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COnTEXTES n°2 (2007) L'idéologie en sociologie de la littérature ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Paul Aron L’idéologie ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Paul Aron, « L’idéologie », COnTEXTES [En ligne], n°2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007, consulté le 18 mai 2012. URL : http://contextes.revues.org/177 ; DOI : 10.4000/contextes.177 Éditeur : Groupe de contact F.N.R.S. COnTEXTES http://contextes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://contextes.revues.org/177 Document généré automatiquement le 18 mai 2012. © Tous droits réservés L’idéologie Paul Aron L’idéologie De Marx à Bourdieu 1 2 3 4 5 Jugée essentielle dans les années septante, déclinée en colloques, ouvrages polémiques ou encyclopédiques divers, rythmée par les interventions théoriques de penseurs comme Antonio Gramsci, que l’on commençait à traduire en français, Louis Althusser, Lucien Sève ou Robert Fossaert, la problématique de l’idéologie a mobilisé les esprits à un point tel que le silence qui l’entoure aujourd’hui peut légitimement surprendre. Je commencerai par situer cette notion dans son cadre historique. Conçue en effet, comme je le rappellerai brièvement, à des fins à la fois heuristiques et polémiques, la notion d’idéologie ne saurait être envisagée en dehors du contexte qui l’a rendue nécessaire. Il serait absurde d’en attendre aujourd’hui un contenu de vérité ou une valeur philosophique abstraite. Toutefois, et ce sera la seconde partie de mon propos, il n’est pas inutile de poser la question de savoir si quelque chose de ces débats mérite d’être prolongé de nos jours, ou si l’on doit les solder définitivement au compte des illusions du passé. Le terme d’idéologie a reçu de multiples acceptions (c’est précisément en cela qu’il a fait débat), mais toutes portent assurément autour du rôle des représentations et des idées d’un groupe social. Reconnaître leur action concrète revient à souligner l’importance de facteurs non matériels, non économiques, dans les actions humaines. Marx en avait perçu l’importance en constatant que la situation de classe d’un individu ne détermine pas sa conscience de classe. Il avait montré que la classe ouvrière ne pensait spontanément pas de manière autonome, et que l’aide des intellectuels (issus ou non de cette classe) était un facteur déterminant de sa capacité à agir sur son destin. La capacité du prolétariat opprimé à penser son oppression en termes spécifiques dépendait ainsi de l’apport de ceux qui avaient eu le privilège de ne pas être totalement aliénés par cette oppression – ce qui, après tout, était bien le cas de Karl Marx lui-même. Un autre aspect de la question idéologique était alimenté par les combats de Marx contre les illusions du socialisme utopique ou les constructions philosophiques abstraites. Il dénonça à de multiples reprises la tentation des intellectuels à imaginer que le mouvement des idées changerait à lui seul le monde. Le terme d’idéologie était alors chargé d’une critique implicite. Il équivalait à une conscience fausse ou faussée du réel, il indiquait le fossé séparant les représentations de la réalité. Plus précisément, il désignait le « point aveugle » de la plupart des philosophies : l’incapacité de relier leur discours avec leur ancrage social, d’établir le « lien entre leur critique et leur propre réalité matérielle1 ». Le propos de Marx se présentait donc comme une tentative de renverser cette tendance, de construire une image du réel qui lierait le fonctionnement économico-social d’une société à ses productions de pensée, et, en conséquence, de déconstruire toutes les prétentions de la pensée à exister en dehors de ce fonctionnement réel. Dans cette perspective, l’idéologie apparaissait comme l’envers de la position marxiste. Celle-ci s’est prévalu en conséquence d’une « scientificité » qui n’a pas peu favorisé les replis dogmatiques et les excommunications fracassantes. Dans les années trente, confrontés à la montée en puissance des fascismes – donc d’un mouvement à la fois populaire et réactionnaire – et à l’incapacité des mouvements ouvriers de s’y opposer de manière efficace, plusieurs penseurs marxistes ont été amenés à reprendre la problématique de l’idéologie. Dans sa prison, Antonio Gramsci en particulier a insisté sur les rythmes différents qu’impose un monde structuré à la fois au plan des représentations et au plan social et économique. S’il est relativement aisé de s’emparer des institutions politiques d’un pays (Machiavel en avait donné la théorie bien avant Marx), il est par contre beaucoup plus difficile de modifier des comportements acquis, cimentés dans des institutions et rituels divers. La complexité des structures sociales impliquait à ses yeux une « guerre de positions » plutôt qu’une « attaque frontale ». Cette métaphore militaire redéfinissait en profondeur la stratégie communiste. Elle sera à l’origine de la rupture du parti communiste italien avec le « modèle COnTEXTES, n°2 | 2007 2 L’idéologie 6 7 8 9 soviétique » de la prise du pouvoir, et de l’adaptation (relative) des partis communistes aux réalités du monde occidental. L’idéologie, ici, joue un rôle essentiel. C’est elle qui assure l’hégémonie du groupe dominant, et le consensus qui lui permet de conserver cette hégémonie. En envisageant le rôle des intellectuels dans ce processus, Gramsci mettait en avant leur double mission. D’abord ils sont les agents de « l’accord ‘spontané’ donné par les grandes masses de la population à l’orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît « ‘historiquement’ du prestige qu’a le groupe dominant (et de la confiance qu’il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production » ; ensuite, ils sont les agents de « la discipline des groupes qui refusent leur ‘accord’» au sein de « l’appareil de coercition d’État2 ». Garants de l’adhésion vécue comme naturelle par les dominés ou acteurs de la contrainte sous toutes ses formes (de la censure à l’organisation de lois répressives), les intellectuels jouent ainsi un rôle dont l’ampleur donne la mesure des effets sociaux de l’idéologie. L’œuvre de Louis Althusser et de son groupe de recherche de l’École normale supérieure, en liaison avec le structuralisme français et avec la psychanalyse de Lacan, dès la fin des années soixante, apporte une inflexion forte de la tradition marxiste. Deux arguments théoriques sont avancés. Althusser considère que l’idéologie, comme l’inconscient, est une dimension inhérente de l’esprit humain. Elle n’a, en ce sens, « pas d’histoire ». Il ne faut donc pas la confondre avec « les idéologies » particulières, qui sont les vecteurs d’intérêts circonstanciels de groupes sociaux déterminés. En donnant ainsi un certain degré d’autonomie à la manière dont les hommes se représentent leur situation réelle, Althusser évite le déterminisme. Il ouvre en parallèle un vaste champ de recherche par la visibilité qu’il donne à la distinction gramscienne entre « Appareils idéologiques d’État » et « Appareils répressifs d’État ». À cette première ligne de force, Althusser en ajoute une seconde. Il représente en effet le temps humain en le comparant aux lignes de chemins de fer parallèles qui conduisent à une gare. Sur chaque ligne circule un convoi dont la vitesse dépend du chargement et de la puissance de sa locomotive. Ainsi, chaque domaine idéologique a-t-il une tradition spécifique, qui le fait avancer à sa propre vitesse. On ne saurait donc comparer, de manière transversale, les « trains » de l’économie ou de l’art. Chaque voie établit une temporalité qui lui est spécifique. Ces propositions, on le voit, ramènent la question de l’idéologie au cœur de la vision marxiste. Elles lui donnent de surcroît un rôle spécifique, qui lève la suspicion initiale. L’idéologie n’est plus le reflet inversé du réel, mais une modalité incontournable de la réalité des hommes en société. Reste néanmoins, chez Althusser, que cette acception ouverte coïncide avec une insistance à penser des « coupures épistémologiques », dont l’opposition entre « science » et « idéologie » est une des modalités possibles. L’idéologie conserve par ce biais une part de la charge négative que lui avait donnée Marx. En bonne logique marxiste, il ne saurait être question d’attribuer cette avancée intellectuelle à la seule puissance de la vision d’Althusser. Rappelons-nous ce qu’était le parti communiste français dans les années soixante : non seulement le premier parti de la gauche, mais également une infrastructure alimentée par des dizaines de milliers de militants et les votes d’un électeur sur quatre ou cinq. Or l’audience de ce parti demeurait très contenue dans de nombreux secteurs de la vie intellectuelle française, en particulier à l’université, et plus encore dans les sciences humaines. La démocratisation du monde universitaire dans les années soixante, et l’appel d’air que provoqua l’expansion considérable de l’encadrement des nouvelles cohortes d’étudiants, allait donner aux communistes français l’occasion de s’y investir massivement. Ce furent en particulier les nouveaux domaines de recherche, les sciences humaines, la sociologie, la linguistique, l’anthropologie, où le poids des traditions et des pouvoirs en place pesait moins lourdement, qui virent surgir des chercheurs et des assistants se réclamant du marxisme. Par un effet dialectique prévisible, ces intellectuels réclamèrent en parallèle une certaine autonomie de pensée dans le parti communiste, et des revues comme La Pensée, et surtout La Nouvelle Critique servirent à la fois à canaliser leur apport et à dialoguer avec les dirigeants du parti formés à un marxisme plus conventionnel. Les perspectives du « socialisme à la française » et de l’union de la gauche impliquaient une « intellectualisation » des cadres du parti3. L’althussérisme constitua sans doute le point culminant de la pénétration de la pensée COnTEXTES, n°2 | 2007 3 L’idéologie 10 11 12 marxiste au cœur du système universitaire français, et simultanément la pointe de l’ouverture du marxisme aux sciences humaines de pointe, comme la psychanalyse et la linguistique. Pour nombre de chercheurs en littérature, le lien entre l’analyse idéologique et l’analyse littéraire s’imposa dès lors comme une préoccupation centrale. Dans l’esprit d’Althusser et de ses élèves, les œuvres d’art sont des lieux dans lesquels de l’idéologie s’énonce sans que l’auteur en soit conscient. Et le travail de l’analyste consiste à repérer des traces de cette idéologie, et à construire une cohérence de signes épars. Analogue en son principe à la relation qui unit le psychanalyste et son analysant, l’investigation littéraire s’apparente à la recherche d’un « symptôme ». Le texte ne reflète plus une idéologie particulière qui lui serait antérieure, il devient le lieu de production de tensions idéologiques que son auteur ne saurait maîtriser. Les rares travaux d’Althusser sur la littérature (principalement une lecture de Brecht à travers le théâtre du metteur en scène italien Giorgio Strehler) et, ceux, plus importants, de Pierre Macherey (Pour une théorie de la production littéraire, 1966) montrent ainsi que Balzac ou Jules Verne produisent des œuvres (Les Paysans ou L’Île mystérieuse) dont les implications idéologiques leur échappent. Le travail le plus important dans cette optique est celui qui relie pour la première fois une institution officielle d’ampleur, de celles qu’Althusser appelait les « Appareils Idéologiques d’État », en l’occurrence l’École, à la production et à la réception littéraires. Dans Les Français fictifs (1974), Renée Balibar montre ainsi que les choix linguistiques et stylistiques des écrivains restent dépendants de la manière dont ils ont appris leur métier dans un univers scolaire traversé par des contradictions et des choix d’ensemble de la société. Cette médiation, qui se repère concrètement dans les exercices proposés par les enseignants, dans les manuels, dans les instructions officielles, détermine des manières d’écrire, un choix de références communes aux agents du monde littéraire, une représentation du rôle et du travail de l’écrivain. Pour la première fois, l’intuition de Sartre, relayée par Roland Barthes, selon laquelle « la littérature, c’est ce qui s’enseigne » trouvait sa démonstration complète. Comme le rappelle par ailleurs Gisèle Sapiro, les travaux de Bourdieu opèrent un décentrement complet de la topique marxiste. En lieu et place de l’étagement superstructure (idéologie) / infrastructure (économie), ils postulent l’existence de structures sociales relativement autonomes, dont les agents définissent les valeurs, les enjeux et les objets. On voit bien ce qui distingue Bourdieu de ses prédécesseurs. Contre la logique marxiste du reflet, il insiste sur le fait que les œuvres d’art doivent être interprétées dans des termes propres au champ de l’art et selon les enjeux propres à cet univers. Ni l’appartenance à un groupe social, ni les opinions de l’auteur ne déterminent donc la position qu’il occupera dans le champ ou les prises de position qu’il y défendra. Contre l’idée sartrienne d’étudier comment Flaubert est devenu Flaubert au terme d’une approche « progressive-régressive », Bourdieu propose d’analyser comment les propriétés sociales d’un agent ont pu lui permettre d’occuper les positions que lui offrait un état déterminé du champ littéraire. Contre le formalisme enfin, Bourdieu affirme que les changements dans l’art dépendent moins de la capacité d’un système à s’auto-réformer (par exemple en tenant compte d’une « usure » naturelle) que de l’existence d’agents capables d’investir des formes nouvelles dans un répertoire de formes possibles, en fonction de leurs intérêts et objectifs spécifiques. L’idéologie et le littéraire 13 La tradition marxiste d’étude de l’idéologie s’est généralement traduite, dans les recherches littéraires, par la mise en relation de deux entités : le texte et le social. Jean-Maurice Rosier a bien caractérisé les différentes modalités selon lesquelles a été pensé le reflet de l’une sur l’autre. On distinguera donc utilement le reflet « mécanique » (Marx) du reflet « expressif » (Goldmann) et du reflet « productif » (Althusser)4. Ce dernier alimente la voie sociocritique dans laquelle se sont engagés une partie de ceux qui se réclament d’une sociologie littéraire. Quelles que soient les modalités choisies, cette perspective tend à repérer la manière dont l’organisation textuelle produit, occulte ou réagit à des phénomènes sociaux. Les études postcoloniales ou de rapports sociaux de sexe ont, à cet égard, ouvert de nouveaux objets, mais n’ont pas fait évoluer ce mode d’interrogation. La sociologie d’inspiration COnTEXTES, n°2 | 2007 4 L’idéologie 14 15 16 17 18 19 bourdieusienne, comme on l’a vu, a déplacé le lieu du questionnement en introduisant un troisième terme : le champ littéraire. Elle ne nie pas, pour autant, les questions de formes et de traditions littéraires. Et, contrairement à certains, je ne pense pas que la réflexion de Bourdieu ait contribué à l’obsolescence de la question idéologique. Compte tenu de ce qui précède, où se situe désormais l’idéologie ? Plusieurs niveaux de pertinence méritent sans doute d’être distingués. Une première dimension lie la littérature, système de représentations, à l’idéologie de groupes sociaux. Au plan individuel, on en mesure les effets dans l’analyse des habitus (fréquenter les théâtres ou connaître des poèmes peuvent être perçus comme des comportements de classe) ; au plan collectif, se jouent par exemple ici les innombrables tensions frontalières entre le monde social et le champ. Ainsi une critique idéologique analyse non seulement les cas où le littéraire se met explicitement au service d’une idéologie dominante ou particulière (par exemple des poètes et des historiographes chantant les louanges du monarque) et les cas – comme dans les utopies – où il la critique, mais aussi les implicites, les non-dits, voire les dénégations, qui tissent la teneur idéologique du littéraire (confirmation de tabous, de croyances, affichage d’une esthétique « pure » comme forme de renforcement des hiérarchies existantes entre les hommes). Toute une série de fonctions idéologiques découlent de ce premier plan. Le littéraire a joué et continue de jouer un rôle dans les représentations identitaires et nationales ; il structure l’ethos de nombreux groupes sociaux (par le goût des bouts-rimés ou de la chanson par exemple) ; il compte également aux fins de divertissement, de connaissance, de plaisir des sens ou d’expression des sentiments, c’est-à-dire d’esthétique. Ces fonctions sont à la fois nécessaires aux hommes en société (elles sont donc idéologiques au sens général du mot défini par Althusser) et modulées en infinies variations susceptibles de distinguer les hommes entre eux (et donc idéologiques au sens restreint du terme). Un autre niveau est lié au matériau même. Tous les éléments qui constituent le littéraire sont en effet d’ordre social, si l’on admet que le social se décompose en domaines que leurs traditions et leurs techniques rendent souvent autonomes (c’est-à-dire en apparence éloignés du social). Chacun d’eux, de la production des formes aux attentes de lecture, du genre de langage utilisé aux finalités qu’on lui assigne, change au cours de l’histoire. Et chacun de ces éléments, parce qu’il relève du social, est donc susceptible de concrétiser de l’idéologie. Ainsi la forme d’une tragédie en vers produit-elle des effets idéologiques très différents en 1690 et en 1830. Ou l’emploi d’un langage « parlé » chez Vadé et chez Queneau. L’appareil idéologique lié aux Lettres est donc variable, relatif et historiquement mouvant. Mais sa marque reste constamment visible lorsqu’on analyse les sociétés occidentales depuis l’Antiquité grecque et latine. Une des modalités particulières de cet appareil est qu’à certaines périodes il a pu s’imposer comme une idéologie à part entière, spécifique. Tel est par exemple le cas de l’art pour l’art. Cet aspect est celui qu’ont dégagé, depuis Montesquieu et Germaine de Staël, tous ceux qui ont analysé le fait littéraire en soulignant qu’il ne se développe pas hors d’un contexte politique, social ou économique. Il ne faudrait jamais enfermer le littéraire dans une définition trop restreinte ou trop orientée. Le défaut de nombre de théories est qu’elles développent une formule valable pour un tout petit secteur du littéraire (par exemple un texte ou une période déterminée), sans prendre en compte sa diversité et sa variabilité. Ainsi les définitions actuellement dominantes de la littérature parviennent-elles rarement à intégrer le « régime de proximité relative » des discours littéraire et philosophique entre la Renaissance et la fin du XVIIIe siècle5. On ne saurait trop souligner que le fait littéraire est un fait social complexe. Son matériau a une épaisseur historique qui lui est propre ; il se constitue par des traditions, des habitudes, des modes de création et de perception qui se sont accumulés dans la longue durée. Il rencontre des états sociaux donnés à toutes les étapes de son développement historique, mais il ne se réduit jamais au temps de ce croisement. Cette double temporalité est un principe qu’aucune étude idéologique ne saurait ignorer sans perdre de vue l’objet spécifique qu’elle prétend décrire. La complexité du littéraire implique que l’on sorte de l’impasse théorique dans laquelle l’opposition entre une approche externe et une approche interne avait enfermé le dialogue COnTEXTES, n°2 | 2007 5 L’idéologie 20 entre littérature et sociologie. Il ne s’agit plus en effet de se prononcer sur le fait de savoir si telle configuration sociale détermine, influence ou serait homologue à telle configuration littéraire. La question n’est plus celle des « médiations » entre le social et le littéraire dès lors qu’on n’enferme plus ce dernier dans le carcan des grandes œuvres ou dans l’usage quasi religieux (donc : idéologique) des textes donnant lieu aux commentaires les plus notables. Ainsi, par exemple, le besoin de lire ou le plaisir du lecteur ne sont pas moins importants idéologiquement que l’interprétation des poèmes de Mallarmé. Une sociologie historique de la littérature n’a pas à hiérarchiser ces pratiques. Elle est le lieu théorique d’où elles s’observent comme des usages diversifiés du littéraire. En l’état actuel des disciplines, elle est le seul lieu qui cherche à les rencontrer tous. C’est pourquoi elle est la seule aussi qui affronte l’idéologie aux plans multiples où elle se manifeste. On y distingue des niveaux, des étapes, des domaines et des concepts qui s’y ajustent. Mais c’est précisément en ce qu’elle respecte et problématise l’historicité de la catégorie même de « l’œuvre d’art littéraire » que l’approche sociologique est pertinente6. Comme toutes les pratiques humaines, le littéraire est donc à la fois saturé d’idéologie et producteur d’idéologie. Ce constat permet aussi d’en finir définitivement avec les dispositifs où une idéologie (et une seule) est attribuée à un groupe social (prolétariat, bourgeoisie, noblesse de robe, etc.) sous la forme d’une conscience effective (conscience de classe) ou conscience possible. Faut-il pour autant renoncer à lier l’idéologie à des intérêts sociaux ? Certes non, mais en opérant dans la nuance et la finesse nécessaires. Certains regretteront sans doute que se dégage difficilement un protocole passe-partout, une grille d’analyse sur laquelle on puisse coucher toutes les œuvres d’art littéraire. Le reflet avait des vertus pédagogiques, mais son schématisme ruinait la prétention scientifique qu’il revendiquait. Il me semble que l’intérêt présent de la notion d’idéologie se situe sur un triple plan heuristique. Elle implique que le chercheur observe toute doxa avec la vigilance critique de celui qui sait combien elle peut déceler de non-dits ou d’intérêts cachés. Elle implique d’observer le littéraire, en toutes ses formes, y compris esthétiques, comme autant d’enjeux à construire (ou à déconstruire). Elle implique enfin que le chercheur s’efforce de situer son travail dans l’espace intellectuel où il évolue et que, si faire se peut, il cherche à expliciter ses prises de position. L’idéologie sert à nous rappeler que le clerc ne vit pas en dehors du monde. En cela au moins, elle reste une notion actuelle et nécessaire. Bibliographie Aron (Paul) & Viala (Alain), Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006. Dictionnaire critique du marxisme, sous la dir. de Gérard Bensussan, Georges Labica, 3e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1999. Balibar (Renée), Les Français fictifs, Paris, Hachette, 1974. Gramsci (Antonio), Gramsci dans le texte, recueil réalisé sous la direction de François Ricci en collaboration avec Jean Bramant ; textes traduits de l’italien par Jean Bramant, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci, Paris, Éditions sociales, 1975. Lassave (Pierre), Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, 2002. Macherey (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspéro, 1966. Marx (Karl), L’idéologie allemande, trad. R. Cartelle et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1974. Matonti (Frédérique), Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, Paris, La Découverte, 2005. Notes 1 Marx (Karl), L’idéologie allemande, trad. R. Cartelle et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 39. COnTEXTES, n°2 | 2007 6 L’idéologie 2 Gramsci (Antonio), Gramsci dans le texte, recueil réalisé sous la direction de François Ricci en collaboration avec Jean Bramant ; textes traduits de l’italien par Jean Bramant, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 607. 3 Matonti (Frédérique), Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, Paris, La Découverte, 2005, p. 32. L’auteure montre que cette « intellectualisation » ne s’est pas faite sans violence. Une part des cellules du parti communiste trop critiques à l’égard du programme d’union de la gauche sera démantelée : elle était particulièrement active dans les milieux étudiants et se retrouvera parmi les animateurs de Mai 68. 4 Voir ses contributions au Dictionnaire critique du marxisme, sous la dir. de Gérard Bensussan, Georges Labica, 3e éd., Paris, PUF, 1999. 5 Lassave (Pierre), Sciences sociales et littérature, Paris, PUF, 2002, p. 225. 6 Alain Viala et moi avons développé ce que l’on peut attendre d’un tel modèle dans Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006. Pour citer cet article Référence électronique Paul Aron, « L’idéologie », COnTEXTES [En ligne], n°2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007, consulté le 18 mai 2012. URL : http://contextes.revues.org/177 ; DOI : 10.4000/contextes.177 À propos de l'auteur Paul Aron F.N.R.S. – Université Libre de Bruxelles Droits d'auteur © Tous droits réservés COnTEXTES, n°2 | 2007 7