-gros».
la fin des années I960 et au début des
années 1970, avec le powellisme 3. Autant
de mouvements sociopolitiques incarnés
par des démagogues manipulant le
ressentiment des classes populaires dans le
cadre de la vision du complot, situés à
droite, voire à l'extrême droite, liés selon
divers dosages à l'anticommunisme, à
l'anti-intellectualisme et à la dénonciation
des élites, à l'autoritarisme et à la défense
conservatrice de l'ordre moral, au
nationalisme et à la xénophobie, à
l'antisémitisme (Pierre Poujade) et au racisme
(Enoch Powell). Le terme «populisme»
est redevenu, dans les années 1990, un
terme péjoratif, de strict usage
polémique. Sa signification oscille entre
«fascisme» (tel qu'il est imaginé dans la
culture antifasciste) et démagogie : un
«populiste», dans le langage médiatique,
est soit un «fasciste», soit un démagogue.
Il s'ensuit que le «populisme» semble se
définir soit par son orientation
antidémocratique («fasciste»), soit par son
allure pseudo-démocratique. Dans ce
dernier cas, il se réduit à une corruption
de l'idée démocratique ou à un mésusage
tactique de la référence à la démocratie.
À considérer cependant les populismes
historiques, en Europe et dans les deux
Amériques, l'antidémocratisme ni le
pseudo-démocratisme n'y apparaissent
comme dominants. Dans le populisme
russe de la seconde moitié du 19e siècle,
c'est l'orientation réformiste et «progres3. Sur le powellisme, voir Monica Chariot, Naissance d'un
problème racial. Minorités de couleur en Grande-Bretagne,
Paris, Armand Colin, 1972 Douglas E. Schoen, Powell and
the Powellites, Londres, Macmillan, 1977 Martin Barker, The
New Racism. Conservatives and the Ideology of the Tribe,
Frederick, Maryland, University of America, 1982 (2e éd.), p. 22
et p. 40 Margaret Canovan, Populism, New York et Londres,
Harcourt Brace Jovanovich, 1981, p. 228 et suivantes. Dès le
milieu des années 1980, le rapprochement a été suggéré entre
la ■ rhétorique populiste -, centrée sur le rejet de certaines
catégories d'immigrés, d'un Enoch Powell et d'un Jean-Marie
Le Pen (Peter Weinreich, -The Operationalisation of Identity
Theory in Racial and Ethnic relations », dans John Rex, David
Mason (eds), Theories ofRace and Ethnic Relations, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986, p. 302). Voir aussi Monica
Chariot, "L'émergence du Front national-, Revue française de
science politique, 36 (1), février 1986, p. 30-45.
:;
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
siste» d'un socialisme humaniste qui
prévaut ; dans le populisme américain de la
fin du 19e siècle, la critique du
capitalisme est également liée à un souci
réformiste. Les valeurs et les normes
démocratiques ne sont rejetées ni par l'un ni
par l'autre, qui cherchent au contraire à
mieux les réaliser. Quant aux populismes
latino-américains du second tiers du
20e siècle, si nombre de leurs leaders
peuvent être considérés comme des
démagogues, ils n'en ont pas moins pris
le parti ou la défense des classes
populaires (paysans, ouvriers), mis fin (parfois
provisoirement) au règne des caudillos
ou barré la route à des dictatures
militaires, sans remettre en question le
principe du vote selon les règles
démocratiques.
O QUESTIONS DE MÉTHODE
Dans la période qui a immédiatement
précédé le recours immodéré au terme
«populisme» comme opérateur d'illégitimation ou mode de stigmatisation sans
la moindre élaboration conceptuelle 1, la
plupart des spécialistes de science poli1. Dans la littérature médiatique portant sur les questions
politiques, le ■ populisme » est dénoncé comme une « menace »
sur le mode de l'évidence, sans que jamais le terme fasse
l'objet d'une définition non polémique. Voir par exemple
Cosmopolitiques, 18, février 1991, dossier: -Populisme le mal
européen ? -, où l'on apprend que ce que « le populisme » a
« de plus détestable -, c'est ■ la légitimation de l'instinct des
masses » (p. 10) Jean-Marie Colombani, La Gauche survivrat-elle aux socialistes? (Paris, Flammarion, 1994), où l'on est
prévenu que « seule une nouvelle synthèse, à la fois libérale
et sociale, permettra de faire face à la menace
national-populiste ■ (p. 4 de couverture), sans que ■ national-populisme » ni
■ populisme -, terme employé dans l'ouvrage, soient jamais
définis Bernard-Henri Lévy, La Pureté dangereuse (F'aris,
Grasset, 1994), où le lecteur, en guise de « réponse à la question
« Qu'est-ce que le populisme ? », n'a droit qu'à un inventaire
de toutes les figures du Mal absolu selon l'auteur (du
nationalisme au racisme, en passant par la xénophobie,
l'antisémitisme et le fascisme, le tout pénétré de communisme et
de tribalisme) L'Express, 16-22 juin 1994, en couverture
■ Spécial élections. Le front populiste Tapie, Villiers, Le Pen-,
dossier où l'on apprend que la France est ■ balayée par une
vague protestataire à l'italienne -, menacée par « une
démocratie d'opinion -, qui n'est autre que - la démocratie
cathodique - bien connue pour être redoutée (p. 52-54) Diagonales
Est-Ouest, 36, octobre 1995, dossier: -La tentation populiste»,
où l'on s'inquiète des » dérives populistes -, non sans vouloir
conjurer -la menace d'un populisme victorieux» (p. 21).
tique avaient au contraire insisté sur
l'indétermination conceptuelle de ce
terme et s'étaient interrogés sur son
ambiguïté, son ambivalence, voire son
caractère équivoque. Dans une étude qui a
fait date, Ernesto Laclau, alors même qu'il
se propose d'élaborer une théorie du
populisme, commence par reconnaître à
la fois l'imprécision et l'extension
indéfinie des usages du mot : « "Populisme"
est un concept insaisissable autant que
récurrent. Peu de termes ont été aussi
largement employés dans l'analyse
politique contemporaine, bien que peu aient
été définis avec une précision moindre.
Nous savons intuitivement à quoi nous
nous référons lorsque nous appelons
populiste un mouvement ou une
idéologie, mais nous éprouvons la plus
grande difficulté à traduire cette intuition
en concepts. C'est ce qui a souvent
conduit à une sorte de pratique ad hoc:
le terme continue d'être employé d'une
façon purement allusive, et toute
tentative de vérifier sa teneur est
abandonnée » 2. Un théoricien du « développement
politique» comme David Apter, dans un
contexte où il évaluait les nouveaux
régimes du Tiers Monde selon le modèle de
la «modernisation», pouvait écrire en
1965 : " Ce que nous observons aujourd'hui
dans le monde est un assortiment de
systèmes politiques de compromis. Même
le plus résistant d'entre eux est fragile.
Même le plus monolithique dans ses
formes tend à se morceler dans ses
pratiques et à s'édulcorer dans ses idées.
Quelques-uns sont totalitaires. Presque
D'autres exemples peuvent être trouvés dans les livres d'Alain
Mine, Le Média-choc (Paris, Grasset, 1993), et L'Ivresse
démocratique (Paris, Gallimard, 1995), où le « populisme » est réduit
à un « pari sur les pulsions, de préférence à la raison ■
{L'Express, 16-22 juin 1994, p. 64). Hantise du populaire, de
l'instinctuel, du pulsionnel, du tribal, de la puissance des
masses et de la culture de masse (■ cathodique ») voilà ce
qu'exprime la dénonciation consensuelle, par les élites
politiques et médiatiques contemporaines, du ■ populisme », à la
fois bestialisé et démonisé.
2. Ernesto Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory.
(lere
Capitalism - Fascism - Populism, Londres, Verso, 1979, p. 143
éd., Londres, New Left Books, 1977).
:;
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
tous sont populistes et, à vrai dire,
essentiellement
pré-démocratiques
plutôt
qu'antidémocratiques » l.
Or, ainsi que le note Ernesto Laclau,
l'on ne trouve dans l'ouvrage d'Apter,
alors même que le «populisme» de ces
nouveaux régimes «joue un rôle
important dans la caractérisation » qu'il en
propose, nulle tentative de «déterminer le
contenu du concept qu'il utilise » 2. Certes,
l'imprécision terminologique n'a rien
d'exceptionnel en science politique, et
l'ambiguïté de termes clés tels que
«démocratie», «élite» ou «nationalisme»
semble être la règle, comme le note
Margaret Canovan, qui ajoute cependant que,
«dans la plupart des cas, il y a un accord
raisonnable sur un noyau dur de la
signification de ces termes, même si cela
ouvre un large espace aux discussions»3.
Or cet accord sur une signification
nucléaire est inexistant dans le cas du
terme «populisme», qui «recouvre un
éventail extraordinairement large de
phénomènes divers», tout en étant «utilisé
sans méfiance par différents auteurs pour
renvoyer à des choses tout à fait
différentes»4. La situation se caractérise par
un persistant désordre sémantique : «
Certains observateurs voient du populisme
là où d'autres ne voient rien de tel»5. Il
1. David E. Apter, The Politics of Modernization, Chicago,
University of Chicago Press, 1965 2e éd. 1969, p. 2 (cité par
E. Laclau, op. cit?>.
2. E. Laclau, op. cit.
3. Margaret Canovan, - Two Strategies for the Study of
Populism», Political Studies, XXX (4), 1982, p. 544.
4. Ibid. Le même constat est fait par divers auteurs
contemporains Hans-Jürgen Puhle, « Was ist Populismus ? -, dans
Helmut Dubiel (dir.), Populismus und Aufklärung, Francfort,
Suhrkamp, 1986, p. 12-13; Jean Grugel, "Populism and the
Political System in Chile - Ibanismo (1952-1958)», Bulletin
of Latin American Research, 11 (2), mai 1992, p. 169-170;
Carlos de la Torre, • The Ambiguous Meanings of Latin
American Populisms », Social Research, 59 (2), été 1992, p. 386387 Carlos M. Vilas, ■ Latin American Populism A Structural
Approach -, Science & Society, 56 (4), hiver 1992-1993, p. 389390 Kenneth M. Roberts, - Neoliberalism and the
Transformation of Populism in Latin America. The Peruvian Case »,
World Politics, (1), octobre 1995, p. 82 et suivantes.
5. M. Canovan, art. cité, p. 545. D'où la proposition, faite
par certains auteurs, d'éliminer le • populisme • de la
terminologie des sciences sociales Rafael Quintero, El Mito del
Populismo en el Ecuador, Quito, FLACSO, 1980 Ian Roxbo-
n'y a donc pas d'intuition commune de
quelque chose comme l'essence du
populisme, contrairement à l'affirmation
optimiste de Laclau. Cependant, du terme
«populisme», l'on pourrait dire ce que
Irving Howe disait du mot ethnicity: il
est très utile précisément parce que
personne ne sait ce qu'il signifie réellement 6.
Ce serait prêcher avec un optimisme
quelque peu fataliste pour l'utilité des
termes à signification floue et variable,
notamment dans le langage politique. Les
travaux de Murray Edelman fournissent
une multitude d'exemples et d'arguments
soutenant une telle perspective
interprétative7. Mais ne faut-il pas distinguer
entre le fonctionnement du langage
ordinaire et les fonctions requises pour un
langage descriptif, relativement formalisé,
un métalangage dont les termes
fondamentaux seraient idéalement bien
définis? Et peut-on se contenter d'un
relativisme définitionnel radical, celui que
Peter Wiles, en 1969, caractérisait par la
formule «À chacun sa propre définition
du populisme, selon le saint académique
pour lequel il prêche»8?
Il paraît donc nécessaire, dès lors
qu'on décide de «sauver» le terme à la
fois utile et fourre-tout de «populisme»,
d'en construire la catégorie, d'élaborer à
partir de diverses caractéristiques un
modèle d'intelligibilité, voire plusieurs
modèles théoriques, du populisme. Ce
rough, « Unity and Diversity in Latin American History », Journal
of Latin American Studies, 16, mai 1984, p. 1-26, notamment
p. 14. Cependant, à la suite de E. Laclau (1977) et de
M. Canovan (1981), la plupart des spécialistes d'un domaine
historico-géographique s'appliquent à construire le concept
de populisme, selon diverses stratégies cognitives.
6. Irving Howe, cité par Werner Sollors, Beyond Ethnicity.
Consent and Descent in American Culture, Oxford, Oxford
University Press, 1986.
7. Voir Murray Edelman, Constructing the Political Spectacle,
Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; traduction
française C. Cler, Pièces et règles du jeu politique, Paris, Le Seuil,
1991, p. 9 et suivantes, p. 101 et suivantes, p. 137 et suivantes,
p. 171 et suivantes, p. 194-221.
8. Peter Wiles, - A Syndrome, Not a Doctrine Some
Elementary Theses on Populism », dans Ghita Ionescu et Ernest
Gellner (eds), Populism. Its Meanings and National
Characteristics, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, p. 166.
;:
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
serait enfin passer des usages conjuratoires d'un terme à tout faire au travail
de la pensée critique, intéressant la
théorie politique non moins que la
méthodologie historique et la sociologie. Il
s'agit aussi de déterminer les conditions
d'emploi de la catégorie «populisme». Il
nous semble que son usage rigoureux
ne peut être aujourd'hui qu'un usage
restreint, fondé sur un minimum définitionnel : le « populisme » ne peut
conceptualiser qu'un type de mobilisation sociale
et politique et, partant, le terme ne peut
désigner qu'une dimension de l'action ou
du discours politiques. Le «populisme»
ne s'incarne ni dans un type défini de
régime politique (une démocratie ou une
dictature peuvent présenter une
dimension ou une orientation populiste, avoir
un style populiste), ni dans des contenus
idéologiques déterminés (le «populisme»
ne saurait être considéré comme une
grande idéologie parmi d'autres). Nous
l'aborderons comme un style politique
susceptible de mettre en forme divers
matériaux symboliques et de se fixer en
de multiples lieux idéologiques, prenant
la coloration politique du lieu d'accueil.
Il se présente aussi, et inséparablement,
comme un ensemble d'opérations
rhétoriques mises en œuvre par l'exploitation
symbolique de certaines représentations
sociales : le geste d'appel au peuple
présuppose un consensus de base sur ce
qu'est et ce que vaut le «peuple» {démos
ou ethnos), sur ce qu'il veut.
Selon une suggestion méthodologique
de Margaret Canovan 1, deux stratégies
distinctes de construction conceptuelle
du « populisme » peuvent être suivies : ou
bien, voie la plus ambitieuse, s'engager
dans l'élaboration d'une «théorie du
populisme » en général, c'est-à-dire
déterminer ses caractéristiques essentielles et
ses conditions d'apparition, en postulant
de façon essentialiste, derrière la diversité
1. M. Canovan, art. cité, 1982.
de ses formes historico-culturelles, son
unité et son unicité ; ou bien, de façon
descriptive, comparative et pluraliste, se
contenter de faire l'inventaire des divers
populismes observables. À l'ambitieuse
recherche
d'un
modèle
théorique
(Ernesto Laclau), on peut préférer la
« typologie phénoménologique »
esquissée par Margaret Canovan dans ses
travaux2. Cependant, si les partisans de la
grande théorie présupposent l'unité du
phénomène, les partisans de la
description empirique et classificatoire
s'interdisent de poser le problème de l'unité,
transhistorique et transculturelle, des
«populismes» identifiés. Une troisième
voie peut être ouverte pour l'étude d'un
tel concept problématique, traité comme
une « catégorie radiale » ou un terme
« polythétique » : il suffit de partir d'un cas
prototypique rassemblant les propriétés
essentielles du populisme, tel le péronisme, puis d'identifier des variantes du
cas prototypique, des sous-types ayant
en
commun un
«air de
famille»
(Ludwig Wittgenstein) et partageant
certains - mais non pas tous les - attributs
définitionnels de celui-ci, lesquels n'ont
pas de connexion nécessaire entre eux 3.
On peut cependant supposer, avec
Laclau, que tous les discours idéologicopolitiques de type populiste (ou
manifestant quelque chose de «populiste»)
2. Ibid., p. 550. Voir M. Canovan, op. cit., 1981.
3. Voir Rodney Needham, • Polythetic Classification.
Convergence and Consequences-, Man, 10 (3), 1975, p. 349-369.
Un terme ■ polythétique » est un terme se référant à « des
choses entre lesquelles il existe des ressemblances, un " air
de famille ", mais qui ne relèvent pas pour autant d'une seule
et même définition » (Dan Sperber, La contagion des idées.
Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob, 1996,
p. 28-29). On peut aussi dire que, dans le cas d'un terme
polythétique, le contenu conceptuel de sa définition varie,
comme le montre la fameuse analyse des ■ jeux - ou du
- concept flou • de ■ jeu » par Wittgenstein (Investigations
philosophiques, § 66-71, traduction française P. Klossowski, Paris,
Gallimard, 1961, p. 147-150; voir Raymond Boudon, L'Art de
se persuader des idées fausses, fragiles ou douteuses..., Paris,
Fayard, 1990, p. 326 et suivantes). Sur les « catégories radiales»,
voir David Collier and James E. Mahon, Jr., «Conceptual
"Stretching" Revisited Adapting Categories in Comparative
Analysis -, American Political Science Review, 87, décembre 1993,
p. 846 K. M. Roberts, art. cité, 1995, p. 88.
:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
font référence au «peuple», par-delà les
classes sociales, sur fond d'une
opposition entre «peuple» et pouvoir politique,
comme si la dimension populiste
impliquait une opposition formelle au statu
quo. Les appels au peuple, ce que Laclau
nomme les «interpellations populairesdémocratiques», constituent la manière
«populiste» de sortir symboliquement de
la situation contradictoire. Ce qui est
déterminant, c'est le discours, en tant
qu'il est mobilisateur, qu'il possède une
efficacité symbolique, qu'il nourrit
l'imaginaire sociopolitique. Au terme d'une
exploration comparative exigeante des
divers « populismes », Canovan pouvait
soutenir que le seul trait partagé par tous
les populistes de droite, de gauche et
du centre est «un style rhétorique qui
dépend étroitement des appels au
peuple»1. C'est là rejoindre une hypothèse
forte de Laclau, mais aussi reconnaître
que les ambiguïtés du «populisme» sont
ainsi relayées par celles du «peuple»2.
On ne saurait donc considérer comme
«populiste» tout discours idéologico-politique où prédominent les appels au
peuple, sauf à se satisfaire de voir du
populisme partout ou presque, dans l'espace
politique moderne ouvert par la référence
fondatrice à la souveraineté du
peuple. Il faut définir un critère moins large
que l'appel au peuple. On peut, avec
Laclau, le trouver dans une certaine
structure polémique : « Ce qui rend populiste
un discours idéologique est une forme
particulière
d'articulation,
en
lui,
des interpellations
populaires-démocratiques. ... Le populisme consiste dans la
présentation des interpellations
populaires-démocratiques comme un ensemble
synthétique, en opposition à l'idéologie
1. M. Canovan, «"People", Politicians and Populism»,
Government and Opposition, 19 (3), été 1984, p. 313. Voir
aussi M. Canovan, -Two Strategies...», art. cité, 1982, p. 552.
2. Voir la belle et classique analyse de Giovanni Sartori,
Théorie de la démocratie, Paris, Armand Colin, 1973, p. 15
et suivantes; et M. Canovan, art. cité, 1984, p. 312-327.
dominante » 3. Or, l'antagonisme du «
peuple » (construction rhétorique) et du
pouvoir peut être incorporé à des discours
de classe fort divers. Laclau en vient ainsi
à distinguer un populisme de classes
dominantes, lesquelles instrumentalisent
selon leurs intérêts (conquérir ou
renforcer une hégémonie) l'appel aux masses
(ce fut le cas du nazisme), et un
populisme de classes dominées, orienté vers
le
socialisme (certains aspects
du
maoïsme ou du titisme)4. On dira, en
première approximation, qu'un politicien
populiste se reconnaît à ce qu'il pratique
les appels directs au peuple en tant
qu'instrument politique, sans pour autant
approuver nécessairement les objectifs et
les méthodes populistes de la
participation politique (référendum, initiative
populaire, recall) 5. Cette définition large
permet de considérer comme «populistes»
(entre autres caractéristiques) des leaders
aussi différents que Mussolini, Hitler, de
Gaulle, Perôn, le sénateur McCarthy, Khadafi, Castro ou Le Pen: tous ont cherché
à organiser le « peuple » comme force
opposée à une puissance supposée établie.
La caractéristique formelle peut-être la
plus spécifique des populismes est leur
haute compatibilité avec n'importe quelle
idéologie politique (de droite ou de
gauche, réactionnaire ou progressiste,
réformiste ou révolutionnaire), avec n'importe
quel programme économique (du
dirigisme étatique au néolibéralisme), avec
diverses bases sociales et divers types
de régimes. Ce qui reste commun aux
3. E. Laclau, op. cit., 1979, p 172-173- La problématique
marxiste de Laclau emprunte beaucoup à Gramsci (le concept
d'« hégémonie ■) et à Althusser (la notion d'- interpellation ■).
Voir Louis Althusser, ■ Idéologie et appareils idéologiques
d'État. Notes pour une recherche-, La Pensée, 151, juin 1970,
p. 3-38.
4. Voir E. Laclau, ibid., p. 173-174. Pour une discussion
critique, voir Stuart Hall, ■ Popular-Democratic vs Authoritarian
Populism Two Ways of " Taking Democracy Seriously " -, dans
S. Hall, The Hard Road to Renewal. Thatcherism and the Crisis
of the Left, Londres, Verso, 1988, p. 123-149.
5. Voir Geoffrey Roberts and Alistair Edwards, A New Dietionnary of Political Analysis, Londres/New York, Edward
Arnold, 1991, p- 108 (art. -Populism-).
:
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
populismes, c'est une rhétorique
structurée par le blâme et l'éloge : elle est « antiélitiste, exalte " le peuple " et insiste sur
le pathos de "l'homme du commun"»1,
sur la communication directe avec les
hommes ordinaires, égaux entre eux par
la simplicité, l'honnêteté et la santé qu'ils
sont censés posséder. Ce qui produit
l'irréductible ambiguïté des populismes,
c'est qu'ils sont régis par un principe
d'omnipotence syncrétique : ils peuvent
entrer en composition avec n'importe
quel contenu idéologique, se jumeler
avec n'importe quelle orientation
politique. Il s'ensuit que, dans les situations
politiques réelles, comme le remarque
Canovan, «les incarnations de l'homme
du peuple et de ses ennemis se révèlent
d'une
diversité
déconcertante»2.
Il
s'ensuit aussi que le message minimal
de tout populisme, moins thématisé que
connoté, est un rejet des médiations,
jugées inutiles, limitatives ou nuisibles.
Ce rejet peut se transfigurer en des rêves
d'immédiateté, de proximité, de contact
direct, de transparence ou de retour à
l'originel, au primordial, au naturel. Ce
qui indique l'importance du mythique
dans le populisme, qui relève ainsi d'une
anthropologie de l'imaginaire sociopolitique moderne.
On supposera enfin que la condition
d'émergence d'une mobilisation
populiste est une crise de légitimité ou de
légitimation, une crise de la légitimité
politique affectant l'ensemble du système de
représentation. Qu'il caractérise un
mouvement social ou un régime politique,
le populisme se manifeste comme un
phénomène transitoire, il s'incarne dans
des modes de transition paisibles ou
chaotiques qu'ils soient
pré-démocratiques ou post-démocratiques. Le
populisme constitue ainsi un phénomène
sociopolitique instable, au sens indéter-
miné, précurseur autant que successeur.
Son sens politique oscille entre l'hyperdémocratisme (l'idée régulatrice ou
l'utopie d'une démocratie directe), le pseudodémocratisme (celui des flatteurs
intéressés du «peuple») et Pantidémocratisme
(celui-ci étant toujours plus ou moins
camouflé par des déclarations de bonnes
intentions démocratiques). Les avatars du
populisme, dans la politique moderne,
sont à suivre comme les déformations
indéfinies de l'ombre de la démocratie,
«gouvernement du peuple, par le peuple
et pour le peuple».
1. M. Canovan, -Two Strategies...» art. cité, 1982, p. 552;
M. Canovan • " People " ... -, art. cité, 1984, p. 322 et suivantes.
2. M. Canovan, art. cité, 1982, p. 552.
3. Bernard Lewis, • Islam et démocratie », Notes de la
Fondation Saint-Simon, 54, juin 1993, 31 p
4. De enantios opposé.
O AMBIGUÏTÉS CONSTITUTIVES
Bernard Lewis, dans l'introduction de
son admirable petite étude sur «Islam et
démocratie»3, attire l'attention sur un
phénomène
historico-sémantique
de
grande importance, qui réside dans
l'ambiguïté constitutive de certains mots,
et notamment de certains termes
politiques d'usage courant, tels que
«libéralisme», «démocratie», ou «populaire»,
pour nous en tenir aux exemples
analysés. L'étude des variations sémantiques
de ces termes aux sens opposés porte
un nom savant, l'énantiosémie 4 :
« Dans l'étude méticuleuse de leur superbe
langue, les anciens philologues arabes avaient
qualifié certains mots de addad, ce qui
signifie littéralement " opposés ". En effet, ces mots
ont au moins deux sens contraires. Ainsi, des
verbes signifient à la fois se renforcer et
s'affaiblir, être triste et se réjouir, s'élever et
sombrer, savoir et ignorer, espérer et craindre,
acheter et vendre. Ce phénomène n'est
aucunement limité à l'arabe. Il a fait l'objet
d'études aussi bien linguistiques que
psychologiques et a même reçu le nom technique
d'énantiosémie. Celle-ci marque aujourd'hui
notre vocabulaire politique, pas seulement au
Moyen-Orient mais - et peut-être surtout en Europe et en Amérique. C'est ainsi que
le mot libéralisme, associé à l'origine à l'idée
10
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
de liberté politique, civile et économique,
désigne aujourd'hui, principalement en
Amérique, une action politique ayant pour but
une transformation sociale. Le mot conserve
en fait son sens premier, mais l'exagère et
en fait le signe d'un certain culte de la
permissivité sociale. Le changement énantiosémique est plus net et plus spectaculaire
encore dans l'usage courant du mot
démocratie et de ses dérivés. C'était ainsi, à
l'époque des deux Allemagnes, la dictature
policière
qu'on
appelait
" République
démocratique allemande ". Il en était de
même des deux Yémens, quand il y en avait
deux. Quant à ceux qui s'intéressent au
Moyen-Orient, ils se rappellent toute
l'inquiétude manifestée au moment où la république
du Soudan décida de se rebaptiser "
République démocratique du Soudan " : la plupart
des observateurs, dans ce pays comme
ailleurs, estimèrent en effet que ce changement
de nom marquait une remise en cause
significative de la liberté individuelle et des droits
de l'homme. Les mots de démocratie et de
démocratique, dans pareils contextes, ont
donc acquis une connotation assez précise :
celle de tyrannie à l'intérieur du pays et de
terrorisme à l'extérieur. Cette connotation se
renforce encore quand ladite démocratie est
de surcroît " populaire ", autre mot énantiosémique qui signifie à la fois pour et contre
le peuple » 1.
tion idéologique de la démocratie, si
cette dernière, étant fondée sur des
principes transmissibles, implique, selon le
mot de Proudhon, une démopédie, c'està-dire le souci d'instruire et d'éduquer
le peuple, plutôt que de le séduire pour
le faire agir dans le sens voulu. En outre,
une attitude politique est dite populiste
lorsqu'elle implique la contestation, voire
la récusation, de la démocratie dite
représentative. En ce sens, le populisme
consiste essentiellement à mettre en
question le système politique fondé sur
la représentation parlementaire du
«peuple». Sa dimension polémique
constitutive apparaît clairement : un appel au
peuple contre... Le populisme met ainsi
en cause l'existence même d'une
médiation incarnée par des institutions
représentatives. Le sens ordinaire du terme
rejoint ici son sens savant : lorsque le
populisme s'articule positivement avec
l'idée démocratique, il consiste à opposer
la démocratie directe à la démocratie
représentative. Mais l'appel à une «vraie
démocratie» ou à la «démocratie réelle»
peut aussi constituer un acte
démagogique, attesté par exemple dans la
rhétorique péroniste2. Un bref détour par
l'analyse sémantique du mot
«démagogue», dans les contextes de ses premiers
usages, peut nourrir la réflexion.
Si un démagogue (dêmagôgos) est un
individu qui «conduit le peuple» et, plus
précisément, celui qui exerce l'«art de
mener le peuple particulièrement en
captant sa faveur »3, le démos, le public ou
l'auditoire visé par le discours
démagogique, renvoie dans l'équivoque au «
peuple», entité prise en tout ou en partie.
L'ambiguïté du démos a été souvent
soulignée par les historiens et les érudits.
Moses I. Finley note ainsi: «Ce mot dési-
La dernière remarque de Bernard Lewis
s'applique aussi bien au terme
«populisme» pris dans ses usages actuels et
ordinaires, qui présupposent tous l'idée
d'un appel au peuple. À suivre les seules
indications de sa définition lexicale (ou
descriptive), il signifie à la fois
mouvement vers le peuple, en faveur du peuple,
en écho du peuple, et stratégie de
séduction du peuple, tentative de le suborner
en le flattant, pour mieux le dominer ou
acquérir le pouvoir politique.
«Populisme»,
dans
le langage ordinaire
d'aujourd'hui, fait coexister, dans la
tension, l'idée de démophilie et celle de
démagogie. Il s'ensuit que le
«populisme», dans son ambiguïté constitutive,
peut être considéré comme une
2. Voir E. Laclau, op. cit., 1979, p. 189.
3. Voir Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue
française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, p. 573, article
■ Démagogue ■. Voir Aristote, La Politique, traduction française
J. Tricot, Paris, Vrin, 2e éd., 1970, p. 357-361 (V, 5, 1304 b
21 et suivantes).
1. B. Lewis, op. cit., p. 7.
11
:.
;■
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
gne d'une part le corps civique dans son
ensemble, par exemple dans les premiers
mots des décrets officiels pris par une
assemblée démocratique en Grèce - "le
démos a décidé " ; mais d'autre part on
l'applique au commun peuple, à la foule,
aux pauvres...»1. Dans le Gorgias, Platon
traite avec mépris les « démagogues » de
« pâtissiers » qui gavent le peuple (démos)
de biens matériels2. Cette ambiguïté se
retrouve dans le mot latin populus, qui
oscille
entre
deux
significations :
« l'ensemble des habitants d'un État
constitué ou d'une ville» (le peuple tout
entier), et «l'ensemble des citoyens qui
ne sont pas nobles et, par suite, la
multitude, la populace», bref, la partie
« basse » du peuple 3. Des jeux de langage
polémiques trouvent certains appuis dans
cette ambiguïté. Un commentateur fort
savant, Gregory Vlastos, précise : «
L'ambiguïté de démos iplebs ou populus) est
pour le mieux. Les adversaires de la
démocratie peuvent le prendre au
premier sens ... tandis que les démocrates
prévenants
peuvent
invoquer
le
second » 4. Et Finley ajoute :
« Dans
n'importe quel contexte, chacun savait
fort bien de quoi il s'agissait : les écrivains
et les locuteurs grecs et romains passaient
librement d'un sens à l'autre sans
craindre de n'être pas compris, et lorsqu'ils
voulaient critiquer la démocratie, ils
jouaient librement sur les mots démos
ou populus«^. Dans la notion moderne
de «démagogie», cette ambiguïté
constitutive n'a nullement disparu. Et, pour
autant que
«populisme» fonctionne
aujourd'hui dans le discours politique
ordinaire comme un équivalent de
«démagogie», l'auditoire particulier du
leader « populiste » est affecté par la même
variation d'extension et de
compréhension: entre le peuple-nation et le peupleplèbe (des «pauvres» aux «exclus», ou aux
«envahis»).
L'ambiguïté du populisme latinoaméricain tient, elle aussi, à ce que celuici se présente à la fois comme
manipulation des masses, expression de la
montée politique des classes populaires et
processus d'intégration de celles-ci dans
le système politique qui jusque-là les
excluait. Cette ambiguïté du «cas
prototypique » possède une valeur d'éclairage
sur le populisme en général au 20e
siècle : ses diverses figures oscillent entre
un fonctionnement démagogique et la
fonction protestataire, impliquant une
prise de parole des classes populaires et
leur entrée dans l'espace public de la
démocratie moderne. Or, c'est cette
double face du populisme que la vision «
libérale» de celui-ci néglige et masque. Cette
vision du populisme, expression de la
peur et du mépris de classe des élites
de la classe moyenne, constitue en effet
une représentation-écran, qui produit
op. cit., p. 92. Le démagogue est inséparablement
opportuniste et manipulateur, comme l'indique cette réplique de
Socrate au prétentieux Calliclès « Si tu exprimes une opinion
et que le Démos soit d'un autre avis que toi, tu t'empresses
de céder et de dire comme lui • (Gorgia 481 e ; voir Jacqueline
de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris,
Hermann, 1975, p. 97). Démagogues et sophistes étant ainsi
assimilés l'un à l'autre, en tant que flatteurs et séducteurs du
peuple au profit de leurs seuls intérêts personnels, il faut
bien supposer que le peuple est lui-même particulièrement
sensible à la flatterie (voir Thucydide, VIII, 48, 6). Aristophane
moque ainsi la stupidité de la multitude passive et stupéfaite,
qui reste ■ bouche-bée • (chainein) à l'écoute des flatteurs
• O Démos, qu'il est beau ton empire! Tous te craignent à
l'égal d'un tyran. Mais tu es facile à mener par le nez tu
aimes à être flatté et dupé, toujours écoutant les parleurs
bouche-bée et ton esprit, tout en étant au logis, voyage au
loin» (Cavaliers, 1114-1120; voir J. de Romilly, op. cit., p. 45,
et Silvia Montiglio, « Prises de parole, prises de silence dans
l'espace public athénien », Politix, 26, 2e trimestre 1994, p. 40).
1. Moses I. Finley, L'invention de la politique. Démocratie
et politique en Grèce et dans la Rome républicaine (1983),
traduction française J. Carlier, Paris, Flammarion, 1985, puis
1994, p. 22.
2. Platon, Gorgias 502e-519d. Voir M. I. Finley, op. cit.,
1994, p. 22, p. 64 Finley, • Démagogues athéniens » (1962),
dans M. I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne,
traduction française J. Carlier, Paris, La Découverte, 1984,
p. 95.
3. Voir A. Rey (dir.), Dictionnaire..., op: cit., 1992, tome 2,
p. 1496, article «Peuple», et p. 1546, article • Plèbe». Partant
de l'ambiguïté du terme démos, Giovanni Sartori distinguait
cinq interprétations du «peuple», op. cit., p. 15-17.
4. G. Vlastos, « 'Iaovouia noA.iTiicr| » dans Isonomia. Studien
zur Gleichheitsvorstellung im griechischen Denken, Berlin,
1964, p. 8 note 1.
5. M. I. Finley, L'invention de la politique. .., op. cit., p. 22;
Finley « Démagogues athéniens -, dans Économie et société. .,
12
;:.
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
l'illusion d'une explication du
phénomène, réduit à un fait de grossière
manipulation symbolique des masses. Plus
précisément,
la
vision
«libérale»
du
populisme est radicalement antipopuliste,
fondée sur la peur des élites
traditionnelles devant le nouveau couplage entre
la puissance irrationnelle des masses et
le style hautement personnalisé de
certains leaders aptes à la démagogie.
Francisco
C.
Weffort,
au milieu des
années I960, avait bien identifié cette
réaction élitiste contre l'autoritarisme
populiste sud-américain, dirigée significativement, au Brésil, moins contre
l'autoritarisme institutionnel de la
dictature Vargas (1937-1945) que contre
l'autoritarisme paternaliste ou
charismatique des leaders de masse de la
démocratie de l'après-guerre (1945-1964) l.
\j2l vision « libérale » et élitiste du
populisme pèche par simplification du
phénomène, dont la complexité tient à la
spécificité des conditions historiques et
nationales de son apparition, dans le
second tiers du 20e siècle. Weffort met
fortement en évidence certaines figures
de l'ambiguïté constitutive du populisme
brésilien :
« Le populisme a été une manière
déterminée et concrète de manipulation des classes
populaires, mais il a représenté également
un moyen d'expression de leurs inquiétudes.
Il a pu signifier en même temps une forme
d'organisation du pouvoir pour les groupes
dominants et la principale forme d'expression
politique de la montée populaire dans le
processus de développement industriel et urbain,
à la fois mécanisme par lequel les groupes
dominants exerçaient leur domination et
moyen de menacer potentiellement cette
domination. Si ce style de gouvernement et
de comportement politique est
essentiel ement ambigu, il le doit certainement pour
une part à l'ambiguïté personnelle de
politiciens divisés entre l'amour du peuple et
l'amour des fonctions gouvernementales » 2.
L'analyse de Weffort montre que le
populisme brésilien (celui de Vargas puis
celui des leaders de l'étape
démocratique) a constitué un mode de résolution
d'un problème difficile de légitimation,
et s'est incarné dans un « État de
compromis » doté de caractéristiques spécifiques :
les groupes dominants s'avérant
«impuissants à légitimer par eux-mêmes la
domination qu'ils exercent, ils auront besoin
de recourir à des intermédiaires ... qui
puissent établir des alliances avec les
secteurs urbains des classes dominées » 3. Le
leader populiste se définit dès lors
comme un médiateur, dont la capacité
de manipulation est au service d'une
fonction de formation de compromis,
permettant
d'assurer
à
l'État
une
légitimité minimale4.
3. Ibid., p. 638-639- Pour des analyses plus approfondies,
voir F. C. Weffort, O populismo na polïtica brasileira, Rio, Paz
e Terra, 1978. On notera le fait que de nombreux spécialistes
jugent que le régime de Vargas, au Brésil (avant et après la
seconde guerre mondiale), a illustré un fascisme de masse. Voir
Pierre Milza, Marianne Benteli, Le fascisme au XXe siècle, Paris,
Éditions Richelieu, 1973, p. 297 ; Alistair Hennessy, « Fascism
and Populism in Latin America-, dans Walter Laqueur (éd.),
Fascism. A Reader's Guide, London, Wildwood House, 1976,
p. 266 et suivantes Stanley G. Payne, Fascism : Comparison
and Definition, Madison, University of Wisconsin Press, 1980,
p. 1Ö1-177. Pour une problématisation, voir Juan J. Linz, «Some
Notes towards a Comparative Study of Fascism in Sociological
Historical Perspective », dans W. Laqueur (ed.), op. cit., 1976,
p. 3-121 Hélgio Trindade, La tentation fasciste au Brésil dans
les années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l'homme, 1988, p. 1-11 et p. 169-175.
4. Ibid., p. 648-649- Voir les remarques de D. Pécaut sur
ce modèle de 1'« état de compromis - voué à en appeler à
une légitimité populaire en raison d'une incapacité
hégémonique des bourgeoisies latino-américaines (L'Ordre et la
violence, Paris, Éditions de l'EHESS, 1987, p. 247-248) voir aussi
Marcelo Cavarozzi, «Au-delà des transitions à la démocratie
en Amérique latine», dans James Cohen étal., Amérique latine
Démocratie et exclusion, Paris, L'Harmattan/ Futur antérieur,
1994, p. 59- Ce qui rejoint la thèse selon laquelle le populisme
est une formation politique instable qui, succédant à une
crise de la légitimité politique, en constitue une première
tentative de résolution ; voir Joseph Krulic, « Les populismes
d'Europe de l'Est-, Le Débat, 67, novembre-décembre 1991,
p. 89-91- Sur les mouvements populistes ou néopopulistes
en Amérique latine, voir Alain Touraine, La parole et le sang.
Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob,
1988 Julian Castro Rea, Graciela Ducatenzeiler, Philippe
Faucher, «La tentaciôn populista Argentina, Brasil, Mexico y
Peru », Foro Internacional, 31 (2), décembre 1990, p. 252285 Guy Hermet, ■ L'Amérique latine entre démocratie et
populisme-, L'Année internationale, 1990-1991, p. 211-216;
Carlos de la Torre, • The Ambiguous Meanings of Latin
American Populisms », art. cité, 1992 Kenneth M. Roberts, - Neoliberalism and the Transformation of Populism in Latin
America... », art. cité, 1995-
1. Voir Francisco C. Weffort, -Le populisme dans la politique
brésilienne -, Les Temps Modernes, octobre 1967, p. 624-649.
2. Ibid., p. 626.
13
;
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
L'ambiguïté du populisme est donc
double. D'une part, il fait coexister une
dimension protestataire avec une
dimension manipulatoire : protestataire en tant
que populisme-mouvement,
manipulatoire en tant que populisme-propagande
(offre démagogique). D'autre part, il
articule une dimension solidariste avec une
dimension autoritaire : orientation vers la
solidarité nationale (de la nation une)
en tant que populisme-idéologie,
tendance à l'autoritarisme et plus
précisément à la dictature de parti unique, en
tant que populisme-régime.
2/ Le populisme- régime : il s'agit en
réalité de régimes autoritaires ou semiplébiscitaires, dans lesquels un chef
charismatique, démagogue classique ou
vidéo-politique,
s'adresse directement
aux «masses», tirant sa légitimité de ce
qu'il incarne le peuple, la volonté ou
l'âme profonde du peuple. On y
reconnaît la dimension bonapartiste, une forme
de césarisme à l'âge des foules. Si la
démocratie plébiscitaire tend vers la
dictature, le dictateur se présente comme
un démagogue qui, parlant au nom du
peuple et jouant sur les passions
nationalistes, entretient sa popularité. Le
régime péroniste demeure la meilleure
illustration de ce modèle. Mais le style
populiste d'un leader politique peut fort
bien s'accorder avec l'exercice du
pouvoir fondé sur des alliances ou des
coalitions respectant les normes du
pluralisme démocratique/libéral.
3/ Le populisme- idéologie désigne une
tradition politico-culturelle plutôt que
telle ou telle doctrine cohérente, rattachée
ou non à un nom d'auteur. Si chaque
nation a son propre populisme-tradition,
celui-ci se reconnaît à son idéalisation
du «peuple», à sa célébration fondatrice
du «peuple» sain, authentique, «naturel»,
vertueux, le plus souvent couplée avec
la dénonciation de «ceux d'en haut»
(intellectuels,
financiers, bureaucrates,
etc.). Le populisme russe et le populisme
nord-américain, nés l'un et l'autre à la
fin du 19e siècle, se sont élaborés à partir
d'une croyance fondamentale : le salut
réside dans le peuple ; le pays ne peut
être sauvé (ressourcé, régénéré) que par
le peuple, selon ses valeurs et avec ses
vertus. Telle est la croyance fondatrice
du populisme-idéologie : il s'agit bien
d'un «isme» au contenu minimal. Mais il
faut considérer les multiples traditions
populistes, liées notamment aux
spécificités nationales et aux orientations
politiques données au populisme par les
grandes idéologies (socialisme, nationa-
O DOMAINES DE SIGNIFICATION
La multiplicité et l'hétérogénéité des
critères retenus pour définir le
«populisme» viennent de ce qu'ils relèvent de
différents domaines de signification. On
peut en distinguer au moins six :
1/ Le populisme- mouvement : le
populisme apparaît d'abord comme un type
de mobilisation des classes moyennes et
populaires. C'est sur ce plan qu'on lui
reconnaît une dimension nationaliste et
une fonction protestataire, ou «tribunitienne». Le populisme est ici l'expression
politique et l'exploitation symbolique de
l'irruption des masses dans l'espace
sociopolitique (ce qu'illustrent les populismes latino-américains dans le second
tiers du 20e siècle). Il exprime à la fois
les insatisfactions, voire les angoisses
sociétales, et le désir de changement,
orienté vers plus de justice, d'unité ou
d'identité. On reconnaît ici le modèle de
la «transition» entre les sociétés
traditionnelles et la «modernité», impliquant une
théorie de la modernisation1.
1. Voir Gino Germani, • Démocratie représentative et classes
populaires en Amérique latine-, Sociologie du Travail, 4, 1961,
p. 96-113 G. Germani, Polïtica y sociedad en una época de
transition, Buenos Aires, Editorial Paidôs, 1962 ; G. Germani,
Authoritarianism, Fascism, and National Populism, New
Brunswick, N.J. Transactions Books, 1978. Le finalisme
implicite de ce modèle « développementaliste » est bien mis en
évidence par E. Laclau, op. cit., p. 147-158.
14
:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
lisme, anarchisme, etc.) avec lesquelles il
entre en syncrétisme. Le contraste
maximal des colorations politiques prises par
les populismes nationaux apparaît lorsqu'on
oppose le populisme-tradition en Russie1,
à tendance socialisante, au
populisme-tradition en France, à tendance nationaliste
ou identitaire, fixé à droite ou à l'extrême
droite. C'est que les interprétations du
« peuple » varient du « petit peuple » ou des
« classes populaires » au peuple tout entier,
identifié avec la population nationale. La
volonté du peuple constituant le
fondement de la souveraineté, et la nature
profonde du peuple incarnant la plupart des
valeurs positives, il n'est guère surprenant
qu'on rencontre, dans toutes les figures
du populisme, le réinvestissement de la
catégorie démonisante de 1'« ennemi du
peuple », qu'accompagne régulièrement la
théorie du complot (contre le «peuple»).
L'ennemi du peuple peut être identifié
soit à un exploiteur, un « gros » (bourgeois,
riches, banquiers, etc.), soit à un
envahisseur, un étranger menaçant. Le
complot, clé de l'explication mythopolitique moderne, s'inscrit dans la vision
populiste comme une schématisation
spontanée. Le populisme peut donc entrer
en syncrétisme avec de nombreux autres
« ismes » : le socialisme ou le ruralisme (en
Russie), le nationalisme (d'où le nationalpopulisme à la Peron ou à la Le Pen),
le fascisme (comme l'illustre le
comportement mussolinien), le libéralisme (d'où
le libéral-populisme de Berlusconi, de
Perot, de Collor, de Fujimori), l'ethnonationalisme (celui, par exemple, d'un
Milosevic), le fédéralisme lié aux
pratiques de démocratie directe (le populisme
suisse, les orientations de la Ligue du
Nord), l'anarchisme, etc.
4/ Le populisme- attitude suppose qu'il
existe des attitudes populistes
indépendamment des visions ou des traditions
plus ou moins structurées. Politiquement
indéterminées, ces croyances ou ces
évaluations qualifiables de «populistes» sont
susceptibles de se fixer à droite aussi bien
qu'à gauche, de se jumeler avec des
positions réactionnaires, conservatrices ou
progressistes. Il en va ainsi de
l'idéalisation du «populaire» (culture, mentalité,
moralité, etc.), ou des attitudes d'hostilité
systématique envers les élites, dénoncées
comme illégitimes, méprisantes,
profiteuses ou corrompues, «coupées du peuple».
Pensons par exemple au rejet des experts
ou des technocrates, au nom du peuple
ou des authentiques représentants du
peuple: c'est ainsi qu'Alberto Fujimori a
légitimé son «coup d'État civil» d'avril
1992 ; c'est en reprenant à son compte
les attitudes anti-experts que Jacques
Chirac a nourri sa campagne pour l'élection
présidentielle de 1995. On reconnaît le
thème de la «démocratie confisquée».
5/ Le populisme- rhétorique : le discours
populiste est le discours démagogique
de l'âge démocratique ou de l'ère des
masses. Par l'appel au peuple, fondement
du style populiste,
le
démagogue
moderne met en œuvre divers procédés
de manipulation des masses. Le
populisme est un polémisme : son appel au
peuple est un appel contre certains
«autres». Ceux d'en haut ou ceux d'en face,
selon que le peuple-destinataire est un
démos ou un ethnos. Tribun qui flatte le
peuple pour obtenir ses faveurs
(démagogue classique), leader populaire qui
1. Voir le grand livre de Franco Venturi, Les intellectuels,
le
peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au
XIXe
siècle, traduction française V. Pâques, Paris, Gallimard,
1972, 2 vol. (lere éd. italienne, 1952). Dans la Russie
contemporaine, la distinction méthodologique, ici présentée, entre
le populisme-tradition (culture politique, orientation
idéologique) et le populisme-rhétorique (forme moderne/« démocratomorphe • de la démagogie) est incarnée par l'existence de
deux termes différents en langue russe, l'un et l'autre traduits
par " populisme » narodnitchestvo (le populisme des
"populistes- russes, des narodniki) et popoulizm, terme récent,
d'usage polémique depuis la fin des années 1980, qui n'a
fait son apparition que dans la 24e édition du Dictionnaire
raisonné de la langue russe (S.I. Ojegov et You. Chvedov
(dir.)), en 1992 (je remercie Isabelle Grimberg pour cette
référence). Rappelons que Lev Tikhomirov, dans son livre
publié à Paris, chez Savine, en 1886, La Russie politique et
sociale (p. 424-425), affirmait que narodnik (• populiste ■)
n'était qu'une traduction littérale, en russe, du mot ■
démocrate ■ (Richard Pipes, ■ Narodnichestvo A Semantic Inquiry »,
Slavic Review, XXIII (3), septembre 1964, p. 451).
15
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
che des hommes ordinaires, par-delà
toutes les médiations. Dans la conception
populiste de la démocratie, la distinction
entre la source de la souveraineté (le
peuple) et les représentants de l'autorité
tend à s'effacer1. Il s'ensuit que l'autorité
de la loi ne vient plus limiter la
souveraineté du peuple, que prétend incarner
un chef charismatique (censé être
directement «inspiré» par le peuple). Les
mouvements populistes surgissent dans les
périodes convulsives ouvertes par
l'épuisement des formes traditionnelles de la
légitimité, sans que soient encore
institués les dispositifs requis par la légitimité
dite rationnelle (c'est-à-dire à base
juridique, ou plus exactement
constitutionnelle). Ce qui caractérise notamment la
légitimité charismatique, c'est qu'elle est
un facteur de changement2. On suivra
Joseph Krulic 3 notant que « la corrélation
entre légitimité charismatique et
populisme réside dans leur commune
opposition à l'intermédiation et leur méfiance
de la représentation : les corps
intermédiaires, les classes ou idéologies
structurées, les règles de droit formalisées
s'opposent à la légitimité charismatique
et au populisme». On peut également
suivre l'historien dans la définition qu'il
donne de la conception populiste de la
légitimité politique, laquelle privilégie « la
potestas du peuple souverain en
méprisant Yauctoritas des élites politiques ou
intellectuelles»4. Mais l'on remarquera
aussi qu'un intellectuel «populiste», qui
célèbre la culture «populaire» ou fait
retour au peuple, se confère une
légitimité en apparaissant comme le porteparole des intérêts populaires 5. Il y a
va dans le sens de l'opinion publique
pour mieux la manipuler, comédien
médiatique qui s'y entend dans l'art de
faire rêver son public pour court-circuiter
le système politique de sélection des
élites dirigeantes : le démagogue moderne
de style populiste s'incarne dans l'une
de ces trois figures, à moins qu'il ne les
fasse fusionner en sa personne. La
démagogie populiste peut se définir comme
une corruption du débat démocratique.
Sa condition de (bon) fonctionnement est
la valorisation positive du «peuple»
comme instance de la volonté collective,
sujet de droits, etc. ; la condition de son
efficacité symbolique est sa capacité de
canaliser et d'exploiter la puissance de
ressentiment des masses ou de certaines
classes sociales, vis-à-vis des étrangers,
des «privilégiés», des élites jugées
indignes de leur statut. Les appels au peuple
dérivent alors, et tournent en appels à
la haine.
6/ Le populisme- type de légitimation : on
observe que des mouvements ou des
régimes populistes surgissent dans des
conjonctures marquées par des crises de
la légitimité politique, engendrées par
des processus divers de modernisation
(industrielle, technique, communicationnelle), sous la pression d'aspirations
populaires. Le populisme désigne un
mode de légitimation provisoire et transitionnel,
post-dictatorial (populismes
latino-américains)
ou
post-totalitaires
(pays de l'Est, ex-communistes). La
légitimation de type populiste se réfère
indistinctement à deux modèles : celui de la
souveraineté du peuple, principe de
légitimité de la démocratie moderne que le
bonapartisme lui-même suppose, et le
modèle de la domination charismatique
(au sens webérien), qui nous fait
retrouver à la fois le démagogue et le
«sauveur», l'homme providentiel doté d'une
popularité.
Le
populisme
politique
s'incarne dans une personnalité hors du
commun, perçue néanmoins comme
1. S. M. Lipset, The First New Nation [1963], Londres, Heinemann, 1964, p. 10-11.
2. Voir Wolfgang Mommsen, Max Weber et la politique
allemande, 1890-1920, traduction française J. Amsler et ai, Paris,
PUF, 1989, p. 500 et suivantes.
3. Joseph Krulic, - Les populismes d'Europe de l'Est », Le
Débat, 67, novembre-décembre 1991, p. 91.
4. Ibid., p. 84.
5. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du
jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 63, note 62.
16
;:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
bien une esthétisation «populiste» des
manières d'être ou des préférences
perçues comme «populaires», ainsi qu'une
exaltation moralisante des vertus
attribuées en propre aux classes populaires.
L'appel au peuple remplit une fonction
de légitimation en deux sens distincts,
selon qu'il s'oriente vers la cause des
peuples ou vers la cause du peuple. La
«cause des peuples» donne la formule
de l'ethnisme, exclusiviste ou pluraliste
(exprimer et défendre l'identité de ce
peuple- ethnos, ou bien en même temps
de tous les autres peuples, dans leurs
respectives différences). La «cause du
peuple» est la formule du populisme,
défini par l'être collectif qu'il valorise et
par la norme qu'il pose (exprimer et
défendre les droits et les intérêts du
peuple- démos). Il reste que, dans la réalité
sociopolitique, ces formes pures
n'apparaissent guère comme telles : populisme
et ethnisme s'observent comme des
composantes de formes mixtes, ethnopopulistes ou nationales-populistes.
Dans le monde arabe et islamique où
le modèle occidental de la démocratie
représentative est importé le plus souvent
comme une forme vide, le populisme
fonctionne comme un ersatz d'instances
représentatives, depuis l'époque de la
construction nationale par des États
créant le «désert politique» autour
d'eux1. Car l'on peut mettre en évidence
la continuité du populisme, de sa figure
nationaliste et socialiste à sa figure
islamiste récente, qu'incarnent les «activistes
s'attribuant les symboles de l'islam
comme traduisant la volonté populaire » 2.
Dans les deux cas, le populisme
contribue à dévaloriser les élites traditionnelles
(religieuses et locales), intermédiaires
entre les masses et le Prince. Avec
l'islamo-populisme, dans ses formes plus
ou moins radicales, la dévalorisation des
structures intermédiaires touche les
partis, les syndicats et les bureaucrates,
tandis que s'afffirme une nouvelle classe
d'intermédiaires légitimes.
O ESQUISSE D'UNE TYPOLOGIE
Dans l'ouvrage collectif publié en 1969
sous la co-direction de Ghita Ionescu et
Ernest Gellner, Populism. Its Meanings
and National Characteristics^', le
populisme était enfin pris au sérieux par la
science politique,
la
sociologie
et
l'anthropologie4. «Spectre qui hante le
monde»5, le populisme faisait l'objet
d'analyses fort diversifiées, mais qui, tout
à la fois, montraient l'importance du
phénomène (doctrine et mouvement) et
mettaient en évidence la relative obscurité
de son concept 6. À première vue, une
approche du populisme en termes de
psychologie politique permet de repérer
un noyau dur de toutes ses définitions :
la conviction qu'un complot contre le
«peuple» (défini de diverses manières)
est organisé par des forces «étrangères»7.
Le populisme apparaît dès lors comme
un «anti-isme», un «négativisme» idéolo3. Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969, 263 p. Dans
l'ensemble, ce livre collectif illustre ce que F. C. Weffort
appelait la vision « libérale ■ du populisme, vision hyper-critique
se retournant parfois en conception antipopuliste.
4. L'ouvrage, issu d'un colloque organisé deux ans
auparavant à la London School of Economies (les 19-21 mai 1967),
comprend d'une part des synthèses sur les populismes liés à
des aires géographiques déterminées, et d'autre part des études
critiques sur des questions de définition ou d'explication.
5. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 1.
6. Voir notamment Peter Wiles, -A Syndrome, Not a
Doctrine: Some Elementary Theses on Populism», ibid., p. 166-179;
Peter Worsley, -The Concept of Populism», ibid., p. 212-250.
7. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 4
Donald MacRae, «Populism as an Ideology-, op. cit., p. 157158; Peter Wiles, art. cité, p. 167, 177; Angus Stewart, «The
Social Roots -, op. cit., p. 192 Kenneth Minogue, ■ Populism
as a Political Movement-, op. cit., p. 198.
1. Ghassan Salamé, «Où sont donc les démocraties'», dans
G. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques
d'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard,
1994, p. 23. Voir Aziz Al-Azmeh, • Populisme contre
démocratie. Discours démocratisants dans le monde arabe -, dans
G. Salamé (dir.), ibid., p. 233-252.
2. Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe
incertitude, vulnérabilité et légitimité-, dans G. Salamé (dir.),
op. cit., p. 51. Sur l'opposition (et la complémentarité) entre
■ populisme» et « constitutionnalisme », voir les analyses
éclairantes de J. Leca, op. cit., p. 47-56.
17
:;
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
il impliquerait le fédéralisme, la
démocratie directe liée à l'autonomie locale et
le pluralisme culturel 4. Cette réévaluation
positive du populisme, à la fois comme
culture politique et comme projet de
démocratisation des mœurs, implique
une critique radicale des modes de
confiscation de la démocratie
représentative par diverses oligarchies, liées soit
aux États centraux (avec leur
technobureaucratie), soit aux organisations
transnationales
(dont
les
intérêts
n'incluent pas ceux qui relèvent de la
dimension civique). Cette vision
antiautoritaire et anti-étatique du populisme
suffit à indiquer l'abîme qui la sépare
des formes autoritaires de celui-ci,
lesquelles impliquent la valorisation d'un
État central fort. Le populisme
néo-jacobin du Front national constitue
précisément la figure par excellence du
populisme stato-national récusé par les
néopopulistes américains. Mais l'on
rencontre bien, dans toutes les variétés de
populisme, la dénonciation des élites,
souvent couplée avec celle des étrangers
(au village, à la région, au pays), et
inscrite dans une théorie explicative de type
conspirationniste (le peuple, bon par
nature, est menacé par des forces
obscures venant d'ailleurs, organisant des
complots pour dominer ou détruire le
bon ordre existant). Il convient donc
gique : anticapitaliste, anti-impérialiste,
antiurbain, antisémite, xénophobe, etc. l
Cette représentation négative et
péjorative du populisme revient à le réduire à
la vision du complot, à lui attribuer en
propre le «théorème des forces occultes»
(Sergio Romano), ainsi qu'à dénoncer en
lui un «style paranoide» (Richard Hofstadter) 2. Cette vision « libérale » et hypercritique s'est instituée en vulgate
antipopuliste à partir des premiers travaux
nord-américains sur le maccarthysme et
ses lointaines origines supposées3. Le
populisme n'a été abordé que dans le
cadre de la critique néoconservatrice de
la société de masse, où le «peuple» tend
à être réduit à une «populace»
inquiétante, mue par le ressentiment et
facilement excitée par des démagogues.
Dans les années I960 et 1970, une
réhabilitation historiographique du
populisme américain de la fin du 19e siècle
a permis de corriger cette vision
antipopuliste
du populisme.
Après
Norman Pollack, Lawrence Goodwyn a
établi que, loin d'être un mouvement
d'extrême droite proto-fasciste et
antisémite, le mouvement populiste aux ÉtatsUnis était démocratique, d'orientation
réformiste et «progressiste». C'est dans
cette perspective que le populisme est
aujourd'hui défendu par certains milieux
intellectuels américains : réaction contre
l'étatisme centralisateur et l'omnipotence
de la «nouvelle classe» (l'expertocratie),
4. Pour illustrer la rupture avec l'interprétation péjorative
du populisme américain, voir Lawrence Goodwyn, Democratic
Promise. The Populist Movement in America, New York, Oxford
University Press, 1976; M. Canovan, op. cit., 1981, p. 49 et
suivantes. Sur le -nouveau populisme», voir Harry C. Boyte
and Frank Riessman (eds), The New Populism. The Politics of
Empowerment, Philadelphie, Temple University Press, 1986
Christopher Lasch, The True and Only Heaven. Progress and
Its Critics, New York, W.W. Norton, 1991 Lasch, The Revolt
of the Elites and the Betrayal of Democracy, New York,
W.W. Norton, 1995 (traduction française C. Fournier, La révolte
des élites, Montpellier, Climats, 1996); Paul Piccone, «The
Crisis of Liberalism and the Emergence of Federal Populism»,
Telos [New York], 89, automne 1991, p. 7-44; P. Piccone,
■ From the New Left to the New Populism », Telos, 101, automne
1994, p. 173-208; P. Piccone, -Postmodern Populism» Telos,
103, printemps 1995, p. 45-86; Paul Gottfried, -Reconfiguring
the Political Landscape », Telos, 103, p. 111-126 ; Clyde Wilson,
« Up at the Fork of the Creek In Search of American
Populism-, Telos, 104, été 1995, p. 77-88.
1. G. Ionescu and E. Gellner, introduction, op. cit., p. 4.
2. Voir R. Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Londres, Jonathan Cape, Thirty Bedford
Square, 1966; Sergio Romano, I falsi Protocolli, Milan, Corbaccio, 1992.
3. Voir R. Hofstadter, The Age of Reform. From Bryan to
F.D.R., New York, A.A. Knopf, 1955 R. Hofstadter, - North
America », dans G. Ionescu and E. Gellner, op. cit., 1969, p. 927; S.M. Lipset, Political Man..., op. cit., I960; S. M. Lipset,
The First New Nation. The United States in Historical and
Comparative Perspective, Londres, Heinemann, 1963 ; D. Bell
(ed.) The New American Right, op. cit., 1955 D. Bell, The
End of Ideology, op. cit., 1962, p. 114 et suivantes; D. Bell,
- Newt Gingrich ou les contradictions du populisme ■, Le
Monde, 2 mars 1995, p. 14.
18
:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
d'éviter à la fois la vision satanique et
la vision angélique du populisme.
La vision du complot est au centre de
l'antisémitisme politique de type
«national-populaire» {völkisch), qui se constitue
en Allemagne dans les deux dernières
décennies du 19e siècle. Wilhelm Marr
fonde à l'automne 1879 la Ligue des
antisémites (il forge la même année le mot
Antisemitismus), suivi par Otto Böckel
qui crée en 1890 le Parti populaire
antisémite {Antisemitische Volkspartei), se
présentant comme le «parti des gens
simples », dont l'ambition déclarée est
d'être «non pas un parti des intérêts
particuliers, mais un parti "venu du
peuple", "pour le peuple" et de présenter
un programme véritablement nationalpopulaire»1. Le démagogue antisémite
Adolf Stoecker, chef du Parti chrétiensocial, surnommé le «tribun du peuple»,
dénonce ainsi le 30 mars 1886 «ces
forces ... qui, le capitalisme dans une main,
la révolution dans l'autre, écrasent le
peuple avec l'un et l'autre, [et qui]
proviennent ... du judaïsme»2. Le thème du
peuple-martyr s'intègre dans
l'antisémitisme «national-populaire»: le peuple y
figure la victime idéalisée de 1'«
internationale dorée» du capitalisme et de
1'« internationale rouge ».
La structure polémique constitutive du
populisme (se dire contre les élites, etc.)
peut être illustrée de multiples manières
selon les contextes historiques où des
mouvements populistes sont apparus
(Russie et Amérique, au 19e siècle ;
Europe et Tiers Monde, au 20e siècle),
couplés avec trois orientations idéologico-politiques distinctes : le socialisme,
le nationalisme et l'agrarisme 3. Il s'avère
par ailleurs que le populisme est
compatible avec la démocratie (comme idéal
ou comme type de régime) mais aussi
avec des ordres politiques
antidémocratique, allant de l'autoritarisme au
totalitarisme.
Une intéressante tentative de
clarification a été faite par Margaret Canovan,
dans son livre paru en 1981, Populism.
Pour mettre de l'ordre dans l'indéfinie
diversité des populismes, celle-ci
présente une suggestive typologie des
phénomènes populistes, fondée sur une
première distinction entre deux grandes
catégories : le populisme agraire et le
populisme politique^.
Le
populisme
agraire est de trois types :
1. Le radicalisme des fermiers des États
de l'Ouest et du Sud des États-Unis : en
1890 est créé un Parti du Peuple dont
l'objectif est de «remettre le
gouvernement de la République aux mains des
gens simples ». Le thème polémique de
la «démocratie confisquée» est au centre
de la mobilisation agraro-populiste. Ses
leaders dénoncent les méfaits du
capitalisme et les ravages de la civilisation
urbaine, rejettent les partis traditionnels
et leurs politiciens professionnels. Le
mouvement populiste américain disparaît
très vite de la scène politique, après la
défaite du candidat démocrate-populiste
William J. Bryan aux élections
présidentielles de 1896. Cependant, nombre de
revendications du Parti du Peuple seront
adoptées et, à bien des égards, le
populisme fut une figure du réformisme, avant
que toute forme de populisme comporte une composante
nationaliste, plus ou moins affirmée. Le fonctionnement du
populisme suisse montre que l'intégration nationale peut
s'opérer sans recours à une homogénéisation culturelle réalisée
par une centralisation autoritaire les Suisses ■ n'ont pas
beaucoup investi affectivement dans la nation - (Regina Bendix,
■ National Sentiment in the Enactment and Discourse of Swiss
Political Ritual-, American Ethnologist, 19, 1992, p. 784; voir
Michael Schudson, «La culture et l'intégration des sociétés
nationales-, Revue internationale des sciences sociales, 139,
février 1994, p. 80).
4. M. Canovan, op. cit., 1981, p. 8-16, p. 136 et suivantes.
1. Cité par Helmut Berding, Histoire de l'antisémitisme en
Allemagne, traduction française O. Mannoni, Paris, Éditions
de la Maison des sciences de l'homme, 1991, p. 97.
2. Adolf Stoecker, cité par H. Berding, op. cit., p. 853. Le populisme a souvent été abordé comme ■ une variété
de nationalisme -, dont la spécificité consisterait dans une
mise en équivalence des entités ■ la nation ■ et ■ le peuple •
(Angus Stewart, op. cit., 1969, p. 183). On peut aussi supposer
19
;
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
d'inspirer le progressisme, lui-même
précurseur du New Deal1.
2. Les mouvements paysans de l'Est
européen, tels les partis populistes paysans
en Roumanie2.
3. Le socialisme agraire des intellectuels,
dont le populisme russe est le prototype,
fondé sur une idéalisation du communautarisme rural 3. Les populistes russes
ont élaboré idéologiquement les
réactions de défense des sociétés agraires
menacées de dislocation par le
capitalisme, dans une perspective
démocratique et humaniste que Lénine, à l'instar
des jacobins russes (Tkatchev et ses
disciples), rejettera. Les populistes russes
ont néanmoins eu leur revanche
historique à travers les tentatives de
modernisation douce faites par des nations
s'orientant vers un communautarisme
socialisant plutôt que vers une
collectivisation militarisée. Isaiah Berlin a bien
mis en lumière cette revanche du
populisme sur le bolchevisme : « Certains pays,
par exemple la Yougoslavie, la Turquie,
l'Inde et certains États du Moyen-Orient
et de l'Amérique latine ont adopté un
rythme d'industrialisation plus lent [que
l'URSS] et qui risque moins d'apporter
une ruine immédiate à des régions
arriérées avant qu'elles puissent être réorga-
nisées ; ces pays ont agi ainsi
consciemment, de préférence aux marches forcées
de la collectivisation ... . Ce sont les idées
populistes qui se trouvent à la base d'une
grande partie du système économique
socialiste appliqué par ces pays-là et par
d'autres en notre temps»4.
Margaret Canovan distingue ensuite
quatre types de populisme politique,
phénomène moderne supposant la
mobilisation nationale des masses en référence
à l'idée démocratique de «souveraineté
du peuple » :
1. La dictature populiste selon le modèle
péroniste, régime autoritaire de type
«national-populaire» défini par Gino Germani. Dans ces «césarismes populistes»5
très répandus en Amérique latine au
20e siècle, on rencontre une dimension
bonapartiste, qu'expliquent la faiblesse
des bourgeoisies nationales et leur
incapacité d'imposer une domination stable
ou d'accomplir une révolution nationale
à leur profit. Le national-populisme
apparaît comme «la forme politique que revêt
le projet autonome des bourgeoisies
nationales s'appuyant sur les masses
populaires urbaines » 6.
2. La démocratie populiste incarnée
notamment par le modèle suisse, de type
référendaire, où la démocratie
participative est liée à la structure fédérale de
l'État. Les procédures de démocratie
directe ou semi-directe y sont fort
diversifiées : l'initiative populaire qui permet
à une partie du peuple de proposer une
révision totale ou partielle de la
constitution, le référendum législatif facultatif,
1. Ibid., p. 17 et suivantes. Voir notamment Norman Pollack
(ed.), The Populist Mind, Indianapolis et New York, The
Bobbs-Merrill Company, 1967 ; Bruce Palmer, - Man Over
Money ». The Southern Populist Critique of American Capitalism,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980 William
F. Holmes (ed.), American Populism, Lexington, Mass.,
D.C. Heath and Company, 1994 Michael Kazin, The Populist
Persuasion, op. cit., 1995; André Kaspi, Les Américains, Paris,
Le Seuil, 1986, tome 1, p. 232 et suivantes et p. 262 Eric
J. Hobsbawm, L'ère des empires, 1875-1914, traduction
française J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Fayard, 1989, puis coll.
.Pluriel», 1997, p. 54-56, p. 122, p. 130.
2. Pour une vue d'ensemble des types de ■ populisme agrarien », voir M. Canovan, op. cit., p. 98-135; Catherine Durandin et al., -Populismes d'Europe centrale et orientale:
restauration et utopie », Centre d'études des civilisations de
l'Europe centrale et du Sud-Est, Cahier n° 6, 1987.
3. M. Canovan, op. cit., p. 59-97 F. Venturi, op. cit., 1972
Andrzej Walicki, «Russia», dans G. Ionescu and E. Gellner
(eds), op. cit., p. 62-96. "Les populistes étaient des modernisateurs », rappelle E. J. Hobsbawm (L'ère du capital,
traduction française E. Diacon, Paris, Fayard, 1978, puis coll.
.Pluriel», 1997, p. 229).
Les4.Penseurs
Isaiah Berlin,
russes, ■ traduction
Le populisme
française
russe « D.(I960),
Olivier,dans
Paris,
I. Berlin,
Albin
Michel, 1984, p. 292. Voir Peter Worsley, The
Third World.
A Vital New Force in International Affairs, 2e éd., Chicago,
The University of Chicago Press, 1967, puis 1970, p. 172.
5. M. Canovan, op. cit., p. 137 et suivantes Hugo Neira,
« Populismes ou césarismes populistes ? ■ Revue française de
science politique, XIX (3), juin 1969, p. 536-573.
6. Alain Rouquié, « L'hypothèse "bonapartiste" et
l'émergence des systèmes politiques semi-compétitifs», Revue
française de science politique, XXV (6), décembre 1975, p. 1088.
Voir A. Rouquié, Amérique latine. Introduction à l'ExtrêmeOccident, Paris, Le Seuil, 1987, p. 286-293.
20
:;
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
le référendum constitutionnel obligatoire,
etc. l
3. Le populisme réactionnaire dans le
style national-raciste illustré, au cours des
années I960, par George C. Wallace aux
États-Unis et par Enoch Powell en
Grande-Bretagne. Gouverneur d' Alabama
de 1962 à 1966, puis de 1970 à 1974,
leader politique dans la tradition
populiste du Sud des États-Unis, Wallace se
rendit célèbre par son opposition à la
campagne pour l'égalité des droits
civiques ainsi qu'à la lutte contre la
ségrégation raciale à l'école. S'il refusa toujours
de se dire raciste, son comportement n'en
relève pas moins du racisme symbolique,
indirect, voilé. Lors de sa campagne pour
l'élection présidentielle de 1968 - où,
candidat du Parti américain indépendant,
il obtint 13,5 % des suffrages dans les
cinq États du Sud qu'il avait sillonnés -,
il joua sur les thèmes du respect de la
loi et de l'ordre, de la dénonciation des
élites coupées des simples et honnêtes
citoyens, dont il savait exploiter les
préjugés anti-Noirs. Son populisme était
précisément fondé sur l'éloge de la majorité
morale supposée silencieuse, à laquelle
il renvoyait en écho ses opinions, ses
croyances, ses aspirations et ses hantises.
Quant à Enoch Powell, son populisme
se nourrissait d'une forte hostilité à
l'égard des immigrés et s'inscrivait dans
la tradition d'un conservatisme infléchi
vers un «romantisme patriotique», un
nationalisme spécifiquement britannique
rejetant toute alliance économique avec
les pays d'outre-Manche. Le populisme
réactionnaire de coloration raciste a
trouvé aux États-Unis, dans les années
1980 et 1990, un nouveau leader en la
personne de David Duke, dans le
cours duquel l'on pouvait reconnaître
certains thèmes chers au Ku Klux Klan2.
4. Le -populisme des politiciens«, c'est-àdire l'appel au rassemblement du peuple
par-delà les clivages idéologico-politiques 3.
On peut partir de cette typologie pour
caractériser certaines mobilisations
populistes contemporaines, qui apparaissent
le plus souvent comme des syncrétismes
où se combinent des traits empruntés à
tel ou tel type idéal. Dans cette
perspective, on a pu caractériser le thatchérisme comme un « mélange de populisme
politicien et de populisme
réactionnaire»4. Dans le néoconservatisme stylisé
par la forte personnalité de Margaret
Thatcher, qui devient Premier ministre le
4 mai 1979, on rencontre l'appel au
peuple contre les élites ; l'exploitation des
passions nationalistes (la guerre des
Malouines relance la popularité de la
«Dame de fer», qui ne plie pas lorsque
la grandeur de la Grande-Bretagne est
en jeu) ; la réhabilitation des lois du
marché et la volonté d'en finir avec l'Étatprovidence ; la désignation claire des
figures de l'ennemi (le socialisme et le
communisme, le pacifisme, le mélange
des races, etc.) et l'éloge des valeurs
traditionnelles (sa défense de la famille, de
la propriété et de la peine de mort
s'accompagne d'une dénonciation du
laxisme, de la permissivité et de la
pornographie). Le «peuple» auquel le
discours thatchérien s'adresse n'est
nullement celui des exclus et des laissés-pourcompte, mais celui qui «respecte la réus2. M. Canovan, op. cit., p. 225 et suivantes. Sur Wallace
et Duke, voir Douglas D. Rose (ed.), Tbe Emergence of David
Duke and the Politics of Race, Chapel Hill, University of North
Carolina Press, 1992; M. Kazin, op. cit., 1995, p. 103-105,
p. 221-242, p. 246-262, p. 270-271. Article favorable à Duke
dans la presse lepéniste Christian Daisug, « Dans le paysage
politique de la Louisiane David Duke », Présent, 2184,
25 octobre 1990, p. 4.
3. M. Canovan, op. cit., p. 260 et suivantes.
4. Voir Monica Chariot, « Doctrine et image le thatchérisme
est-il un populisme?-, dans Jacques Leruez (dir.), Le
thatchérisme. Doctrine et action, Paris, La Documentation française,
1984, p. 19-21.
1. M. Canovan, op. cit., p. 197 et suivantes; Jean-Daniel
Delley, L'initiative populaire en Suisse. Mythe et réalité de la
démocratie directe, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1978 Yannis
Papadopoulos, « Quel rôle pour les petits partis dans la
démocratie directe?-, Annuaire suisse de science politique, 31, 1991,
p. 131-150.
21
:;,
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
déo-politique » - selon l'expression
justifiée introduite par Giovanni Sartori2 -,
ce type de leader populiste est le plus
souvent un homme d'affaires ou un chef
d'entreprise qui a réussi : Ross Perot aux
États-Unis, Silvio Berlusconi en Italie,
Stanislaw Tyminski en Pologne,
Fernando Collor au Brésil, Bernard Tapie
en France. Il s'agit bien d'une nouvelle
figure historique du Sauveur : le
démagogue
«télépopuliste»
est
reconnu
comme tel par le peuple {démos) ou une
importante fraction de l'opinion. Le
démagogue populiste qu'on dira
«classique » se contentait d'être acclamé par une
foule enthousiaste : du « brave général »
Boulanger à Pierre Poujade, il était le
porte-parole de couches sociales
menacées et en révolte.
Étoile filante du néopopulisme
médiatique à l'américaine, le milliardaire texan
Ross Perot, durant l'été de 1992,
triomphait dans les sondages pré-électoraux :
en Californie par exemple, 36 % des
électeurs démocrates et 42 % des électeurs
républicains affirmaient alors qu'ils
voteraient pour Perot en novembre 1992.
Soutenu par l'organisation « Nous sommes
unis», l'homme d'affaires médiatique
réussira à obtenir dix-neuf millions de
voix. Au cours de sa campagne de 1992,
Perot lançait par exemple : « Nous avons
un gouvernement qui vient de
Washington. Le peuple veut un gouvernement
qui vienne de lui » 3. Ou encore : « Puisque
le peuple ne peut se payer le
gouvernement, je vais le lui offrir». Le leader
«télépopuliste» propose une troisième
voie, définie par conjonction négative :
ni républicains ni démocrates (R. Perot),
site honnête par le travail», «le peuple
qui veut pour ses enfants les meilleures
écoles », bref la fraction des classes
populaires rêvant de devenir propriétaire, ainsi
que la frange inférieure des classes
moyennes portée par le désir d'ascension
sociale. À l'inter-classisme de son électorat, Mme Thatcher a su adapter son
discours unanimiste, fondé sur le rejet du
conflit de classes et l'unité de la nation:
« Le socialisme, c'est deux nations. Les
dirigeants avec leurs privilèges et tous les
autres. ... Pour moi, ce que je m'acharne
à faire c'est de créer une seule nation
dans laquelle chacun serait propriétaire
ou aurait la chance de le devenir»
(interview parue le 27 février 1983).
Par ailleurs, on est en droit de qualifier
de «populiste» ou de «néopopuliste» le
leader atypique, situé hors du système
des partis - voire pratiquant le discours
antipartis 1 -, qui surgit soudainement
dans l'espace public et prétend parler
directement au nom du peuple et pour
le peuple, en dénonçant violemment les
élites en place, sans se soucier de
préciser son programme, tout en offrant de
réaliser une démocratie « réelle » ou «
véritable» (qui se rapprocherait idéalement
de la démocratie directe). Ce type de
nouveau
démagogue
se
distingue
d'abord par l'insistance qu'il met à
célébrer sa « différence » et par ses promesses
intenables. Ce bonimenteur s'adresse au
«peuple» pour le faire rêver: il est
l'homme de toutes les promesses. Mais
il s'adresse à ses publics principalement
par la télévision. Démagogue télégénique, grand comédien de l'âge de la «vi1. Voir Piero Ignazi, «The Silent Counter-Revolution.
Hypotheses on the Emergence of Extreme Right- Wing Parties
in Europe-, European Journal of Political Research 1992, p. 324 Cas Mudde, -The Paradox of the Anti-Party Party. Insights
from the Extreme Rjght -, Party Politics, 2 (2), 1996, p. 265276. Sur la ■ droite populiste radicale - comme forme émergente
d'extrême droite, voir Hans-Georg Betz, « The New Politics
of Resentment. Radical Right- Wing Populist Parties in Western
Europe-, Comparative Politics, 25 (4), juillet 1993, p. 413427; P. Ignazi, «Les extrêmes droites en Europe», dans Le
vote des douze, Paris, Département d'Études politiques du
Figaro - Presses de Sciences Po, 1995, p. 123-152.
2 Giovanni Sartori, « Video-Power », Government and
Opposition, 24 (1), hiver 1989, p. 39-53 Sartori, ■ Repenser la
démocratie mauvais régimes et mauvaises politiques », Revue
internationale des sciences sociales, XLIII (3), 129, août 1991,
p. 476-477.
3. Ross Perot, An American Maverick Speaks Out (compiled
and edited by Bill Adler and Bill Adler, Jr.), New York, A
Citadel Press Book, 1994, p. 91. Voir M. Kazin, op. cit., 1995,
p. 272, p. 280-282.
22
;:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
ni droite ni gauche (Jean-Marie Le Pen).
Perot, le 26 septembre 1995, a ainsi
annoncé la création d'un troisième parti,
le Parti de l'indépendance, qui
institutionnaliserait son rêve de populisme « tercériste». D'autres exemples comparables
peuvent être cités. Au Pérou, le
pragmatique et autoritaire Alberto Fujimori,
incarnant la voie du «libéral-populisme»,
a été élu président de la République en
juillet 1990 et plébiscité le 9 avril 1995,
par 64,42 % des électeurs. On le
rapprochera, à bien des égards, du
libéral-populiste de charme qui dirige l'État argentin,
Carlos Menem, leader néopéroniste élu
en 1989, réélu le 14 mai 1995 avec
49,7 % des voix.
C'est pourquoi il convient de compléter
la typologie de Canovan par la catégorie
nouvelle qu'est le «télépopulisme», forme
de populisme adaptée aux exigences de
la médiatisation télévisuelle et susceptible
d'infléchir en même temps tous les types
classiques de populismes. Dans le
télépopulisme on retrouve l'appel au peuple,
mais d'une façon telle qu'il puise
l'essentiel de son efficacité symbolique dans
les ressources propres de l'espace
médiatique et dans la compétence télégénique
des leaders. Son message central est de
faire écho au désir de rompre avec le
système politique établi, les élites
politiques traditionnelles ou le jeu classique
des partis. Cette stratégie de séduction
et de subversion (plutôt que de
succession) est suivie par les nouveaux acteurs
politiques formant une variété de ceux
que Marc Auge appelle les «héros
téléculturels».
appels au peuple supposé «sain», lucide,
vertueux, voire «sage». Le peuple est
considéré à la fois comme ethnos
(référence à la nation ethnique, «pure») et
comme démos (appel à ceux d'en bas,
non corrompus). Le populisme de type
lepéniste est donc autant protestataire (au
nom des «petits» contre les «gros»)
qu'identitaire (l'appel au peuple se fixant
sur l'identité ethnonationale supposée
menacée de destruction ou de souillure).
La catégorie «national-populisme»
présente l'avantage de renvoyer à ces deux
dimensions,
l'une
plutôt stylistique,
l'autre plutôt idéologique. Si le nationalpopulisme lepéniste relève bien des
«idéologies du rassemblement national»
étudiées par Philippe Burrin1, il apparaît
en outre comme une synthèse instable
des caractéristiques des divers types de
populismes politiques dont on vient de
voir l'identification par Margaret
Canovan2. Il peut, dans cette perspective, être
analysé comme un mélange de
bonapartisme ou de césarisme national-populaire
à la Perôn, de populisme réactionnaire
à dominante xénophobe, voire raciste
(incarné par George C. Wallace aux
États-Unis ou par Enoch Powell en
Grande-Bretagne),
de
démocratisme
populiste à la suisse (éloge de la
démocratie directe, par recours au référendum
d'initiative populaire) et de «populisme
des politiciens», appel au peuple sur des
bases non idéologiques - auxquelles se
substituent les valeurs «morales»,
«traditionnelles», «naturelles» ou de «bon
sens» - en vue de réaliser un
rassemblement interclassiste.
O LE NATIONAL-POPULISME AUTORITAIRE
EN FRANCE UN TYPE IDÉAL
1. Voir Philippe Burrin, - La France dans le champ
magnétique des fascismes -, Le Débat, 32, novembre 1984, p. 5272 Burrin, La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 19331945, Paris, Le Seuil, 1986, p. 21-25; Burrin, . Le fascisme -,
dans Jean-François Sirinelli (dir), Histoire des droites en
France, Paris, Gallimard, 1992, tome 1, p. 603-652 (en
particulier, p. 622-623).
2. Margaret Canovan, Populism, op. cit., 1981 M. Chariot,
art. cité, 1984.
Le mouvement lepéniste s'affirme
comme un mouvement nationaliste, idéologiquement centré sur la défense de
l'identité nationale pensée en termes
ethniques, et fonctionne sur un mode
populiste, son leader multipliant les
23
;:
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
Cinq traits permettent de construire le
type idéal du national-populisme lepéniste, en tenant compte à la fois du style
démagogique du leader, des valeurs
exaltées dans le discours orthodoxe et des
caractéristiques de la mobilisation «
populaire » réalisée :
1) L'appel politique au peuple: un appel
personnel au peuple, dont l'efficacité
symbolique suppose l'autorité
charismatique du leader-démagogue, lequel doit
pouvoir incarner le mouvement social et
politique initié. Le parti populiste doit
être
hyperboliquement
personnalisé.
L'appel lepéniste au peuple implique
l'utilisation des ressources des médias,
en particulier de la télévision ; le
populisme lepéniste est donc aussi un
«télépopulisme». Un télépopulisme de
provocation tactique.
2) L'appel politique au peuple tout entier,
sans distinction de classes, de tendances
idéologiques ou de catégories culturelles :
l'objet de la visée populiste est ici
d'opérer un rassemblement interclassiste dans
le cadre national. Il reste à soumettre à
ce critère la composition de l'électorat
réel du Front national, saisi dans son
évolution l ; il s'avère de plus en plus
«jeune» et surtout «populaire», et, en
1994-1995, le plus «populaire», voire le
plus «prolétaire» des électorats en France.
Lors de l'élection européenne du 12 juin
1994, la liste Le Pen rassemble 21 % des
ouvriers (la liste Tapie 17 %, les listes
Rocard et Baudis 11 % et la liste
communiste, conduite par Francis Wurtz, 9 %).
Les résultats du premier tour de l'élection
présidentielle du 23 avril 1995
confirment cet enracinement populaire du
Front national : 30 % des ouvriers et 25 %
des chômeurs ont voté pour Le Pen, qui
a obtenu 15,07 % des suffrages exprimés,
confirmant son score de la présidentielle
de 1988 (14,4 %). Cette «popularisation»
croissante n'entame cependant pas la
nature interclassiste de l'électorat
lepéniste, où les artisans et commerçants
restent fortement représentés.
3) L'appel direct au peuple authentique,
et à lui seul, défini comme «sain»,
«simple», «honnête», doté d'un «instinct»
supposé infaillible, ordonné au bien. Ce
troisième trait permet de corriger le second,
avec lequel il entre en contradiction :
l'ambiguïté du démos est ainsi retrouvée,
le «peuple» étant à la fois le peuple tout
entier et une partie du peuple, la partie
supposée «saine». Tout démagogue joue
sur ces deux sens du mot «peuple», le
démagogue nationaliste tout
particulièrement. L'énergie, la bonté et la générosité
qu'on lui prête font du peuple à la fois
un «bon enfant» et un «bon vivant». Il
est à ce titre plus proche de la (bonne)
nature que les élites vivant dans un
monde artificiel autant que
concurrentiel2. Il est en outre supposé culturelle2. La rhétorique populiste ressuscite ainsi le mythe du bon
sauvage, ■ doué d'un instinct autrement infaillible que le
raisonnement du civilisé, fatigué et corrompu » (R. Hoggart, The
Uses of Literacy, Penguin Books in association with Chatto &
Windus [1957], 1969, p. 106 traduction française F. et
J.-C. Garcias, et J.-C. Passeron, La culture du pauvre, Paris,
Éditions de Minuit, 1970, p. 153). La mystique du peuple se
constitue sur un certain nombre de représentations et
d'évaluations, constituant l'invariant du populisme comme attitude
interprétative (simplicité, pureté, absence de corruption,
innocence, naturel, santé, solidarité), d'où un mixte de moralisme
et de primitivisme. Voir Peter Wiles, «A syndrome, Not a
Doctrine some Elementary Theses on Populism », dans
Ghita Ionescu and Ernest Gellner (eds), Populism. Its
Meanings, and National Characteristics, Londres, Weidenfeld and
Nicolson, 1969, p. 166 M. Canovan, op. cit., p. 4 ; Isaiah
Berlin, À contre- courant. Essais sur l'histoire des idées (1979),
Albin Michel, 1988, p. 330 F. Bourricaud, Le retour de la
droite, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p. 203-204; Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire.
Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris,
Gallimard-Le Seuil, 1989, p. 32-34.
1. Voir Pascal Perrineau, ■• Le Front national du désert à
l'enracinement -, dans P. -A. Taguieff (dir.), Face au racisme,
Paris, La Découverte, 1991, P- 83-104 P. Perrineau, L'élection européenne au miroir de l'hexagone -, dans Le vote des
douze, Département d'études politiques du Figaro — Presses
de Sciences Po, 1995, p. 245 ; Jérôme Jaffré, « 1995, année
faste pour le Front national -, Le Monde, 17 juin 1995, p. 1
et 15 P. Perrineau, - La dynamique du vote Le Pen le poids
du "gaucho-lepénisme" », dans P. Perrineau, Colette Ysmal
(dir.), Le vote de crise. L'élection présidentielle de 1995, Paris,
DEP du Figaro et Presses de Sciences Po, 1995, p. 243-261
P. -A. Taguieff, La République menacée, op. cit., p. 34 et
suivantes Nonna Mayer, « Les fausses évidences du vote Le
Pen >, Le Monde, 29 novembre 1996, p. 15.
24
:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
ment intact, préservé des influences
étrangères, non contaminé par le «sida
mental» affectant les élites «coupées du
peuple»1. Ce qui implique une double
dénonciation des élites illégitimes
(«féodalités», «oligarchies financières»,
«lobbies
(cosmopolites) »,
« bureaucratie »,
«technocratie», « partitocratie », «bande
des quatre», etc.) et de l'influence, voire
de la domination culturelle étrangère
censée s'exercer à travers ces élites
corrompues et corruptrices (menace
d'« américanisation culturelle », de «
colonisation culturelle», etc.). Mais l'appel au
peuple authentique s'opère aussi par la
dénonciation de 1'« invasion» du pays par
des étrangers « indésirables » et/ou «
dangereux», susceptibles de prendre la figure
répulsive du parasite ou du terroriste (le
marginal violent et/ou drogué faisant la
synthèse autorisant une démonisation
maximale). La célébration du peuple
authentique tend ainsi à se confondre
avec celle de la population nationale « de
souche », considérée comme menacée par
une « immigration-invasion » («
l'immigration planétaire»).
La rhétorique populiste ne fait pas que
ressusciter le mythe du bon sauvage,
avec son lot de moralisme et de
primitivisme2, elle l'imbrique dans la
mythologie nationale de l'identité, de
l'homogénéité et de l'unité du peuple, de ce
peuple particulier : c'est parce que le
peuple est sain et simple qu'il est vertueux,
cette vertu lui donnant l'énergie requise
pour réaliser le rassemblement des forces
de la nation. L'appel direct au peuple,
quant à lui, recouvre deux orientations :
d'une part, le rêve d'un ordre politique
sans médiations, allégé des systèmes
abstraits et complexes de représentation,
ouvrant un espace utopique où le
principe de souveraineté du peuple est
retraduit par un pur autogouvernement du
peuple (la démocratie directe signifie
l'autonomie du peuple) ; d'autre part, la
cristallisation des rêves de confiance, de
transparence, de pureté et d'unité fusionnelle dans le face à face idéalisé entre
le «chef» et «son» peuple (la démocratie
directe illustre alors le type de l'autorité
charismatique,
devient
indiscernable
d'une démocratie plébiscitaire).
L'authenticité du peuple est ainsi construite par
la dénonciation de puissances hostiles,
plus ou moins invisibles dénonciation
de «ceux d'en haut» (anti-élitisme) et de
«ceux d'en face» ou «d'ailleurs»
(xénophobie), qui se confondent le plus
souvent avec «ceux d'en bas» (les nouvelles
classes dangereuses, ethnicisées).
Le rêve de transparence affiché par
l'appel à la démocratie directe (qui se
réduit au référendum d'initiative
populaire) a pour envers le recours à la théorie
du complot. Non seulement tous les
malheurs du pays doivent pouvoir
s'expliquer par l'action occulte de puissances
négatives, mais les obstacles rencontrés
par le mouvement national-populiste, et
bien sûr ses échecs, ne peuvent
s'expliquer que par l'existence d'un complot
visant à dominer ou à détruire «la
France». La théorie du complot présente
l'avantage de fournir une explication
pseudo-causale tant de la «décadence»
française que des échecs du mouvement
national-frontiste (sur le thème : « C'est la
faute de l'Internationale juive, de
l'Internationale maçonnique...»). Dans le
discours qu'il prononce le 1er mai 1996,
1. - Rendre le pouvoir au peuple », Lettre d'information du
Club de l'Horloge, 30, 2e trimestre 1987, p. 1-9; -Démocratie:
rendre la parole au peuple -, dans Jean-Pierre Stirbois,
Tonnerre de Dreux. L 'avenir nous appartient, Paris, Éditions National-Hebdo, mars 1988, p. 116. Voir P. -A. Taguieff, ■ De la
démocratie directe », République, 8, hiver 1989-1990, p. 101113 et 9, printemps-été 1990, p. 121-130; P.-A. Taguieff,
-Variations d'un programme de gouvernement», dans
Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front national â
découvert, Paris, Presses de Sciences Po, nouvelle édition
mise à jour, 1996, p. 361-362 (l"e éd., 1989).
2. Voir Guy Hermet, - L'autoritarisme -, dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF,
1985, vol. 2, p. 290-291. La dimension mythique du populisme
n'exclut nullement ses exploitations ni ses fonctionnements
tactico-stratégiques.
25
;
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
manières le thatchérisme et le reaganisme5. Le «populisme autoritaire»
apparaît comme l'une des voies par lesquelles
peut se réaliser l'objectif de détruire les
structures hégémoniques de type socialdémocrate dans les démocraties
pluralistes occidentales. Son horizon déclaré est
l'instauration d'un « après-socialisme » : il
s'agit de «rompre avec le socialisme»,
identifié avec l'État-providence. Tel est
le sens politique de la rupture exigée
par les leaders populistes : instituer un
nouveau consensus autour de deux
pôles, la société de marché et la norme
de «préférence nationale». Or, la logique
du libéralisme économique intégral est
celle de la mondialisation, alors que la
logique de la «préférence nationale» est
celle du protectionnisme économique :
cette tension entre les deux orientations
idéologico-politiques du
national-populisme autoritaire se traduit par des
oscillations, voire des contradictions dans les
énoncés programmatiques. Nationalisme
ou mondialisation (« mondialisme ») : le
dilemme resurgit dans l'espace doctrinal
du nouveau populisme4.
5) Un cinquième trait permet de
distinguer le national-populisme lepéniste des
populismes de tradition bonapartiste
recourant à une idéologie du
rassemblement national, dont le gaullisme constitue
l'illustration exemplaire la plus récente :
l'appel explicite à la discrimination des
individus selon leurs origines ethniques
ou leurs appartenances culturelles, et la
demande d'expulsion, plus ou moins
pour la «Fête du travail et des
travailleurs», Jean-Marie Le Pen dénonce ainsi
« les éléments d'un véritable complot : le
mondialisme », ainsi que «les valets du
complot » et « les tenants du Nouvel Ordre
mondial»1.
4) L'appel à la rupture purificatrice ou
salvatrice. L'appel au changement se
traduit de diverses manières : en finir avec
le désordre établi, abolir enfin la
corruption régnante, destituer les élites qui ont
trahi le peuple, rompre radicalement avec
le «système», accomplir une «seconde
Révolution française» qui serait la
« vraie » 2, fonder la Sixième République
(appel lancé par Le Pen, lors du Xe
congrès du Front national à Strasbourg le
31 mars 1997). Le changement prôné
s'ordonne aux valeurs dites
traditionnel es présentées comme « naturelles » (ordre,
autorité,
hiérarchie ;
travail,
famille,
patrie,
«valeurs» religieuses/morales).
Dans le discours orthodoxe, c'est le
«principe de la préférence nationale» qui
donne son orientation au changement
« réactionnaire », légitimant les
discriminations sur le marché de l'emploi et les
expulsions des catégories d'« étrangers
indésirables». Accompagnées du
démantèlement de l'État-providence et de la
réinstauration de la peine de mort («clé
de voûte» du système des sanctions), ces
mesures dessinent un modèle autoritaire :
le lepénisme relève en ce sens du «
populisme autoritaire» que certains analystes
(politistes ou sociologues), tel Stuart Hall,
avaient identifié en tant que mouvement
et configuration idéologique dès la fin
des années 1970, et qu'illustrèrent à leurs
3. Voir Stuart Hall, Martin Jacques (eds), The Politics of
Thatcherism, Londres, Lawrence and Wishart, 1983, en
particulier p. 19-39 (Stuart Hall) Stuart Hall, The Hard Road to
Renewal. Thatcherism and the Crisis on the Left, Londres New York, Verso, 1988, p. 7, p. 123-160.
4. « Un libre-échangisme sans frein détruit les économies
nationales au seul profit de l'idéologie cosmopolite » (Front
national, Programme de gouvernement. 300 mesures pour la
renaissance de la France, Paris, Éditions Nationales, 1993,
p. 127). Voir P. -A. Taguieff, ■ Un programme
"révolutionnaire" ? », dans Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front
national à découvert, op. cit., 1996, p. 195-227 (pour situer
cette position dans l'évolution de la doctrine orthodoxe)
P. -A. Taguieff, « Variations d'un programme de gouvernement-,
op. cit., p. 363 et suivantes.
1. «La Fête du travail et des travailleurs avec Jean-Marie
Le Pen et le Front national -, Présent, 3578, 3 mai 1996, p. 8.
Sur la dimension rhétorique de la vision conspirationniste,
voir P. -A. Taguieff, - La rhétorique du national-populisme -,
Cahiers Bernard Lazare, 109, juin-juillet 1984, p. 19-38 ;
P. -A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et
usages d'un faux, Paris, Berg International, 1992, t. 1.
2. Jean-Marie Le Pen, « Pour une vraie Révolution française»,
National-Hebdo, 62, 26 septembre 1985, p. 3. Voir P. -A. Taguieff,
« Un prograrnme "révolutionnaire" ? -, dans N. Mayer, P. Perrineau (dir.), \>p. cit., 1996, p. 197 et suivantes.
26
;:
euphémisée (le «retour au pays» des
immigrés d'origine extra-européenne), de
groupes ethno-culturels désignés comme
«inassimilables», et diversement
stigmatisés. Rassembleur et assimilateur, le
nationalisme gaulliste récuse en principe l'idée
qu'il existe des limites a priori, ethniques
ou culturelles, à la capacité d'intégration
des étrangers (individus ou groupes)
dans la société française. Sa dimension
populiste ignore toute mythologie des
origines ethniques « pures », à valeur autoréférentielle («nous, les [vrais] Français»)
ou hétéro-référentielle («eux, les
inassimilables»). Le national-populisme lepéniste se caractérise au contraire par une
xénophobie sélective, indissociable de
l'appel au rassemblement national et
fondée sur une échelle hiérarchique des
préférences et des rejets selon l'origine
ethnoculturelle : son appel au peuple est
discriminatoire et son rassemblement
national sélectif. Celui-ci s'opère selon
deux variantes : garantir l'unité du seul
peuple-souche, identique à soi et
homogène ; ou bien réaliser l'incorporation au
peuple français des éléments supposés
assimilables, définis ethniquement (race
blanche, origine européenne) et culturellement (religion chrétienne, catholique
de préférence)1. On reconnaît dans cette
distinction entre populisme gaulliste et
populisme lepéniste la catégorisation
idéaltypique des deux nationalismes
coexistant en France depuis la fin du
19e siècle : le nationalisme
d'assimilation, lié au patriotisme républicain, et le
nationalisme d'exclusion, lié à la réaction
antirépublicaine - pour reprendre une
proposition de Rogers Brubaker2.
O LES «NOUVELLES DEMOCRATIES» :
DES NÉO-POPULISMES ?
Dans certains régimes « hybrides »3;
post-autoritaires ou post-totalitaires, que
sont
les
«nouvelles
démocraties»4,
notamment en Amérique latine et en
Europe de l'Est, on peut voir, à la suite
de Guillermo O'Donnell, des figures de
la «démocratie délégative», formellement
distincte du type idéal de la démocratie
représentative classique. Ces régimes se
caractérisent d'abord par le fait qu'ils ont
succédé à des dictatures de divers types,
récemment renversées, dans des pays où
la démocratie n'avait historiquement
jamais été bien implantée5. On suppose
ensuite, plus généralement, que les
systèmes démocratiques post-dictatoriaux
sont «déformés» ou «distordus» par des
situations d'extrême inégalité sociale cas du Brésil, de la Russie ou de l'Inde et, concernant plus précisément les
formes institutionnelles, que les dimensions
de représentation et de participation y
sont sacrifiées au profit de la délégation.
O'Donnell esquisse la définition suivante
de ces régimes néodémocratiques,
souvent identifiés comme des formes
émergentes de néopopulisme : « Les
démocraties délégatives s'appuient sur cette
hypothèse de base : l'homme (ou
éventuellement la femme : voir Corazon
Aquino, Indira Gandhi et peut-être Isabel Perôn)
qui remporte une élection présidentielle
acquiert le pouvoir de gouverner le pays
comme il (elle) le juge approprié ... . Le
président (la présidente) est l'incarnation
de la nation et le principal arbitre de
l'intérêt national, qui est défini par luimême (elle-même) » 6.
1. - La population de notre pays est restée homogène depuis
ses origines. L'identité française est donc également liée au
sang. ... La nationalité cela s'hérite ■ (Bruno Mégret,
«Cinquante propositions ■ [16 novembre 1991], Présent, 22
novembre 1991, p. 7) ■ L'Europe est chrétienne, mais elle est aussi
blanche- (B. Mégret, Présent, 7 avril 1990, p. 3).
2. Rogers Brubaker, - De l'immigré au citoyen -, Actes de
la recherche en sciences sociales, 99, septembre 1993, p. 2325. Voir P. -A. Taguieff, ■ L'identité nationale un débat français-,
Regards sur l'actualité, 209-210, mars-avril 1995, p. 19-20.
3. Francisco C. Weffort, ■ Les "démocraties nouvelles"
analyse d'un phénomène«, Revue internationale des sciences
sociales, vol. XLV (2), 136, mai 1993, p. 292-294.
4. Ibid., p. 289.
5. Voir F.C. Weffort, op. cit., p. 289, p. 301 note 3 (qui
cite Samuel Valenzuela).
6. Guillermo A. O'Donnell, > Democracia delegativa ? -,
Novos Estudos CEBRAP, octobre 1991, p. 31 O'Donnell,
■ Delegative democracy?-, Working Papers, 172, Kellogg
Institute, 1993.
27
:
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
que. La posture critique- démystificatrice la
plus classique4 s'est retrouvée en phase
avec l'état de déception provoqué par le
sentiment diffus que «Plus ça change, plus
c'est la même chose», selon le mot
d'Alphonse Karr5. Ce qui suffit à montrer
la compatibilité entre la thèse
«réactionnaire» de l'inanité et la pratique de la
critique démystificatrice ou dénonciatrice.
Dure découverte que le changement
politique ne change rien, éprouvante
expérience de l'illusion du changement 6. Telle
est la conjoncture qui a favorisé le retour,
presque immédiat, des plus classiques
critiques de l'illusion politique ou du
spectacle politique, et, inséparablement, des
virulentes et rituelles dénonciations de
l'imposture ou de l'usurpation qu'ils
supposent. L'argument est récurrent: sous la
bannière de la démocratie, des forces non
démocratiques dominent et gouvernent ; la
démocratie n'est qu'une mise en scène :
les « plus démunis » (le peuple) ont le (seul)
droit de voter pour les candidats des
«privilégiés» (l'élite), seuls détenteurs du
pouvoir réel ; les élections sont vues comme
des «pièges à cons». Dès lors, la vie
politique apparaît
comme
un
«théâtre
d'ombres»7, simulacre de l'impossible
démocratie masquant le pouvoir réel d'une
oligarchie.
Faut-il voir dans ces «nouvelles
démocraties » « post-totalitaires » ou « postautoritaires » caractérisées comme « pauvres » 8
Cette caractérisation générale ne doit
pas masquer le fait que, dans la réalité
sociopolitique, les démocraties
représentatives comportent toujours elles-mêmes
une certaine dimension délégative 1. Et
elle ne doit surtout pas faire oublier que
dans les «nouvelles démocraties» du
Second et du Tiers Monde des années
1980 et 1990 on observe une inquiétante
«cassure entre la démocratie en tant que
mouvement et la démocratie en tant que
régime » 2. Il convient ici de préciser les
raisons du malaise. Dans les
néodémocraties latino-américaines ou
est-européennes, le décalage est flagrant entre
la relative efficacité des formes
institutionnelles de la démocratie-régime et leur
inefficacité quant aux exigences de
réformes sociales et économiques. La
démocratie-régime n'y répond pas non plus
aux aspirations à une plus large et plus
intense participation politique, qui
portent ou ont porté la
démocratie-mouvement. Le «désenchantement
démocratique»5
passe
alors
des
vieilles
démocraties ancrées dans des sociétés
riches aux nouvelles démocraties,
perçues non seulement comme fragiles mais
encore et surtout comme décevantes.
C'est la fin des illusions concernant
l'avenir de la démocratie dans certains pays,
liée à un profond sentiment de
frustration. Car la sortie du totalitarisme ou de
l'autoritarisme n'a pas tenu ses
promesses : la liberté ne s'est pas accompagnée
de prospérité ni d'égalité. Aussi la
classique critique marxiste des démocraties
«formelles», au nom de la démocratie
réelle, est-elle revenue à l'ordre du jour,
plus ou moins «démarxisée» et
reformulée comme une critique de la confiscation
oligarchique du pouvoir démocratique,
ou du pouvoir réel/caché qui instrumentalise la «façade» du régime
4. Voir Jean-Pierre Dupuy, -John Rawls et l'instabilité de
tout modèle de la justice sociale », Cahiers du CREA, 4,
septembre 1984, p. 38-45.
5. A. Karr, cité par Albert O. Hirschman, Deux siècles de
rhétorique réactionnaire, traduction française P. Andler, Paris,
Fayard, 1991, p. 78.
6. Voir A.O. Hirschman, op. cit., p. 85, qui cite François
Furet à propos de la Révolution française « Et s'il n'y avait,
dans ce discours de la rupture, que l'illusion du changement?»
{Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 31).
7. Pierre Bourdieu, <• La représentation politique. Éléments
pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche
en sciences sociales, 36-37, 1981, p. 8. Pour une critique de
cette vision critique/démystificatrice, voir Marc Abélès, ■ Mises
en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès,
8-9, 1990, p. 241-259.
8. L'expression « démocratie pauvre » est due à Dante Caputo
et Jorge Sabato, - La intégraciôn de las democracias pobres
opportunidades y peligros », manuscrit non publié, Buenos
Aires, 1990 (cité par Welfort, art. cité, p. 302, note 15).
1. F.C. Weffort, op. cit., p. 297.
2. Ibid., p. 297-298.
3. Voir Guy Hermet, « Le désenchantement des vieilles
démocraties -, Revue internationale des sciences sociales,
vol. XLIII (3), 129, août 1991, p. 481-491.
28
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
ou «vides» - voire comme «démocraties
des pauvres » -, une forme de populisme,
ou encore des indices de l'émergence
d'un «néopopulisme»? C'est là un
problème de catégorisation qui divise les
spécialistes de science politique.
Francisco C. Weffort, pour sa part, dénonce
la confusion entre les «nouvelles
démocraties», de type délégatif, et le
populisme, même s'il reconnaît qu'elles
empruntent à celui-ci, «ou, mieux encore,
même si le populisme s'en inspire»1.
Selon cet excellent connaisseur des
populismes latino-américains, la
démocratie délégative est «un concept plus
général» que le populisme, en ce qu'il
«englobe toute situation ou tout régime
démocratique caractérisé par la primauté
du principe de délégation sur les autres
principes de médiation entre les
intérêts»2. L'une des sources des difficultés
théoriques rencontrées tient au modèle
à géométrie variable qu'on forme du
«populisme». Si l'on suit Weffort, qui
réduit le populisme à sa variante latinoaméricaine classique (péronisme, gétulisme, etc.), il n'est pas question
d'interpréter
les
«nouvelles
démocraties»
comme des formes contemporaines de
populisme. Dans sa perspective, la
démocratie délégative constitue une souscatégorie ou un type particulier de la
démocratie représentative, et ses traits
dominants sont «l'exercice personnel du
pouvoir, les élections de type
plébiscitaire et le clientélisme électoral »3.
Il est cependant possible d'avancer,
avec des arguments solides, l'hypothèse
qu'un «néopopulisme» est en cours
d'émergence depuis la fin des années
1980. Prenons l'exemple du Brésil, où
les identifications politiques, à la fin de
la dernière décennie, paraissaient
dominées - à suivre la littérature
journalistique - par le modèle du populisme, ou
plutôt par l'ombre du populisme, sans
que soit clairement définie la frontière
entre ce qui relève d'une tradition
politique et ce qui marque une émergence,
liée notamment à l'exploitation des
ressources symboliques offertes par la
télévision («télépopulisme»). Durant la
campagne pour l'élection présidentielle en
1989, Fernando Collor de Mello (élu) a
été défini comme «conservateur
néolibéral » ou comme « populiste de droite »,
voire «populiste de centre-droit»4. D'où
l'hypothèse du surgissement d'un
nouveau type de populisme étranger à toute
préoccupation sociale, exaltant la société
de marché dans la perspective du
libéralisme économique intégral. Disons : un
libéral-populisme. Il n'est pas sans intérêt
de noter que le rival de Fernando Collor,
Leonel Brizola (principal adversaire
supposé du premier tour de l'élection
présidentielle), considéré comme le dernier
grand leader du populisme radical des
années I960, a été identifié dans les
médias comme un «travailliste», un
«populiste progressiste» (ou un
«progressiste populiste »), un « leader populiste
vétéran» s'inspirant «du nationalisme de
Gétulio Vargas», un «populiste de
gauche», ou encore comme un «populiste»
de tendance «social-démocrate»5. Bref,
un populiste à l'ancienne, contrastant
avec le nouveau populiste Collor. Quant
à Luis Inacio Lula da Silva, adversaire
de Collor au second tour, son étiquetage
a été plus simple: «gauchiste» (c'est-àdire «de gauche»), «marxiste» ou
«socialiste». Mais l'on a aussi accordé à Lula
un «charisme» de «lutteur populaire»,
souvent décrit comme un «orateur
naturel» au «langage imagé »6. Dans le
langage médiatique à la française des
années 1990, Lula pourrait être identifié
4. Voir Fernando Ewerton, ■ Les élections brésiliennes de
1989 vues par les agences de presse internationales », Hermès,
8-9, 1991, p. 65, p. 67-70.
5. Ibid., p. 72-73.
6. Ibid., p. 70-72.
1. F.C. Weffort, art. cité, p. 298.
2. Ibid.
3. Ibid.
29
;:
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
comme un leader «populiste» de gauche
et classé dans la même catégorie qu'un
Bernard Tapie.
Les élections présidentielles qui se sont
déroulées en 1989 au Brésil et au Pérou,
et qui ont abouti aux élections,
respectivement,
de
Fernando
Collor
et
d'Alberto Fujimori, illustrent ce que Weffort appelle la «politique de l'antipolitique », créatrice de situations politiques où
« le plébiscite et le pouvoir personnel sont
devenus les pierres angulaires du
système»1. Il en va de même pour l'élection
à la présidence, en Argentine, de
Carlos Menem, à la différence notable
que Menem (comme son principal
adversaire) était le chef d'un «parti politique
bien dessiné, dans un pays où les partis
sont considérés comme des éléments
décisifs du système politique»2. Parler
dans ces trois cas de « néopopulisme »
risque de faire surgir une illusion
typologique, née de la «tendance, récurrente
chez les analystes, à assimiler le présent
au passé», poursuit Weffort3, dont la
position critique recoupe largement nos
analyses du mythe historiographique des
«résurgences». À suivre Weffort, on peut
caractériser deux différences essentielles
entre le populisme latino-américain
classique, celui qui s'est manifesté des
années 1930 aux années I960, et les
«nouvelles démocraties» de style délégatif, qui s'avéreraient par là même
irréductibles au modèle du «populisme»
construit en stricte référence aux populismes historiques d'Amérique latine.
En premier lieu, au Brésil et au Pérou
le populisme classique « impliquait le
progrès social, c'est-à-dire une amélioration
mesurable de l'égalité sociale», alors que
«les victoires de Collor et de Fujimori
ont démontré que les "gens ordinaires"
et les pauvres voulaient que quelqu'un
résolve les problèmes économiques
urgents qu'ils n'arrivaient pas à résoudre
eux-mêmes»4. Les électeurs de Fujimori,
Collor ou Menem attendaient de ces
derniers qu'ils trouvent des « solutions
immédiates aux problèmes économiques»5.
Les dirigeants élus sont imaginés comme
des sauveurs et des seigneurs toutpuissants, des hommes providentiels
incarnant des promesses de solution. En
second lieu, les expériences pppulistes
classiques s'inscrivaient dans des
contextes caractérisés par une «contestation
sociale» et une «mobilité sociale
ascendante pour les masses populaires», alors
que dans les années 1980 et 1990, la
conjoncture est « marquée par un profond
désespoir sur le plan social, aux limites
de l'anomie et de la désarticulation»^.
Ce mélange d'apathie collective et
d'absence de tout horizon d'attente
caractérise l'état du social dans les «nouvelles
démocraties » post-totalitaires d'Europe
de l'Est comme dans celles,
postautoritaires, d'Amérique latine. C'est
surtout dans ces dernières que la confiance
délégative perd toute mesure : les
nouveaux présidents, à peine élus, peuvent
changer d'avis ou d'orientation générale,
notamment sur les questions
économiques, sans que leurs électeurs s'en
émeuvent. Cette conduite palinodique a été
illustrée avec éclat par Fujimori et
Menem. Mais si les programmes des élus
ont autant changé, c'est qu'ils tendaient
déjà au minimum, exprimé par la devise
de Menem durant sa campagne
électorale : «Suivez-moi» (Siganmè). Pour ces
démagogues respectant le décor
démocratique, il ne s'agit pas, pour gagner les
4. Ibid.
5. Ibid. Pour plus de précisions, voir Valeria Morera,
« Diplomatie néo-populiste Argentine 1989-1992 », mémoire
de D.E. A., Institut d'études politiques de Paris, juin 1992;
Camille Goirand, « La résurgence du populisme dans les
démocratisations d'Amérique latine -, mémoire de D.E.A., I.E. P. de
Paris,
septembre 1993 ; Olivier Dabène, L'Amérique latine au
XXe siècle,
Paris, Armand Colin, 1994, p. 180-182.
6. F.C. Weffort, art. cité, p. 299 Hélgio Trindade, Élections présidentielles et transition politique en Amérique latine »,
Revue internationale des sciences sociales, XLIII (2), mai 1991,
p. 321-334.
1. F.C. Weffort, art. cité, p. 298.
2. Ibid., p. 299.
3. Ibid.
30
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
élections, de convaincre le peuple de la
justesse des objectifs fixés par un
programme explicite, il s'agit seulement de
gagner sa confiance. Telle aura été, dans
l'Italie de 1994 désorientée par la
corruption généralisée, la stratégie médiatique
de Silvio Berlusconi, qui peut se réduire
à un unique message : « Faites-moi
confiance, parce que je suis le plus digne
de confiance, ainsi que le prouve ma
réussite personnelle». Dans le même
sens, à propos de la compétition entre
Lula (candidat du Parti des travailleurs)
et Collor, un bon observateur notait :
«Aucun des deux n'en appelle vraiment à
la raison. Peut-être cela les définit-il
comme les candidats les plus
modernes. ... Le plus efficace serait celui qui
parviendrait à convaincre le maximum
de personnes de sa sincérité et de sa
capacité à améliorer la situation du
pays»1. La mise en exergue et en scène
de la «sincérité» ou de l'authenticité
(«j'apparais tel que je suis »/«ce que je
dis, je le pense») n'est nullement
exclusive d'un usage tactique de l'ambiguïté,
voire de l'équivocité. Murray Edelman a
finement montré que l'absence de prises
de position claires et nettes constituait
une condition d'efficacité symbolique
dans l'espace de la compétition politique,
en permettant la construction de la
popularité des candidats ou des dirigeants :
«Seule l'ambiguïté, et non la précision,
peut augmenter la popularité d'un
candidat; et c'est par sa popularité, et non
par son idéologie, qu'un dirigeant peut
servir les intérêts de son parti : les
responsables politiques sont d'autant plus
utiles qu'ils sont susceptibles de
représenter toute signification que les groupes
concernés souhaitent leur prêter»2.
L'usage tactico-stratégique de
l'ambiguïté en politique se justifie par une
bonne raison : les positions trop nettes
et tranchées d'un candidat déclaré
risquent de dissuader nombre de ses
électeurs potentiels de voter pour lui. Le flou
des orientations et l'indétermination des
choix s'ajoutent au degré zéro du
message programmatique pour faire surgir
ce qui reste : la figure d'un sauveur «soft»,
doté d'un doux charisme, que sa
séduction médiatique - à dominante
télévisuelle - suffit à instaurer. Il y a bien
appel au peuple et appel du peuple à
un sauveur. Mais nous sommes loin du
bonapartisme historique : il n'y a rien de
martial dans les promesses vagues
lancées par le leader en vue de satisfaire
« le désir des masses » ; il n'y a plus la
mémoire d'une grandeur passée, ni le
rêve de la faire renaître. Le charisme
télévisuel est dénué de sublime. On y peut
néanmoins reconnaître un style
bonapartiste désublimé, qui revient à une
exploitation conjoncturelle des rêves de
solutions immédiates à des problèmes
insolubles dans des situations intenables,
à travers diverses formes de messianisme
vidéo-politique 3. Rien n'empêche le politiste de qualifier de «néopopulistes» ces
pratiques et ces mobilisations où un rêve
d'immédiateté est incarné par un sauveur
semi-charismatique dont la télégénie
supplée à la clarté du programme.
«Néopopulistes» ou non, les
démocraties de type délégatif paraissent, par leur
fonctionnement, vider de tout contenu
la démocratie représentative
traditionnelle. C'est ce qui conduit certains poli3. H. Trindade suppose que les sociétés latino-américaines
sont - en train d'accoucher d'une nouvelle culture politique
sous l'influence des moyens de communication de masse -,
dont le • césarisme électronique ■ caractérisant les ■ nouveaux
populismes de droite • (Collor et Menem) serait la
manifestation la plus visible (art. cité, p. 333). La vague des néopopulismes de droite, ralliés à une vision libérale de
l'économie, peut cependant refluer sous la pression du
mécontentement populaire et rien n'empêche que ■ renaisse le vieux
populisme de gauche en tant que réaction nationaliste à
l'internationalisation de l'économie • (ibid.).
1. Carlos Eduardo Lins da Silva, cité par Carlos Alberto
Me;esseder Pereira, ■ Politique et culture dans le Brésil
contemporain. L'expérience des élections présidentielles de 1989 -,
Hermès, 8-9, 1991, p. 27.
2. Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique,
traduction
(lere
éd. française
américaine,Ch.Chicago,
Cler, Paris,
1988). Le Seuil, 1991, p. 125
31
PIERRE-ANDRE TAGUIEFF
tistes, tel Weffort, à proposer le modèle
de la «démocratie vide» ou de la
«démocratie faible». On retrouve le scheme de
l'opposition entre apparence
(démocratique) et réalité (non démocratique). Si
les « nouvelles démocraties » peuvent être
dites faibles, précise Weffort, c'est parce
qu'elles «masquent les décisions prises
par les véritables centres de pouvoir,
lesquels se situent ailleurs - et le plus
souvent cet " ailleurs " ne recouvre rien
d'autre que l'héritage laissé par l'État
autoritaire d'hier»1. Cette interprétation
pessimiste est logiquement articulée avec
la thèse de l'inanité d'Hirschman : rien
ne change sauf le décor, les apparentes
ruptures voilent les réelles continuités.
Le décryptage des «nouvelles
démocraties » refait dès lors les chemins du
démasquage « machiavélien » (à la Pareto ou à
la Mosca) des démocraties modernes
comme oligarchies ou
ploutocraties
déguisées. Avec une circonstance
aggravante : le recours massif aux ressources
médiatiques qui permettent d'étendre et
de renforcer l'illusion politique d'un
«pouvoir du peuple». Ce qui n'est pas
contestable, en deçà des systèmes
d'interprétation, c'est que les démocraties délégatives sont des démocraties faibles,
voire ultra-faibles, à l'exécutif hyperpersonnalisé mais aux décisions
surdéterminées et dont les dirigeants suprêmes
ont été élus pour leurs qualités
médiatiques d'autoprésentation. Il faut donc
tenir compte de la réalité du
télépopulisme, indissociable de l'émergence
des démocraties faibles ou vides, et d'un
nouveau
type
de
sauveur,
semicharismatique et télévisuellement
fabriqué. L'entreprise télépopuliste d'un Collor, par exemple, n'a fonctionné en 1989
qu'en s'appuyant sur une stratégie de
marketing2 qui a réussi à construire un
leader messianique comme le fera
coni en 1994. À bien des égards, la
campagne présidentielle de Jacques Chirac
en 1995, fondée sur quelques images
consensuelles et métaphores
approximatives (dénonciation de la «fracture
sociale», appel à la «lutte contre
l'exclusion», déploration de la «coupure entre
le peuple et les élites»), vite oubliées
après son élection à la présidence, relève
du même style «néopopuliste». Les
vieilles démocraties en arrivent ainsi à
fonctionner comme les nouvelles, moins par
l'appel au peuple que par l'appel du vide.
Dans les démocraties post-autoritaires
d'Amérique latine, entre la «transition»
et la « consolidation » $, l'impératif
néolibéral de flexibilité, la marche forcée
vers les «nécessaires» ajustements
économiques paraissent favoriser
l'émergence de formules de substitution de
l'exigence communautaire : populismes
et fondamentalismes. L'hypothèse a été
formulée avec force par Norberto Lechner: «Le populisme exprime avant tout
une défense de la communauté»4. La
modernisation selon les normes
exclusives du «turbo-capitalisme»5, l'imposition
des processus de
déstructuration/restructuration sans fin pour réaliser le marché
planétaire, engendrent une fragmentation
sociale accélérée. La formule substitutive
qu'est le populisme offre une
communauté rêvée à ceux qui vivent
douloureusement la désintégration des liens de
solidarité, sur le mode de 1'«
individualisme négatif» 6. La défense de la
communauté fictive «s'appuie généralement sur
un passé idéalisé, sur une solidarité irré3. Voir Terry Lynn Karl, Philippe C. Schmitter, •< Les modes
de transition en Amérique latine, en Europe du Sud et de
l'Est », Revue internationale des sciences sociales, XLIII (2),
128, mai 1991, p. 285-302.
4. Norberto Lechner, « À la recherche de la communauté
perdue. Les défis de la démocratie en Amérique latine -,
Revue internationale des sciences sociales, XLIII (3), août 1991,
p. 587.
5. Voir Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger,
traduction française S. Dulucq, Paris, Odile Jacob, 1995, p. IIXVI.
6. Voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 461 et suivantes.
1. F.C. Weffort, art. cité, p. 301.
2. C.A. Messeder Pereira, art. cité, p. 18. Rappelons que
le président Collor a été destitué en septembre 1992.
32
;:
LE POPULISME ET LA SCIENCE POLITIQUE
médiablement perdue», note Lechner,
avant d'insister justement sur la
dimension affective des mobilisations
populistes : « Peu importe l'absence totale de
perspectives d'avenir, ce qui compte c'est
le présent :
la
restauration ici
et
aujourd'hui d'un sentiment de
communion. Le populisme, qui fait appel à des
formes émotionnelles de cohésion et
d'identité, n'a que faire du contenu des
programmes. C'est pourquoi il peut se
combiner avec des programmes de
modernisation économique»1. Quand la
sphère publique tend à se réduire au
marché, la quête communautaire, plutôt
que de se fixer l'objectif de fonder la
communauté des citoyens, se laisse
capter par les professionnels de la
séduction vidéo-politique.
1. N. Lechner, art. cité, p. 587. Voir Rudiger Dornbusch,
Sebastian Edwards (eds), The Macroeconomics of Populism in
Latin America, Chicago, University of Chicago Press, 1991
Denise Dresser, Neopopulist Solutions to Neoliberal Problems :
Mexico's National Solidarity Program, University of California,
San Diego, Center for U.S.- Mexican Studies, Current Issue
Brif, 3, 1991 Graciela Ducatenzeiler, Philippe Faucher, Julian
Castro Rea, - Amérique latine les échecs du libéral-populisme -,
Revue canadienne d'études du développement, XIV (2), 1993,
p. 173-195 Lorenzo Meyer, » El presidencialismo. Del populismo al neoliberalismo », Revista Mexicana de Sociologia, LV
(2), avril-juin 1993, p. 57-81 ; Kenneth M. Roberts, art. cité,
1995.
Directeur de recherche au CNRS, Pierre -André
Taguieff a acclimaté en France le concept de
«national-populisme» (notamment dans «La rhétorique du
national-populisme», Mots, 9, octobre 1984). Il
approfondit ici une réflexion lancée dans «Political
Science Confronts Populism», Telos, 103, printemps
1995 et dans «Le populisme», Universalia 1996, Paris,
Encyclopaedia Universalis. Il a récemment publiéLa
République menacée. Entretiens avec Philippe
Petit, Paris, Textuel, 1996.
D
33