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La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion Gennaro Toscano La librairie fondée à Naples au milieu du XVe siècle par Alphonse V d’Aragon, dit le Magnanime, devint en quelques années le fleuron de sa politique culturelle et de celle de ses héritiers. Emblème de l’humanitas des souverains, elle fut immortalisée par les humanistes de la cour qui la fréquentaient. « Librorum volumina prope infinita Bibliothecam suam mirifice ornatam conjecit », écrit Bartolomeo Facio à propos du Magnanime dans son De Viris illustribus1. Installée d’abord au château Capuano, résidence royale depuis l’époque de la domination normande, la bibliothèque fut réaménagée vers 1455 dans une grande salle du Castel Nuovo, entièrement reconstruit après la guerre de succession angevino-aragonaise. C’est dans sa nouvelle bibliothèque que le roi aimait réunir son cercle d’humanistes. Dans la vie de Giannozzo Manetti, rédigée par le célèbre librairie florentin Vespasiano da Bisticci, on peut lire : « giunto a Napoli, [Manetti] andò a visitare la Maestà del Re, e giunse a tempo oportuno, perché trovò la maestà sua nella libreria con più singulari uomini * Nous sommes particulièrement heureux de publier ici le texte de la conférence prononcée à la Bibliothèque nationale de Naples le 12 septembre 2022 à l’occasion du congrès de l’Association internationale de Bibliophilie et de revenir sur un sujet qui nous occupe depuis quelques décennies. En 1993, grâce à la bienveillance d’Ursula Baurmeister et de Marie-Pierre Laffitte de la BnF, nous avions livré les premiers résultats de cette recherche dans les pages du Bulletin du bibliophile (2, p. 265-283). Nous tenons à remercier nos collègues de la BnF qui nous accompagnent dans cette aventure franco-napolitaine : Jean-Marc Chatelain, directeur de la Réserve des livres rares, Maxence Hermant, conservateur en chef au département des Manuscrits, et Caroline Vrand, conservatrice au département des Estampes. Nous adressons un remerciement particulier à Tobia R. Toscano, professeur de littérature italienne à l’université de Naples Federico II, interlocuteur fidèle et précieux depuis les débuts de nos recherches sur le sujet. 1. « Il rassembla dans sa bibliothèque, merveilleusement ornée, des livres en nombre presque infini » : Bartolomeo Facio, De Viris illustribus, Florence, Johannis Pauli Giovannelli, 1745, p. 78 (traduit par nos soins). Gennaro TOSCANO, conseiller scientifique pour le musée, la recherche et la valorisation à la direction des Collections de la Bibliothèque nationale de France ; professeur d’histoire des collections et du patrimoine à l’École nationale des chartes. 205 Bulletin du bibliophile che disputavano De Trinitate, di cose difficilissime […]. Finita la disputa, nella libreria è una finestra che guarda inverso la marina, la Maestà del Re n’andò a quella finestra e posesi a sedere secondo la sua consuetudine2 ». Cette célèbre bibliothèque ne resta à Naples que quelques décennies : sa dispersion commence en effet dès 1495 avec la conquête du roi de France, Charles VIII. À cette occasion, elle est décrite pour la dernière fois par le Vénitien Marin Sanudo : « La libraria dil Re era in una camera sopra la marina, dove era assà copia di libri, in carta bona, scritti a penna, et coverti di seda et d’oro, con li zoli d’argento indorati, benissimo aminiati, et in ogni facultà3. » Sa dispersion donna vie à d’autres institutions dont elle fut le modèle. En 1495, Charles VIII fit transférer de Naples au château d’Amboise 1 140 livres manuscrits et imprimés. Ils devinrent le noyau principal de la nouvelle librairie des rois de France d’abord à Amboise, puis à Blois4. Les 138 manuscrits vendus au cardinal Georges d’Amboise vers 1503 par Frédéric d’Aragon, exilé à Tours, devinrent le cœur de la première bibliothèque humaniste en France, celle organisée par le cardinal au château de Gaillon, en Normandie5. La renommée de la librairie royale fondée par le Magnanime se répandit rapidement au-delà des frontières du royaume de Naples. Au siècle suivant, elle était encore désignée par le nom de son fondateur comme en témoignent un certain nombre de livres arrivés à l’Escorial sous Philippe II, accompagnés de l’indication de la « libreria del Rey Don Alfonso de Nápoles6 ». Mais la mémoire de cette prestigieuse institution a été définitivement consolidée par les érudits et les historiens du XIXe et du XXe siècle qui ont essayé d’en tracer 2. « Arrivé à Naples, Manetti rendit visite à sa Majesté le roi, il arriva au bon moment car il trouva dans la bibliothèque sa Majesté entourée des hommes les plus remarquables qui débattaient de la Trinité, de choses très difficiles […]. Une fois le débat terminé, dans cette bibliothèque il y a une fenêtre qui donne sur la mer, sa Majesté le roi se dirigea vers la fenêtre et s’assit selon son habitude » : Vespasiano da Bisticci, Commentario della vita di Messer Giannozzo Manetti, dans Le Vite, éd. par A. Greco, 2 vol., Florence, Istituto di Palazzo Strozzi, 1970-1976, I, p. 603 (traduit par nos soins). 3. « La bibliothèque du roi était dans une salle qui donne sur la mer, où se trouvaient une grande quantité de livres, en bon papier, écrits à la plume et recouverts de soie et d’or, avec des fermoirs en argent doré, très bien enluminés et dans toutes les disciplines » : Marin Sanudo, La spedizione di Carlo VIII in Italia, éd par R. Fulin, Venise, Marco Visentini, 1873, p. 239 (traduit par nos soins). 4. Gennaro Toscano, « Les manuscrits de la librairie des rois d’Aragon de Naples saisis par Charles VIII », dans Passer les Monts : Français en Italie – l’Italie en France (1494-1525), éd. par J. Balsamo, Paris-Fiesole, ChampionCadmo, 1998, p. 345-360 ; Ursula Baurmeister, « D’Amboise à Fontainebleau : les imprimés italiens dans les collections royales aux XVe et XVIe siècles », ivi., p. 360-386 ; Maxence Hermant, Marie-Pierre Laffitte, Gennaro Toscano, « La naissance de la Bibliothèque royale. De Louis XI à Louis XII », dans Histoire de la Bibliothèque nationale de France, dir. B. Blasselle, G. Toscano, Paris, BnF, 2021, p. 55-57. 5. G. Toscano, « De Naples à Gaillon. Les manuscrits de la librairie des rois d’Aragon acquis pas le cardinal d’Amboise », dans Une Renaissance en Normandie. Georges d’Amboise, bibliophile et mécène, éd. par F. Calame-Levert, M. Hermant, G. Toscano, cat. exp. Évreux, musée d’Art, Histoire et Archéologie, 8 juillet-22 octobre 2017, Paris, Gourcuff-Gradenigo, 2017, p. 139-189. 6. Jole Ruggeri, « Manoscritti italiani nella Biblioteca dell’Escuriale », Bibliofilia, XXXIII (1930), p. 421sq. 206 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion l’histoire et de retrouver les livres désormais dispersés aux quatre coins du monde. Dès 1868, Léopold Delisle, directeur du Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque à l’époque impériale, avait consacré quelques pages aux volumes de la librairie de Naples conservés dans son département et à la Réserve des livres rares. Il établit une liste de 256 manuscrits7 et de 170 incunables8 provenant des 1 140 livres saisis par Charles VIII et des 138 volumes acquis par le cardinal d’Amboise. Quelques années plus tard, dans sa Biblioteca dei re d’Aragona in Napoli (Rocca San Casciano, 1897), Giuseppe Mazzatinti réussit à retrouver 629 manuscrits de l’ancienne librairie, tandis qu’en 1913 don Marcelino Gutierrez del Caño publia un premier recensement des volumes des rois aragonais de Naples arrivés à Valencia après 15279. Ces premières tentatives de reconstruction de la bibliothèque royale de Naples trouvèrent leur aboutissement dans La Biblioteca napoletana dei re d’Aragona, ouvrage monumental que le célèbre libraire Tammaro De Marinis consacra aux riches collections des souverains aragonais10. La genèse de cet ouvrage monumental fut longue et complexe. De Marinis avait commencé ses recherches dans les années 1920. Pendant les deux décennies qui suivirent, l’Europe fut bouleversée d’abord par la guerre civile en Espagne, puis par la Seconde Guerre mondiale. Cette période noire de l’histoire européenne ne lui facilita guère l’accès aux deux noyaux principaux de la librairie des rois d’Aragon de Naples, conservés à la Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque universitaire de Valencia. Quelques mois après l’armistice du 8 mai 1945, De Marinis reprit contact avec ses interlocuteurs de la Bibliothèque nationale comme en témoigne une lettre du 2 octobre de cette année adressée à Émile van Moé (1895-1944), bibliothécaire au département des manuscrits : Cher Monsieur, Je désire vous informer que dans ces années de la triste infâme guerre, vivant retiré à la campagne prés de Pistoia, j’ai pu me dédier à mettre sur pied mon travail sur la bibliothèque napolitaine des rois d’Aragon. 314 planches 7. Le Cabinet des manucrits de la bibliothèque impériale, I, Paris, Imprimerie impériale, 1868, p. 94 sq. 8. Léopold Delisle, « Notes sur les anciennes impressions des classiques latins et d’autres auteurs conservés au XVe siècle dans la librairie royale de Naples », Mélanges Graux, Paris, Ernest Thorin, 1884, p. 245-296. Voir l’article de Jean-Marc Chatelain dans ce numéro du Bulletin du bibliophile. 9. Catalogo de los manuscritos existentes en la Biblioteca Universitaria de Valencia, Valencia, Libreria Maraguat, 1913. 10. Tammaro De Marinis, La biblioteca napoletana dei re d’Aragona, Milan, Hoepli, 1947-1952, 4 vol. ; La Biblioteca napoletana dei re d’Aragona. Supplemento, avec le concours de D. Bloch, Ch. Astruc, J. Monfrin, Vérone, Valdonega, 1969, 2 vol. Sur le sujet, voir les travaux de G. Toscano, « La biblioteca napoletana dei re d’Aragona da Tammaro De Marinis ad oggi. Studi e prospettive », dans Libri satiari nequeo. Biblioteche nel Regno fra Tre e Cinquecento, éd. par M. De Nichilo et C. Corfiati, Lecce, Pensa, 2009, p. 23-57 ; Idem, « Tammaro De Marinis e Julien Cain, amministratore della Bibliothèque nationale di Parigi. Storia di un’amicizia », Tammaro De Marinis e la cultura napoletana di primo Novecento, éd. par G. Petrella, Soveria Mannella, Rubettino, 2022, p. 125-145, fig. 2-7 ; Idem, « Per La Biblioteca napoletana dei re d’Aragona : Tammaro De Marinis e la Bibliothèque nationale », dans Multa renascentur. Tammaro De Marinis studioso, bibliofilo, antiquario, collezionista, éd. par I. Maschietto, Venise, Marsilio, 2023, p. 34-49. 207 Bulletin du bibliophile forment déjà 2 vols. in folio ; un 3e volume avec l’introduction et le catalogue, avec un millier de documents est arrivé à la page 214. Une centaine de pages manquent encore pour terminer. Le catalogue est déjà imprimé. J’ai dû exclure le mss. de la Galiacza et ceux séquestrés aux Barons rebelles parce que je n’avais pas fait encore aucune recherche sur ces groupes. L’argument donc n’est pas encore épuisé… Puisque l’ouvrage s’imprimait à Vérone, vous pouvez penser avec quelle angoisse j’attendais l’avancement des Alliés vers le Nord, pendant de longs mois je n’ai pas su si les feuilles tirées étaient ou non brûlées… Finalement un Anglais, des premiers arrivés chez l’imprimeur à Vérone m’apprit la bonne nouvelle que tout était sain et sauf… J’espère que votre vie n’a pas été trop dure et vous ayez pu même un peu travailler… Peut-être les mss. à la Nationale sont déjà à leur place : ainsi je vous serais extrêmement obligé de la description du ms. Italien 554. Monsieur Lauer est là, ou à la retraite ? Je vous prie cher Monsieur de vouloir agréer l’expression de mes sentiments les plus dévoués. T. De Marinis11. Van Moé était décédé le 6 décembre 194412 et la lettre fut transmise par sa veuve au directeur du département, Jean Porcher. Celui-ci répondit à De Marinis le 29 octobre 1945 : Cher Monsieur, Mme Van Moé me transmet votre lettre du 2 octobre : notre pauvre ami est mort en effet le 6 décembre dernier après une longue maladie due aux privations diverses aggravées par le froid terrible que nous avons subi. Vous savez combien il était attaché à la Bibliothèque nationale et il a tenu à venir malgré tout à assurer son service, mais il n’a pas pu en supporter la fatigue. Vous savez aussi combien il nous manque et combien nous le regrettons tous. Je suis à présent conservateur des Manuscrits et je regrette particulièrement l’absence de ce collaborateur si précieux. Je suis heureux de savoir que vous avez passé ces années sauvages sans encombre et que votre travail sur la Bibliothèque napolitaine des rois d’Aragon est intact. Je vous en félicite. Après 5 ans de réclusion, peut-être nous sera-t-il donné quelque jour prochain de pouvoir voyager ; je souhaite vivement pouvoir retourner en Italie où j’ai beaucoup à faire et où j’allais avant la guerre fréquemment. Je joins à ce mot une note sur le manuscrit italien 554. M. Lauer est à la retraite depuis 4 ans. Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments le plus distingués. [Jean Porcher]13. 11. BnF, département des Manuscrits, archives administratives, janvier-octobre 1945, n. 332, publiée par Toscano, « La biblioteca napoletana dei re d’Aragona da Tammaro De Marinis ad oggi », art. cité, annexe 1. 12. Sur Émile van Moé, voir Suzanne Vitte, Charles Samaran, « Émile van Moé (1895-1944) », Bibliothèque de l’École des chartes, 19, 1, 1946, p. 166-169 ; Jean Porcher, « Émile-A. Van Moé (1895-1944) », Scriptorium, 1946, 1-1, p. 168-170. 13. BnF, département des Manuscrits, archives administratives, janvier-octobre 1945, n. 332, publiée par Toscano, « La biblioteca napoletana dei re d’Aragona da Tammaro De Marinis ad oggi. Studi », art. cité, annexe 2. 208 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion De Marinis publia les trois premiers volumes de son opus en 1947 : un catalogue des manuscrits accompagné d’un ensemble considérable de documents d’archives et deux tomes de planches. Quelques années plus tard, en 1952, il publia le volume devant servir d’introduction, consacré à l’histoire de la bibliothèque, des divers fonds, de sa dispersion, des enlumineurs et des scribes. Un riche appareil critique et une importante bibliographie accompagnaient le texte. « Il nous suffira de dire qu’il est impossible de s’occuper de l’histoire de l’humanisme italien et de l’humanisme catalan, non plus que de l’histoire de l’écriture et du livre au XVe siècle, et généralement de l’histoire des textes, sans avoir recours à ce magnum opus. » C’est ainsi que Jacques Monfrin rendait hommage à la monumentale œuvre de De Marinis14, parution également saluée par les plus grands spécialistes de l’époque15. En 1948, puis en 1953, par l’intermédiaire du consul général d’Italie en France, De Marinis fit envoyer les quatre volumes de son magnum opus à l’administrateur de la Bibliothèque nationale, Julien Cain, qui allait devenir un grand ami et complice du spécialiste du livre italien de la Renaissance. Dans une lettre envoyée à Julien Cain le 30 mars 1965, le bibliophile lui exprime sa volonté d’achever l’œuvre qui l’avait occupé tout au long de sa vie : « Malgré mon grand âge, je travaille avec acharnement pour mon supplément à la Bibliothèque aragonaise : je n’ai pas de temps à perdre et je voudrais bien voir le volume paraître l’année prochaine16. » De Marinis avait désormais 87 ans et, effectivement, il ne lui restait pas beaucoup de temps pour terminer le chef-d’œuvre de sa vie. Quelques mois avant sa mort (5 septembre 1969), virent le jour les deux volumes de Supplemento, comblant les lacunes de l’édition de 1947-1952. Grâce à la collaboration de Charles Astruc et Denise Bloch, conservateurs à la Bibliothèque nationale, et de Jacques Monfrin, professeur de philologie romane à l’École des chartes, furent pris en considération les volumes saisis par Ferdinand Ier aux barons rebelles, presque tous entrés dans les fonds de la Bibliothèque nationale à travers le butin de guerre de Charles VIII, ainsi que d’autres manuscrits réalisés pour les membres de la famille aragonaise retrouvés entre 1952 et 1969. Les six beaux volumes in folio, imprimés sur un coûteux papier et abondamment illustrés, devaient provoquer une admiration mêlée d’un sentiment de respect quasi sacré. Tout avait été fait, tout avait été vu, tout avait été répertorié ; rien ne pouvait être ajouté à ce qui mobilisa une vie de travail. Mais comme 14. Bibliothèque de l’École des chartes, 1957, p. 3-12, p. 12 pour la citation. 15. G. Toscano, « Per La Biblioteca napoletana dei re d’Aragona : Tammaro De Marinis e la Bibliothèque nationale », art. cité, p. 43-44. 16. BnF, département des Manuscrits, Fonds Julien et Lucienne Cain, NAF 28238, lettre publiée par G. Toscano, « Tammaro De Marinis e Julien Cain », art. cité, annexe 5. 209 Bulletin du bibliophile l’a souligné Armando Petrucci, la connaissance approfondie et minutieuse de toutes les facettes de la librairie des rois d’Aragon – le catalogue des livres, les documents, les bibliothécaires, les copistes, les enlumineurs – la plongea dans un brouillard déformant17. La Bibliothèque royale de Naples sortait de l’ouvrage de Tammaro De Marinis comme une entité parfaite et monolithique, fondée par Alphonse le Magnanime, enrichie par son héritier au trône, Ferdinand Ier d’Aragon, puis dispersée entre la France et l’Espagne. En réalité, d’autres membres de la famille royale, notamment le cardinal Jean d’Aragon et son frère Alphonse duc de Calabre, tous deux fils de Ferrante, avaient réunis d’importantes collections de livres, parmi les plus raffinées de la Renaissance italienne, livres qui intégrèrent la librairie royale respectivement en 1485 et en 1494. Étrangement, comme nous le verrons, De Marinis avait aussi négligé les modèles qui inspirèrent le Magnanime pour l’organisation de sa librairie au Castel Nuovo de Naples : la bibliothèque des Visconti à Pavie puis celle des souverains pontifes au palais du Vatican. Les recherches menées dans les dernières décennies ont permis de revoir certains aspects relatifs à la genèse et à l’histoire des différents fonds qui ont constitué cette bibliothèque. Elle a été en effet le fruit d’une politique culturelle très attentive menée par le Magnanime et continuée par son héritier, Ferdinand d’Aragon, puis par son petit-fils Alphonse, duc de Calabre, sans négliger les efforts de Frédéric d’Aragon, dernier souverain aragonais de Naples, et de son épouse Isabella del Balzo qui, malgré leurs difficultés financières, se sont employés à sauver le noyau principal de la bibliothèque pour le transmettre à l’héritier du trône, Ferdinand, duc de Calabre et vice-roi de Valencia18. Alphonse V d’Aragon et la fondation de la bibliothèque royale Alphone le Magnanime a été considéré à juste titre comme l’artifex de la grande « bibliothèque d’État19 » organisée au Castel Nuovo de Naples. À 17 ans, il possédait déjà une collection de 24 livres20 et en 1417 sa bibliothèque comptait 61 titres21. Toutefois, l’idée d’organiser une grande bibliothèque, signe de son pouvoir et de son humanitas, est née sans nul doute lors de son 17. Armando Petrucci, « Biblioteca, libri, scritture nella Napoli aragonese », dans Le biblioteche del mondo antico e medioevale, éd. par G. Cavallo, Rome-Bari, Laterza, 1988, p. 187-202. 18. La Biblioteca reale di Napoli al tempo della dinastia aragonese, éd. par G. Toscano, cat. exp., Naples, Castel Nuovo, 30 septembre-15 décembre 1998, Valencia, Generalitat Valenciana, 1998 ; G. Toscano, « Le biblioteche dei sovrani aragonesi di Napoli », dans Principi e signori. Le biblioteche nella seconda metà del Quattrocento, éd. par G. Arbrizzoni, C. Bianca et M. Peruzzi, Urbino, Accademia Raffaello, 2010, p. 163-216. 19. Cette formule a été utilisée pour la première fois par A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 190-192. 20. Edouardo Gonzalez-Hurtebise, « Inventario de los bienes muebes de Alfonso V de Aragon como infante y como rey (1412-1424) », Institut d’Estudis Catalans, Anuari, 1907, p. 148-188. 21. Ramon D’Alos, « Documenti per la storia della biblioteca d’Alfonso il Magnanimo », dans Miscellanea Francesco Ehrle, vol. IV, Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana,1924, p. 394-406. 210 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion aventure italienne22. Capturé par les Génois au large de l’île Ponza (5 août 1435), Alphonse fut envoyé à Milan comme prisonnier de guerre. Filippo Maria Visconti le reçut alors comme un prince et non pas comme un prisonnier23. C’est à cette occasion que le Magnanime eut l’occasion d’admirer la riche bibliothèque fondée au château de Pavie par Galéas II dans la seconde moitié du XIVe siècle. En 1426, la librairie des Visconti comptait 988 manuscrits ; elle était certainement la plus riche et la plus prestigieuse des cours princières d’Italie24. La comparaison avec les bibliothèques des autres cours du nord de la Péninsule permet de souligner toute son importance. La collection de la maison de Savoie, partagée entre Chambéry, Pont d’Ain et Turin, comptait en 1498 à peine plus de 300 volumes25. À Ferrare, en 1436, la bibliothèque des Este comprenait seulement 279 manuscrits26 ; celle des Gonzague à Mantoue renfermait, en 1407, 292 volumes27. La découverte de l’une des plus prestigieuses bibliothèques d’Europe, insoupçonnée jusqu’au moment de sa captivité, et la vitalité du studium de Pavie stimulèrent tout particulièrement les ambitions d’homme de lettres du souverain aragonais : la bibliothèque des Visconti devint le véritable modèle pour celle que le Magnanime allait fonder dans son royaume de Naples dès sa libération. Une fois libéré, Alphonse s’installe à Gaète, au nord de Naples, à partir du début de l’année 1436. Bien qu’occupé à la conquête de Naples, il commence à constituer son cercle d’humanistes dont les principales figures furent Lorenzo 22. G. Toscano, « In margine al Maestro delle Vitae Imperatorum e al Maestro di Ippolita Sforza. Codici lombardi nelle collezioni aragonesi », Rivista di storia della miniatura, 1-2 (1996-1997), p. 169-178 ; Idem, « La formazione della biblioteca di Alfonso il Magnanimo : documenati, fonti, inventari », dans La biblioteca reale di Napoli al tempo della dinastia ragonese, op. cit., p. 192-202 ; Idem, « Les biblioteche dei sovrani aragonesi », art. cité, p. 170-172. 23. Pietro Giannone, Istoria civile del Regno di Napoli, Naples, Niccolò Naso, 1723, III, p. 338-339. 24. Élisabeth Pellegrin, La Bibliothèque des Visconti et des Sforza ducs de Milan au XVe siècle, Paris, CNRS, 1955 ; La bibliothèque des Visconti et des Sforza, ducs de Milan. Supplément avec 175 planches, publié sous les auspices de la Société internationale de Bibliophilie par les soins de Tammaro de Marinis, Florence, L. S. Olschki, 1969. Voir aussi Ugo Rozzo, « La biblioteca visconteo-sforzesca », dans Principi e signori…, op. cit., p. 3-38. 25. Les Manuscrits enluminés des comtes et ducs de Savoie, éd. par A. Paravicini Bagliani, Turin, Allemandi, 1990. 26. Adriano Cappelli, « La biblioteca estense nella prima metà del secolo XV », dans Giornale storico della letteratura italiana, XIV, 40-41, 1886, p. 1-30 ; Giulio Bertoni, La biblioteca estense e la cultura ferrarese ai tempi del duca Ercole I (1471-1505), Turin, Loescher, 1903 ; Idem, « La biblioteca di Borso d’Este », dans Atti della R. Accademia delle scienze di Torino, LXI, 1926, p. 705-728 ; Corinna Mezzetti, « La Biblioteca degli Estenzi : inventari dei manoscritti e gestione delle raccolte nel Quattrocento », dans Principi e signori…, op. cit., p. 67-108. 27. Pia Girolla, « La biblioteca di Francesco Gonzaga secondo l’inventario del 1407 », dans Atti e memorie della reale Accademia virgiliana di Mantova, XIV-XVI, 1923, p. 30-72 ; Andrea Canova, « Le biblioteche dei Gonzaga nella seconda metà del Quattrocento », dans Principi e signori…, op. cit., p. 39-66. 211 Bulletin du bibliophile Valla et le Panormita28 ainsi qu’à organiser une véritable bibliothèque, dotée d’un « guardian des libres de casa del Senyor rey », le Valencien Johan Serra29. Le Magnanime entra à Naples le 12 juin 1442. La victoire définitive sur les Angevins fut célébrée par un triomphe à l’antique qui se déroula dans les rues de la capitale le 26 février 144330. Ce souverain, qui parlait castillan et maîtrisait mal le latin et l’italien, s’efforça tout au long de son règne napolitain de donner de lui l’image d’un prince humaniste, lecteur de textes classiques. Cette transformation du roi en homme de l’Humanisme s’accentua avec la restructuration du Castel Nuovo, la construction de l’Arc de triomphe31 et l’organisation d’une grande « bibliothèque d’État », véritable maison des Muses32. Mais à l’époque le Castel Nuovo était en ruines et le roi dut installer sa librairie au Castel Capuano. Luis Cescases et Tommaso Aulesa, gardes « dela libreria del Senyor rey », reçurent en effet un paiement, le 9 mai 1443, pour « messions e despeses ques son fetes de posts e entaular un studi en lo Castell de Capuana de Napols on sta la dita libreria per ops e servey del dit Senyor33 ». En juin de la même année, Tommaso Aulesa, « deputat a tenir en custodia los libros dela libreria del Senyor Rey », reçut un autre paiement de 16 ducats pour l’achat de peaux de couleur rouge, parchemins, fermoirs, fers pour relier les livres de la librairie du roi34. Dès les premières années, la bibliothèque commençait à avoir une véritable organisation où travaillait un personnel rémunéré comme Thomas Aulesa, Jaume Torres, Jacopo Curlo, et Juan de Caspe35. On trouve, par ailleurs, des paiements versés au scribe Gabriel Altadell, déjà au service du roi à Valencia en 144336. Les années 1450 sont sûrement parmi les plus importantes pour la production de nombreux volumes dans l’atelier au service du roi. Ainsi, le 13 septembre 28. Sur le rôle de ces deux humanistes à la cour du Magnanime, voir les travaux récents de Fulvio Delle Donne, Guido Cappelli, Nel Regno delle lettere. Umanesimo e politica nel Mezzogiorno aragonese, Rome, Carocci, 2021, p. 50-60. 29. G. Toscano, « La formazione della biblioteca di Alfonso il Magnanimo », art. cité, p. 202-203. 30. Joana Barreto, La Majesté en images. Portraits du pouvoir dans la Naples des Aragon, Rome, EFR, 2013, p. 65-76 ; F. Delle Donne, G. Cappelli, Nel Regno delle lettere, op. cit., p. 76-86. 31. Riccardo Filangieri, Castel Nuovo reggia angioina ed aragonese di Napoli, Naples, Editrice politecnica, 1934 ; Georges L. Hersey, The Aragonese Arch at Naples 1443-1475, New Haven-Londres, Yale University Press, 1973 ; Rosanna di Battista, « La porta e l’arco di Castelnuovo a Napoli », Annali di architettura, 10-11, 1998-1999, p. 7-21 ; J. Barreto, La Majesté en images, op. cit., p. 76-89. 32. G. Toscano, « La Biblioteca dei re d’Aragona come instrumentum regni », dans La Corona d’Aragona e l’Italia, actes du XXe congrès d’histoire de la couronne d’Aragon, Rome-Naples, 4-8 octobre 2017, Rome, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 2020, II, 1, p. 543-569, 1527-1533. 33. T. De Marinis, La Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 228, doc. 20. 34. Ibid., p. 229, doc. 22. 35. Ibid., p. 229-230, doc. 27-28, 39. 36. Ibid., p. 230, doc. 39. 212 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion 1450, Thomas Aulesa fut envoyé dans le Latium pour acheter trois mille parchemins37. Le 11 décembre 1451, Pedro de Capua, « scriptor dela sua libreria », reçut 40 ducats ; il s’agit du scribe Pietro Ursuleo qui travailla au service des rois d’Aragon à partir de 144838. Que le roi se soit personnellement intéressé à la bibliothèque est aussi confirmé par les demandes d’acquisition de volumes manquant à sa collection. En mai 1453, il envoya au Catalan Clavier une liste détaillée de vingt-cinq textes, « ben scrits et vertaders », à acheter pour la librairie, de façon à combler les lacunes existantes. Il s’agit essentiellement de classiques latins : des textes d’Ovide, d’Horace, de Lucrèce et de Tibulle39. La collection continua de s’enrichir grâce à des acquisitions de classiques latins comme Cicéron ou Sénèque, mais aussi d’auteurs de l’Église comme Nicolas de Lyre, saint Augustin ou Scot40. Parallèlement à l’achat ou à la fabrication de livres destinés à la librairie royale, le souverain ne négligeait pas pour autant ses livres de dévotion. Le 28 août 1455, « mosser Jaume Torres dela libreria del Senyor Rey » reçut un premier versement de six ducats « per comprar pergamins per fer unes Ores per al dit Senyor », puis un second « per comprar pergamins necessaris per unes Ores que fa scrivre per al dit Senyor »41. Ces documents font référence à la réalisation du riche Livre d’heures du Magnanime, manuscrit que l’État italien acheta en 1955 grâce à l’intervention de Tammaro De Marinis et destina à la Bibliothèque nationale de Naples (ms. I. B. 55)42. Vers 1455-1456, la bibliothèque fut transférée du Castel Capuano au Castel Nuovo. De nombreux documents de ces années-là concernent la reliure des volumes qui devaient prendre place sur les nouvelles tablettes de la librairie royale. Le 30 avril 1456, Baldassarre Scariglia, par exemple, reçut un paiement pour la reliure de : XIIII volums de libres dela libreria del dit Senyor apellats Lactancio, La primera pars de Sent Tomas, les oraciones de Eschines e de Demostanes transfert des de grech en lati, hun breviari, un libre de falcons, la gesta del Realme, dos libres vocabularis, un missal en frances, un altre libre de Tullio e un altre de Tullio 37. Ibid., p. 230-231, doc. 59-60, 62. 38. Ibid., p. 66, 232, doc. 66. 39. Ibid., I, p. 9 et 34. 40. Ibid., II, p. 237, doc. 106, 116-117. 41. Ibid. 42. Guerriera Guerriei, « Il ‘Libro d’ore’ di Alfonso il Magnanimo », Accademie e Biblioteche d’Italia, XXIV (1956), p. 3-17. Très vaste est désormais la littérature sur le célèbre Livre d’heures du Magnanime, voir la notice de Gennaro Toscano dans Rinascimento visto da sud, cat. exp., Matera, 19 avril-19 août 2019, éd. par D. Catalano, M. Ceriana, P. Leone de Castris et M. Ragozzino, Naples, Artem, 2019, p. 306-307, cat. 3.20, avec bibliographie. 213 Bulletin du bibliophile apellat de Oratore, un altre apellat de laudibus Virginis e un altre apellat Quinto Curcio43. Dans cette liste, nous avons reconnu un certain nombre d’ouvrages appartenant à la librairie du Magnanime comme le De scientia venandi per aves (« un libre de falcons ») de Moamin, traduit en latin par Théodore d’Antioche (fig. 1), les Divinae Institutiones de Lactance (fig. 2), les Orationes de Ciceron (fig. 3) et son Livre d’heures (Naples, Bibliothèque nationale, ms. I. B. 55)44. D’autres travaux de reliures se succédèrent cette année-là : le 31 mai, Baldassarre Scariglia reçoit 18 ducats pour la reliure de huit volumes destinés à la librairie du roi tels les « Epistoles de sant Jeronim, un doctrinal, Seneca, Plauto, Postilles de sant Thomas sobre Job, la primera part del dit San Tomas ad Galatas, Summa confessorum » et sept livres « appellat de dictis et factis Regis Alfonsi ordenat per micer Anthonj de Bolunya45 ». Dans ces mêmes années, le Magnanime se procura une grande quantité de traductions du grec en latin, énumérée par Vespasiano da Bisticci à la fin de la biographie du souverain46. La collection de livres constituée par Alphonse dans les dernières années de sa vie délaissa l’aspect courtisan et aristocratique de la tradition médiévale, pour assumer le caractère d’une véritable « Bibliothèque d’État » – selon la définition d’Armando Petrucci – où l’acquisition de livres de type humaniste était destinée à accroître le prestige du souverain et à créer dans le même temps un centre d’attraction pour les intellectuels célèbres et importants disposés à célébrer ses louanges ainsi que son bon gouvernement47. Si la bibliothèque des Visconti au château de Pavie s’était imposée comme un exemple pour le roi Alphonse à l’époque de sa captivité en 1435, la librairie royale qu’il installa au Castel Nuovo de Naples bénéficia d’un nouveau modèle. Ce nouveau modèle fut la grande bibliothèque vaticane organisée à Rome par le pape humaniste Nicolas V (1397-1455). Tommaso Parentucelli avait, selon 43. « Quatorze volumes de la librairie du dit Seigneur, dont un Lactance, la première partie de saint Thomas, les Oraisons d’Eschine et de Démosthène traduites du grec en latin, un bréviaire, un traité de fauconnerie, les Gestes du royaume, deux livres de vocabulaire, un missel en français, un autre livre de Cicéron, un autre encore de Ciceron appelé De Oratore, un autre appelé de laudibus Virginis et un autre appelé Quinte-Curce » (De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 240, doc. 152, traduit par nos soins). 44. G. Toscano, « Mécènes et artistes du livre dans l’Italie du Quattrocento. Manuscrits enluminés provenant de Naples dans les collections du cardinal de Granvelle », Le Granvelle et l’Italie au XVIe siècle. Le Mécénat d’une famille, éd. par J. Brunet et G. Toscano, Besançon, Cêtre, 1996, p. 31 ; Idem, « Alfonso il Magnanimo (1396-1458), un re bibliofilo tra cultura tardogotica e umanesimo latino », dans La Divina Commedia di Alfonso d’Aragona, re di Napoli. Commentario al codice, éd. par M. Bollati, Modène, Panini, 2006, vol. II, p. 29-30. 45. T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 243, doc. 172. 46. Vespasiano da Bisticci, Le Vite, op. cit., I, p. 115-117. 47. A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 189-195 ; G. Toscano, « La formazione della biblioteca di Alfonso il Magnanimo », art. cité, p. 183-219 ; Idem, « Alfonso il Magnanimo (1396-1458) : un re bibliofilo tra cultura tardogotica e umanesimo latino », art. cité, p. 11-61 ; Idem, « Le biblioteche dei sovrani aragonesi », art. cité, p. 170-181. 214 1. Moamin, De scientia venandi per aves, traduit en latin par Théodore d’Antioche (New Haven, Yale University, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, ms. 446, f. 3). 2. Lactance, Divinae Institutiones (Besançon, Bibliothèque d’étude et de conservation, ms. 170, f. 1). 3. Cicéron, Orationes (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 7782, f. 1). Bulletin du bibliophile son successeur Pie II, fait « construire une bibliothèque richement fournie de manuscrits anciens et modernes, dans laquelle il disposa environ trois cents volumes48 ». Lorsque Nicolas V fut élu pape le 6 mars 1447, la bibliothèque vaticane ne comptait que 351 manuscrits (inventaire de 1443), alors qu’à sa mort, le 24 mars 1455, elle possédait environs 1 230 manuscrits grecs et latins49. Grâce aux revenus du jubilé de 1450, le souverain pontife fit en effet édifier l’aile nord du palais du Vatican où il réunit à l’aide d’un personnel érudit et salarié les manuscrits dispersés dans les différentes demeures pontificales 50. Giannozzo Manetti affirme que le pape avait réuni un nombre extraordinaire de livres grecs et latins destinés non seulement à tous les prélats de l’Église mais aussi « ad perpetuum quoque et eternum sacrii palatii ornamentum51 ». À Nicolas V succéda le 8 avril 1455 Alfonso Borja, alors âgé 76 ans, sous le nom de Calixte III. Évêque de Valencia, l’une des villes les plus prospères de la confédération de la couronne d’Aragon, Alfonso Borja était un proche et un allié de longue date du Magnanime52. Les relations entre Nicolas V et Alphonse d’Aragon, puis entre ce dernier et le pape Borja facilitèrent les échanges artistiques et culturels entre Rome et Naples. Ce fut sans doute cette conjoncture qui permit au Magnanime de connaître et de s’approprier le nouveau projet de bibliothèque vaticane voulue par Nicolas V53. La bibliothèque royale de Ferdinand d’Aragon (1458-1494) à la descente de Charles VIII (1495) À la mort du Magnanime en 1458, son fils naturel, Ferdinand (Ferrante), devint roi de Naples. Si sa personnalité a été souvent occultée par le mythe de l’âge d’or du règne du Magnanime, ses choix culturels jouèrent sans nul doute un rôle capital dans la vie intellectuelle napolitaine de l’époque. Outre l’affirmation de la langue vulgaire toscane par les littérateurs napolitains, à l’époque de Ferdinand se créa une véritable classe dirigeante formée en majeure partie de Napolitains et d’Italiens en général. Si la cour d’Alphonse avait bien 48. Enea Silvio Piccolomini, Commentaria, dans Opera Omnia, Bâle, Henricum Petri, 1551, p. 459, cité par Leonard E. Boyle, « Per la fondazione della Biblioteca vaticana », dans Antonio Manfredi, I codici latini di Niccolò V : edizione degli inventari e identificazione dei manoscritti, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1994, p. XVI. 49. Antonio Manfredi, « La nascita della Vaticana in età umanistica. Da Niccolò V a Sisto IV », dans Storia della Biblioteca Apostolica Vaticana, vol. I, Le origini della Biblioteca Vaticana tra Umanesimo e Rinascimento (1447-1534), éd. par A. Manfredi, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2010, p. 147-236. 50. Paola Piacentini, « Le Biblioteche papali. La Biblioteca Vaticana », dans Principi e signori, op. cit., p. 132-141. 51. « À l’embellissement durable et éternel du saint palais » : Giannozzo Manetti, De vita ac gestis Nicolai quinti summi pontifici, éd. par A. Modigliani, Rome, Istituto storico per il Medioevo, 2005, p. 56. 52. Sur les relations entre Alfonso Borja et le Magnanime, voir Miguel Navarro Sornì, Calixto III, Valencia, Generalitat Valenciana, 2008, p. 177-241. 53. G. Toscano, « La Biblioteca dei re d’Aragona come instrumentum regni », art. cité, p. 554-557. 218 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion été un pôle d’attraction pour les humanistes, pour les poètes54 et les bibliothécaires ibériques, celle de Ferdinand fut, au contraire, particulièrement attentive au développement des énergies locales et par conséquent d’une littérature en langue vulgaire. Pendant son règne se consolida, comme cela ne s’était jamais produit auparavant dans un milieu napolitain, le prestige de la littérature en vulgaire, qui, sinon par la profondeur de ses thèmes, au moins par son rôle s’approcha de la culture humaniste55. La traduction en toscan de l’Historia naturalis de Pline l’Ancien par Cristoforo Landino, envoyée à Ferdinand vers 1473, ouvre le débat sur le choix des langues vulgaires dans la création littéraire. Giovanni Brancati, « librero mayor del Senyor Rey », chargé de revoir cette traduction, exprima ses réserves quant à l’utilisation du toscan (« Sermo enim etruscus hoc praesertim tempore plane ingratus est, nec minus lectu quam prolatu difficilis ») et proposa en alternative une langue plus proche du napolitain (« sermoni nostro quotidiano proprior »)56. Toutefois, la littérature en langue toscane fit son chemin chez les auteurs napolitains comme en témoigne la publication en 1470 de l’editio princeps du Décameron de Boccace (Naples, Tipografia del Terenzio, 1470). Cette édition fut une véritable source d’inspiration pour Masuccio Salernitano qui publia en 1476 le Novellino, le plus important recueil de nouvelles écrit dans la Naples de Ferdinand d’Aragon, dédiée à Ippolita Maria Sforza, épouse d’Alphonse, duc de Calabre57. Dans les années 1470-1480, d’autres épisodes documentent les développements d’une littérature en langue vulgaire qui se libère progressivement du poids de la koiné linguistique méridionale pour atteindre un nouvelle structure formelle inspirée des modèles toscans : l’arrivée à Naples de la Raccolta aragonese en 147658, le commentaire des Rerum vulgarium fragmenta de Francesco Patrizi, humaniste siennois et évêque de Gaète59, et l’assimilation dans le milieu de la cour de la poésie bucolique de tradition siennoise-florentine dont l’Arcadia de 54. F. Delle Donne, G. Cappelli, Nel Regno delle lettere, op. cit., p. 36 sq. 55. Voir Tobia R. Toscano, « Linee di storia letteraria dal regno aragonese alla fine del viceregno spagnolo », dans Storia e civiltà della Campania. Il Rinascimento e l’Età Barocca, éd. G. Pugliese Carratelli, Naples, Electa Napoli, 1993, p. 413-439 ; F. Delle Donne, G. Cappelli, Nel Regno delle lettere, op. cit., p. 99 sq. 56. Giovanni Pugliese Carratelli, « Due epistole di Giovanni Brancat su la ‘Naturalis historia’ di Plinio e la versione di Cristoforo Landino ; testi inediti del secolo XV », Atti dell’Accademian Pontaniana, III (1951), p. 179 sq. 57. L’œuvre de Masuccio tenait tellement à cœur à Alphonse, duc de Calabre, qu’il envoya en lecture à Laurent le Magnifique, en août 1467, le manuscrit d’une nouvelle du recueil. Cette nouvelle, qui occupera la deuxième place dans l’édition imprimée, fut dédiée au duc de Calabre. Voir Nicola De Blasi, « Indizi per il Novellino di Masuccio Salernitano attraverso una lettera di Alfonso duca di Calabria a Lorenzo de’ Medici », Filologia e Critica, XXXII, 2007, p. 94-104. 58. Domenico De Robertis, « La raccolta Aragonese primogenita », Studi danteschi, 47, 1970, p. 239-258. 59. F. Delle Donne, G. Cappelli, Nel Regno delle lettere, op. cit., p. 104-109. 219 Bulletin du bibliophile Sannazzaro représente l’exemple le plus illustre60. Ces trois exemples sont tous liés à la commande de personnalités de la famille royale : Frédéric d’Aragon pour la Raccolta aragonese, et Alphonse duc de Calabre pour les Rerum vulgarium fragmenta et l’Arcadia 61. Dans ce contexte, la bibliothèque de Ferdinand fut elle aussi caractérisée par une intense italianisation des textes, qui finit par éliminer l’ancien plurilinguisme roman et les traces méditerranéennes de la présence ibérique. En outre, comme Armando Petrucci l’a écrit, dans les années où Ferdinand succéda à son père, le courant d’échanges littéraires et artistiques associant Naples aux territoires ibériques de la couronne d’Aragon fut remplacé par celui, italien et humaniste, la reliant à la ville de Florence62. Ce nouvel axe Naples-Florence fut facilité par l’activité de médiation du libraire Vespasiano da Bisticci. Peu de documents subsistent au sujet des rapports entre le roi et le Florentin, mais ils suffisent à expliquer la diffusion de nombreux manuscrits « à la Florentine », pour la plupart réalisés par l’intermédiaire du libraire, dans les milieux napolitains. En 1463, Vespasiano réussit à obtenir de la part de Ferdinand un privilège qui lui ôtait toute concurrence florentine dans l’exercice de son commerce de libraire à Naples ; il était soutenu par Jacopo Acciaiuoli63, qui avait alors été élu conseiller du roi. Les relations entre le monarque et le libraire florentin étaient excellentes : celui-ci le tenait informé de toute les « choses dignes », et souvent Ferdinand l’exhortait « à le tenir avisé avec “sa” diligence habituelle des choses qui se produisaient là-bas chaque jour64 ». Par ailleurs, en 1467, Ferdinand recommanda chaleureusement Vespasiano à Piero de Médicis65. Mais, outre ces documents, nous trouvons un ensemble de manuscrits réalisés à Florence, à la demande de Ferdinand, qui témoignent de son intérêt pour ce qui était produit dans la capitale toscane. Citons comme exemple le manuscrit contenant trois œuvres d’Aristote (le De Moribus dans la traduction latine de Johannes Argyropoulos et l’Aeconomica et la Politica traduites par Leonardo Bruni) richement enluminé par Francesco Antonio del Chierico vers 1470 (fig. 4)66, ou 60. Parmi les nombreux manuscrits de la première rédaction de l’œuvre, il faut signaler le ms. Barb. lat. 3964 (Bibliothèque apostolique vaticane), intitulé Libro pastorale nominato Archadio, considéré comme étant l’exemplaire offert par l’auteur à Ippolita Maria Sforza. Voir Gianni Villani, « Sul ‘manoscritto-base’ del Libro pastorale nominato Arcadio », Per leggere, 23, 2012, p. 112-152. 61. T. R. Toscano, « Linee di storia letteraria dal regno aragonese alla fine del viceregno spagnolo », art. cité, p. 417-421. 62. A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 197-198. 63. Giuseppe M. Cagni B., Vespasiano da Bisticci e il suo epistolario, Rome, Edizioni di Storia e letteratura, 1969, p. 147 sq. 64. Voir les lettres écrites par Ferdinand Ier d’Aragon à Vespasiano en 1467 et 1468 : Ibidem, p. 154 sq. 65. Francesco Trinchera, Codice aragonese o sia lettere Regie…, Naples, Giuseppe Calanco, 1866, p. 133-134. 66. Bibliothèque nationale de France (BnF), Latin 6310 : Une Renaissance en Normandie, cit., cat. 46, p. 168-169 (notice de G. Toscano). 220 4. Aristote, De Moribus, traduction latine par Johannes Argyropoulos ; Aeconomica et la Politica, traduction latine par Leonardo Bruni (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 6310, f. 1). Bulletin du bibliophile celui d’Aristée, Lettera sui LXX Interpreti, enluminé par Francesco Rosselli67. Il faut ajouter à ceux-ci deux autres manuscrits enluminés par Mariano del Buono : le premier contenant les Vitae illustrium virorum de Plutarque dans la traduction de Guarino de Vérone68, le second contenant La quarta deca de Tite-Live en traduction italienne (fig. 5)69. Loin de constituer une liste complète des manuscrits florentins acquis par Ferdinand, ces quelques exemples témoignent de l’intérêt du souverain pour le goût alors à la mode. Dans ces mêmes années, on commença à produire à Naples des manuscrits écrits et enluminés à la façon florentine, caractérisés non seulement par l’écriture humanistique, mais aussi par une large diffusion de la décoration à bianchi girari. Parmi les scribes, citons Giovanni Marco Cinico de Parme, au service des Aragonais de 1458 à 1498. Élève du scribe florentin Piero Strozzi, il habitait au Castel Nuovo, bénéficiait d’un salaire fixe et était protégé par Ferdinand70. Pour la décoration, les protagonistes de la diffusion du style à bianchi girari furent les enlumineurs Cola Rapicano (fig. 6)71 et Gioacchino de Gigantibus (fig. 7)72. Pendant le règne de Ferdinand, la bibliothèque fut restructurée grâce à l’emploi d’un personnel régulièrement rémunéré – scribes, enlumineurs, relieurs –, comme cela apparaît non seulement dans les comptes de la trésorerie royale publiés par De Marinis mais aussi dans le Mémorial de Giovanni Brancati, bibliothécaire du roi, qui joua un rôle fondamental. Brancati, né en Calabre et arrivé à Naples après 1465, entra tout de suite dans les bonnes grâces d’Antonello Petrucci, secrétaire du roi. Avec son aide, il fut admis à la cour et devint garde de la bibliothèque en 1480. Les fonctions de Brancati allaient de la rédaction des actes officiels à la découverte et à la collation de textes classiques, du contrôle des traductions en langue vulgaire des œuvres qui devaient enrichir la bibliothèque de cour, aux tâches les plus minimes réservées à sa fonction de surintendant. Mais il devait également surveiller le travail des scribes, l’acquisition du parchemin, contrôler les enlumineurs et pourvoir à la reliure des volumes. 67. Biblioteca apostolica vaticana, Ott. Lat. 1558 (T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 12). 68. Modène, Biblioteca Estense, Latino 429, enluminé en 1469 : T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 131. 69. Valencia, Biblioteca historica de la universidad, ms. 386, vers 1475-78 : The Painted Page. Italian Renaissance Book Illumination 1450-1550, éd. par J. J. G. Alexander, Londres, Royal Academy of Art ; New York, The Pierpont Morgan Library, 1994-1995, Munich, Prestel, p. 118-119, cat. 49 (notice de J. J. G. Alexander). 70. T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., I, p. 42-51 ; Mauro De Nichilo, « Cinico, Giovan Marco », dans Dizionario Biografico degli Italiani, 25, Rome, Treccani, 1981, p. 634-636 ; A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 195-198 ; Paola Farenga et Anna Modigliani, « Nella biblioteca aragonese : un copista e il suo re. Giovan Marco Cinico per Ferrante » ; Claudia Corfiati et Margherita Sciancalepore, « Et non se trova in librari : note sull’Elenco historico del Cinico », dans Biblioteche nel Regno fra Tre e Cinquecento, op. cit., p. 65-117. 71. G. Toscano, « La bottega di Cola e Nardo Rapicano », dans La biblioteca reale di Napoli al tempo della dinastia aragonese, op. cit., p. 38 sq. 72. Idem, « Gioacchino de Gigantibus », op. cit., p. 437-440. 222 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion 5. Tite-Live, La Quarta Deca della Guerra Macedonica (Valencia, Biblioteca historica de la Universidad, ms. 386, f. 6 vo-7). Dans le Mémorial adressé à Ferdinand et rédigé en 1480-1481, Brancati énumère les moyens les plus rentables financièrement pour acquérir le support (De chartis) et conseille au roi de faire acheter le parchemin directement à Florence, puis il propose de demander aux copistes de travailler davantage, sans pour autant augmenter leur salaire, déjà considéré comme très élevé. Dans le chapitre de miniatoribus, il propose de trouver des enlumineurs moins onéreux que ceux qui œuvraient dans le scriptorium royal du Castel Nuovo et de confier la décoration à ceux qui s’engageaient à la réaliser au moindre coût. Il conseille aussi un retour à la simplicité en abandonnant l’exubérance propre à la décoration napolitaine. Brancati conclut son Mémorial en proposant de licencier tout le personnel rémunéré du scriptorium royal, d’acheter les manuscrits directement à Florence et de les faire enluminer dans les différents ateliers présents en ville73. 73. Le texte est tiré des Orationes de Giovanni Brancati, ms. 52 de la Biblioteca de la Universidad de Valencia, publié par T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., I, p. 184-186, 251 sq. ; A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 198-199. 223 6. Andrea Contrario, Reprehensio sive objurgatio in calumniatorem divini Platonis (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 12947, f. 3). 7. Bessarion, Adversus Georgium Trapezuntinum calumniatorem Platonis defensionum opus (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 12946, f. 29). Bulletin du bibliophile Malheureusement, comme nous l’avons déjà remarqué, nous ne possédons pas d’inventaire de la bibliothèque de l’époque de Ferdinand, à part une liste de 266 livres que le roi, en 1481, fut obligé de donner en gage à la banque des Pandolfini de Florence contre un prêt de 38 000 ducats74. Cet inventaire, qui présente par rapport aux collections de la librairie d’Alphonse quelques nouveautés (40 manuscrits grecs et 46 livres imprimés), comporte environ 100 textes classiques et 50 œuvres d’humanistes modernes. Mais, comme l’a signalé Armando Petrucci, il fournit une image déformée et erronée de la bibliothèque du roi de Naples car le choix des articles qui furent donnés en gage fut effectué par des experts des Pandolfini, lesquels privilégiaient les livres qui leur semblaient de meilleure qualité et les plus importants aux yeux des Toscans et des Florentins. Aussi négligèrent-ils tout ce qui appartenait à l’héritage méditerranéen aragonais et à la tradition médiévale75. Le règne de Ferdinand, outre son ouverture vers Florence, est aussi caractérisé par de nouveaux liens avec les autres cours de la Péninsule et d’ailleurs, comme celles de Sforza, des Este ou de Mathias Corvin, roi de Hongrie. Par conséquent, les ateliers napolitains qui travaillèrent à son service s’ouvrirent aussi aux nouvelles influences du nord de l’Italie. Par exemple, l’atelier de Cola et Nardo Rapicano produisit, à partir des années 1470, des manuscrits dans lesquels le répertoire ornemental issu de l’enluminure ferraraise ou padouane est associé aux élégants et complexes entrelacs à bianchi girari de tradition florentine. À partir des années 1480, un nouvel équilibre entre les motifs floraux issus de l’art florentin et la culture antiquisante d’origine padouane caractérise l’école locale d’enluminure, dont les protagonistes sont Nardo Rapicano76 et Cristoforo Majorana77. L’introduction de l’imprimerie à Naples constitue aussi un élément nouveau durant le long règne de Ferdinand. En 1470, l’imprimeur allemand Sixtus Rissinger installa son atelier dans la capitale méridionale. Au cours des trente dernières années du siècle, environ trois cents œuvres furent imprimées à Naples. On peut cependant affirmer qu’après une première période de grande production, vers 1474-1478, l’activité typographique diminua, au point de ne 74. Cet inventaire fut publié par Henri Omont, « Inventaire de la Bibliothèque de Ferdinand Ier d’Aragon roi de Naples », Bibliothèque de l’École des chartes, LXX, 1909, p. 456-479, puis par T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 187-192. 75. A. Petrucci, « Biblioteca, libri… », art. cité, p. 197-198. 76. G. Toscano, « Pour Nardo Rapicano enlumineur : le Missel d’Alfonso Strozzi de la bibliothèque universitaire de Leipzig », dans Quand la peinture était dans les livres. Mélanges offerts à François Avril, sous la dir. de M. Hofmann, E. Koënig, C. Zöhl, Turnhout, Brepols, Paris, BnF, 2007, p. 352-365. 77. G. Toscano, « Cristoforo Majorana e la miniatura all’antica : a proposito di qualche manoscritto conservato a Cambridge », in Cambridge Illuminations, actes du colloque, éd. S. Panoyotova, Londres-Turnhout, Brepols, 2007, p. 245-254. 226 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion faire enregistrer après l’année 1484 – où rien ne fut imprimé – que 13 éditions dans les quinze dernières années du siècle78. L’introduction de l’imprimerie à Naples fut saluée avec beaucoup d’enthousiasme par l’humaniste Iuniano Maio, dans la préface du De priscorum proprietate verborum, imprimée à Naples en 147579. Dans cette préface, dédiée à Ferdinand, Iuniano Maio exalte le rôle du processus mécanique de la reproduction en établissant un parallèle entre la renaissance des études classiques et ce type de production des textes qui en facilite la circulation. L’exemplaire de cette œuvre qui a appartenu à Ferdinand80 est réalisé à la façon d’un livre manuscrit. Le verso de la première page, contenant la lettre de dédicace au roi, présente une initiale à bianchi girari, et, sur la marge gauche et en bas, dans un médaillon, Ferdinand sur son trône entouré de jeunes gens et de dignitaires ; cette scène fut enluminée dans l’atelier des Rapicano. Le texte s’ouvre par une initiale à bianchi girari et, au centre de la marge inférieure, quatre putti ailés tiennent un médaillon aux armes du souverain, œuvre du maître d’Isabella di Chiaromonte. Malgré ces éloges, le livre imprimé suscita quelques réserves au moment même de sa naissance. On connaît, par exemple, le dédain de Federico da Montefeltro pour les livres imprimés. Le duc, en effet, d’après le témoignage de Vespasiano da Bisticci, possédait des livres « tutti iscritti a penna e non v’è ignuno a stampa che se ne sarebbe vergognato81 ». La méfiance envers les livres imprimés est également due à la crainte de perdre le contrôle de ce qui était produit. Les princes de la Renaissance italienne, effectivement, continuèrent à protéger les scribes et les enlumineurs, seuls capables de produire des textes uniques et de luxe, de véritables objets d’art. Les souverains napolitains durent avoir une attitude semblable au regard du livre imprimé. Les fonds de la bibliothèque royale témoignent, en effet, d’un grand nombre de manuscrits, réalisés à la commande de Ferdinand ou d’Alphonse, duc de Calabre, et enluminés à Naples, justement entre 1470 et 1495, au moment où l’imprimerie fit son apparition dans la capitale du royaume. Si Ferdinand soutint l’introduction de l’imprimerie et se porta acquéreur de quelques incunables82, il continua à commander, dans ces années-là, de nombreux manuscrits 78. Marco Santoro, La stampa a Napoli nel Quattrocento, Naples, Istituto nazionale di studi sul Rinascimento meridionale, 1984, p. 12 sq. 79. Ibid., n. 181. Les mêmes idées sont reprises par Iuniano Maio dans la préface des Epistolae de Pline, imprimées à Naples en 1476 (Ibid., p. 1, et n. 236). 80. BnF, Rés. X.132. Voir l’article de Jean-Marc Chatelain dans ce numéro. 81. « Tous les livres du duc étaient manuscrits, car le duc aurait eu honte de posséder un livre imprimé » : Vespasiano da Bisticci, Vite, op. cit., Vie de Federico da Montefeltro (traduit par nos soins). 82. Dans l’inventaire Pandolfini de 1481 sont enregistrés 46 livres imprimés. 227 Bulletin du bibliophile aux artistes du scriptorium royal de Castel Nuovo. Ces enlumineurs furent aussi appelés pour décorer les encadrements et les initiales des livres imprimés83. Pour en revenir à Iuniano Maio, qui, comme nous l’avons vu, avait, en 1475, vanté le rôle de l’imprimerie, il dédia au souverain en 1492 une autre œuvre, le De Majestate, texte qui nous est parvenu en un exemplaire richement enluminé (BnF, Ms. Italien 1711, fig. 8). Le De Majestate, qui représente certainement l’un des produits les plus élégants et les plus riches de l’enluminure à Naples à l’époque de Ferdinand, témoigne du grand succès dont cet art jouissait toujours84. Les splendides volumes soignés avec tant de diligence pour ce qui est de l’écriture, magnifiquement enluminés, avec leurs solides reliures en bois recouvertes de velours, de soie ou de cuir, et leurs fermoirs en argent et en or, étaient des objets trop admirés pour que leur soient soudain substitués les inesthétiques imprimés aux textes souvent fautifs85. Après la conjuration des barons rebelles, Ferdinand confisqua en 1486 tous leurs biens et fit transférer au Castel Nuovo leurs collections de livres. Les volumes des barons qui étaient restés dans des caisses dans l’attente d’être intégrés à la librairie royale furent saisis, comme nous le verrons, par Charles VIII en 1495 et transférés au château d’Amboise. Aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France, les livres manuscrits ont été publiés par Tammaro De Marinis dans les deux volumes de Supplemento à la Biblioteca napoletana dei re d’Aragona : 25 appartenaient à Giovanni II Caracciolo, duc de Melfi ; 58 en latin et en langue vulgaire ainsi que 21 en grec appartenaient au secrétaire du roi Antonello Petrucci86 ; 31 à Pietro de Guevara, prince de Sirignano, marquis du 83. Voir l’article de Jean-Marc Chatelain dans ce numéro de la revue. 84. G. Toscano, « À la gloire de Ferdinand d’Aragon, roi de Naples : le De Majestate de Iuniano Maio, ms. it. 1711 de la Bibliothèque Nationale », dans L’Illustration. Essais d’iconographie, études réunies par M. T. Caracciolo et S. Le Men, Paris, Klincksiek, 1999, p. 125-144 ; J. Barreto, La Majesté en image, op. cit., p. 229-265. 85. Alfredo Mauro, Francesco del Tuppo e il suo “Esopo”, Città di Castello, Il Solco, 1926, p. 47-48. Toutefois, certains documents témoignent de la menace que représentait l’imprimerie surtout pour les scribes. En 1480, par exemple, Antonio Sinibaldi se plaint de l’état de pauvreté dans lequel il est réduit : « ma fonction se résume à être payé à la page, réduit à cela à cause de l’imprimerie, de sorte que j’en retire à peine de quoi m’habiller et cette activité est très limitée » : T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 315, doc. 965 (traduit par nos soins). 86. Voir l’article de Raffaele Ruggero, « Homines talem scribendi qualem vivendi formulam tenent. Appunti intorno alla biblioteca di Antonello Petrucci ‘secretario’ ribelle », dans Biblioteche nel Regno fra Tre e Cinquecento, op. cit., p. 171-192. 228 8. Iuniano Maio, De Majestate (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Italien 1711, f. 10 vo). Bulletin du bibliophile Vasto et grand Sénéchal du royaume ; 18 à Angilberto del Balzo, conte d’Ugento87 et 14 à Girolamo Sanseverino, prince de Bisignano88. Parallèlement à la saisie des biens des barons, la bibliothèque royale s’enrichit de la prestigieuse collection de livres du cardinal Jean d’Aragon, fils de Ferdinand, mort en 1485 ; ces volumes portent la note manuscrite « cardenale ». Tammaro De Marinis n’avait consacré que quelques pages à la collection de livres du prélat, collection aujourd’hui connue grâce aux travaux d’Albinia de la Mare89 et de Thomas Haffner90. Le cardinal avait fait réaliser une série de manuscrits enluminés à l’antique par le Maître du Pline de Londres (fig. 9) et par Gaspare de Padoue (fig. 10), œuvres qui jouèrent un rôle capital pour la diffusion de ce nouveau goût dans le contexte méridional91. Avec l’entrée des collections des barons rebelles et ceux du cardinal Jean d’Aragon, la bibliothèque du Castel Nuovo devait compter au moins deux mille livres manuscrits et imprimés. C’est à cette occasion que Ferdinand dut demander au scribe Gian Marco Cinico une liste alphabétique et par matière de tous les auteurs et de tous les textes présents dans la bibliothèque. De cette vaste entreprise il ne nous reste que l’Elenco historico et cosmografo (Bibliothèque apostolique Vaticane, ms. Chigi M VIII 159), publié par De Marinis et étudié depuis par Claudia Corfiati et Margherita Sciancalepore92. Les notes de provenance et les anciennes cotes présentes sur de nombreux volumes de la bibliothèque aragonaise indiquent leur classement par matière – Theologia, Philosopia, Philosphia e Nigromantia, Eloquentia, Poeti, Istorici, Theologi vulgari, etc. 87. Henri Omont, « La Bibliothèque d’Angilberto Del Balzo duc de Nardò et comte d’Ugento au Royaume de Naples », Bibliothèque de l’École des chartes, LXII (1901), p. 241-250 ; T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., Supplemento, I, p. 161-177 ; Luciana Petracca, Gli inventari di Angilberto del Balzo conte di Ugento e duca di Nardò, Rome, Istituto storico per il Medio Evo, 2013. Vanessa Paladini prépare actuellement un doctorat sur la collection de livres des Del Balzo et des autres familles aristocratiques du Salento au Quattrocento (Université du Salento, Lecce). 88. D’autres recherches ont contribué à une meilleure connaissance des collections des barons du royaume : Carlo De Frede, « Biblioteche e cultura di signori napoletani del ‘400 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 1963, p. 187-197 ; Giuliana Vitale, « Le rivolte di Giovanni Caracciolo, duca di Melfi, e di Giacomo Caracciolo, conte di Avellino, contro Ferrante I d’Aragona », Archivio Storico per le Province napoletane , 84-85, 1966-1967, p. 64-73 ; Mario Del Treppo, « La Biblioteca dei Gesualdo, feudatari nel Regno di Napoli », dans Italia et Germania. Liber amicorum Arnold Esch, Tübingen, de Gruyter, 2001, p. 583-601 ; Francesco Senatore, « Nella corte e nella vita di Orso Orsini conte di Nola e duca d’Ascoli », dans Ingenita Curiositas. Studi sull’Italia medievale per Giovanni Vitolo, Salerne, Laveglia-Carlone, 2018, III, p. 1459-1484. 89. Albinia A. C. De La Mare, « The Florentine scribes of cardinal Giovanni of Aragon », dans Il Libro e il testo, actes du colloque, Urbino, 20-23 septembre 1982, éd. par C. Questa et R. Raffaelli, Urbino, Università degli Studi di Urbino, 1984, p. 245-295. 90. Thomas Haffner, Die Bibliothek des Kardinals Giovanni d’Aragona (1456-1485), Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert, 1997. 91. G. Toscano, « Gaspare da Padova e la diffusione del linguaggio mantegnesco tra Roma e Napoli », dans Andrea Mantegna. Impronta del genio, actes du colloque, Padoue, Mantoue, Vérone, 8-10 novembre 2006, Florence, Olschki, 2010, p. 363-396 92. C. Corfiati et M. Sciancalepore, « Et non se trova in libraria », art. cité. 230 9. Ovide, Metamorphoseon libri quindecim (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 8016, f. 1). 10. Cyprien de Carthage, Epistolae (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 1659, f. 1). La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion – et qu’ils étaient installés soit dans des armoires, qui allaient du sol au plafond, soit à plat sur des tables. Si nous n’avons aucune représentation, ni peinte ni enluminée, de la librairie, les anciennes cotes, les notes de provenance ainsi que l’indication de la matière présentes sur la plupart des manuscrits qui ont gardé leur reliure d’origine permettent d’avoir une idée bien précise de leur rangement à l’intérieur de la bibliothèque du Castel Nuovo. Si une étude des cotes et de la disposition des livres par matières reste à faire, les quelques exemples qui suivent permettent de déambuler parmi les étagères qui tapissaient la camera « che guarda inverso la marina ». Dans la section Theologia fut sans doute placé, après la mort du cardinal d’Aragon, le beau volume de Scot, Super secundo libro Sententiarum (BnF, ms. Latin 3063)93, dont la page de garde comporte la note « scoto a la theologia no VIII ». Dans la même section était conservé le Tractatus fidei di Francesco da Gaeta et la Cronaca di Partenope (BnF, ms. Italien 304)94, avec la note « teologia presso a lo tecto ». L’indication « presso a lo tecto » (près du toit) et celle « ad terram » (par terre), qui accompagne le De Arte poetica, Satyrae et Epistulae de Horace (BnF, Ms. Latin 7980), indiquent que les étagères étaient disposées tout au long des murs du sol au plafond (infra). Dans la section Philosophia était conservée la traduction latine par Johannes Argyropoulos du De Physica, Metaphysica d’Aristote (BnF, ms. Latin 6324), ayant appartenue au cardinal Jean d’Aragon95, comme attestent les notes « cardenale / tab. II philosophie liber XIIII » (fig. 11) et « In philosophia et nigromantia … numero VIIII », inscrites sur les pages de garde. Dans la section Philosophia et Logica trouvait sa place le manuscrit contenant le De officiis de Cicéron, les Epistolae ad Paulum et le De Providentia de Sénèque ainsi que les Septem psalmi poenitentialis de Pétrarque (BnF, ms. Latin 6344)96. Sur la première page de ce manuscrit on peut lire l’indication « De re Alfonso/Tabula eloquentie in medio liber xl XV » et sur la page de garde « A li philosophi et logica ». Dans la section Astronomia était conservé le Tractatus de Sphaera et la Theorica planetarum d’Andalo di Negro (BnF, Ms. Latin 7272), précieux manuscrit enluminé à Naples vers 1325-133097 et qui comporte dans l’une des pages de garde l’indication « Astronomye ». 93. La biblioteca reale di Napoli al tempo della dinastia aragonese, op. cit., p. 570-571, cat. 24. 94. T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 56. 95. T. Haffner, Die Bibliothek des Kardinals Giovanni d’Aragona, op. cit., p. 229-230, no 12. 96. T. De Marinis, Biblioteca napoletana, op. cit., I, p. 8 ; II, p. 46. 97. Ibid., Supplemento, I, p. 42-44 ; Dix siècles d’enluminure italienne, éd. F. Avril, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale, 1984, p. 74, cat. 60. 233 Bulletin du bibliophile Le De Arte poetica, Satyrae et Epistulae de Horace (BnF, Ms. Latin 7980), manuscrit du XIIe-XIIIe siècle ayant appartenu à Antonello Petrucci, fut installé après la conjuration des barons dans la section Poeti : sur la première page de garde on peut lire « tabula poetice ad terram liber X Sunt alii » (fig. 12), sur la première page « secretario » et sur la seconde page de garde « ad poetae »98. Dans la section consacrée aux livres en langue vulgaire, Vulgari, étaient par exemple conservées les Ricette per ammazare li vermi a li falconi di Panuntio (BnF, ms. Italien 457), comme l’indique la note manuscrite présente sur la seconde page de garde « recette de amazare li vermi a li vulgale99 ». Si les livres du cardinal Jean d’Aragon intégrèrent les étagères de la librairie du Castel Nuovo dès 1485, les bibliothèques de son frère Alphonse, duc de Calabre et héritier au trône, et de son épouse Ippolita Maria Sforza restèrent au Castel Capuano jusqu’en 1494100. À la mort de son père Ferdinand (25 janvier 1494), le duc de Calabre fut proclamé roi sous le nom d’Alphonse II, le 8 mai 1494. C’est à cette occasion qu’il fit transférer sa bibliothèque et celle de son épouse, décédée le 19 août 1488, au Castel Nuovo. Ce sont les derniers mois de vie de l’une des plus prestigieuses bibliothèques de la Renaissance en Europe, dont la dispersion commence avec l’invasion du royaume de Naples par Charles VIII. En vertu du testament du roi René d’Anjou qui avait légué à Louis XI les droits héréditaires sur les domaines angevins de l’Italie méridionale, le roi de France profita de la mort de Ferdinand Ier d’Aragon pour réclamer la couronne du royaume de Naples et franchit le Montgenèvre le 2 septembre 1494101. Devant l’avancée de Charles VIII, Alphonse II préféra abdiquer le 23 janvier 1495 en faveur de son fils, Ferdinand II. Il se réfugia d’abord sur l’île d’Ischia puis partit pour la Sicile, comme le relate la chronique de Ferraiolo : la maistà del s(igniore) re Alfonzo se mese iin-auto la galea de Matteo Corzo, quale era in conpagnia soia con quatt’aute galeie et una fusta. Et partìose da Castiello dell’Uvo et portàosenne robe, ioie, moneta in quantitate, zoè de recc [h] eza senza numaro, et andòssene ad Ischia102. 98. T. De Marinis, La Biblioteca napoletana, op. cit., Supplemento, I, p. 235. 99. T. De Marinis, La Biblioteca napoletana, op. cit., II, p. 122. 100. Sur le sujet, voir l’article de Lucio Oriani dans ce numéro du Bulletin du bibliophile. 101. Yvonne Labande-Mailfert, Charles VIII. Le vouloir et la destinée, Paris, Fayard, 1986, p. 196 sq. 102. « Sa majesté le seigneur roi Alphonse s’embarqua sur la galère de Matteo Corzo, qui était accompagnée de quatre autres galères et par une fuste. Il partit du château de l’Œuf, en emportant beaucoup de choses, des joyaux, de l’argent en grande quantité, des bijoux d’une richesse inestimable, et il se rendit à Ischia » : Ferraiolo, Cronica, ed. par R. Coluccia, Florence, Accademia della Crusca, 1987, p. 43 (traduit par nos soins). 234 11. Aristotele, De Physica, Metaphysica, traduction latine par Johannes Argyropoulos (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 6324, page de garde, détail). 12. Horace, De Arte poetica, Satyrae et Epistulae (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 7980, contreplat supérieur, détail). Bulletin du bibliophile Le départ d’Alphonse est également rapporté par Philippe de Commynes, qui, contrairement à Ferraiolo, laisse entendre que le monarque, dans sa hâte, avait laissé à Naples la plus grande partie de ses richesses : Il emporta de toutes sortes de vins (qu’il avoit plus aymés qu’autre chose) et de toutes sortes de graines pour faire jardins, sans donner nul ordre à ses meubles, ni à ses biens : car la pluspart demoura au chasteau de Naples. Quelques bagues emporta, et quelque peu d’argent ; et allèrent en Cécile, audit lieu, et puis à Messine103. Parmi ces chroniqueurs, seul le Vénitien Marin Sanudo donne des informations sur la collection de livres, qui « faisait partie des plus belles choses d’Italie », dans sa description du départ du souverain du château de l’Œuf pour la Sicile : El qual Castel dil Uovo è situato in mar, dove al suo piacere poteva partirse. Era con lui 12 frati, 4 di Monte Oliveto […] ; 4 di san Martin, zoé certosini ; et 4 di san Severin, ch’é uno monasterio lì a Napoli. Et portò con se zoie, tapezarie bellissime, et la soa libraria, ch’era di le belle cosse de Italia : li librei lui haveva benissimo scritti, miniati, et ornati di liarure. Et lì a castel dil Uovo era preparato 5 galie et una fusta et do barze, sopra le qual era messo oltra la supellectile in grandissima quantità de ogni sorte de vittuarie, vini assà de varie sorte dil Reame etc.104 Alphonse avait vraisemblablement emporté en Sicile quelques manuscrits précieux – ceux mentionnés dans la chronique de Sanudo –, puis il avait cédé plusieurs chefs-d’œuvre aux monastères proches de la cour mais avait laissé le noyau le plus important de la Bibliothèque royale sur l’île d’Ischia. Après avoir traversé la Péninsule, Charles VIII arriva aux portes de Naples le 20 février 1495 et établit son quartier général dans la célèbre villa de Poggio Reale, chef-d’œuvre de l’architecture florentine à Naples105. C’est à ce moment-là que le jeune Ferdinand II choisit de s’embarquer sur les navires espagnols pour Procida puis Ischia. Le dimanche 22 février, le roi de France entra à Naples et s’installa au Castel Capuano. 103. Philippe de Commynes, Mémoires, dans Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge, par A. Pauphilet et E. Pognon, Paris, Gallimard, 1963, p. 1335. 104. « Le Castel dell’Ovo est situé sur la mer, d’où il pouvait partir à son gré. Il avait avec lui 12 frères, dont 4 de Monteoliveto, 4 de San Martino, des chartreux, et 4 de San Severino, qui est un monastère ici à Naples. Et il emporta des joyaux, de très belles tapisseries, et sa librairie qui faisait partie des plus belles choses d’Italie. Il possédait des livres très bien écrits, enluminés et ornés de reliure. Et là, au château de l’Œuf, 5 galères et une fuste et deux barques étaient préparées, sur lesquelles on avait disposé, outre les nombreux objets de toutes sortes et les victuailles, de grandes quantités de vins du royaume » : Sanudo, La spedizione di Carlo VIII in Italia, op. cit., p. 193 (traduit par nos soins). 105. G. Toscano, « Il bel sito di Napoli : fonti letterarie e iconografiche dal regno aragonese al viceregno spagnolo », dans Benedetto Di Falco, Descrittione dei luoghi antichi di Napoli…, Naples, 1549, introduction par T. R. Toscano, éd. par M. Grippo, Naples, CUEN, 1992, p. 49-58 ; Idem, « La villa de Poggio Reale et un relevé inédit de Pierre-Adrien Pâris », Journal de la Renaissance, III, 2005, p. 165-176. 236 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion Après le Castel Capuano, où dans la hâte du départ les Aragonais avaient sans doute abandonné des biens précieux, il fallait récupérer le Castel Nuovo, monument-symbole du pouvoir aragonais dans la ville. Le samedi 7 mars, les Français prirent le Castel Nuovo, plein de « biens sans nombres, et de l’artilleries et aultres baston de deffences plus qu’on ne sçairoit dire : et tellement que l’en fut VIII jour au les wuidés106 ». Le 3 mai, Charles VIII envoya « Jehan du Boysfontaynes et le maistre d’ostel de Bresse » au Castel Nuovo pour en rédiger l’inventaire. Après l’énumération de toutes sortes d’épices, de blés, de vins, etc., on trouve celle des objets de luxe : Aussi avoit drap d’or, drap d’argent, veloux, satins cramoisiz, camelotz taffetas et de toutes autres sortes de drap de soye en grant nombre. Au regard des draps de layne, il y en avoit en grant quantité comme escarlate de Paris, Florence, de Millan que autres draps d’Engleterre, de Perpignan et d’autres sortes en grant nombre ; semblablement y avoit de beaux draps de soye et de lin d’estranges sortes et de Flandres innumerablement, de litz sans nombre, de fin duvet, de fines toilles tant de Holande, de France que de toutes autres contrees. Item, y avoit toutes autres toilles tainctes comme bougrans, futaines de toutes sortes, sarges et sayettes de toutes couleurs ung nombre infiny. aussi force laines fines et moyennes, cotons, chanvres et fil de toutes sortes, grant nombre de tapisserie fort riche et de diverses manieres, tentes pavillons, courtines, cielz, franges, la pluspart de drap d’or, d’arent, de veloux, de cramoisy, et les moindres de soye, tappis, veloux de Turquie, de Chipres, de Venise et de toutes sortes en grant nombre, tant es chappelles comme es chambres, salles et autres lieux ou le roy se alloit joiuer a son privé. Aussi de cuyrs il en avoit de toutes façons du monde, c’est assavoir cuyr de beuf, cuyr de vaches, cuyr de buffles, de cerf, de biches, de chevreaux, marroquins, corduans, basennes, cuir de cheval blanc et couroye, cuirs tennez de toutes sortes a faire bardes, selles d’armes, harnoys de chevaulx et mulles innumerablement et de toutes sortes. Aussi y avoit de selles de toutes façons et manieres […]. Au regard de l’artillerie, tant en y avoit que c’estoit une horrible chose a voir, fournye de souffre, de salpaistre, plomb et metal ; et sans nombre d’autres choses sumptueuses y avoyt en icelle maison et chasteau, comme es chappelles et autres, tam ymagines, hystoires d’allebastre fin que de mabre : aussi d’or et d’argent que c’estoit merveilleuse chose. Aussi il y avoit du cristallin de Venise, tant en coupes, en bassins, esguieres que autres choses sumptueuses de toutes couleurs ouvrees que c’estoit moult grant chose. Plus y avoit de toutes manieres d’ouvrayges, tant de terre de Venise que d’autres lieux, armoyees des armes du roy et de la royne, une grant, riche besongne qui valloient mieulx tant les choses cristallines que les autres choses faictes de voirres que de chose de terre de vingt mill ducatz ; et croy que a l’eure que le roy Alphonce ce partit de cette place, que c’estoit la maison la plus riche du monde et la mieulx fournye de 106. Philippe de Vigneulles, Chronique, éd. par C. Bruneau, vol. III, Metz, Société d’histoire et d’archéologie de la Lorraine, 1932, p. 334. 237 Bulletin du bibliophile tous biens […]. Au regard de la vaisselle d’or et d’argent il y en avoit ung grant nombre merveilleusement107. Étrangement, André de la Vigne ne mentionne pas la collection de livres à laquelle Charles VIII s’intéressa tout particulièrement. On sait toutefois que le roi de France fit saisir des livres au Castel Nuovo grâce à une quittance délivrée le 24 décembre 1495 au tapissier Nicolas Fagot au sujet du transport de « plusieurs tapisseries, librairie, paintures, pierre de marbre et de porfire et autres meubles » de Naples à Lyon, puis de Lyon à Amboise108. Une autre importante mention figure dans l’inventaire des biens d’Anne de Bretagne dressé le 17 septembre 1498, à la suite du décès de Charles VIII survenu quelques mois plus tôt. Ces biens furent confiés à Jacques de Beaune, officier de la reine à Tours : Et est assavoir que oudit inventoire, vers la fin, y a ung article contenant que plusieurs livres tant en parchemin que en papier, a la main et en mosle109, tant de esglise que autres, qui estoint oudit chasteau d’Amboise, ont esté baillez et livrez par ledit Raymon de Dezest audit maistre Jehan Benard, contenant lesdictz livres en nombre unze cens quarente, de toutes sortes, apportez de Napples, sans estre autrement specifiez. Desqueulx livres la declaracion sera faicte par le menu ou chappitre des livres autreffoiz apportez de Nantes110. Si cet inventaire de 1 140 livres apportés de Naples n’a pas été retrouvé, environ 500 manuscrits et 260 imprimés, passés d’Amboise à Blois et de Fontainebleau à Paris, ont pu être identifiés à ce jour dans les collections de la Bibliothèque nationale de France grâce aux travaux menés dans les quarante dernières années111. Quelques remarques peuvent être tirées de l’analyse de cet ensemble : il compte de nombreux manuscrits sur papier qui ne présentent guère d’intérêt artistique ; les manuscrits des XIIe, XIIIe et XIVe siècles y sont particulièrement 107. André de la Vigne, Le Voyage de Naples, éd. critique par A. Slerca, Milan, Vita e Pensiero, p. 262-263. 108. BnF, Mss., NAF 7644, f. 195-196v. ; éd. par Ludovic Lalanne, « Transport d’œuvres d’art de Naples au château d’Amboise en 1495 », Archives de l’art français, II, Documents, 1852-1853, p. 305-306. 109. Imprimés. 110. BnF, Mss., Français 22335, p. 65 ; éd. par Antoine Le Roux de Lincy, « Détails sur la vie privée d’Anne de Bretagne… », Bibliothèque de l’École des chartes, 1850, II, p. 168. Sur le sujet, voir Caroline Vrand, « Mémoires aragonaises dans les collections d’Anne de Bretagne. Vestiges des collections des rois de Naples en Val de Loire », dans La Corona d’Aragona e l’Italia, op. cit., II, 1, 733-745. 111. Outre les travaux déjà cités dans les notes de cet article, voir Manuscrits enluminés d’origine italienne, 1, VIe-XIIe siècles, éd. par F. Avril et Y. Zaluska, Paris, Bibliothèque nationale, 1980 ; Manuscrits enluminés d’origine italienne, 2, XIIIe siècle, éd. par F. Avril, M.-T. Gousset, C. Rabel, Paris, Bibliothèque nationale, 1984 ; Dix siècles d’enluminure italienne, op. cit. ; Des livres et des rois. La bibliothèque royale de Blois, éd. par U. Baurmeister, M.-P. Laffitte, Blois-Paris, 1992 ; G. Toscano, Les Rois bibliophiles. Enlumineurs à la cour d’Aragon de Naples (14421495). Les manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris, thèse de doctorat, dir. A. Prache, Université de Paris IV-Sorbonne, 1993. 238 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion nombreux ; sont également bien représentés les livres faisant partie de la saisie de Ferdinand Ier sur les barons rebelles avec, il faut le souligner, un certain nombre de manuscrits en grec112 ; enfin on note l’absence de volumes provenant de la bibliothèque personnelle d’Alphonse, duc de Calabre. Le peu de manuscrits enluminés de la Renaissance et les nombreux exemplaires sur papier laissent à penser qu’au moment de sa fuite en Sicile, le souverain aragonais se soucia de mettre en priorité à l’abri les trésors de la librairie royale, et en particulier les livres récents, c’est-à-dire les beaux volumes décorés dans la seconde moitié du XVe siècle. Quelques livres de dévotion furent oubliés dans la chapelle royale ou dans les appartements privés des souverains. C’est le cas du Psautier (BnF, ms. Latin 771, fig. 13), enluminé en 1475 pour Ferdinand Ier dans l’atelier des Rapicano ; on peut y lire, inscrit sur l’ancienne garde volante supérieure « Karolus octavus, regni hujus Cicilie recuperatus113 ». La librairie royale entre Naples, Tours, Ferrare et Valencia L’aventure napolitaine de Charles VIII ne dura que quelques semaines. Le 20 mai 1495, le roi échangea les derniers adieux, présenta son remplaçant Gilbert de Montpensier, nommé régent et gouverneur du royaume, et se mit en route pour la France. Avec la défaite de Fornoue (6 juillet)114, Ferdinand II réussit à récupérer une bonne partie des forteresses du royaume même si d’autres restaient dans les mains des Vénitiens et des Espagnols115. Il est alors probable que quelques volumes de la bibliothèque royale transférés à Ischia retrouvent temporairement leur place au Castel Nuovo. Ferdinand II mourut soudainement le 7 octobre 1496 et la couronne échoua à son oncle, Frédéric (1451-1504). Le même jour, les barons, tous les élus des sièges lui remirent les clefs de la ville et l’acclamèrent en tant que nouveau roi. Malgré les difficultés financières, Frédéric essaya de continuer la politique culturelle de ses illustres prédécesseurs et sa cour réunit un véritable cercle d’humanistes parmi lesquels se détachent les personnalités d’Antonio de Ferraris, dit le Galateo, et de Sannazaro116. Ce dernier souverain de la dynastie aragonaise de Naples ne régna que cinq ans. Le traité de Grenade signé entre Louis XII et Ferdinand le Catholique 112. Voir à ce sujet, Christian Förstel, « Les manuscrits grecs dans la Bibliothèque royale de la fin du XVe siècle à 1559 », dans Histoire de la Bibliothèque nationale de France, op. cit., p. 79-81. 113. La Biblioteca reale di Napoli al tempo della dinastia aragonese, op. cit., p. 552-553, cat. 17. 114. Labande-Mailfert, Charles VIII, op. cit., p. 340 sq. 115. Alessio Russo, Federico d’Aragona (1451-1504). Politica e ideologia nella dinastia aragonese di Napoli, Naples, Federico II University Press, 2018, p. 241-250. 116. Ibid., p. 306-311. 239 13. Psalterium ad usum Fratrum Minorum, dit Psautier-hymnaire de Ferdinand Ier d’Aragon (Paris, Bibliothèque nationale de France, Manuscrits, Latin 771, f. 1). La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion le 11 novembre 1500 prévoyait en effet l’annexion du Royaume de Naples à la France, à l’exception des Pouilles et de la Calabre destinées à la Couronne d’Espagne. Excommunié et déchu par le pape, Frédéric fut contraint pendant l’été 1501 de quitter sa capitale et de s’embarquer pour l’île d’Ischia. Il décida alors de se rendre définitivement au roi de France plutôt qu’au fourbe roi Catholique117. Pendant son séjour forcé sur l’île, il organisa son départ pour la France. Il y retrouva une partie de la bibliothèque royale mise à l’abri en 1495 et y fit transférer le reste des livres provenant de ses autres résidences napolitaines118. Avec huit galères et deux fustes remplies de livres et de toutes sortes d’œuvres d’art (tableaux, tapisseries, argenterie, vaisselle), Frédéric quitta l’île pour la France le 2 octobre 1501. Il retrouva ainsi un pays qu’il avait bien connu : le monarque aragonais avait en effet épousé en premières noces Anne de Savoie, nièce de Louis XI ; il avait séjourné dans ce pays à plusieurs reprises de 1476 à 1482 et, en 1483, avait accompagné auprès du roi le thaumaturge François de Paule. Quelques barons du royaume de Naples, restés fidèles à la cause aragonaise, ainsi que l’humaniste Jacopo Sannazaro119 et l’enlumineur Ioan Todeschino120, l’avaient suivi pendant son exil français. Renonçant définitivement à ses prétentions sur le trône de Naples, il obtint du roi de France, en échange, le comté du Maine ainsi qu’une rente annuelle de 30 000 ducats121. Frédéric d’Aragon s’installa avec sa cour et ses collections de livres et d’œuvres d’art au château du Plessis-lèz-Tours. Toutefois, selon les sources, la plupart des collections d’art (tapisseries et tableaux) périrent dans l’incendie qui détruisit la maison du roi, la nuit du 15-16 septembre 1504122 ; heureusement, les collections de livres échappèrent à ce désastre. Si les sources sont avares de renseignements sur la présence de Frédéric d’Aragon et de sa cour à Tours, un fastueux Livre d’heures qui fut réalisé pour le monarque donne une idée de ses choix artistiques en cette période difficile. Ioan Todeschino participa à Tours à la décoration des Heures pour son roi (BnF, 117. Luigi Volpicella, Federico d’Aragona e la fine del regno di Napoli nel 1501, Naples, Ricciardi, 1908 ; Carlo Vecce, Iacopo Sannazaro in Francia. Scoperte di codici all’ inizio del xvi secolo, Padoue, Antenore, 1988 ; A. Russo, Federico d’Aragona…, op. cit., p. 329-344. 118. Voir également, Teresa D’Urso, « La raccolta libraria di Federico d’Aragona. Sulle tracce dei manoscritti miniati », dans Bibliotehce medievali d’Italia, dir. M. Bassetti et D. Solvi, Florence, SISMEL – Edizioni del Galluzzo, 2019, p. 121-129. 119. C. Vecce, Iacopo Sannazaro in Francia, op. cit., p. 35-56 ; A. Russo, Federico d’Aragona…, op. cit., p. 344. 120. Teresa D’Urso, Giovanni Todeschino. La miniatura ‘all’antica’ tra Venezia, Napoli e Tours, Naples, Arte tipografica, 2007, p. 217 sq. 121. Gabriel Daniel, Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, Paris, JeanBaptiste Delespine, 1713, 2, c. 1691. 122. Roberto Weiss, « Jan van Eyck and the Italians », Italian Studies, 11 (1956), p. 13. 241 Bulletin du bibliophile ms. Latin 10532), œuvre pour laquelle il travailla en collaboration avec le peintre et enlumineur tourangeau Jean Bourdichon123. Écrit en humanistique par une main italienne, vraisemblablement à Naples, le précieux livre d’heures arriva en France sans décoration dans les malles du roi. Il présente soixante-quatre scènes peintes par Bourdichon sur des feuillets indépendants qui ont ensuite été collés dans les espaces prévus dans le manuscrit. Ces scènes présentent de riches encadrements décoratifs peints par Todeschino et par un suiveur de Bourdichon, le Maître de Claude de France, qui avait observé la manière de l’enlumineur aragonais. Il s’agit ici d’un véritable travail de collaboration entre Todeschino et le peintre tourangeau. Frédéric avait fait appel à deux artistes différents pour accélérer les temps de réalisation de son livre d’heures, Todeschino devant rentrer à Naples quelques mois plus tard, en juillet 1503, et lui-même espérant également y retourner pour récupérer son royaume. La rente promise par le roi de France ne fut pas versée régulièrement et elle était insuffisante pour le train de vie du souverain déchu. Le 18 mai 1503, Frédéric d’Aragon contracta de grosses dettes auprès de Guillaume Ier Briçonnet124, puis il fut obligé de vendre des bijoux, des objets d’art ainsi que cent trente-huit manuscrits de l’ancienne librairie des rois de Naples au cardinal Georges d’Amboise entre 1502 et 1504. Ce dernier les installa dans sa librairie au château de Gaillon, résidence des archevêques de Rouen. Antonio de Beatis, en visitant ce château en 1517, reconnut en effet les volumes enluminés aux armes des rois d’Aragon et décrivit brièvement la bibliothèque : « Nous y vîmes aussi une belle librairie pour ce qu’il en reste ; où il y a quelques livres avec les armoiries de la maison d’Aragon, ceux-ci appartinrent à la très fidèle mémoire du roi Ferdinand Ier et ils furent vendus par la nécessiteuse et très malheureuse reine, épouse du roi Frédéric de sainte gloire125. » 123. Il revient à É. Mâle d’avoir le premier identifié en 1902 la main de Bourdichon dans le manuscrit ; l’historien évoquait alors un probable voyage de l’artiste en Italie (Émile Mâle, « Trois œuvres nouvelles de Jean Bourdichon », Gazette des Beaux-Arts, t. 27, 1902, p. 185-203), ce qui fut par la suite infirmé. V. Leroquais identifia en 1927 le commanditaire dont le nom apparaît à plusieurs reprises dans les prières et dont les emblèmes sont peints sur une grande page héraldique (Victor Leroquais, Les Livres d’heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. 1, Paris, 1927, no 153). Il fallut cependant attendre 1984 et l’identification de Ioan Todeschino par F. Avril comme auteur principal des encadrements à l’antique pour désormais comprendre la genèse du manuscrit (Dix siècles d’enluminure italienne, op. cit., cat. 158). Depuis, une troisième main, française, a été reconnue dans les encadrements ; s’inspirant du répertoire de Ioan Todeschino, cet enlumineur est le maître de Claude de France (T. D’Urso, Giovanni Todeschino, op. cit., p. 217-259). Pour une étude monographique sur ce précieux manuscrit, voir Maxence Hermant et Gennaro Toscano, « Le livre d’Heures de Frédéric d’Aragon. Un chefd’œuvre franco-italien enluminé en Touraine – Paris, BnF, Latin 10532 », L’Art de l’enluminure, 64, 2018, p. 4-61. 124. Maria del Carmen Pescador del Hoyo, « Tres documentos de Federico de Napoles en los fondos del archivo historico nacional de Madrid », dans Studi in onore di Riccardo Filangieri, Naples, Arte tipografica, 1959, 2, p. 259-260 ; C. Vecce, Iacopo Sannazaro in Francia, op. cit., p. 39, 183. 125. Antonio De Beatis, Die Reise des Kardinals Luigi d’Aragona durch Deutschland, die Niederlande, Frankreich und Oberitalien, 1517-1518, éd. Ludwig von Pastor, Fribourg-en-Brisgau, 1905, p. 130 (traduit par nos soins). 242 La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion Les 138 manuscrits vendus au prélat normand sont répertoriés dans l’inventaire de Gaillon de 1508 et sont regroupés dans une section intitulée « une aultre librairie achaptee par mon dit seigneur du roi Frederic126 ». Le fonds est classé par auteurs et contient des œuvres de saint Augustin, saint Bonaventure, Jean Duns Scot, saint Grégoire, saint Thomas, ainsi que d’Ovide, Tite-Live, Plutarque, Virgile, Platon et Aristote. Une cinquantaine de manuscrits latins mentionnés dans l’inventaire de Gaillon de 1508 est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France, tandis que d’autres de la même liste ont été retrouvés à Louviers, Grenoble ainsi qu’à la British Library (fig. 14), à la Bibliothèque vaticane, à la Staatsbibliothek de Berlin, au musée Meermanno de La Haye et dans les bibliothèques universitaires de Leyde et de Cambridge127. Il convient d’emblée de souligner l’importance de cette riche collection de manuscrits qui arriva en Normandie quelques années seulement après ceux saisis par Charles VIII à Naples en 1495 et par Louis XII à Pavie en 1499128. À la différence de Charles VIII, Georges d’Amboise avait eu l’occasion de choisir quelques chefs-d’œuvre de la bibliothèque royale de Naples mis à l’abri au moment de la descente du roi de France. Le prélat fut fasciné par ces beaux manuscrits, où les armes des rois d’Aragon (d’or à quatre pals de gueule) qui ornaient les frontispices étaient les mêmes que les siennes, palées d’or et de gueules (fig. 10). Pauvre et endetté, Frédéric mourut le 9 novembre 1504 au Plessis, soutenu par François de Paule129. La reine Isabella connut alors un nouvel exil. En 1508, elle s’établit à Ferrare grâce à la protection de son neveu par alliance Hercule d’Este et y fit transférer les collections d’art et tous les livres de la bibliothèque royale qui l’avaient suivie en France. En 1523, la reine vendit cent trente-deux livres à l’humaniste ferrarais Celio Calcagnini et en donna une dizaine aux gens de son entourage130. Son fils Ferrando, duc de Calabre, fut nommé viceroi de Valencia : ainsi 306 volumes de la librairie royale de Naples aboutirent dans la ville espagnole entre 1527 et 1535131. À sa mort, le 26 octobre 1550, la 126. Marie-Pierre Laffitte, « Édition des inventaires de Gaillon », dans Renaissance en Normandie, op. cit., p. 266-267. 127. Sur le sujet, voir Ibid. 128. É. Pellegrin, La Bibliothèque des Visconti-Sforza, op. cit. ; Des livres et des rois, op. cit. ; Hermant, Laffitte, Toscano, « La naissance de la Bibliothèque royale », art. cité, p. 57-62. 129. L. Volpicella, Federico d’Aragona, op. cit., p. 81-82 ; C. Vecce, Iacopo Sannazaro in Francia, op. cit., p. 40 ; A. Russo, Federico d’Aragona, op. cit., p. 347. 130. Santiago Lopez-Rios, « A New Inventory of the Royal Aragonese Library of Naples », Journal of Warburg ad Courtauld Institutes, 65, 2002, p. 201-243. 131. Paolo Cherchi et Teresa De Robertis, « Un inventario della biblioteca aragonese », Italia Medioevale e Umanistica, 33, 1990, p. 109-347. 243 14. Saint Augustin, Explanatio Psalmorum (Londres, British library, Add MS 14781, f. 2). La librairie des rois aragonais de Naples de sa fondation à sa dispersion collection de livres fut léguée au monastère de San Miguel de los Reyes132. En 1825, à la suite de la desamortización des biens de l’Église, 197 manuscrits de la « Libreria de San Miguel de los Reyes » intégrèrent la bibliothèque universitaire de Valencia, aujourd’hui Bibliotéca historica de la Universidad133. Ce noyau, protégé avec acharnement par la famille royale, ainsi que les volumes manuscrits et imprimés arrivés dans les collections de la Bibliothèque nationale de France à travers le butin de guerre de Charles VIII et les acquisitions du cardinal Georges d’Amboise nous offrent aujourd’hui plus de mille livres de l’ancienne librairie des rois aragonais de Naples134. Summary The library of the Aragonese kings of Naples, from its foundation to its dispersal The library founded in Naples in the mid-15th century by Alfonso V of Aragon became the flagship of his cultural policy. Initially housed in the Castello Capuano, the library was moved to a large room in the Castel Nuovo around 1455. Enriched by his son Ferdinand of Aragon, King of Naples from 1458 to 1494, this famous library only remained in Naples for a few decades. Its dispersal began in 1495 with the conquest of the King of France, Charles VIII, who had 1140 manuscripts and printed books transferred from Naples to the castle of Amboise. They became the main nucleus of French kings’ new library, first in Amboise, then in Blois. To date, around 500 manuscripts and 260 printed books have been identified in the collections of the Bibliothèque nationale de France, having moved from Amboise to Blois and from Fontainebleau to Paris. The books remaining in the royal family’s collections were transferred to Tours in 1501 by Frederick, the last monarch of the Aragonese-Napolitan dynasty. One hundred and thirty-eight manuscripts were then sold to Cardinal Georges d’Amboise: they became 132. M. C. Cabeza Sanchez Albornoz, « La biblioteca reale da Napoli a Valencia », La biblioteca reale di Napoli, op. cit., p. 315-321. 133. Idem, La biblioteca universitaria de Valencia, Valencia, Universitat de Valencia, 2000. 134. Le programme Europeana Regia, qui s’est déroulé de janvier 2010 à juin 2012 sous la direction de Thierry Delcourt (1959-2011), ancien directeur du département des Manuscrits de la BnF, a permis de numériser plus de 300 manuscrits de la librairie des rois d’Aragon de Naples conservés principalement à la BnF et à la Bibliotéca historica de la Universidad de Valencia mais aussi dans d’autres bibliothèques en France (Besançon, Grenoble, Louviers, Rouen) et en Europe (Nationalbibliothek de Berlin, Bibliothèques universitaires de Cambridge et de Leyde, British Library, Bayerische Staatsbibliothek de Munich). Ces manuscrits sont consultables en entier sur les sites Internet des bibliothèques partenaires, mais aussi à travers le portail : <//www.europeanaregia.eu/fr/collections-historiques/bibliotheque-rois-aragonais-naples>. 245 Bulletin du bibliophile the core of the first humanist library in France, the one organised by the cardinal at the Château de Gaillon in Normandy. Queen Isabella, widow of Frederick of Aragon, settled in Ferrara in 1508 and had the art collections and all the books from the royal library that had followed her to France transferred there. In 1523, the queen sold one hundred and thirty-two books to the Ferrara humanist Celio Calcagnini and gave around ten of them to her entourage. Her son Ferrando, Duke of Calabria, was appointed viceroy of Valencia, and 306 volumes from the royal library in Naples were transferred from Ferrara to Valencia between 1527 and 1535. On his death on 26 October 1550, the book collection was bequeathed to the monastery of San Miguel de los Reyes. In 1825, 197 manuscripts from the “Libreria de San Miguel de los Reyes” were incorporated into Valencia’s university library, now the Bibliotéca historica de la Universidad. This nucleus, together with the manuscripts and printed volumes that entered the collections of the Bibliothèque nationale de France as part of the spoils of war of Charles VIII and the acquisitions of Cardinal Georges d’Amboise, now provides us with over a thousand books from the former library of the Aragonese kings of Naples.