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Robert Nadeau Professeur de philosophie, Université du Québec à Montréal (1983) “L’épistémologie comme idéologie” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 2 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Robert Nadeau, “L'épistémologie comme idéologie” (4 août 1983). Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Claude Savary et Claude Panaccio, L'idéologie et les stratégies de la raison. Approches théoriques, épistémologiques et anthropologiques, pp. 119-147. Montréal: Éditions Hurtubise HMH ltée, 1984, 236 pp. Collection Brèches. Avec l’autorisation formelle de M. Robert Nadeau, professeur titulaire, département de philosophie, Université du Québec à Montréal, le 27 avril 2004. Courriel : nadeau.robert@uqam.ca Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 4 novembre 2004 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) Table des matières Introduction 1. La science comme idéologie et l'épistémologie comme idéologie de la science 2. Principe, norme, critère et règle 3. Clarification de la notion de “méthode de la science” 3 Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) Introduction 4 * Retour à la table des matières Une conception épistémologique très répandue veut que l'on assimile la connaissance scientifique au système de nos croyances vraies et justifiées. On peut, cependant, éviter la psychologisation en parlant non pas de « croyances », mais de propositions, énoncés (sentences), ou assertions (statements). Cependant l'évitement n'est que partiel et a plutôt l'allure d'une esquive, puisque la question de savoir « qui parle » importe encore. L'évitement paraîtra néanmoins total à celui qui se montrera prêt à envisager la science comme une réalité indépendante de ce que Piaget appelle le sujet épistémique. C'est un pas décisif que plusieurs ont fait déjà, entre autres dans le cadre de l'empirisme logique et dans celui du falsificationnisme 1, et qui commande un point de vue philosophique maintenant attaqué de toutes parts. En effet, au tournant des années soixante, principalement dans les travaux de Kuhn, Feyerabend, Toulmin, une tout autre perspective prend forme. Le système des idées scientifiques n'est plus approché du seul point de vue de sa reconstruction rationnelle possible mais est maintenant considéré comme doté * 1 Dans tous les cas où la chose était possible, nous nous sommes référé aux versions en langue française indiquées en bibliographie. Cf. K. POPPER, « Epistemology Without a Knowing Subject », in Popper (1972), chap. 3. Ce chapitre est l'un des trois qui ont été retenus dans l'édition partielle en traduction française de Objective Knowledge. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 5 d'un temps propre, c'est-à-dire comme ayant une histoire spécifique dont il importe de comprendre la dynamique. Histoire des sciences, psychologie cognitive, sociologie de la connaissance, socio-politique de la recherche dans les diverses disciplines deviennent rapidement des façons d'approcher la science radicalement différentes de ce qu'a été jusque-là la philosophie des sciences et qui prennent même le contre-pied du programme de recherche d'une discipline qui croyait être parvenue, au cours des quelque cent dernières années, à établir ses bases dans l'immense domaine du savoir. La science ne doit plus être conçue comme l'édifice abstrait des concepts bien construits et des hypothèses correctement vérifiées, elle est le fruit des intérêts humains et la résultante de processus qui, pour être rationnels, ne se laissent néanmoins pas réduire à leur seule dimension logique. En ce sens, la science n'est qu'une idéologie parmi d'autres possibles, une façon de voir et de faire les choses que seule une enquête mutidisciplinaire peut permettre de comprendre dans toute sa complexité. Et, par voie de conséquence, la philosophie de cette activité qu'est la science, pour autant que non seulement elle la privilégie comme activité rationnelle mais encore qu'elle s'y enracine elle-même, et c'est bien ce qu'a fait jusqu'ici l'épistémologie, est elle-même idéologie. Il serait faux de prétendre cependant que dans la perspective orthodoxe ou standard on n'était pas conscient de la complexité du phénomène « Science »: Carnap, par exemple, entrevoyait clairement qu'une théorie de la science aurait à faire place aux dimensions psychologique, sociologique et historique de son objet 2. Mais il pensait également que l'élaboration d'une logique de la science était non seulement essentielle, mais irréductible aux autres perspectives, dans la mesure où les questions de validité nécessitaient un traitement sui generis 3. De même, Popper voyait bien que la question de l'acceptation ou du rejet des énoncés de base susceptibles de corroborer ou de réfuter les théories scientifiques constituait une question réelle; mais il en faisait une question empirique de la psychologie qui, comme telle, ne relevait ni de la logique, ni de la méthodologie de la science 4. Ce sont justement les concepts logico-méthodologiques acceptés par les scientifiques ou mis au jour par les épistémologues qui sont maintenant interprétés comme constituant la propre « idéologie de la science »: l'expression 2 3 4 R. CARNAP (1934), section 72, distingue entre une logique de la science et une entreprise beaucoup plus vaste qu'il appelle théorie de la science, dont la logique de la science ne serait qu'une partie, et qui inclurait aussi les questions propres aux disciplines empiriques que sont l'histoire, la sociologie et, par-dessus tout, la psychologie. Hans Reichenbach s'explique ainsi sur la spécificité de l'entreprise: « What epistemology intends is to construct thinking processes in a way in which they ought to occur if they are to be ranged in a consistent system; or to construct justifiable sets of operations which can be intercaleted between the starting-point and the issue of thought-processes, replacing the real intermediate links. Epistemology thus considers a logical substitute rather than real processes. » (Cf. H. REICHENBACH (1938), pp. 4-5.) Cf. K. POPPER (1959), chap 5. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 6 dénote ainsi le système des standards de scientificité que les scientifiques utilisent explicitement pour se définir comme tels 5, ou encore, plus généralement, le discours que tiennent aussi bien les scientifiques que les philosophes dans leur défense et illustration de la science 6. Si l'on peut paraître fondé, d'un certain point de vue, à considérer la science comme l'idéologie par excellence de notre temps 7, l'est-on pour autant à faire de l'épistémologue, c'est-à-dire de celui qui pose aux sciences les questions logico-méthodologiques de leur validité, quelqu'un qui, ne parlant que par ukases et décrets, renforcerait cette idéologie dominante et empêcherait, à toutes fins utiles, qu'on en circonscrive les limites? 5 6 7 C'est dans ce sens que va Toulmin: « Suppose we consider only aspirations: i.e., the explicit program to which natural scientists would subscribe as a question (so to speak) of ideology. As a matter of broad principle, scientists commonly take it for granted that their criteria of 'truth', 'verification', or 'falsification' are stateable in absolute terms. In principle, that is, these criteria should be the same for scientists in all epochs, in all cultures, and should remain unaffected by such factors as political prejudice and theological conservatism » (S. TOULMIN (1967), p. 463). Toulmin se charge de faire voir que l'anhistoricité de ces critères est illusoire et que « these selection-criteria are and are rightly - determined predominantly by the professional values of the community of scientists in question » (ibid. p. 464). De même, Kuhn utilise « ideology » pour se référer au « value system... current in (one's) discipline (and to a great extent in other scientific fields as well) » (T. S. KUHN (1970 b), p. 238). Feyerabend dit des « apologistes du rationalisme », cette idéologie des scientifiques et des philosophes, qu'ils ne sont rien de plus que les « propagandistes » de leur tradition. (P.K. FEYERABEND (1981 b), p. 9) Il ajoute en note: « This applies also to Popper's account... » C'est le propre de Feyerabend (cf. par ex. P.K. FEYERABEND (1981 a), p. 162), mais aussi de J. HABERMAS (1973). Mais Feyerabend n'hésite pas non plus à désigner les conceptions scientifiques de Galilée ou d'Einstein du nom d' « idéologie » (cf. P.K. FEYERABEND (1975), p. 195), et il utilise ce terme pour désigner tout aussi bien sa démarche personnelle (ibid, p. 105 n° 3 où il est question de « l'idéologie du présent essai »). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 7 1. La science comme idéologie et l'épistémologie comme idéologie de la science Retour à la table des matières Certes, dans la mesure où chacun est libre d'avancer les définitions qu'il veut bien, « idéologie » peut entrer dans le definiens de « science »; mais pour autant qu'il nous importe de penser les rapports entre deux réalités posées comme distinctes, il ne nous sert à rien de définir « théorie scientifique » par « élément d'une classe d'entités idéologiques 8 », même si le terme « idéologie » n'est pas utilisé comme primitif et qu'une chaîne de définitions vient en préciser le sens. Car c'est tout autre chose que nous voulons dire quand nous qualifions la théorie proposée par quelqu'un d' « idéologique ». C'est cet autre sens, vague à souhait, qu'il nous faut d'abord cerner. Et c'est ce sens du terme qui est à l'œuvre quand Popper parle de « l'utopisme » comme étant « un élément de l'idéologie historiciste 9 » ou encore quand il qualifie Platon « d'idéologue totalitariste 10 ». Le terme semble ici péjoratif et se réfère au système des opinions morales et socio-politiques dont quelqu'un se fait à tort le propagandiste. L'on conçoit aisément, dès lors, que l'activité de science serve à justifier de telles opinions: en ce sens, on dira que la science a une fonction idéologique, ou encore qu'une classe sociale se sert de certains résultats ou hypothèses scientifiques pour défendre ou mousser ses intérêts économiques propres. Mais on peut également penser que non seulement la science sert de fait les intérêts d'un groupe, mais encore qu'elle se laisse structurer par de tels enjeux 11, comme si ce que Lakatós désignait par le « noyau dur » des 8 9 10 11 Dans la discussion qu'il fait du concept de «probabilité d'une théorie (POPPER, (1959), section 80, n° 5, p. 265), Popper dit qu'il nous est tout à fait loisible de « considérer la théorie comme un élément d'une classe d'entités idéologiques - les théories proposées, par exemple, par d'autres savants - et nous pouvons alors déterminer les fréquences relatives à l'intérieur de cette classe». Cf. POPPER (1956) p. 73. Cf. POPPER (1967). CICCOTTI et al. (1967), un collectif de physiciens italiens, entendent précisément montrer que la recherche scientifique fondamentale est dépendante de facteurs idéologiques et Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 8 programmes de recherche scientifique incluait nécessairement de tels facteurs 12. On peut enfin considérer que l'idéologie spécifique du scientifique est formée du système de valeurs épistémologiques auxquelles il adhère, la testabilité ou la falsifiabilité des théories par exemple 13, ou encore que, pour autant que de telles valeurs servent à absolutiser la pratique des sciences, elles jouent un rôle idéologique qu'autrement, peut-être, elles ne joueraient pas 14. Vraisemblablement, nul ne contestera que l'entreprise scientifique obéit à une sorte de « loi éthique » dont la forme impérative pourrait être: « Fais en sorte d'interroger la nature en façonnant des hypothèses de manière que les prédictions qui pourront en être inférées seront plus facilement réfutables parce que plus précises 15. » Et c'est justement parce qu'elle inclut de telles « maximes », pour ne pas dire qu'elle s'y réduit, que la méthodologie de la connaissance scientifique élaborée par Popper est qualifiée par Kuhn d' « idéologie ». En effet, dans le fameux débat qui l'oppose à Popper en 1965 16, la thèse centrale de Kuhn est ainsi présentée: I am not clear that what Sir Karl has given us is a logic of knowledge at all (...) I shall suggest that, though equally valuable, it is something else entirely. Rather than a logic, Sir Karl has provided an ideology; rather than methodological rules, he has supplied procedural maxims 17. Cependant, quand vient le temps de conclure, Kuhn est plus nuancé puisque, loin de trouver inconvenante ou fausse l'idée -défendue avec beaucoup d'insistance par Popper - selon laquelle l'entreprise de Popper est une « logique de la connaissance » (scientifique), il affirme: 12 13 14 15 16 17 qu'une épistémologie complète doit intégrer l'étude de tels facteurs. Cf. par exemple pp. 69-71 et 104. « La théorie de l'idéologie de Marx peut être considérée comme une théorie particulière de la nature du 'noyau dur' de Lakatos. Marx avait tout à fait raison de croire que 'l'idéologie' joue un rôle important dans la théorisation scientifique, mais il avait tout aussi tort de penser que le caractère de classe de cette idéologie jouait un rôle décisif pour l'acceptation ou le rejet des théories scientifiques » (Marc BLAUG (1980), p. 34, n° 25). Le collectif ROSE, ROSE et al. (1977) insiste sur le « rôle idéologique » des notions d'objectivité et de rationalité scientifique. Pour Horkheimer, par exemple, parce qu'elle est posée, à notre époque, « comme un absolu, comme si (elle) était fondée dans une essence propre de la connaissance ou de quelque autre façon en dehors de l'histoire, (elle) se mue en une catégorie idéologique réifiée». (Cf. M. HORKHEIMER (1974), p. 22.) Jules Vuillemin formule cette « ethical law » de la manière suivante: « Interrogate nature by bringing out hypotheses in such a way your predictions, being more precise, are more easily falsified » (VUILLEMIN (1979), p. 85). Lors du International Colloquium in the Philosophy of Science tenu à Bedford College, Regent's Park, Londres, du 11 au 17 juillet 1965. Le volume 4 des actes de ce colloque furent publiés par Imre Lakatós et Alan Musgrave sous le titre Criticism and the Growth of Knowledge. (Cf. Y. LAKATOS & MUSGRAVE, eds (1970). Cf. T.S. KUHN (1970 a), p. 15 ou KUHN (1977), p. 283. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 9 An essential role in his methodology is played by passages which I can only read as attempts to inculcate moral imperatives in the membership of the scientific group 18. Pour Kuhn, de telles maximes et de telles valeurs, dans la mesure où elles sont institutionnalisées et qu'elles en viennent à faire corps avec l'entreprise scientifique elle-même, peuvent rendre compte de choix effectués et de décisions prises par les chercheurs et que la logique ou l'expérimentation ne pourraient expliquer par elles-mêmes 19. Kuhn, pour sa part, leur accorde, sous le nom de « socio-psychological imperatives », une importance certaine dans la dynamique des disciplines scientifiques et c'est dans cette perspective que les règles épistémologiques deviennent à leur tour des objets d'enquête du psycho-sociologue de la science 20. Kuhn hésite donc entre dire ou bien que l'épistémologie, envisagée comme ensemble d'énoncés, n'inclut que des énoncés impératifs qui se présentent faussement sous le couvert de règles de méthode, ou bien que l'épistémologie est composée de deux sous-ensembles, le sous-ensemble des « impératifs moraux » dits aussi « maximes de procédure », et le sous-ensemble des énoncés autres, et la fonction ou le statut de ces derniers est totalement laissé dans l'ombre. C'est sans doute en pensant à quelque chose d'analogue à ces maximes et valeurs que Feigl a pu parler de « l'idéologie du positivisme logique 21 », et que Laudan a pu qualifier l'épistémologie d' « activité partisane» en se référant expressément aux interventions respectives de Popper contre Marx et contre Freud, et à celle de Duhem contre la mécanique statistique. Et l'on n'aurait aucune difficulté à allonger la liste pour étayer la thèse de Laudan selon laquelle la philosophie de la science a servi de « machine de guerre pour arbitrer des controverses scientifiques 22 ». Ce qui semble faire problème pour Laudan cependant, c'est qu'à chaque fois on ait pris pour acquit qu'il existait un ensemble de règles de la méthode scientifique aussi bien universelles que transhistoriques, alors que les normes de la rationalité sont selon lui relatives à chaque époque de l'histoire 23. C'est pour cette raison fondamentale que 18 19 20 21 22 23 Cf. T.S. KUHN (1970 a), p. 22 ou KUHN (1977), pp. 291-292. « Institutionalized and articulated further (and also somewhat differently) such maxims and values may explain the outcome of choices that could not have been dictated by logic and experiment alone » (ibid.). C'est la même approche qui prévaut dans T.S. KUHN (1962). La thèse y est beaucoup plus précise, puisque Kuhn y limite le rôle de l'épistémologie, son efficace du moins, aux épisodes interparadigmatiques. Cf. H. FEIGL (1968), pp. 651 et suiv. L'article continue ainsi: « Whether there is a legitimate role for philosophy of science as ideology (in the Marxist sense of that phrase) is a question that is as much one for our time as it is a matter of historical interest » (cf. L. LAUDAN (1979), p. 45). « If standards of rationality are themselves time - and culture - dependant, then a great many cherished and deeply entrenched beliefs within the philosophy of science and epistemology must go by the board » (ibid.). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 10 Feyerabend affirme que le seul mot d'ordre méthodologique qui puisse être proposé aux scientifiques est « Anything goes ». La thèse selon laquelle l'épistémologie, malgré qu'elle se soit voulue une logique et une méthodologie de la science, est une idéologie, semble avoir partie liée avec ce que les critiques de Kuhn ont appelé son « relativisme ». Une certaine lecture de La Structure des révolutions scientifiques pouvait probablement suggérer qu'il n'existait absolument aucun critère transhistorique susceptible de servir à définir sans ambiguïté ce qu'est la science. Et malgré les interventions répétées de Kuhn pour corriger l'interprétation dominante des idées qu'on lui prêtait à tort, la thèse semble s'être maintenue 24. Feyerabend pour sa part, relativiste par excellence s'il en est un, se montre très conscient des différences fondamentales entre son « idéologie » de la science et celle de Kuhn 25. Et pour avancer dans l'analyse que nous menons, il importe de bien saisir le sens et la portée de la thèse de Kuhn. Mais auparavant, certaines clarifications conceptuelles s'imposent. 24 25 On la retrouve chez Losee: « As Kuhn has insisted, evaluative criteria are applied from within a 'disciplinary matrix'. No supra-historical standpoint is available for the rational reconstruction of scientific growth. Toulmin conceded that the relativist is correct on this point » (J. LOSEE (1977), P. 351). Cf. également S. TOULMIN (1972), p. 500), S. TOULMIN ((1974), p. 405). Shapere, prenant pourtant bonne note de la thèse de Kuhn à l'effet que ce que les épistémologues ont appelé des critères fonctionnent en fait comme des valeurs, dît néanmoins : « It is a viewpoint as relativistic, as antirationalistic as ever » (D. SHAPERE (1971), p. 708, col. 2). Feyerabend nous dit que dès 1960-1961, à l'époque où lui et Kuhn étaient tous deux membres du département de philosophie de l'Université de Californie à Berkeley, il avait beaucoup de réticences à accepter la « théorie de la science)> proposée par Kuhn. Il ajoute: « I was even less prepared to accept the general ideology which I thought formed the background of his thinking. This ideology, so it seemed to me, could only give comfort to the most narrowminded and the most conceited kind of specialism. It would tend to inhibit the advancement of knowledge, and it is bound to increase the antihumanitarian tendencies which are such a disquieting feature of much of post-Newtonian science » (P.K. FEYERABEND (1970), pp. 197-198). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 11 2. Principe, norme, critère et règle Retour à la table des matières Avant d'examiner en détail la thèse de Kuhn et les arguments qui la supportent, certaines clarifications conceptuelles semblent s'imposer. Puisqu'il sera question, en effet, de savoir exactement si la théorie logico-méthodologique de la science se ramène pour l'essentiel à une sorte d'idéologie de la science, il peut paraître intéressant, nécessaire même, de préciser ce qu'habituellement les philosophes des sciences veulent dire quand ils emploient des termes comme « principe », « norme », « critère » et « règle ». Il faudrait, bien sûr, une enquête sociolinguistique et une recherche lexicographique sérieuses pour répondre adéquatement à la question de savoir ce que tel et tel épistémologue a voulu dire par tel et tel mot ou telle et telle expression, et ce que les praticiens actuels de l'épistémologie entendent par des termes dont il faut bien admettre que la signification n'en est pas toujours claire. À défaut de telles analyses empiriques, on pourra toujours recevoir ce qui suit comme une proposition de convention terminologique. Mais disons d'abord que c'est le plus souvent dans ce qu'il convient d'appeler globalement « la logique » que les épistémologues ont pris ce qu'ils ont présenté comme des principes, normes, critères et règles. C'est dans cette discipline, en effet, que se trouvent formulés, par exemple, le principe de contradiction (ou de non-contradiction), le principe d'identité et le principe du tiers exclu. C'est là aussi qu'on théorise, par exemple, les règles d'inférence valide que sont le modus ponens et le modus tollens. Et autant certains résultats probants de la logique formelle, mathématique ou philosophique, ont pu donner lieu à des utilisations épistémologiques, autant les philosophes se sont interrogés sur la validité de certaines théories logiques: en ce sens, beaucoup de préoccupations de l'épistémologie contemporaine sont liées aux analyses menées en philosophie de la logique et en métalogique. Pour l'épistémologue, aucune construction théorique, pas plus dans le champ des sciences empiriques que dans celui des sciences formelles, ne saurait être au-dessus de tout soupçon. Et comme il est de coutume en ces matières, le consensus n'existe pas. La logique intuitionniste, et c'est peut-être le cas le plus célèbre, Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 12 n'acceptant pas comme procédure de preuve la reductio ad absurdum, n'admet pas le tiers exclu au rang des principes. L'épistémologue, pour sa part, pourra endosser ce parti-pris et élaborer un système logico-méthodologique de la science qui soit, par exemple, antiréaliste 26, et qui exigera des scientifiques beaucoup plus d'efforts dans leurs démonstrations puisqu'il leur concédera au départ moins de moyens, certains étant jugés suspects. Ainsi, l'épistémologue reçoit en quelque sorte en gage, et avec lui toute personne qui pense et qui parle, ce que nous appellerions volontiers la normativité de la logique. Assurément, il faut en convenir, ce n'est pas le logicien lui-même, ni l'épistémologue, qui décide arbitrairement que tel principe, telle règle, telle procédure sont valides: s'ils sont valides, ils le sont per se. Ce que le logicien propose, c'est plutôt telle façon d'opérationnaliser logico-mathématiquement des concepts qui sont déjà ou peuvent être reconnus comme valides. Lui ne décide pas à lui seul de la validité: il propose la formulation d'un système ou d'un sous-système à l'intérieur d'un système déjà construit et demande à la communauté universelle des chercheurs (mais plus précisément à ceux de ce domaine) de reconnaître comme lui que tel résultat obtenu force l'adhésion pour autant que le point de départ, c'est-à-dire un certain nombre d'assertions fondamentales (comme le principe de contradiction) est accepté. La situation de l'épistémologue a ici quelque chose d'exemplaire puisqu'il accepte les contraintes que lui impose la logique (on devrait dire maintenant « les logiques ») et que, néanmoins, mais toujours appuyé sur une normativité logique qui doit être assignable et qui a des comptes à rendre, il lui est toujours loisible de mettre en question toute construction théorique de la logique. Rien n'échappe, non qu'il le prétende mais il l'espère, à son regard, certains diront « inquisiteur », mais nous conviendrons de dire plutôt « interrogateur ». S'il est un art qu'il pratique passionnément, c'est bien celui de la mise en question. Ce n'est donc jamais dogmatiquement, quoi qu'on en ait dit 27, que la philosophie des sciences a cru bon de mettre en avant des thèses que des philosophes pourtant aussi opposés que Carnap et Popper ont tenté de systématiser dans une logique de la science. Quoi qu'il en soit de ces thèses ou de thèses du même genre, de celle qui veut, par exemple, qu'on puisse distinguer entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques ou de celle qui prétend qu'un énoncé théorique est réductible (ou doit pouvoir être réduit) à un ensemble d'énoncés d'observation, l'épistémologue qui les défend ne les promulgue pas comme le droit canon de la pensée rationnelle et il ne s'en est 26 27 Le constructivisme d'Yvon Gauthier (cf. Y. GAUTHIER (1982)) est, en un sens, la radicalisation systématique en épistémologie des résultats de l'école intuitionniste en logique et en mathématiques. Ce qui prend figure de dogmes dans W.V.O. QUINE (1951) n'a jamais été, présenté comme tel par les principaux philosophes à avoir avancé les deux thèses en question. Ne confondons pas écoles et chapelles... Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 13 trouvé aucun pour proclamer: « Crois ou meurs. » Loin d'avoir déclaré son infaillibilité, Popper, par exemple, a proposé, au contraire, un faillibilisme assez radical. Et nous croyons être fidèle à l'esprit de l'entreprise épistémologique, par-delà les conflits d'école si la chose est possible, en proposant de distinguer minimalement trois concepts: norme de validité, critère de scientificité et règle de méthode. Alors qu'une norme de validité est le résultat d'une définition stipulative, un critère de scientificité est une catégorie qui, dans une situation judicative sert à déterminer si le cas considéré tombe ou non sous le coup de la norme définie. Une règle de méthode est le plus souvent une suggestion d'adopter telle norme ou tel critère particuliers, ou encore telle procédure. Soit la norme de consistance. Elle admet deux définitions. La consistance interne est la propriété pour un langage conçu comme un ensemble (infini ou fini) de phrases de ne pas contenir effectivement ou potentiellement une proposition et sa négation. La raison pour laquelle les épistémologues contemporains ont proposé ou requis des théories scientifiques qu'elles soient consistantes en ce sens, c'est-à-dire exemptes de contradictions internes, est simple: dans toute théorie qui admet la contradiction peut être dérivée n'importe quelle proposition (ou, comme les logiciens scolastiques le disaient: « E falso sequitur quodlibet 28. ». La consistance externe est la propriété pour une théorie donnée d'être compatible avec une autre, c'est-à-dire que leur somme logique ne soit pas contradictoire. Si l'on conçoit le système de la science comme l'axiomatisation globale et unifiée de toutes les théories vraies, un tel système n'est possible que si toutes les théories consistantes sont mutuellement compatibles entre elles. On s'exprimera plus clairement si « consistance » désigne la seule norme de non-contradiction interne et si « combatibilité » désigne plutôt la norme de non-contradiction externe d'une théorie T avec l'ensemble de toutes les autres qui sont acceptées par ailleurs. Il est clair que, dans une telle perspective normative, une preuve de consistance n'est techniquement administrable que pour les théories au moins partiellement axiomatisées. On peut ainsi être amené à proposer, comme procédure pour garantir la scientificité d'une théorie, ce que les positivistes logiques et leurs sympathisants ont appelé la « reconstruction rationnelle », que cette mise en forme hypothético-déductive soit faite par les scientifiques ou les philosophes: on jugera, dès lors, qu'une théorie est authentiquement scientifique si et seulement si il est prouvé qu'elle est consistante, ce qui requiert son axiomatisation. Une règle de méthode (qui n'a rien à voir avec ce que, dans chaque discipline particulière, l'on appelle du nom de « méthodologie ») pourra donc être suggérée à l'effet que, par exemple, entre deux théories rivales, l'on choisisse de préférence celle qui a passé le test de la consistance. Il n'est pas nécessaire d'entrer ici dans le débat contemporain concernant les 28 La démonstration à l'effet que d'un énoncé auto-contradictoire peut être validement dérivé n'importe quel énoncé est clairement exposée dans K. POPPER (1959) section 23, note n° 2. À noter cependant que la version française de ce texte est incorrecte. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 14 vertus, hautement désirables pour certains mais inutiles pour d'autres, de l'exigence d'axiomatisation 29. Ce qui compte avant tout, c'est qu'à toutes les époques de l'activité scientifique on ait requis, implicitement ou explicitement, la consistance des assertions théoriques. Il ne me semble pas qu'on puisse en dire autant de la compatibilité, puisqu'au nom du « pluralisme méthodologique » Feyerabend suggère plutôt que l'on favorise la construction d'hypothèses scientifiques qui ne peuvent pas, à ce qu'il semble, être tenues pour simultanément vraies 30. Peu importe qu'il ait raison ou non, bien que la règle de méthode soit l'opposé de l'autre formulée plus haut, la norme reste la même, puisque la définition stipulative n'est pas modifiée, et le critère reste identique, puisque le plus souvent c'est l'axiomatisation qui permettra de dire si deux théories sont contradictoires ou non entre elles. Feyerabend n'en prétend pas moins que l'existence d'une seule et même méthode scientifique commune à tous les scientifiques de toutes les disciplines et de toutes les époques est une vue de l'esprit propre aux philosophes des sciences qui n'ont pas pris le soin de tester leur prétention à l'aide de l'histoire des sciences, ce qui, comme il a tenté de le montrer, leur aurait donné tort. D'où son anarchisme méthodologique militant. Cependant, il faut voir que cet argument ne se ramène pas à celui de Lakatós 31 qui prétend que les procédures de preuve n'ont pas toujours été les mêmes à toutes les époques de l'histoire des mathématiques. Car cet argument reviendrait simplement à dire, dans l'exemple qui nous concerne, que la méthode pour juger de la consistance des théories n'a pas toujours été l'axiomatisabilité. La question est plutôt de savoir s'il est concevable que des mathématiciens d'époques différentes, à supposer qu'ils disposent d'un langage conceptuel commun, ne s'entendraient pas sur ce qu'est la consistance ou l'inconsistance. Il se pourrait bien que les scientifiques d'époques diverses et de disciplines différentes ne valorisent pas au même degré la propriété de consistance, mais rien dans tout cela ne nous dit que « consistance » ne désigne pas pour eux une seule et même propriété 32. Cela nous amène à notre analyse de Kuhn. 29 30 31 32 À ce sujet, cf. Robert NADEAU (1980). Cf. P.K. FEYERABEND (1963). Cf. I. Lakatós(1976). Il existe dans la littérature un très bel exemple d'interprétation novatrice d'un terme dont on pourrait aisément dire qu'il constitue une valeur, au sens kuhnien du mot, autant pour les scientifiques que pour les philosophes des sciences: le terme «vérité » tel que réinterprété métamathématiquement par Alfred Tarski. Certes Tarski a bien fait voir qu'il existe une différence importante entre formuler une définition de ce terme pour les langages formalisés et formuler un critère de vérité pour les énoncés d'un langage donné. Cela n'a cependant pas empêché Tarski de prétendre que la formulation de la fameuse convention-T capte de manière exacte et rigoureuse la signification qu'Aristote prêtait à ce concept. Ainsi, pour Tarski, malgré les différences indéniables des façons de s'exprimer propre à chacun, « vrai » veut dire la même chose pour Aristote et pour lui, peu importe qu'on puisse dire ou non si le critère que l'un et l'autre utiliseraient pour trancher la question de savoir si une phrase P en particulier est vraie ou non serait le même. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 15 3. Clarification de la notion de « méthode de la science » Retour à la table des matières Beaucoup de confusion entoure la discussion philosophique de l'existence d'une méthode proprement scientifique, et bien que le discours de la méthode soit fréquent depuis le début de la pensée philosophique occidentale, il ne semble pas que l'on soit parvenu à faire consensus sur cette question. Cette question n'est pas simple, du reste, mais double. Car si « méthode » n'est pas un terme encore philosophiquement clair, la question de savoir s'il n'existe qu'une seule authentique méthode pour faire de la science, et laquelle, est toujours âpre-, ment discutée. Il serait opportun de tenter de voir clair dans ce que les épistémologues, pour la plupart en tout cas, ont entendu et entendent encore par « méthode scientifique », et donc par « règle ». Si l'on examine de près l'argument que Kuhn sert à Popper, et auquel ce dernier ne rétorque, sur l'objet précis du litige, rien de remarquablement clairvoyant, on peut aisément se convaincre que Kuhn se trouve à présupposer une certaine notion de la méthodologie scientifique lorsqu'il fait grief à Popper de nous avoir fait prendre des vessies pour des lanternes: ce ne sont pas des règles de méthode mais plutôt des maximes de procédure qu'a formulées Popper - en conséquence de quoi ce qui a reçu le nom de « méthodologie » n'est en fait qu'une contribution à l'élaboration, nécessaire et utile selon Kuhn, d'une «idéologie» de la science. Mais pourquoi donc cette critique de Kuhn? Tout simplement parce qu'il entend par «méthode scientifique» un ensemble de canons, de normes, de critères qui contraindraient universellement la rationalité scientifique à un point tel que la mise en application en serait mécanique, ne laissant place à aucune marge d'interprétation ni aux individus, ni aux groupes. Kuhn n'affirme pas qu'une telle méthode existe, au contraire il en nie l'existence et, gui plus est, une de ses thèses centrales depuis le début est que le comportement des scientifiques Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 16 n'est pas guidé et ne doit pas être guidé par de telles règles fixes 33, et qu'on peut avantageusement le concevoir comme guidé plutôt par des valeurs. On a pu croire un temps que le prétendu relativisme kuhnien avait partie liée avec la thèse de l'inexistence de critères de scientificité que l'on pourrait retrouver à toutes les époques de l'histoire des sciences. La thèse véritable de Kuhn est à la fois plus subtile, plus nuancée, et peut-être aussi plus controversée. Celui-ci affirme en effet non pas qu'il n'existe pas de tels critères mais plutôt que ce que, jusqu'ici, les philosophes des sciences ont pris pour des critères transhistoriques de scientificité ne sont en fait que des valeurs universellement constitutives, certes, de la pratique scientifique, mais néanmoins 1) diversement interprétables et 2) conflictuelles ou à tout le moins toujours virtuellement conflictuelles entre elles. Explicitons un peu. Convainquonsnous d'abord de ce que les soi-disant critères dont parle Kuhn ont bel et bien été identifiés ou proposés, l'attitude variant d'un épistémologue à l'autre, comme autant de marques de scientificité. Kuhn en donne une liste brève mais non controversée: consistance, simplicité, fertilité (fruitfuitness), exactitude (accuracy) et portée (scope) 34. Voilà autant de (comment dire?) « choses » que, suivant Kuhn, les scientifiques de tous les temps, de toutes les obédiences, de toutes les disciplines ont éminemment valorisées, et Kuhn considère l'adhésion à ces valeurs comme un bien fondamental entre les scientifiques d'une communauté ou d'un micro-groupe, une sorte de condition de possibilité sine qua non, sur le plan sociologique et psychologique, du fonctionnement de l'institution scientifique telle que nous la connaissons aujourd'hui et même aux époques révolues. Même s'il s'agit de valeurs fondamentales, puisque constitutives de l'activité de science aux yeux des scientifiques eux-mêmes (et ce qui compte pour les scientifiques semble être constamment utilisé par Kuhn pour discriminer, parmi les résultats des spéculations philosophiques, celles qui pourront être retenues et celles qui devront être rejetées), la thèse de Kuhn est à l'effet que les termes qui les désignent n'admettent pas, n'ont jamais admis et n'admettront vraisemblablement jamais de définition univoque. Non qu'il soit impensable, voire impossible de les caractériser: ils le sont toujours, que ce soit par les praticiens des sciences ou les philosophes-idéologues de la science, mais, plus important, ils le sont de façon plurivoque. Ce qui permet de penser que même si la philosophie des sciences parvenait à clore son énumération des critères-valeurs (suite, par exemple, à une enquête: certes, la chose paraît peu plausible), de toute manière nous ne saurions pas plus avancés vraiment puisque le contenu n'en serait pas fixé, c'est-à-dire que la significa33 34 Cf. T.S. KUHN (1962), en particulier chap. 3 (suivant la numérotation adoptée pour la traduction française). Cf. T.S. KUHN (1977), chapitre 13: « Objectivity, Value Judgment and Theory Choicie » (pp. 320-339). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 17 tion de ces termes proprement épistémologiques ne pourrait jamais être fixée une fois pour toutes. Personne ne semble avoir remarqué que nous retrouvons exactement, dans le contexte de cette argumentation polémique élaborée par Kuhn contre Popper entre autres ou au premier chef, l'analogue de la thèse de l'incommensurabilité des théories scientifiques, puisque, dans un cas comme dans l'autre, la question est d'ordre sémantique et que, s'il faut admettre que d'une matrice disciplinaire à l'autre les termes théoriques changent de signification (d'intension aussi bien que d'extension) même si on peut retracer l'occurrence des mêmes termes-spécimens (tokens) d'un contexte d'énonciation à un autre, il faut admettre également que, si l'on change de contexte scientifique, l'interprétation des termes métascientifiques désignant des valeurs varie tout autant. Certes, nous savons bien que les termes de valeur mentionnés par Kuhn ont été diversement interprétés par les scientifiques et les épistémologues. Le plus bel exemple est peut-être celui de la «simplicité» des théories scientifiques. L'argument de Kuhn se ramène à ceci que, très probablement à toutes les époques et pour tout esprit scientifique pris au sérieux par ses pairs, la maxime de procédure; « Entre deux théories rivales, choisis de préférence la plus simple », a dû être généralement acceptée. Seulement, il se pourrait fort bien que d'une époque à l'autre, d'une discipline à l'autre, d'une communauté de chercheurs à l'autre, d'un théoricien à l'autre le même précepte n'ait pas voulu dire tout à fait la même chose, notamment parce que l'énoncé de la soi-disant « règle de méthode » n'a rien le plus souvent d'une définition opérationnelle, que plusieurs définitions logico-méthodologiques en ont du reste été fournies et que, advenant une situation où l'on aurait (où l'on aurait eu) à choisir entre deux théorie T et T* dont on serait convenu que l'une et l'autre, par comparaison réciproque, font montre des propriétés suivantes: T T* + simple - simple - utile + utile - fertile + fertile + testable - testable l'on ne disposerait d'aucune méta-règle nous disant comment ordonner nos critères-valeurs, et donc comment aboutir à un choix judicieux et exclusivement basé sur la rationalité d'un algorithme épistémologique quasi mécaniquement applicable. C'est ce dernier argument qui développe la deuxième Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 18 thèse kuhnienne identifiée plus haut: on voit clairement qu'aux yeux de Kuhn, non seulement il n'y a pas de critères véritables mais seulement des concepts diversement définis par les scientifiques, mais aussi que ces concepts, ces conceptions éminemment valorisées par tous les scientifiques de tous les temps, ne sont jamais d'application simple, claire, directe et non-conflictuelle. Marquons un point ici contre tous ces commentateurs qui, comme pris de panique devant l'argumentation de Kuhn, se sont acharnés à tenter de le faire passer pour l'irrationaliste par qui le scandale est venu. Et cela sous prétexte que Kuhn dit, en toutes lettres, que le choix entre théories rivales, du fait même qu'il implique l'adhésion à des valeurs insaisissables en elles-mêmes (comme toutes les valeurs probablement) et génératrices de conflits (aussi bien pour un même individu que pour les individus entre eux), ne saurait être conçu comme pouvant résulter de la seule rationalité que l'on prêterait à un algorithme suivant lequel tous les scientifiques de toutes les époques et de toutes les disciplines, placés le cas échéant dans la situation de devoir choisir entre deux théories rivales, envisageraient nécessairement les choses de la même manière et opteraient nécessairement pour la même théorie au nom des mêmes raisons fondamentales. C'est ce mythe, dont il pense que la philosophie des sciences issue du cartésianisme l'a largement nourri, que Kuhn veut abattre. Commençons maintenant nos remarques critiques. Bien qu'il ne soit pas clair que les valeurs identifiées par Kuhn sont à ses yeux les plus fondamentales ou simplement certaines parmi les plus fondamentales, nous avons du mal à nous représenter ce que cela peut vouloir dire que « consistance » n'admette pas la même interprétation depuis Aristote. C'est une affaire d'histoire, bien sûr, mais encore faudrait-il que l'on ne confonde pas entre la signification de l'expression « être exempt de contradiction » (dont on pourrait croire par exemple que dans tous les contextes d'utilisation connus, elle est substituable salva veritate à « consistant ») et la procédure en vertu de laquelle on décrétera que telle assertion est inconsistante, ou que telle théorie conçue comme le système déductif de plusieurs assertions est inconsistante, ou encore que la théorie T1 est inconsistante avec la théorie T2. Si Kuhn a raison, alors on devrait pouvoir tester au moins une partie de son hypothèse en présentant, par exemple, un échantillon d'assertions inconsistantes à un ensemble de scientifiques œuvrant dans des champs différents (et ici la « méthodologie » des tests statistiques serait d'une grande utilité) pour savoir si effectivement leur interprétation comportementale de l' « inconsistance » est divergente ou convergente. De plus, on acceptera volontiers que l'historien des sciences, suite à des études de cas suffisamment nombreuses, documente le dossier dans un sens ou dans l'autre. Il nous sera permis de croire que le test ici imaginé tout autant que l'enquête de l'historien nous donneraient raison et que l' « inconsistance » (ou ce que le terme signifie dans la logique de la science contemporaine) n'est pas compris de manière foncièrement différente, Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 19 ni chez les scientifiques, ni chez les philosophes, pas plus d'une discipline à l'autre que d'une époque à l'autre. Quoi qu'il en soit, cette remarque ne nous semble pas toucher véritablement au fond du débat: ce qui est en -question, ce n'est pas tant la nature de la consistance, ou de ce qui a tenu lieu de simplicité pour Galilée, Newton, Einstein, ou encore de ce qui compte comme théorie fertile pour Milton Friedman, Noam Chomsky, Richard Feynman, que la nature de cette entreprise qu'est la théorie logico-méthodologique de la science qui se donne entre autres pour objectif d'identifier critères, normes et règles de scientificité, d'en scruter le contenu et d'en proposer, le cas échéant, l'usage, et finalement de permettre qu'on puisse apprécier la performance des théoriciens divers que comptent les sciences empiriques actuelles sur la base des options philosophiques fondamentales mises en avant par chacun dans son épistémologie. Il importe de ne pas perdre de vue qu'embarqué dans une telle galère, le philosophe des sciences ne cherche pas du tout à substituer son jugement à celui du scientifique en des matières empiriques. Et la science n'est pas vraiment pour eux deux l'objet de la même préoccupation: le scientifique est là pour faire de la science, le philosophe pour faire de la philosophie, et pour que Kuhn propose à ce dernier d'abandonner ses recherches traditionnelles afin de s'adonner à l'explication psycho-sociologique des valeurs élues par le praticien des sciences, il faut qu'il n'ait pas compris la visée fondamentale du propos épistémologique. Quand Kuhn suggère, en effet, d'abandonner à lui-même le projet d'une définition de « science» sous prétexte que jamais l'entreprise n'intéressera les scientifiques eux-mêmes 35 et qu'ils se passeront bien des spéculations et autres objurgations inopportunes du philosophe des sciences, c'est que, s'il interprète assez bien le comportement habituel des membres des communautés scientifiques ou de groupes de recherche qui n'ont, pour la plupart, que faire de ce qu'ils considèrent n'être que des élucubrations d'hurluberlus, il fait un mauvais procès (un de plus) au philosophe dont on dira probablement aussi qu'il corrompt la jeunesse (scientifique), sous prétexte que, le plus humblement possible mais sans fausse modestie, il cherche à faire sens de l'activité de la science. Et dans ses essais pour tenter non seulement de trouver un sens déjà-là mais aussi de donner éventuellement un sens nouveau à l'ensemble de cette pratique progressivement devenue le moteur économique de notre formation sociale, l'épistémologue en vient à examiner critères de signification et/ou de démarcation (la testabilité), normes de validité logique (la consistance), règles d'inférence valide (modus ponens, modus tollens), principes logiques fondamentaux (principe de contradiction) et conventions méthodologiques assurant, par exemple, le maximum d'objectivité dans l'adoption de 35 Cf. T.S. KUHN (1962), début du chapitre 12 (numérotation de la version française). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 20 points de vue théoriques sur la nature des choses ou encore l'optimalisation de la croissance de notre savoir scientifique. Non seulement Kuhn a-t-il mal posé la question de l'utilité de l'entreprise épistémologique, ce que nous allons maintenant discuter, mais qui plus est, il a assimilé à des maximes de procédure, et donc à des préceptes de nature idéologique, l'ensemble des critères, normes, règles, principes et conventions que l'épistémologie cherche à formuler à titre de logique méthodologique de la science 36. La position kuhnienne, dans les deux cas, nous paraît inacceptable. Quand la question de l'utilité des théorisations épistémologiques est soulevée, Kuhn, et beaucoup d'autres avec lui, se comportent comme si philosophes et scientifiques, parce qu'ils font des choses différentes et visent des objectifs spécifiques, sont et doivent se percevoir comme étrangers les uns aux autres: même si tous les scientifiques de la terre proclamaient demain matin que la philosophie des sciences les laisse indifférents, le statut de cette discipline et son bien-fondé n'en seraient pas pour autant altérés ni diminués, tout au plus seraient-ils suspects l'un et l'autre. Et la situation serait la même si les politiciens et autres personnes d'État condamnaient, pour raison d'inutilité foncière, la philosophie politique et l'éthique. Seul celui qui cherche en philosophie des recettes de cuisine pourra déclarer qu'à son avis le gastronome n'a rien à en attendre: cela n'empêchera certainement pas toute personne un tant soit peu attentive aux « critères » de l'épistémologue et du logicien de chercher à identifier l'erreur de raisonnement manifeste ici, de chercher peut-être même à élucider la norme en vertu de la quelle il est admis qu'il y a sophisme informel, voire même de proposer à ceux qui font ce constat de se donner une règle permettant qu'une telle erreur ne soit plus commise. À celui qui dira que proposer une telle règle, c'est imposer sa propre idéologie de la rationalité, on répondra qu'une telle règle n'est pas idiosyncrasique, que ce qui fait sa validité est d'ordre logique et non de l'ordre de la conjoncture socio-politique, et donc que l'usage du terme « idéologie » dans ce cas clair est tout simplement trompeur et malvenu. Nous n'entendons cependant pas rejeter du revers de la main l'argument kuhnien: il y a, en philosophie des sciences, ce que Kuhn appelle des maximes de procédure, et pour autant qu' « idéologie » dénote une classe de telles maximes, ce constat nous semble justifié. Cependant, deux remarques s'imposent encore. La première, c'est que nous ne sommes pas convaincus du tout ou 36 Nos présentes remarques sont certainement beaucoup trop schématiques et rapides compte tenu de l'importance de la question. Et puisqu'elles sont programmatiques, on Y verra Peut-être une intéressante piste de recherche. Car une bonne compréhension de l'objet de l'épistémologie passe maintenant par l'interprétation correcte de choses comme le « principe de tolérance », la « règle de ténacité», le «critère vérificationniste de signification », les « règles d'inférence valide », les « règles de correspondance des termes théoriques», etc. Il n'est absolument pas nécessaire d'endosser, par exemple, la théorie carnapienne pour comprendre ce que veut dire « règle sémantique » et faire la différence entre une telle règle et ce que Kuhn appelle une maxime de procédure. Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 21 bien que l'épistémologie n'énonce que de telles maximes, ou encore que c'est là l'essentiel de son propos. La seconde est à l'effet que, tout en insistant sur le fait que de telles maximes, nonobstant le regard réducteur qu'il y jette, peuvent être d'un certain intérêt pour le scientifique, Kuhn restreint indûment la portée méthodologique de ces suggestions et n'en comprend pas le bien-fondé. Donnons d'abord quelques exemples tirés des textes de Karl Popper: (1) Règle du renforcement de l'argument adverse Popper se donne à lui-même, et propose aux autres de l'imiter s'ils sont convaincus que la procédure vaut d'être suivie, la règle suivant laquelle on doit le plus possible renforcer un argument que l'on veut contrer, quitte à y adjoindre des éléments qui y étaient originellement étrangers. Le but est clair: s'assurer que le contre-argument aura la plus grande force de conviction possible. (2) Règle de sursimplification Popper dit adopter pour lui-même une règle voulant que la présentation d'un argument qu'il fait sien (et Popper dit souvent ne s'intéresser qu'aux arguments), soit le plus simplifié possible, c'est-à-dire simplifié jusqu'à ce que le seuil où il pourrait être considéré qu'on va trop loin soit atteint sans être pour autant franchi. Le but est clair: s'assurer que la position, ainsi tranchée, sera à la fois optimalement contestable et maximalement provocante. (3) Règle de non-recours au stratagème conventionnaliste Dans la mesure où la réfutabilité sert de critère de démarcation entre science et pseudo-science, Popper propose que l'on se refuse toujours à chercher à sauver une théorie de la réfutation par l'adjonction à l'hypothèse principale, celle que l'on cherche justement à tester, d'hypothèses auxiliaires ad hoc qui ne sont pas testables indépendamment de l'hypothèse principale et qui rendent possible qu'elle soit à jamais tenue pour non falsifiée. Kuhn reconnaîtrait peut-être que les deux premières « règles de méthode» valorisées par Karl Popper ont quelque intérêt. Il s'empresserait d'ajouter qu'il n'y a là de «méthode» que le nom puisque dans un cas comme dans l'autre, la procédure à suivre n'est pas indiquée. À cela nous rétorquerons qu'ici tout comme dans ce que, pour chaque discipline, les scientifiques appellent leur «méthodologie», la marche à suivre ne saurait être complète. Qu'une telle «méthode» n'ait rien d'un algorithme mécaniquement utilisable ne lui enlève Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 22 rien de son statut et s'il fallait qu'un protocole expérimental soit déclaré procédure méthodologique si et seulement si tous les gestes à poser par l'expérimentateur étaient indiqués, il n'existerait peut-être aucune méthode expérimentale digne de ce nom. Kuhn ferait plus certainement un mauvais sort à la troisième règle, pour la simple raison qu'il a émis l'hypothèse qu'en général les scientifiques ne cherchent pas à prendre en défaut leurs théories et que ce n'est jamais suite à une telle réfutation qu'ils sont amenés à changer de théorie. La pertinence, donc le bien-fondé, de ladite règle est mise en question - et tout le falsificationnisme, sinon le rationalisme critique, avec elle. Et puisque Popper propose aux scientifiques d'adopter cette façon de faire, ou du moins cette façon d'envisager la rationalité de ce qu'ils cherchent à faire, Kuhn dirait sans doute que Popper prêche aux sourds. Et si comme, chacun le sait, il n'y a pire sourd que celui qui ne veut point entendre, à quoi bon adresser un tel discours aux artisans de la science? La question est de taille et nous ne connaissons personne qui enseigne l'épistémologie et qui n'ait eu à répondre à une question équivalente ou analogue. Et ce sont la plupart du temps non pas les scientifiques eux-mêmes mais les philosophes qui la soulèvent, habitués qu'ils sont, peut-être, à se poser des questions pour lesquelles il n'existe pas la plupart du temps de réponse décisive. Chose certaine, sur la base de l'argument kuhnien, on pourra difficilement prétendre que l'épistémologue se fait le propagandiste d'une idéologie de la science, entendant par là la défense et illustration d'une opinion reçue et dominante. Bien au contraire, si l'on accepte de baptiser du nom de « scientisme 37 » l'idéologie répandue selon laquelle la science est l'affaire des seuls savants, Kuhn est l'idéologue, car il se satisfait de cette situation de fait. Et si l'épistémologie poppérienne est elle-même une idéologie de la rationalité scientifique ou assimilable au moins partiellement à une idéologie de la scientificité, ce que nous ne contestons pas le moins du monde, alors il faut y voir bien plus une contre-idéologie, c'est-à-dire un discours appelant en quelque sorte au renversement des idées bien ancrées et présentées comme allant de soi. Et c'est précisément, à notre avis, l'objectif de Popper. Dès lors la question n'est plus de savoir qui, de Kuhn ou de Popper, a raison comme si l'un et l'autre disputaient dans une perspective commune: car alors que Kuhn, d'un point de vue psycho- sociologique, prétend dire ce qu'il en est de l'activité scientifique telle qu'elle se fait et telle que les scientifiques eux-mêmes la conçoivent, Popper nous dit, d'un point de vue logico-méthodologique, ce qu'est la scientificité, c'est-à-dire en vertu de quelle normativité le scientifique peut avoir raison de prétendre que ses hypothèses sont fondées. Or sur cette dernière question, les scientifiques, en tant que praticiens ou artisans véritables de l'énorme édifice qu'est devenue la science, n'ont pas de point de vue 37 K. POPPER (1956), section 27, note 1, p. 166) emploie plutôt ce terme « pour signifier l'imitation de ce que certains prennent à tort pour la méthode et le langage de la science ». Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 23 privilégié au sens où leur conception logico-méthodologique de la science pourrait et devrait nécessairement primer celle de tout épistémologue. Car l'entreprise scientifique ne donne, comme telle, aucun accès direct à l'univers des réponses possibles aux questions d'ordre métascientifique. Il se pourrait sûrement qu'un esprit (bien) formé dans quelque discipline empirique soit mieux placé qu'un autre pour apprécier à sa juste valeur la logique de la science, notamment pour contre-argumenter, mais il serait faux de prétendre qu'une telle formation garantit d'emblée la validité des critères, normes, règles et autres principes qui y ont théorisés. Ajoutons deux points. Nombreux sont ceux qui pensent qu'une recherche épistémologique ne peut que se bonifier par la fréquentation des théories scientifiques, entendant par là que l'épistémologie n'a d'autre fonction que de généraliser, sur le plan des principes, les résultats ponctuels obtenus dans divers domaines. On comprendra aisément que Popper puisse s'opposer à ce point de vue, car ce serait penser que c'est l'induction qui seule peut justifier une théorie épistémologique. Or non seulement l'induction est une illusion d'optique pour Popper mais, qui plus est, une théorie épistémologique n'est pas, comme telle, un système d'assertions empiriques mais plutôt un système de définitions, de suggestions, de conventions pouvant servir à l'appréciation philosophique de tout discours à prétention de scientificité. Ce rôle éminemment normatif, et c'est le deuxième point, est inassumable par la science proprement dite. Car la science s'occupe de questions de fait, et le passage des énoncés de fait aux énoncés de droit, ainsi que l'épistémologie contemporaine pense l'avoir établi, est illégitime. Une telle question, encore là, n'est pas du ressort de la science mais de la logique et de la méthodologie entendue en son sens philosophique. Un tel sophisme est néanmoins encore chose commune 38, mais heureusement pour nous, l'épistémologue n'est pas de ceux qui croient qu'une erreur de raisonnement, même si elle était le fait du plus grand esprit scientifique, pourrait soudainement se muter en inférence valide. On ira plus loin encore: n'existerait-il personne pour voir et dénoncer l'erreur, ce n'en serait pas moins une. Qu'avons-nous gagné dans cette diatribe? Traçons un bilan. Parti de la thèse de Kuhn à l'effet que ce que les philosophes, et notamment Popper, ont 38 Même Kuhn commet cette erreur quand il nous dit: « Si j'ai par devers moi une théorie expliquant comment et pourquoi la science fonctionne comme elle le fait, cela doit nécessairement avoir des implications pour ce qui concerne la façon dont les scientifiques devraient se comporter si leur entreprise se veut florissante. La structure de mon argument est simple et, je pense, inattaquable: les scientifiques se comportent de telle et telle façon: ces modes de comportement manifestent (et ici la théorie entre en jeu) les fonctions essentielles suivantes; en l'absence d'un mode différent qui puisse servir des fonctions similaires, les scientifiques devraient se comporter essentiellement comme ils le font si leur propos est d'améliorer la connaissance scientifique » (T.S. KUHN (1970b) p. 237). Cette question a reçu un traitement plus détaillé dans Nadeau (1983). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 24 pris pour une théorie logico-méthodologique de la science n'est en fait qu'une idéologie, nous avons, par divers recours, cherché à clarifier l'enjeu véritable du débat. Nous croyons avoir fait voir qu'en ses prétentions avouées, cette thèse est irrecevable: les questions fondationnelles, même pour un philosophe qui croit, comme le croit effectivement Popper, que le type de fondation en quelque sorte définitive longtemps recherché par plusieurs philosophes des sciences est un idéal illusoire, ne seront jamais réductibles à des questions de fait. Imaginons un peu que, sous l'impulsion de Kuhn, lui-même élève de Merton 39, la sociologie des sciences et la psychologie cognitive 40 se mettent à analyser, chacune selon sa « méthodologie» propre, le rôle des maximes de procédure, et même de ce que nous avons voulu démarquer de telles maximes sous le nom de normes, critères, procédures et principes logico-méthodologiques. La chose est, du reste, éminemment souhaitable: ce que nous ignorons ne pourra toujours que nous nuire. Quelles seront donc les valeurs épistémologiques sur lesquelles ces deux disciplines tableront pour prétendre que ce qu'elles affirment est le cas, que leurs hypothèses sont formulées sans ambiguïté, que leurs théories sont à un certain point confirmées ou encore qu'elles sont, bien qu'originant de disciplines différentes, compatibles entre elles? On voit d'ici la réponse kuhnienne: laissons faire et voyons voir! C'està-dire que ces valeurs pourront elles-mêmes faire l'objet d'enquêtes psychosociologiques. Et il n'y a pas cercle vicieux quand la sociologie des sciences, se considérant elle-même comme une discipline scientifique, se prend pour objet. Soit. Mais nous aurons alors affaire à des valeurs envisagées comme des faits, à des faits valoriels, si ce néologisme paraît acceptable, ou encore à ce que Piaget, pour éviter le psychologisme apparent de l'épistémologie génétique, a appelé des « faits normatifs ». Cela dit, une question, au moins une, irréductible et irrécusable, se posera toujours: comment rendre compte de ce qui procure à ces valeurs leur validité intrinsèque? On aura beau dire que qui tente d'y répondre est un idéologue qui s'ignore. Ironiquement, donc socratiquement, celui-là rétorquera: « Comment le savezvous ? » Pointe-aux-Anglais, 4 août 1983. 39 40 On consultera avec grand profit le texte où Merton raconte, en présentant la chose comme une étude de cas, la carrière de Kuhn, et où il donne à penser qu'il a joué un rôle direct, sinon important, dans l'orientation de cette carrière. Cf. M. MERTON (1977). L'impact des travaux de Kuhn sur la Psychologie cognitive est important. Cf. DE MEY (1982). Robert Nadeau, “L’épistémologie comme idéologie” (1984) 25 Références bibliographiques Retour à la table des matières ASQUITH, P.D. ET H.E. KYBURG, Jr. (sous la direction de) (1979), Current Research in Philosophy of Science, Ann Arbor, Mich., Philosophy of Science Association. BLAUG, M. (1980), The Methodology of Economics or How Economists Explain, Cambridge, Cambridge University Press, Cambridge Surveys of Economic Literature. Réimpr. : 1981. Trad. franç.: La Méthodologie économique, Paris, Économica, 1982. CARNAP, R. (1934), Logische Syntax der Sprache, Schriften zur wissenschaftlichen Weltauffassung, hrsg. von P. Frank und M. Schlick, Bd. 8. Wien; Verlag von Julius Springer. Trad. angl. : The Logical Syntax of Language, Londres, Kegan Paul Trench, Trubner & Co., 1937. Rééd. : Paterson, N.J., Littlefiled, Adams & Co., 1959. CICCOTTI. G.. M. CINI, M. DE MARIA et G. JONA-LASINIO 1. (1976), L'Ape e I'Architetto, Milan; Feltrinelli Editore. Trad. franç.: L'Araignée et le tisserand. 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