COnTEXTES
n°2 (2007)
L'idéologie en sociologie de la littérature
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Paul Aron
L’idéologie
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Avertissement
Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de
l'éditeur.
Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous
réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant
toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,
l'auteur et la référence du document.
Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation
en vigueur en France.
Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition
électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Référence électronique
Paul Aron, « L’idéologie », COnTEXTES [En ligne], n°2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007, consulté le 18 mai
2012. URL : http://contextes.revues.org/177 ; DOI : 10.4000/contextes.177
Éditeur : Groupe de contact F.N.R.S. COnTEXTES
http://contextes.revues.org
http://www.revues.org
Document accessible en ligne sur :
http://contextes.revues.org/177
Document généré automatiquement le 18 mai 2012.
© Tous droits réservés
L’idéologie
Paul Aron
L’idéologie
De Marx à Bourdieu
1
2
3
4
5
Jugée essentielle dans les années septante, déclinée en colloques, ouvrages polémiques ou
encyclopédiques divers, rythmée par les interventions théoriques de penseurs comme Antonio
Gramsci, que l’on commençait à traduire en français, Louis Althusser, Lucien Sève ou Robert
Fossaert, la problématique de l’idéologie a mobilisé les esprits à un point tel que le silence qui
l’entoure aujourd’hui peut légitimement surprendre.
Je commencerai par situer cette notion dans son cadre historique. Conçue en effet, comme je
le rappellerai brièvement, à des fins à la fois heuristiques et polémiques, la notion d’idéologie
ne saurait être envisagée en dehors du contexte qui l’a rendue nécessaire. Il serait absurde d’en
attendre aujourd’hui un contenu de vérité ou une valeur philosophique abstraite. Toutefois,
et ce sera la seconde partie de mon propos, il n’est pas inutile de poser la question de savoir
si quelque chose de ces débats mérite d’être prolongé de nos jours, ou si l’on doit les solder
définitivement au compte des illusions du passé.
Le terme d’idéologie a reçu de multiples acceptions (c’est précisément en cela qu’il a fait
débat), mais toutes portent assurément autour du rôle des représentations et des idées d’un
groupe social. Reconnaître leur action concrète revient à souligner l’importance de facteurs
non matériels, non économiques, dans les actions humaines. Marx en avait perçu l’importance
en constatant que la situation de classe d’un individu ne détermine pas sa conscience de classe.
Il avait montré que la classe ouvrière ne pensait spontanément pas de manière autonome, et
que l’aide des intellectuels (issus ou non de cette classe) était un facteur déterminant de sa
capacité à agir sur son destin. La capacité du prolétariat opprimé à penser son oppression en
termes spécifiques dépendait ainsi de l’apport de ceux qui avaient eu le privilège de ne pas
être totalement aliénés par cette oppression – ce qui, après tout, était bien le cas de Karl Marx
lui-même.
Un autre aspect de la question idéologique était alimenté par les combats de Marx contre les
illusions du socialisme utopique ou les constructions philosophiques abstraites. Il dénonça
à de multiples reprises la tentation des intellectuels à imaginer que le mouvement des idées
changerait à lui seul le monde. Le terme d’idéologie était alors chargé d’une critique implicite.
Il équivalait à une conscience fausse ou faussée du réel, il indiquait le fossé séparant les
représentations de la réalité. Plus précisément, il désignait le « point aveugle » de la plupart
des philosophies : l’incapacité de relier leur discours avec leur ancrage social, d’établir le
« lien entre leur critique et leur propre réalité matérielle1 ». Le propos de Marx se présentait
donc comme une tentative de renverser cette tendance, de construire une image du réel qui
lierait le fonctionnement économico-social d’une société à ses productions de pensée, et, en
conséquence, de déconstruire toutes les prétentions de la pensée à exister en dehors de ce
fonctionnement réel. Dans cette perspective, l’idéologie apparaissait comme l’envers de la
position marxiste. Celle-ci s’est prévalu en conséquence d’une « scientificité » qui n’a pas peu
favorisé les replis dogmatiques et les excommunications fracassantes.
Dans les années trente, confrontés à la montée en puissance des fascismes – donc d’un
mouvement à la fois populaire et réactionnaire – et à l’incapacité des mouvements ouvriers de
s’y opposer de manière efficace, plusieurs penseurs marxistes ont été amenés à reprendre la
problématique de l’idéologie. Dans sa prison, Antonio Gramsci en particulier a insisté sur les
rythmes différents qu’impose un monde structuré à la fois au plan des représentations et au plan
social et économique. S’il est relativement aisé de s’emparer des institutions politiques d’un
pays (Machiavel en avait donné la théorie bien avant Marx), il est par contre beaucoup plus
difficile de modifier des comportements acquis, cimentés dans des institutions et rituels divers.
La complexité des structures sociales impliquait à ses yeux une « guerre de positions » plutôt
qu’une « attaque frontale ». Cette métaphore militaire redéfinissait en profondeur la stratégie
communiste. Elle sera à l’origine de la rupture du parti communiste italien avec le « modèle
COnTEXTES, n°2 | 2007
2
L’idéologie
6
7
8
9
soviétique » de la prise du pouvoir, et de l’adaptation (relative) des partis communistes aux
réalités du monde occidental. L’idéologie, ici, joue un rôle essentiel. C’est elle qui assure
l’hégémonie du groupe dominant, et le consensus qui lui permet de conserver cette hégémonie.
En envisageant le rôle des intellectuels dans ce processus, Gramsci mettait en avant leur double
mission. D’abord ils sont les agents de « l’accord ‘spontané’ donné par les grandes masses de
la population à l’orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant,
accord qui naît « ‘historiquement’ du prestige qu’a le groupe dominant (et de la confiance
qu’il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production » ; ensuite, ils sont les
agents de « la discipline des groupes qui refusent leur ‘accord’» au sein de « l’appareil de
coercition d’État2 ». Garants de l’adhésion vécue comme naturelle par les dominés ou acteurs
de la contrainte sous toutes ses formes (de la censure à l’organisation de lois répressives),
les intellectuels jouent ainsi un rôle dont l’ampleur donne la mesure des effets sociaux de
l’idéologie.
L’œuvre de Louis Althusser et de son groupe de recherche de l’École normale supérieure, en
liaison avec le structuralisme français et avec la psychanalyse de Lacan, dès la fin des années
soixante, apporte une inflexion forte de la tradition marxiste. Deux arguments théoriques
sont avancés. Althusser considère que l’idéologie, comme l’inconscient, est une dimension
inhérente de l’esprit humain. Elle n’a, en ce sens, « pas d’histoire ». Il ne faut donc pas la
confondre avec « les idéologies » particulières, qui sont les vecteurs d’intérêts circonstanciels
de groupes sociaux déterminés. En donnant ainsi un certain degré d’autonomie à la manière
dont les hommes se représentent leur situation réelle, Althusser évite le déterminisme. Il
ouvre en parallèle un vaste champ de recherche par la visibilité qu’il donne à la distinction
gramscienne entre « Appareils idéologiques d’État » et « Appareils répressifs d’État ». À
cette première ligne de force, Althusser en ajoute une seconde. Il représente en effet le temps
humain en le comparant aux lignes de chemins de fer parallèles qui conduisent à une gare.
Sur chaque ligne circule un convoi dont la vitesse dépend du chargement et de la puissance
de sa locomotive. Ainsi, chaque domaine idéologique a-t-il une tradition spécifique, qui le fait
avancer à sa propre vitesse. On ne saurait donc comparer, de manière transversale, les « trains »
de l’économie ou de l’art. Chaque voie établit une temporalité qui lui est spécifique.
Ces propositions, on le voit, ramènent la question de l’idéologie au cœur de la vision marxiste.
Elles lui donnent de surcroît un rôle spécifique, qui lève la suspicion initiale. L’idéologie
n’est plus le reflet inversé du réel, mais une modalité incontournable de la réalité des hommes
en société. Reste néanmoins, chez Althusser, que cette acception ouverte coïncide avec une
insistance à penser des « coupures épistémologiques », dont l’opposition entre « science » et
« idéologie » est une des modalités possibles. L’idéologie conserve par ce biais une part de la
charge négative que lui avait donnée Marx.
En bonne logique marxiste, il ne saurait être question d’attribuer cette avancée intellectuelle
à la seule puissance de la vision d’Althusser. Rappelons-nous ce qu’était le parti communiste
français dans les années soixante : non seulement le premier parti de la gauche, mais également
une infrastructure alimentée par des dizaines de milliers de militants et les votes d’un électeur
sur quatre ou cinq. Or l’audience de ce parti demeurait très contenue dans de nombreux
secteurs de la vie intellectuelle française, en particulier à l’université, et plus encore dans les
sciences humaines. La démocratisation du monde universitaire dans les années soixante, et
l’appel d’air que provoqua l’expansion considérable de l’encadrement des nouvelles cohortes
d’étudiants, allait donner aux communistes français l’occasion de s’y investir massivement. Ce
furent en particulier les nouveaux domaines de recherche, les sciences humaines, la sociologie,
la linguistique, l’anthropologie, où le poids des traditions et des pouvoirs en place pesait
moins lourdement, qui virent surgir des chercheurs et des assistants se réclamant du marxisme.
Par un effet dialectique prévisible, ces intellectuels réclamèrent en parallèle une certaine
autonomie de pensée dans le parti communiste, et des revues comme La Pensée, et surtout La
Nouvelle Critique servirent à la fois à canaliser leur apport et à dialoguer avec les dirigeants
du parti formés à un marxisme plus conventionnel. Les perspectives du « socialisme à la
française » et de l’union de la gauche impliquaient une « intellectualisation » des cadres du
parti3. L’althussérisme constitua sans doute le point culminant de la pénétration de la pensée
COnTEXTES, n°2 | 2007
3
L’idéologie
10
11
12
marxiste au cœur du système universitaire français, et simultanément la pointe de l’ouverture
du marxisme aux sciences humaines de pointe, comme la psychanalyse et la linguistique.
Pour nombre de chercheurs en littérature, le lien entre l’analyse idéologique et l’analyse
littéraire s’imposa dès lors comme une préoccupation centrale.
Dans l’esprit d’Althusser et de ses élèves, les œuvres d’art sont des lieux dans lesquels
de l’idéologie s’énonce sans que l’auteur en soit conscient. Et le travail de l’analyste
consiste à repérer des traces de cette idéologie, et à construire une cohérence de signes
épars. Analogue en son principe à la relation qui unit le psychanalyste et son analysant,
l’investigation littéraire s’apparente à la recherche d’un « symptôme ». Le texte ne reflète
plus une idéologie particulière qui lui serait antérieure, il devient le lieu de production de
tensions idéologiques que son auteur ne saurait maîtriser. Les rares travaux d’Althusser sur
la littérature (principalement une lecture de Brecht à travers le théâtre du metteur en scène
italien Giorgio Strehler) et, ceux, plus importants, de Pierre Macherey (Pour une théorie
de la production littéraire, 1966) montrent ainsi que Balzac ou Jules Verne produisent des
œuvres (Les Paysans ou L’Île mystérieuse) dont les implications idéologiques leur échappent.
Le travail le plus important dans cette optique est celui qui relie pour la première fois une
institution officielle d’ampleur, de celles qu’Althusser appelait les « Appareils Idéologiques
d’État », en l’occurrence l’École, à la production et à la réception littéraires. Dans Les
Français fictifs (1974), Renée Balibar montre ainsi que les choix linguistiques et stylistiques
des écrivains restent dépendants de la manière dont ils ont appris leur métier dans un univers
scolaire traversé par des contradictions et des choix d’ensemble de la société. Cette médiation,
qui se repère concrètement dans les exercices proposés par les enseignants, dans les manuels,
dans les instructions officielles, détermine des manières d’écrire, un choix de références
communes aux agents du monde littéraire, une représentation du rôle et du travail de l’écrivain.
Pour la première fois, l’intuition de Sartre, relayée par Roland Barthes, selon laquelle « la
littérature, c’est ce qui s’enseigne » trouvait sa démonstration complète.
Comme le rappelle par ailleurs Gisèle Sapiro, les travaux de Bourdieu opèrent un décentrement
complet de la topique marxiste. En lieu et place de l’étagement superstructure (idéologie) /
infrastructure (économie), ils postulent l’existence de structures sociales relativement
autonomes, dont les agents définissent les valeurs, les enjeux et les objets. On voit bien ce
qui distingue Bourdieu de ses prédécesseurs. Contre la logique marxiste du reflet, il insiste
sur le fait que les œuvres d’art doivent être interprétées dans des termes propres au champ
de l’art et selon les enjeux propres à cet univers. Ni l’appartenance à un groupe social, ni les
opinions de l’auteur ne déterminent donc la position qu’il occupera dans le champ ou les prises
de position qu’il y défendra. Contre l’idée sartrienne d’étudier comment Flaubert est devenu
Flaubert au terme d’une approche « progressive-régressive », Bourdieu propose d’analyser
comment les propriétés sociales d’un agent ont pu lui permettre d’occuper les positions que
lui offrait un état déterminé du champ littéraire. Contre le formalisme enfin, Bourdieu affirme
que les changements dans l’art dépendent moins de la capacité d’un système à s’auto-réformer
(par exemple en tenant compte d’une « usure » naturelle) que de l’existence d’agents capables
d’investir des formes nouvelles dans un répertoire de formes possibles, en fonction de leurs
intérêts et objectifs spécifiques.
L’idéologie et le littéraire
13
La tradition marxiste d’étude de l’idéologie s’est généralement traduite, dans les recherches
littéraires, par la mise en relation de deux entités : le texte et le social. Jean-Maurice
Rosier a bien caractérisé les différentes modalités selon lesquelles a été pensé le reflet de
l’une sur l’autre. On distinguera donc utilement le reflet « mécanique » (Marx) du reflet
« expressif » (Goldmann) et du reflet « productif » (Althusser)4. Ce dernier alimente la
voie sociocritique dans laquelle se sont engagés une partie de ceux qui se réclament d’une
sociologie littéraire. Quelles que soient les modalités choisies, cette perspective tend à repérer
la manière dont l’organisation textuelle produit, occulte ou réagit à des phénomènes sociaux.
Les études postcoloniales ou de rapports sociaux de sexe ont, à cet égard, ouvert de nouveaux
objets, mais n’ont pas fait évoluer ce mode d’interrogation. La sociologie d’inspiration
COnTEXTES, n°2 | 2007
4
L’idéologie
14
15
16
17
18
19
bourdieusienne, comme on l’a vu, a déplacé le lieu du questionnement en introduisant un
troisième terme : le champ littéraire. Elle ne nie pas, pour autant, les questions de formes et de
traditions littéraires. Et, contrairement à certains, je ne pense pas que la réflexion de Bourdieu
ait contribué à l’obsolescence de la question idéologique.
Compte tenu de ce qui précède, où se situe désormais l’idéologie ? Plusieurs niveaux de
pertinence méritent sans doute d’être distingués.
Une première dimension lie la littérature, système de représentations, à l’idéologie de groupes
sociaux. Au plan individuel, on en mesure les effets dans l’analyse des habitus (fréquenter les
théâtres ou connaître des poèmes peuvent être perçus comme des comportements de classe) ; au
plan collectif, se jouent par exemple ici les innombrables tensions frontalières entre le monde
social et le champ. Ainsi une critique idéologique analyse non seulement les cas où le littéraire
se met explicitement au service d’une idéologie dominante ou particulière (par exemple des
poètes et des historiographes chantant les louanges du monarque) et les cas – comme dans
les utopies – où il la critique, mais aussi les implicites, les non-dits, voire les dénégations,
qui tissent la teneur idéologique du littéraire (confirmation de tabous, de croyances, affichage
d’une esthétique « pure » comme forme de renforcement des hiérarchies existantes entre les
hommes).
Toute une série de fonctions idéologiques découlent de ce premier plan. Le littéraire a joué
et continue de jouer un rôle dans les représentations identitaires et nationales ; il structure
l’ethos de nombreux groupes sociaux (par le goût des bouts-rimés ou de la chanson par
exemple) ; il compte également aux fins de divertissement, de connaissance, de plaisir des
sens ou d’expression des sentiments, c’est-à-dire d’esthétique. Ces fonctions sont à la fois
nécessaires aux hommes en société (elles sont donc idéologiques au sens général du mot défini
par Althusser) et modulées en infinies variations susceptibles de distinguer les hommes entre
eux (et donc idéologiques au sens restreint du terme).
Un autre niveau est lié au matériau même. Tous les éléments qui constituent le littéraire
sont en effet d’ordre social, si l’on admet que le social se décompose en domaines que leurs
traditions et leurs techniques rendent souvent autonomes (c’est-à-dire en apparence éloignés
du social). Chacun d’eux, de la production des formes aux attentes de lecture, du genre de
langage utilisé aux finalités qu’on lui assigne, change au cours de l’histoire. Et chacun de ces
éléments, parce qu’il relève du social, est donc susceptible de concrétiser de l’idéologie. Ainsi
la forme d’une tragédie en vers produit-elle des effets idéologiques très différents en 1690 et en
1830. Ou l’emploi d’un langage « parlé » chez Vadé et chez Queneau. L’appareil idéologique
lié aux Lettres est donc variable, relatif et historiquement mouvant. Mais sa marque reste
constamment visible lorsqu’on analyse les sociétés occidentales depuis l’Antiquité grecque
et latine. Une des modalités particulières de cet appareil est qu’à certaines périodes il a pu
s’imposer comme une idéologie à part entière, spécifique. Tel est par exemple le cas de l’art
pour l’art. Cet aspect est celui qu’ont dégagé, depuis Montesquieu et Germaine de Staël, tous
ceux qui ont analysé le fait littéraire en soulignant qu’il ne se développe pas hors d’un contexte
politique, social ou économique.
Il ne faudrait jamais enfermer le littéraire dans une définition trop restreinte ou trop orientée.
Le défaut de nombre de théories est qu’elles développent une formule valable pour un tout petit
secteur du littéraire (par exemple un texte ou une période déterminée), sans prendre en compte
sa diversité et sa variabilité. Ainsi les définitions actuellement dominantes de la littérature
parviennent-elles rarement à intégrer le « régime de proximité relative » des discours littéraire
et philosophique entre la Renaissance et la fin du XVIIIe siècle5. On ne saurait trop souligner
que le fait littéraire est un fait social complexe. Son matériau a une épaisseur historique qui
lui est propre ; il se constitue par des traditions, des habitudes, des modes de création et de
perception qui se sont accumulés dans la longue durée. Il rencontre des états sociaux donnés à
toutes les étapes de son développement historique, mais il ne se réduit jamais au temps de ce
croisement. Cette double temporalité est un principe qu’aucune étude idéologique ne saurait
ignorer sans perdre de vue l’objet spécifique qu’elle prétend décrire.
La complexité du littéraire implique que l’on sorte de l’impasse théorique dans laquelle
l’opposition entre une approche externe et une approche interne avait enfermé le dialogue
COnTEXTES, n°2 | 2007
5
L’idéologie
20
entre littérature et sociologie. Il ne s’agit plus en effet de se prononcer sur le fait de savoir
si telle configuration sociale détermine, influence ou serait homologue à telle configuration
littéraire. La question n’est plus celle des « médiations » entre le social et le littéraire dès
lors qu’on n’enferme plus ce dernier dans le carcan des grandes œuvres ou dans l’usage quasi
religieux (donc : idéologique) des textes donnant lieu aux commentaires les plus notables.
Ainsi, par exemple, le besoin de lire ou le plaisir du lecteur ne sont pas moins importants
idéologiquement que l’interprétation des poèmes de Mallarmé. Une sociologie historique de la
littérature n’a pas à hiérarchiser ces pratiques. Elle est le lieu théorique d’où elles s’observent
comme des usages diversifiés du littéraire. En l’état actuel des disciplines, elle est le seul lieu
qui cherche à les rencontrer tous. C’est pourquoi elle est la seule aussi qui affronte l’idéologie
aux plans multiples où elle se manifeste. On y distingue des niveaux, des étapes, des domaines
et des concepts qui s’y ajustent. Mais c’est précisément en ce qu’elle respecte et problématise
l’historicité de la catégorie même de « l’œuvre d’art littéraire » que l’approche sociologique
est pertinente6.
Comme toutes les pratiques humaines, le littéraire est donc à la fois saturé d’idéologie et
producteur d’idéologie. Ce constat permet aussi d’en finir définitivement avec les dispositifs
où une idéologie (et une seule) est attribuée à un groupe social (prolétariat, bourgeoisie,
noblesse de robe, etc.) sous la forme d’une conscience effective (conscience de classe) ou
conscience possible. Faut-il pour autant renoncer à lier l’idéologie à des intérêts sociaux ?
Certes non, mais en opérant dans la nuance et la finesse nécessaires. Certains regretteront sans
doute que se dégage difficilement un protocole passe-partout, une grille d’analyse sur laquelle
on puisse coucher toutes les œuvres d’art littéraire. Le reflet avait des vertus pédagogiques,
mais son schématisme ruinait la prétention scientifique qu’il revendiquait. Il me semble que
l’intérêt présent de la notion d’idéologie se situe sur un triple plan heuristique. Elle implique
que le chercheur observe toute doxa avec la vigilance critique de celui qui sait combien elle
peut déceler de non-dits ou d’intérêts cachés. Elle implique d’observer le littéraire, en toutes
ses formes, y compris esthétiques, comme autant d’enjeux à construire (ou à déconstruire).
Elle implique enfin que le chercheur s’efforce de situer son travail dans l’espace intellectuel
où il évolue et que, si faire se peut, il cherche à expliciter ses prises de position. L’idéologie
sert à nous rappeler que le clerc ne vit pas en dehors du monde. En cela au moins, elle reste
une notion actuelle et nécessaire.
Bibliographie
Aron (Paul) & Viala (Alain), Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006.
Dictionnaire critique du marxisme, sous la dir. de Gérard Bensussan, Georges Labica, 3e éd., Paris,
Presses universitaires de France, 1999.
Balibar (Renée), Les Français fictifs, Paris, Hachette, 1974.
Gramsci (Antonio), Gramsci dans le texte, recueil réalisé sous la direction de François Ricci en
collaboration avec Jean Bramant ; textes traduits de l’italien par Jean Bramant, Gilbert Moget, Armand
Monjo, François Ricci, Paris, Éditions sociales, 1975.
Lassave (Pierre), Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, 2002.
Macherey (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspéro, 1966.
Marx (Karl), L’idéologie allemande, trad. R. Cartelle et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1974.
Matonti (Frédérique), Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, Paris, La Découverte,
2005.
Notes
1 Marx (Karl), L’idéologie allemande, trad. R. Cartelle et G. Badia, Paris, Éditions sociales,
1974, p. 39.
COnTEXTES, n°2 | 2007
6
L’idéologie
2 Gramsci (Antonio), Gramsci dans le texte, recueil réalisé sous la direction de François Ricci
en collaboration avec Jean Bramant ; textes traduits de l’italien par Jean Bramant, Gilbert
Moget, Armand Monjo, François Ricci, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 607.
3 Matonti (Frédérique), Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, Paris, La
Découverte, 2005, p. 32. L’auteure montre que cette « intellectualisation » ne s’est pas faite
sans violence. Une part des cellules du parti communiste trop critiques à l’égard du programme
d’union de la gauche sera démantelée : elle était particulièrement active dans les milieux
étudiants et se retrouvera parmi les animateurs de Mai 68.
4 Voir ses contributions au Dictionnaire critique du marxisme, sous la dir. de Gérard
Bensussan, Georges Labica, 3e éd., Paris, PUF, 1999.
5 Lassave (Pierre), Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, 2002, p. 225.
6 Alain Viala et moi avons développé ce que l’on peut attendre d’un tel modèle dans Sociologie
de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006.
Pour citer cet article
Référence électronique
Paul Aron, « L’idéologie », COnTEXTES [En ligne], n°2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007,
consulté le 18 mai 2012. URL : http://contextes.revues.org/177 ; DOI : 10.4000/contextes.177
À propos de l'auteur
Paul Aron
F.N.R.S. – Université Libre de Bruxelles
Droits d'auteur
© Tous droits réservés
COnTEXTES, n°2 | 2007
7