Les Cahiers d’EMAM
Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée
Comptes-rendus d’ouvrages publiés | 2022
Un Moyen-Orient ordinaire. Entre consommations et
mobilités
de Thierry Boissière et Yoann Morvan (dir.)
Sibel Akyildiz
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/emam/4040
DOI : 10.4000/emam.4040
ISSN : 2102-6416
Éditeur
Équipe Monde arabe Méditerranée (EMAM) - CITERES
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Référence électronique
Sibel Akyildiz, « Un Moyen-Orient ordinaire. Entre consommations et mobilités
de Thierry Boissière et Yoann Morvan (dir.) », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], Comptes-rendus
d’ouvrages publiés, mis en ligne le 11 octobre 2022, consulté le 15 décembre 2022. URL : http://
journals.openedition.org/emam/4040 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.4040
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Un Moyen-Orient ordinaire. Entre consommations et mobilitésde Thierry Boissiè...
Un Moyen-Orient ordinaire. Entre
consommations et mobilités
de Thierry Boissière et Yoann
Morvan (dir.)
Sibel Akyildiz
RÉFÉRENCE
Marseille, Diacritiques Éditions, 2022, 276 pages
Les Cahiers d’EMAM , Comptes-rendus d’ouvrages publiés
1
Un Moyen-Orient ordinaire. Entre consommations et mobilitésde Thierry Boissiè...
La région géographiquement située en
Asie du Sud-Ouest, comprenant la
Turquie, l’Iran, la Mésopotamie, la
péninsule Arabique, les pays du Golfe et
l’Égypte est au centre des enjeux
internationaux aujourd’hui comme elle l’a
été dans le passé. Le Moyen-Orient, selon
T. Boissière et Y. Morvan « est traversé par
des crises politiques et économiques majeures :
révoltes populaires, guerres civiles syrienne et
irakienne, instabilité politique libanaise, crises
politico-militaires en Turquie, tensions dans le
Golfe,
aggravation
des
dissensions
interconfessionnelles dans toute la région,
poussées autonomistes kurdes, émergence de
Daech, remise en question de certaines
frontières politiques issues de la période des
mandats, etc. » (p. 16). Dans une
géographie tissée de relations aussi
complexes et intriquées, examiner
« comment les changements liés à la
mondialisation se produisent au quotidien
dans des sociétés considérées comme conservatrices et parfois hostiles » et le montrer, en
suivant de Certeau (1980), « sous l’angle de ses continuités, parfois souterraines et
silencieuses, de l’ordre du quotidien » (p. 16), s’avère être une tâche difficile. Ce livre
ambitionne ainsi d’apporter un éclairage renouvelé sur ce réseau de relations, plus
particulièrement pour la période postérieure à 2011. Il traite donc des processus qui
progressent à l’ombre des grandes turbulences politiques et économiques, et y parvient
dans une large mesure. L’ouvrage place les villes d’Alep, Istanbul, Koweït, Qom et
Téhéran au centre de cette réflexion1, considérant que ces villes sont des métropoles
fortement influencées par les « réformes économiques d’orientation néolibérale » (p. 17) que
la région a connues au cours des deux dernières décennies, réformes ayant participé,
entre autres, « d’une transformation sensible des formes et des modes de
consommation » (ibid.). Dans leur introduction, les éditeurs, T. Boissière et Y. Morvan
relèvent à juste titre que ces réformes néolibérales n’ont pas manqué d’affecter
sérieusement la vie quotidienne des habitants, un phénomène peu étudié 2, alors
pourtant que « la consommation connaît un boom sans précédent au Moyen-Orient et qu’elle
constitue une pierre de touche pour comprendre les forces et les fragilités des édifices sociaux de
cette région » (p. 17).
Cet ouvrage collectif rassemble huit contributions qui permettent des « parcours croisés
entre métropoles » grâce auxquels se révèlent différentes facettes de ces changements.
Les deux premières contributions sont d’ordre historique et privilégient les formes
transglobales des circulations.
• Nora Lafi s’intéresse à La globalisation ottomane et ses régimes d’historicité. Une approche
par l’urbain. À partir de l’examen des archives centrales de l’Empire ottoman (localisées
à Istanbul), l’article étudie les caractéristiques des circulations affectant le MoyenOrient à partir de la période ottomane, soit la mobilité des personnes, des idées et des
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biens (p. 29). Il était important d’avoir des comptoirs commerciaux actifs dans l’Empire
ottoman, qui maintenait également une présence en Europe, à l’intérieur du continent
africain et dans l’océan Indien. Au XIXe siècle, une nouvelle relation s’établit entre
l’Europe et l’Empire ottoman, caractérisée par de nouvelles formes de concurrence, de
nouveaux produits et de nouvelles façons de les commercialiser (p. 36), mais elle est
rapidement « biaisée » par des vélléités de nature coloniale, qui ne font que se renforcer
au cours des décennies suivantes (p. 37). Au tournant de la fin du XIXe siècle, de
nouveaux enjeux émergent, notamment autour de la question du pétrole,
essentiellement ici celle des champs pétroliers de Mossoul et de Kirkouk. Selon N. Lafi,
ils portent en germe une nouvelle forme de globalisation et de circulation, et marquent
« une nouvelle étape dans le rapport de force avec l’Europe et ses ambitions coloniales » (p. 41).
En conséquence, dans les années 1920 et « dans [un] contexte de négociation entre la France
et la Grande-Bretagne [pour le contôle des champs de pétrole de Mossoul], les États-Unis
développent une politique pétrolière agressive, qui marque précocement l’évolution de la
région » (p. 42). Ces processus ont non seulement des conséquences sur « l’organisation et
la nature du commerce mondial » (ibid.), mais aussi sur la massification des biens importés
pour satisfaire les besoins de la vie quotidienne des habitants. Les nouvelles formes de
circulation qui se développent alors reposent ainsi sur une domination qui « réinterprète
et instrumentalise les réseaux et relais marchands dans la société locale » (p. 43), contribuant
progressivement à une « redéfinition des caractères de l’identité », à savoir sa réification,
alors que, dans l’Empire ottoman, elle était « constamment mouvante, négociée et ductile, à
plusieurs facettes » (p. 43). Selon N. Lafi, « on ne peut [donc] dissocier l’étude des circulations
dans les phases de la globalisation de celle des aspects territoriaux, de souveraineté, de
géostratégie, mais aussi de définition même de l’individu dans ce cadre » (ibid.).
• Pour étudier les réseaux commerciaux arabes, qui se déploient en Chine entre 1998 et
2018, assurant donc l’articulation entre Asie occidentale et Asie orientale,
Paul Anderson se concentre sur la ville chinoise de Yiwu. Au cours des deux dernières
décennies, cette ville, située dans la province du Zhejiang (sud-est de la Chine), est
devenue une plaque tournante majeure pour les réseaux de grossistes étrangers, parmi
lesquels l’auteur privilégie ceux syriens et yéménites, qui font circuler les produits
chinois d’Est en Ouest. Ces réseaux se sont développés à partir des années 1990, quand
l’industrie manufacturière chinoise s’est largement ouverte à l’exportation. Ils
témoignent souvent d’une extension vers la Chine, et Yiwu en particulier, de bureaux
de commerçants syriens déjà installés, principalement à Moscou, accessoirement à
Dubaï (p. 58). Une importante route commerciale part ainsi d’Idlib pour atteindre Yiwu,
via Moscou. La présence des Syriens à Yiwu est ainsi notable, alimentée par des vagues
successives de migrations, dont la dernière, après le début de la guerre civile en 2011,
compte de nombreux jeunes hommes cherchant à échapper à la conscription : on
estime ainsi, en 2017, le nombre de Syriens à Yiwu à 2 500 (ibid.). Les autorités chinoises
ont positionné Yiwu comme porte d’entrée de l’Eurasie sinocentrique, ce qui lui a
permis de devenir rapidement l’un des principaux comptoirs de l’initative One Belt,
One Road [la Ceinture et la Route] partagée entre la Chine et l’Union africaine 3 et d’y
voir affluer les commerçants étrangers (p. 69). Cependant, la politique chinoise
refusant d’accorder la citoyenneté ou la résidence permanente à ces commerçants
freine leur installation dans le pays et ne les incite pas à y investir sur la longue durée ;
nombre de ceux-ci recherchent donc de nouveaux lieux pour le faire : la Russie, avec
laquelle ils ont de nombreux lieux et dont ils possèdent même parfois la nationalité,
leur paraît trop « libérale » au plan des mœurs ; c’est donc la Turquie qui a
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majoritairement leurs faveurs. Le caractère religieux et conservateur de la Turquie
d’Erdoğan, joint au fait que les droits de résidence – et de citoyenneté sous des
conditions spécifiques – sont accordés aux étrangers, ont également accru l’intérêt
pour ce pays. Au terme de son étude, P. Anderson, s’interrogeant sur les formes de
confiance en usage au sein des réseaux commerçants diasporiques à Yiwu, constate
qu’ils ne correspondent pas exactement au modèle théorique, défini par l’extériorité de
leurs membres au regard des sociétés d’accueil et par leur attachement à leur patrie
d’origine. Ici, en effet, si l’extériorité par rapport à la société chinoise est clairement
affirmée, plusieurs membres de ces réseaux ne sont pas attirés par leur pays d’origine,
mais par de nouveaux pôles « d’une géographie eurasiatique émergente où ils projettent de
s’établir sur la base d’affinités culturelles » (p. 79).
Les deux contributions suivantes traitent respectivement de Qom et de Koweït-City,
deux villes qui, bien que « polarités secondaires », ne s’en inscrivent pas moins elles aussi
« dans des formes de globalisation » (p. 20).
• Concernant Qom, une ville située à 125 km au sud de Téhéran, Sepideh Parspajouh
met en exergue son « cosmopolitisme religieux » en l’étudiant « au miroir des circulations
transnationales » (p. 89). Rappelant qu’elle est un centre essentiel de la piété chiite dans
toutes ses dimensions, base intellectuelle pour les dirigeants iraniens, l’auteure
rappelle qu’elle est considérée comme « la ville de la norme cléricale, celle qui est au cœur
de la gouvernance depuis la révolution de 1979 » (p. 90). Pourtant, ce puissant centre
intellectuel, parfois désigné comme l’Oxford chiite, dont l’image véhiculée (en
particulier auprès des Téhéranais) est celle de l’austérité et d’une vie quotidienne
ennuyeuse, se révèle en réalité très différente, car la plus internationale ou
pluriethnique du pays. Qom n’est plus la petite ville aux bâtiments en pisé ocre que
décrivaient les voyageurs ; peuplée de moins de 100 000 habitants en 1956, elle est
aujourd’hui une véritable métropole de plus d’un million d’habitants qui accueille
chaque année plus de 20 millions de pélerins. Ceux-ci proviennent principalement des
pays arabophones du Maghreb et du Moyen-Orient, mais sont également nombreux les
turcophones des Balkans, d’Azerbaïdjan et de Turquie, ainsi que, dans une moindre
mesure, les ourdophones et les pandjabis du Pakistan et de l’Inde (p. 128). Bien que la
plupart d’entre eux ne soient qu’en transit le temps du pèlerinage, ils participent à la
construction d’une identité urbaine originale, un « cosmopolitisme » 4 auquel
contribuent également les 30 000 étudiants étrangers qui fréquentent les écoles,
centres de recherche et universités locales, originaires d’une centaine de pays,
principalement l’Irak, le Liban, le Pakistan, la Tanzanie (p. 127). De fait, le nombre de
ces étrangers, qu’ils soient de passage ou résidents temporaires (les étudiants) donne,
par exemple au bazar de Qom, une ambiance quasiment unique parmi les bazars des
villes iraniennes : une grande diversité de vêtements, masculins ou féminins, une forte
présence de l’arabe tant dans les parlers que sur les enseignes, une forte variété dans
l’offre de marchandises, notamment alimentaires, qui compte de nombreux produits
étrangers aux Iraniens (p. 121-122). Dans les quartiers où les étrangers logent, souvent
vétustes et aux infrastructures déficientes, « se déroule une vie animée, dans une harmonie
relative avec les quelques anciens habitants » (p. 122). L’hostilité, à tout le moins
l’antipathie, qui s’exerce très souvent dans les villes iraniennes à l’encontre des
étrangers (Afghans, Arabes, Indo-Pakistanais) sur fond de patriotisme persan, est moins
marquée à Qom, où les relations interethniques sont plus fréquentes et où « l’hospitalité
s’inscrit d’abord dans une communauté d’appartenance religieuse » (p. 128).
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• Concernant Koweït-City, le chapitre que lui consacre Claire Beaugrand sous le titre
Koweït, métropole secondaire. Entre déclassement, extraversion et rattrapage constitue une
contribution essentielle à l’ouvrage qui l’accueille, dans la mesure où elle est vraiment
centrée sur la consommation, en tant qu’elle est « support d’imaginaire et de symboliques
urbains » (p. 136). Largement basée sur des observations de terrain, et partant du
constat que Koweït-City, pendant longtemps « modèle de modernité », est aujourd’hui une
ville déclassée, en quelque sorte périphérique, et « largement en retrait dans la compétition
que se livrent Istanbul, Beyrouth5 et Dubaï » (p. 138), l’étude de C. Beaugrand se consacre
d’abord à rendre compte de la montée, puis de la chute, de ce que l’anthropologue
S. Khalaf (1992) dénomme « l’image des biens illimités » 6, « qui informe les attitudes,
pratiques et comportements » (p. 141-142). Une image dont la formation s’est accélérée
après le choc pétrolier de 1973 et la montée en flèche des prix du pétrole. Tant il est
vrai que « le pétrole n’est pas seulement un produit stratégique et commercialisé à l’échelle
mondiale, c’est aussi une perception », pour reprendre une conclusion de l’anthropologue
M. Limbert (p. 141). Or, au Koweït, la construction de cette image, effectuée par les
pouvoirs publics, a peu à peu évolué vers celle d’un déclassement. Ainsi, l’usage de
« biens illimités » n’a pas duré longtemps pour les Koweïtiens, à peine trois décennies,
l’invasion irakienne d’août 1990, puis l’occupation du pays, ayant singulièrement
aggravé la situation. C. Beaugrand rappelle comment, à la fin de l’occupation irakienne
en 1991, le pays s’est replié sur lui-même, les grandes entreprises nationales faissant
preuve d’une extrême frilosité pour investir au Koweït même. Par contre, elle note une
extraversion des comportements de consommation, notamment immobilière et de
loisir, la confiance des citoyens « étant tirée du coussin financier accumulé par le Fonds
souverain d’investissement – lequel a pris le relais, à partir de 2015, des revenus du
pétrole » (p. 150). Pour promouvoir un nouvel imginaire urbain, le gouvernement
koweïtien a formulé, comme l’ont fait aussi tous ses voisins, une « Vision 2035 » qui vise
à faire du pays une tête de pont vers le marché irakien, et même iranien, et à créer les
conditions pour satisfaire ce nouvel imaginaire urbain. Toutefois, selon C. Beaugrand,
« n’ayant que peu anticipé ce changement de paradigme [celui de la fin de l’image des
« biens illimités »], le déclassement de l’émirat de Koweït montre qu’aucune position n’est
acquise d’avance » (p. 154).
Les quatre contributions suivantes portent sur les circulations commerciales, les places
marchandes et les réseaux, à Istanbul et à Téhéran et, plus largement, entre la Turquie
et l’Iran. Les deux premières proposent une démarche plutôt ethnographique pour
observer les pratiques d’échange sous la forme du « commerce à la valise » ; les deux
dernières mettent plutôt l’accent sur les pratiques de consommation et leur évolution.
• Jean-François Pérouse nous fait bénéficier de ses observations sur la longue durée à
Laleli, « giga-bazar » d’Istanbul. Son texte, intitulé Laleli (1917-2018). Restructuration et
inerties d’une scène commerciale mondiale au cœur d’Istanbul rend compte des profondes
mutations de ce quartier depuis 1997, date des premières obsevations de l’auteur. Ce
quartier, situé au cœur de la péninsule historique d’Istanbul, se caractérise par une
concentration exceptionnelle de commerces de gros, de bureaux, de sociétés de
transport et d’hôtels, son identité commerciale « s’étant crisallisée depuis la fin des années
1970 autour de la forme d’échanges [que l’on qualifie] de “commerce à la valise” » (p. 158).
Mais la réalité actuelle ne correspond plus parfaitement à l’image qui perdure de Laleli :
la visibilité des micro-échanges marchands a décliné, l’activité logistique est devenue
intense, les formes d’expositon des produits vendus se sont considérablement
améliorées, comme en témoigne la politique de nettoyage des façades initiée par la
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municipalité de Fatih depuis le début des années 2000. Cependant, cela n’a pas déplacé
le commerce à la valise ; celui-ci a été repoussé derrière les magasins et dans les
interstices entre eux, de telle sorte qu’on ne peut proclamer la fin de ce type de
commerce à Laleli. Pour J.-F. Pérouse, les analyses qu’il a pu réaliser à Laleli invitent les
chercheurs à s’interroger sur les pratiques commerciales associées au tourisme : il
incite ainsi à sortir des conceptions normatives et réductrices du tourisme. Sur un
autre plan, il conviendrait selon lui de réfléchir aux causes du maintien de l’attractivité
touristique d’Istanbul pour les populations non occidentales, ce qui nécessite
d’admettre que cette ville représente, pour ces populations, « un havre (relatif) de
sécurité individuelle, une place de tolérance pour leur vie privée, un foyer d’opportunités
économiques sans cesse renouvelées » (p. 171). J.-F. Pérouse considère, in fine, que
l’évolution de Laleli pose la question de la place des métropoles – et tout
particulièrement de leurs quartiers centraux – dans l’économie globale des rapports
commerciaux souterrains. Or « cette place paraît à relativiser ; ce qui complique la tâche des
chercheurs, en les éloignant de l’agitation souvent fascinante des métropoles de plus en plus
“sous contrôle”, pour les inciter à regarder davantage du côté des théâtres plus flous et instables
où se nouent et dénouent ces rapports persistants » (p. 178).
• Très complémentaire du texte précédent, la contribution de Mina Saïdi-Sharouz
s’intitule D’un centre commercial à l’autre. Les mobilités transfrontalières des femmes entre
l’Iran et la Turquie. L’auteure y expose les résultats d’une enquête ethnographique
menée en Iran et en Turquie entre 2015 et 2019 qui, au-delà du constat de l’ampleur du
commerce à la valise pratiqué par les Iraniennes en Turquie, s’intéresse d’abord aux
effets de ce commerce, souvent associé au tourisme, sur les femmes iraniennes. Dans un
second temps, l’objet de la recherche s’élargit pour essayer de mesurer le rôle des
séries télévisées turques (diffusées par satellite et interdites en Iran) sur l’évolution des
consommations et, donc, sur la nature des produits que les commerçantes sont
susceptibles de rapporter de Turquie. L’auteure montre comment les femmes
iraniennes qui, dans un premier temps, se contentaient d’accompagner leurs maris en
Turquie, se sont progressivement autonomisées pour y aller seules, organisant ellesmêmes leurs voyages, délaissant les villes proches de la frontière (Van, par exemple)
pour « s’aventurer » jusqu’à Istanbul. Plusieurs sont devenues de véritables
entrepreneures, combinant organisation de voyages touristiques et activités
commerciales. Même si les enquêtes de l’auteure portent sur un nombre très (trop)
limité de femmes, et que celles-ci présentent un profil assez spécifique (originaires de
la minorité azérie, donc turcophones ; milieux conservateurs et religieux), elle met en
évidence des changements notables dans leurs comportements, leurs modes de vie : en
gros, elles « acquièrent une notoriété » et « s’ouvrent au monde » (p. 188-189). Elle insiste
également sur la capacité de ces commerçantes à précéder la demande sociale, laquelle
est extrêmement conditionnée par les séries télévisées turques très populaires et,
surtout, regardées par toute la famille, hommes inclus. Ces séries télévisées servent la
promotion de la culture turque. On suit avec intérêt l’auteure dans sa démonstation de
la manière dont la demande se crée au travers des séries et comment elle « garantit
[ainsi] la réussite ou non des importations illégales » (p. 196). Elle établit enfin que, « de
manière plus large, les échanges commerciaux par les voyages et les déplacements massifs vers
la Turquie contribuent à effacer les frontières géographiques entre ces deux pays et renforcent
les relations culturelles, économiques et politiques » (p. 201). Toutefois, ce système s’avère
fragile, tant il est tributaire d’une situation économique iranienne très vulnérable et
fortement dépendante des politiques internationales et, plus largement, de la
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conjoncture géopolitique (sanctions, évolution des monnaies, contrôle des frontières,
etc.).
Les deux derniers chapitres du livre portent sur les pratiques de consommation en Iran
et en Turquie.
• Dans le premier, dont le titre est Le Kurban Bayramı à Istanbul. Le sacrifice entre
commercialisation et humanitarisation, Olivier Givre analyse la transformation de la Fête
du sacrifice dans les pratiques publicitaires, médiatiques et commerciales, à partir
d’une enquête de terrain menée à Istanbul en 2014. Le sacrifice, en tant que terme
religieux dans les pays d’Islam, consiste en le fait de sacrifier un animal avec l’intention
de se rapprocher d’Allah et d’obtenir son consentement. Il s’agit donc d’un don offert à
Allah. Cependant, des critiques s’exercent tant sur la fonction et les modalités du
sacrifice, de la part de ceux qui considèrent qu’une transformation de la Fête du
sacrifice doit s’opérer dans un monde en mutation. D’après O. Givre, la dimension
philanthropique traditionnelle du sacrifice devrait être repensée à l’échelle mondiale à
travers les ONG confessionnelles et les fondations religieuses. L’auteur signale, entre
autres, la tendance à la transformation du sacrifice en « produit de grande distribution »,
ce qu’il appelle « le sacrifice clés en main » (p. 216) et celle de la diffusion des pratiques du
commerce en ligne. Il souligne à ce propos qu’« il est évident que ce type de pratique,
présenté comme une alternative à la marchandisation, participe pleinement d’une économie de
marché globalisée, tout en étant jugé conforme aux préceptes de l’islam ». Ces « nouveaux sens
du sacrifice », comme les qualifie l’auteur (p. 226), offrent une alternative aux pratiques
et discours religieux « ordinaires », étant entendu que la question se pose de savoir si
« et jusqu’où les rituels ou systèmes religieux sont désacralisés à travers leur conversion en biens
de consommation » (Pink, 2009). Au bout du compte, pour O. Givre, la transformation du
sacrifice d’une pratique du don à une forme de marchandise témoignerait de « la
transformation, la négociation et l’imbrication de différents systèmes économiques, mais
également symboliques et moraux qui entrent fréquemment en confrontation » (p. 227).
• La dernière contribution est celle d’Amin Moghadam qui s’intéresse à Boire un café à
Téhéran. Économie politique des circulations régionales et nouveaux modes de consommation en
Iran et présente un exemple d’une nouvelle adaptation des rituels de consommation
habituels à Téhéran. À vrai dire, il ne s’agit ni d’une approche anthropologique du
« boire » un café, ni d’une étude des sociabilités des lieux de dégustation, mais de la
présentation du résultat d’enquêtes menées auprès d’acteurs commerciaux tels que des
importateurs de café, en Arménie et à Dubaï, ainsi qu’en Iran. L’auteur rappelle
comment l’augmentation régulière de la consommation du café dans ce dernier pays a
nécessité l’accroissement des importations et la diversification de leurs sources. Quant
à la multiplication des lieux de consommation, qui élargissent la géographie de la
consommation – les cafés ne sont plus fréquentés uniquement par des artistes ou des
intellectuels –, et la diversification régulière des variétés de café consommées, ce sont
des phénomènes nouveaux en Iran. Pour A. Moghadam, « La démocratisation de certaines
pratiques artistiques et culturelles, aux côtés des pratiques de voyage, contribue [...] à la
diffusion de certains modes de vie et de consommation » (p. 250), ce qui constitue une
nouvelle illustration de mécanismes bien connus, à savoir que les causes de l’expansion
d’un marché ne se réduisent pas à ses propres mécanismes économiques, mais sont à
rechercher dans des facteurs sociaux, en l’occurrence la valorisation du produit
consommé et, à sa suite, sa généralisation à des milieux sociaux et géographiques plus
diversifiés. Au bout du compte, l’économie politique des espaces de consommation à
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Téhéran se situe à l’intersection entre les pratiques de mobilité, le développement
d’une classe moyenne soucieuse de maintenir sa richesse et désireuse de récolter les
bénéfices de la mondialisation, et les ambitions des élites économiques.
• Ce livre collectif est complété d’une postface, dans laquelle Hamit Bozarslan, son
auteur, écrit qu’il n’est pas possible que cet ouvrage collectif couvre toutes les
pratiques quotidiennes de consommation et de production au Moyen-Orient (p. 18). Il y
a deux raisons à cela. Tout d’abord, la consommation, la production et tous les
comportements produits dans la vie quotidienne ne peuvent être considérés en dehors
des concepts de stratégie et de tactique de De Certeau (2015). Contre les multiples
stratégies que propose le gouvernement pour asseoir son pouvoir, le quotidien est
constitué de multiples tactiques qui peuvent être cachées dans la vie quotidienne. Une
autre raison est le Moyen-Orient lui-même. Dans une géographie tissée d’une
démocratie, d’une économie et d’une vie sociale instables, la tactique elle-même est
tout aussi complexe que la stratégie. Cela permet de les rassembler sous une seule
analyse. Selon H. Bozarslan, les articles présentés dans cette étude collective « résistent
également à une autre tentation dichotomique, opposant cette fois-ci le formel à l’informel, le
légal ou l’institué à l’illégal, pour montrer les modalités par lesquelles l’informel nourrit le formel
et lui donne sens, et la légalité permet son propre contournement avec le consentement, explicite
ou implicite, obtenu de gré ou de force, d’autorités nationales pourtant censées la faire
respecter » (p. 265). Ici, il faut ajouter « religieux » / « non religieux » au dilemme légalillégal. « Le rôle du religieux est assurément important car, au-delà des normes et des matrices
qu’il mobilise pour légitimer telle ou telle pratique, le religieux en tant que figure et les religieux
en tant que catégorie constituent les arbitres de l’ensemble de ce microsystème économique, tout
en le surplombant par leur statut » (p. 267).
En résumé, l’histoire du Moyen-Orient est l’histoire des conflits, de la violence et du
commerce qui s’est réalisé malgré et en conséquence de ces conflits. Par conséquent
« commerce, guerre et brutalité se situent dans une même équation » (p. 274). Le point
important à souligner ici est le fait que « dans une logique toute machiavélienne, la violence,
les guerres, les répressions également, ont produit des transformations majeures et souvent
brutales, réduisant à néant les puissants, relevant au sommet les insignifiants, créant des
espaces pérennes pour certains et précaires, voire potentiellement menaçants, pour
d’autres » (p. 269). De même, « on peut estimer que la circulation, qui fait fi des frontières, et
l’enracinement, qui rigidifie le territoire, vont inévitablement de pair avec le népotisme, le
capitalisme des copains et la formation d’une haute kleptocratie, tels qu’on les observe un peu
partout dans la région et qu’il conviendrait d’étudier en profondeur » (p. 273). De ce point de
vue, ce livre est un ouvrage complet qui analyse le champ économique au Moyen-Orient
dans le contexte du temps et de l’espace à travers l’ethnographie et, à cet égard, il a
comblé le vide ressenti dans le domaine.
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BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. On ne manquera pas de s’étonner en constatant que l’ouvrage s’ouvre par des « aperçus » sur
Erbil, une ville dont il n’est plus jamais question par la suite.
2. À quelques exceptions près, parmi lesquelles on peut signaler le travail de L. Vignal (2007).
3. Cette initiative est une composante des Nouvelles routes de la soie, l’un des projets phares du
Président Xi Ping.
4. L’auteur emploie le terme non pas au sens philosophique, mais au sens commun, « renvoyant à
une société comprenant de nombreux groupes de nationalités différentes dont elle s’accomode dans un
régime de coexistence paisible » (p. 89-90).
5. La place de Beyrouth dans cette compétition n’est plus, au jour d’aujourd’hui (2022),
d’actualité.
6. Selon l’auteur de l’expression, il s’agit de prendre en compte le fait que, « dans le contexte de
transformations socio-économiques drastiques impulsées par la richesse pétrolière, les relations État-société
ont été consciemment construites autour de l’image de biens illimités ».
AUTEUR
SIBEL AKYILDIZ
Doctorante en Aménagement, Université de Tours & UMR CITERES, équipe EMAM ; chercheuse
associée à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), Istanbul.
sibelakyildiz@hotmail.com
Les Cahiers d’EMAM , Comptes-rendus d’ouvrages publiés
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