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Annuaire international de justice constitutionnelle Opinion publique et jugement politique Albert Ogien Citer ce document / Cite this document : Ogien Albert. Opinion publique et jugement politique. In: Annuaire international de justice constitutionnelle, 36-2020, 2021. L'état d'exception, nouveau régime de droit commun des droits et libertés? Du terrorisme à l'urgence sanitaire L'opinion publique aujourd'hui. Regards pluridisciplinaires. pp. 707-715; doi : https://doi.org/10.3406/aijc.2021.2927 https://www.persee.fr/doc/aijc_0995-3817_2021_num_36_2020_2927 Fichier pdf généré le 06/04/2022 OPINION PUBLIQUE ET JUGEMENT POLITIQUE Albert OGIEN* L’opinion publique existe : ce sont les sondages qui l’ont inventée. Il faut prendre cette affirmation un peu abrupte à la lettre. Ce qu’elle veut dire, c’est que la notion d’opinion publique renvoie uniquement et exclusivement à cet artefact statistique doté de l’objectivité que lui confère le chiffre et auquel la science politique et les médias donnent existence en la mettant en circulation dans l’espace public1. L’argument sur lequel ce texte se bâtit est donc le suivant : l’opinion publique est une réalité informationnelle, qui ne doit pas être apparentée à ces constructions théoriques que sont une « mentalité », une « culture » ou un « trait psychologique » propres à une population ou à groupe social ; ou à ces entités rhétoriques que sont la « volonté du peuple » ou l’« âme de la nation » ; et encore moins à ces notions plus analytiques que sont les « représentations » ou les « croyances » qui renvoient aux contenus des pensées et des formes de raisonnement individuelles ou collectives2 – sans parler des préjugés et des rumeurs qui appartiennent à un tout autre registre. Poser que l’opinion publique est une réalité informationnelle présente un avantage : celui de mettre un terme à la quête un peu absurde qui consiste à lui chercher une définition, en lui prêtant à chaque fois de nouveaux attributs jusqu’à reconnaître, de dépit, que l’opinion publique est une « mosaïque » composée d’une myriade de facettes3. Contre cette conclusion un peu trop œcuménique, il convient de rappeler une règle de méthode bien établie : donner une trop grande extension à une notion revient à en annuler la pertinence et l’intérêt. C’est en suivant cette règle qu’il me semble approprié de s’en tenir à la définition stricte qui réduit l’opinion publique à une réalité informationnelle Ce choix semble ignorer une recommandation qui a fini par s’imposer à la sociologie et aux sciences politiques : admettre, en suivant Pierre Bourdieu, que « l’opinion publique n’existe pas » 4 . Je dois dire que je souscris totalement aux analyses qui ont conduit à la formulation de cette recommandation. Et en particulier à la critique de ce tour de bonneteau qui consiste à faire passer pour une vérité d’évidence ce qui n’est qu’une généralisation fondée sur l’artefact statistique que produit un sondage à partir de questions souvent détachées de tout rapport avec la situation pratique des personnes interrogées5. Nous connaissons tous ces manchettes de journaux fracassantes du genre : « Les Français approuvent les mesures de couvrefeu » ou « Un Français sur deux déclare ne pas vouloir se vacciner contre la Covid-19 » * 1 2 3 4 5 Directeur de recherche CEMS – CNRS/EHESS. D. REYNIÉ, « Mesurer pour régner », dans N. D’Almeida (éd.), L’opinion publique, Hermès, Les Essentiels, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 39-50. E. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Puf. E. NEVEU et B. FRANÇOIS (éd.), Espaces publics mosaïques, Rennes, PUR, 1999. P. BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », dans Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 222-235. L. BLONDIAUX, « Ce que les sondages font à l’opinion publique », Politix, 10 (37), 1997, p.117136. Annuaire international de justice constitutionnelle, XXXVI-2020 708 IVe UNIVERSITÉ D’AUTOMNE DE L’INSTITUT LOUIS FAVOREU ou « Édouard Philippe est l’homme politique préféré des Français » ou « Le peuple est contre la démocratie »6. Ce que la critique du caractère factice de ce type d’énoncé a bien établi, c’est qu’il doit être envisagé à une double lumière. La première est celle du producteur de cette « photographie à un instant T » de l’état de l’opinion publique. Sous cet angle, on peut mettre au jour les modalités selon lesquelles les instituts de sondages parviennent à élaborer et à vendre leurs résultats comme s’ils étaient une sorte d’IRM de cette chose apparemment inaccessible et pourtant déterminante pour la définition d’une stratégie de conquête du pouvoir par le suffrage universel : les préférences des électeurs au moment du vote7. La seconde est celle de ses utilisateurs. Sous cet autre angle, on peut examiner la manière dont les professionnels de la politique s’appuient sur les données statistiques de plus en plus nombreuses dont ils disposent pour orienter leur action et leur communication. C’est cette seconde dimension qui fait défaut dans la thèse de l’inexistence de l’opinion publique et en limite la pertinence. Décrire la façon dont le contenu attribué à l’opinion publique est construit pour en dénoncer la vacuité est une chose ; rendre compte des pratiques qui s’ordonnent autour de ces réalités informationnelles (indépendamment de leur véracité) et leur font acquérir le statut de fait objectif dans les processus de délibération et de décision en est une autre. Et cet aspect de l’usage de l’opinion publique est d’autant plus décisif que les chiffres produits par les instituts de sondages ne sont plus les seules réalités informationnelles autour desquelles ces pratiques s’ordonnent. Deux nouvelles sources de données sont désormais venues s’adjoindre à celles que fournissent les enquêtes d’opinion : d’une part, celle qui jaillit de l’exploitation des big data puisées dans les innombrables sites où elles reposent ; et, d’autre part, celle qui naît de l’analyse de la circulation des échanges sur les réseaux sociaux (à partir du nombre de like, de followers ou de clics repérés sur la toile et de l’intensité de l’exposition d’un message)8. Les entreprises qui travaillent aujourd’hui à l’observation de la dynamique des connexions aux comptes Facebook, Twitter ou WhatsApp ont réussi à prendre place dans l’espace de production de l’opinion publique en présentant leurs mesures comme un de ses indicateurs. Ce succès tient en grande partie à l’attrait de la nouveauté et aux illusions que celle-ci ne manque pas de secréter. On peut néanmoins signaler que ces deux types de réalités informationnelles sont tout aussi biaisés que ceux qui proviennent des instituts de sondage. En effet, le décompte du nombre de ceux et celles qui, un jour, ont établi un lien avec un site ou un réseau s’effectue sans qu’il ne soit possible de savoir si cet acte a été fait de façon délibérée, ou sans y penser à deux fois ou à la suite d’une fausse manœuvre ou pour relever un défi. Donc sans contrôle sur le contenu du rapport qui s’instaure entre une connexion et une croyance. Et comment écarter, dans les flux sur les réseaux, la part de ces transactions provoquées de façon mécanique ou stratégique en payant des petites mains qui, à des milliers de kilomètres de distance, s’activent à jouer avec les algorithmes pour figurer en tête de liste9. Mais tous ces écarts à la rigueur de l’analyse n’empêchent pas que les études sur l’activité des réseaux sociaux fassent désormais partie des informations que les décideurs et médias tiennent pour des indicateurs crédibles des humeurs de la population. 6 7 8 9 Y. MOUNK, Le peuple contre la démocratie, Paris, Le livre de poche, 2020. C. JAYET, « Faut-il passer l’opinion publique au rasoir d’Occam ? Une analyse épistémologique de la critique des données d’opinion », L’Année sociologique, 67 (1), 2017, p. 189- 218 N. GAUMONT, M. PANAHI et D. CHAVALARIAS, « Reconstruction of the socio-semantic dynamics of political activist Twitter networks – Method and application to the 2017 French Presidential Election », Plos One, 13, 2018 ; S. CHANEL, « Lucy, une nouvelle lecture de Twitter », Stratégies, 28.8.2020 [strategies.fr/actualites/agences/4048297W/lucy-une-nouvelle-lecture-de-twitter.html] A. CASILLI, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Éd. du Seuil, 2019. L’OPINION PUBLIQUE AUJOURD’HUI – REGARDS CROISÉS 709 Quelle que soit l’origine des chiffrages sur lesquels leur négoce prospère, les entrepreneurs d’opinion publique en font la base des services qu’ils proposent. Et ces derniers de s’étoffer : de la définition de méthodes d’organisation d’une activité (gestion prévisionnelle, ressources humaines, marketing) au pilotage à distance des conduites individuelles (avec l’invention de la théorie du nudge), en passant par les techniques de communication de crise et les stratégies de riposte. Dans le domaine de la politique, cabinets-conseil, spécialistes en carte électorale, experts de la politique objective (evidence-based policy10) et agences de communication vivent de la promesse de « faire l’élection » de leurs commanditaires ou d’assurer l’assentiment des populations aux décisions prises par leurs dirigeants. Tel est le terreau sur lequel s’est enraciné l’empire que les spin doctors11 ont acquis sur la bonne manière de gouverner. En un mot, l’industrie de la figuration de l’opinion publique s’est taillé une place décisive dans les allées et les arrière-cours du pouvoir. Mais la question se pose toujours de savoir si cette évolution modifie quoi que ce soit à l’ordre du politique. Pour y répondre, je vais tout d’abord essayer de cerner la position que les faiseurs d’opinion se sont aujourd’hui acquise dans l’organisation sociale de l’activité politique ; puis, à partir de l’exemple de Nuit Debout et des Gilets Jaunes, j’examinerai la manière dont l’activisme politique des citoyens remet en cause le magistère de ces faiseurs d’opinion et les certitudes qu’ils débitent à leurs clients. Et, pour conclure, j’essaierai d’établir une distinction entre opinion publique (en tant que réalité informationnelle) et jugement politique (en tant que conception ordinaire que les membres d’une société se font à propos de ce que gouverner veut dire). Situation de l’opinion en régime démocratique Dans un livre devenu un classique de la science politique, Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin 12 a montré comment la « démocratie des partis » qui a dominé le XXe siècle s’est muée, au tournant des années 1970, en une « démocratie du public ». Dans ce dernier avatar, l’activité politique prend une forme dans laquelle : 1) les instances des partis ne fixent plus, au terme d’un débat interne, le contenu des programmes présentés au suffrage universel ; 2) l’analyse de l’opinion des citoyens et de son évolution telles qu’elles se traduisent en cote de popularité et d’intentions de vote a été déléguée à des think tank et se substitue à la connaissance des habitudes ancrées dans des clivages partisans tenus désormais pour obsolètes ; 3) la logique des oligarchies de parti est débordée par la colonisation du raisonnement politique par les techniques modernes de la statistique et de l’algorithmique. En tout cas, une chose est sûre : la démocratie du public n’a rien à voir avec la démarche qui consiste à mettre en place des procédures institutionnalisées de concertation, de participation et de délibération auxquelles sont conviées des associations ou des citoyens tirés au sort dans un souci de rapprocher les décisions du gouvernement des personnes qu’elles affectent13 . Le tableau que Manin dresse semble bien correspondre à la manière dont la politique professionnelle fonctionne de nos jours qui consiste à disposer d’une connaissance des attentes de la population (ou d’une de ses composantes) sur un sujet 10 11 12 13 N. CARTWRIGHT & J. HARDIE, Evidence-Based Policy. A Practical Guide to Doing it Better, New York, Oxford University Press, 2012. Au point de devenir des vedettes dont le nom éclipse souvent celui de leur donneur d’ordre, comme Karl Rove, Steve Bannon, Stephen Miller, Dominic Cummings, Alastair Campbell, Dominique Ambiel, Xavier Chinaud, Anne Hommel ou Sacha Mandel. Voir J.-M. CHARON, « Les spin doctors au centre du pouvoir », Revue internationale et stratégique, 56 (4), 2004. B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, Champs, 1996. D. VAN REYBROUCK, Contre les élections, Arles, Actes Sud, 2014. 710 IVe UNIVERSITÉ D’AUTOMNE DE L’INSTITUT LOUIS FAVOREU donné afin de présenter une action ou une décision de manière à complaire à la majorité qui se dégage du sondage dans l’espoir de gagner ses faveurs et, le cas échéant, s’assurer le maintien au pouvoir lors de la prochaine échéance. Il faut tout de même préciser que l’avènement de cette démocratie du public est contemporain d’une série de transformations dans le rapport que les citoyens entretiennent à la politique, sans pour autant qu’elle en soit à l’origine. Les pratiques de la représentation ont en effet été affectées par l’affaiblissement des partis de masse ; le brouillage des lignes de clivage idéologiques ; la personnalisation du pouvoir induite par l’exposition médiatique ; la prolifération de collectifs de citoyens organisés en vue d’investir le domaine de la politique pour remettre en cause le monopole des partis et de leurs experts sur l’activité de gouvernement ; la sollicitation des « adhérents » des partis traditionnels pour désigner une tête de liste et participer à la confection du programme. Si, dans la démocratie du public telle que Manin la dessine, l’opinion publique est cette « instance tutélaire et omniprésente »14 qui commande les conduites et les propos des prétendants au pouvoir, on observe que rien ne vient y modifier les deux piliers de ce type de régime que sont la représentation et la délégation, ni remettre en cause la hiérarchie des fonctions qu’il instaure. Les professionnels de la politique continuent à détenir le monopole de l’activité de gouvernement, et les citoyens restent assignés à la tâche intermittente de confier à ceux qu’ils choisissent par le truchement des urnes la responsabilité de la conduire. Dans un cadre aussi solidement établi, l’opinion publique se présente comme la face complémentaire du suffrage universel au sens où elle permet aux détenteurs provisoires du pouvoir et à ceux qui aspirent à l’être de suivre les mouvements internes au corps électoral et ses inflexions en suivant les vagues régulières de sondages, enquêtes d’opinion et études qualitatives. L’essor de cette « politique sur mesure » produit des effets. Il contribue en particulier à dévaloriser le soin mis à entretenir les relations de familiarité qui se nouent, au niveau des circonscriptions et des localités, entre les citoyens et leurs élus et représentants. L’objectivation déprécie ces « remontées de terrain » d’antan qui donnaient aux mandataires le pouls de l’état politique du pays et le sentiment d’être au plus près des courants qui le traversent. Et plus la science des sondages et de leur interprétation gagne en précision avec l’extension de la puissance des équipements de traitement de l’information, plus ce travers inhérent aux procédures de quantification s’aggrave 15 . Les instructions qu’il est aujourd’hui possible de tirer de l’analyse de l’opinion publique commandent ce qu’il convient de faire pour qu’un engagement ait la chance de satisfaire les demandes du plus grand nombre ou celles d’une « base » électorale identifiée. C’est en ce sens qu’elles peuvent être conçues comme une méthode insensible de manipulation du vote ou un facteur de dépolitisation des problèmes publics16. Il n’en reste pas moins que, quelles que soient leur pertinence et leur finesse, les techniques utilisées pour donner consistance à l’opinion publique sont largement incapables de capter un phénomène qui échappe à l’objectivation17 : les jugements ordinaires que les citoyens se forment, individuellement et collectivement, au sujet des nouvelles qu’ils reçoivent, du système dans lequel ils vivent, de la manière dont les décisions prises par les pouvoirs publics les affectent et de la vertu des comportements de leurs dirigeants. Or, ce dont le rapport entre gouvernants et 14 15 16 17 R. LEFÈVRE, « Les primaires : triomphe de la démocratie d’opinion ? », Pouvoirs, 154 (3), 2015. Sur les transformations internes de l’organisation des partis, voir J. Y. DORMAGEN et D. MOUCHARD, Introduction à la sociologie politique, Bruxelles, De Boeck, 2019. A. OGIEN, « La valeur sociale du chiffre », Revue française de socio-économie, 5, 2010, p. 19-40. P. PETTIT, « Depoliticizing Democracy », Ratio Juris, 17 (1), 2004, p.52-65. A. OGIEN, Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public, Versailles, Quaé, 2013. L’OPINION PUBLIQUE AUJOURD’HUI – REGARDS CROISÉS 711 gouvernés est constitué est précisément la combinaison aléatoire et la mystérieuse congruence des raisons qui, à un moment donné, motivent les gens à répondre comme ils le font aux questions d’un sondage ou à évaluer la validité des informations qu’ils glanent dans la fréquentation d’un réseau social. Pour les plus légalistes, la teneur de ce rapport se confirme périodiquement lors de consultations électorales dont les résultats offrent la durée d’un mandat à ceux qui les remportent. Mais il arrive aussi qu’elle se dévoile de façon impromptue à l’occasion d’un bouleversement radical des comportements électoraux routiniers (comme cela s’est passé en Italie, en Espagne, en France, en Ukraine, en Tunisie ou en Slovaquie) ; ou lors de ces mobilisations de masse inattendues (comme celles d’Occupy Wall Street, Black Lives Matter, #Meetoo, Extinction Rebellion ou Fridays for Future par exemple) ; ou dans ces vagues ininterrompues de manifestations qui défient la domination des gouvernants, comme celles qui ont eu lieu au Soudan, en Algérie, au Chili, au Liban ou au Bélarus ; ou dans ces circonstances exceptionnelles que sont les émeutes et les insurrections. Nuit Debout et les Gilets Jaunes sont d’autres illustrations de ce genre de renversement, de nature un peu différente toutefois. La logique de l’activisme Comment savoir quelle est l’opinion des personnes qui ont participé à Nuit Debout et aux Gilets Jaunes ou quelle conception de la politique et de la démocratie elles avaient en tête au moment où elles l’ont fait ? Ce qui rend difficile, si ce n’est impossible, de se prononcer sur ce point tient d’abord à quatre propriétés constitutives de ces deux modalités de l’expression politique de la rue : le mélange des inspirations idéologiques présentes dans les occupations, assemblées et cortèges où elles émergent (sans compter la grande masse des personnes qui n’en avaient probablement aucune) ; le refus unanime de doter ces rassemblements d’une direction unique intimant ses ordres à une foule obéissante ; la dispersion géographique des mobilisations et la variété des doléances qui y sont formulées ; la liberté laissée à chaque initiative se réclamant de la démarche de s’organiser à sa propre mode. Ces quatre facteurs interdisent de dresser le tableau global et cohérent d’un mouvement portant une revendication clairement définie. Et, malgré tout, Nuit Debout et les Gilets Jaunes ont laissé une trace vivace dans l’espace public français et international où ces séquences politiques demeurent honnies par les uns ou révérées par les autres. Nuit Debout ou les Gilets Jaunes sont deux manifestations de l’activisme des citoyens18 , c’est-à-dire de l’irruption soudaine d’individus sans affiliation partisane affichée et sans tuteurs patentés dans le domaine traditionnellement réservé aux professionnels de la politique pour se mêler des affaires qui les concernent, remettre en cause le monopole des gouvernants et des partis en matière politique et redéfinir les modalités de la représentation et de la délégation qu’ils reproduisent. Le travail de ces deux laboratoires du politique s’est développé sur un même fondement : l’instauration d’une conversation ouverte à toute personne désireuse de confronter son point de vue sur l’ordre des choses établi sans hiérarchie de légitimité ou de charisme. Chacun d’eux s’est pourtant constitué à partir d’un mobile spécifique qui a fixé la tonalité des échanges auxquels il a donné lieu. À l’origine de Nuit Debout se trouve la contestation du projet de « loi travail » ficelé par le gouvernement français soucieux d’aligner sa législation sur les principes néolibéraux dominants. Au terme d’une manifestation organisée par les syndicats ouvriers le 31 mars 2016, une partie des participants décide, sous l’impulsion d’un petit groupe de militants qui prêchent la 18 A. OGIEN, Politique de l’activisme, Paris, Puf, 2021. 712 IVe UNIVERSITÉ D’AUTOMNE DE L’INSTITUT LOUIS FAVOREU destruction du capitalisme, l’occupation de la place de la République à Paris. Une fois cette installation négociée avec la mairie de la ville, elle deviendra le lieu central de débats sur la dérégulation des conditions de travail, la gestion des services publics, le lien de la protestation avec les habitants des zones de relégation de banlieue, l’incapacité des partis et des syndicats à obtenir le retrait des politiques publiques néolibérales et à incarner les aspirations de la population ; et, plus généralement, toutes les entorses à l’égalité et aux libertés qui ternissent la vie quotidienne et dont la responsabilité est imputée au gouvernement. Rapidement, les occupations de place vont essaimer à travers la France et devenir le centre de la vie politique du pays. Petit à petit, une ligne de partage va séparer la minorité de personnes soulevant les questions d’un changement de système et de la possibilité d’une révolution du gros des participants n’entendant pas se placer sur ce terrain jugé trop « politique ». Ce qui précipitera le retrait des premiers de ces assemblées qu’ils ont alors présenté comme de vains et inutiles babillages. Au final, les imposantes manifestations syndicales et Nuit Debout n’ont pas réussi à faire plier le pouvoir : la « loi travail », légèrement amendée, a été imposée par l’exécutif par ordonnance en août 2016. Et les dispositions réformant le Code du travail qui en avaient été retirées ont été promulguées au lendemain de l’élection présidentielle de 2017 sans susciter une mobilisation aussi déterminée. Les occupations de ronds-points par les Gilets Jaunes en novembre 2019 sont nées du ressentiment causé par une hausse de la taxation du carburant vécue comme une aggravation de la précarité et la pauvreté de pans de plus en plus larges de la population française. Et, une fois la suspension de cette « taxe carbone » annoncée par le gouvernement, le débat public s’est orienté vers la question de la capacité et du droit des citoyens ordinaires à s’exprimer sur la conduite des affaires publiques – tel qu’il s’est cristallisé dans le rejet des « élites » et la demande de Référendum d’Initiative Citoyenne19. Si les cinquante-deux actes des Gilets Jaunes sont entrés dans l’histoire, c’est en raison de cette remise en cause radicale et souvent violente des pratiques de représentation propres à l’organisation institutionnelle des régimes démocratiques ; et surtout parce que cet effondrement de la légitimité du pouvoir a semé la panique parmi les milieux dirigeants et entraîné une escalade débridée dans le déploiement des forces de répression. Ce que cette entrée par effraction sur la scène politique de citoyens ordinaires refusant tout encadrement a brutalement rappelé, c’est le fait que la démocratie se caractérise par la coexistence de deux sources de légitimité : celle qui émane des dispositifs du gouvernement représentatif dans lequel l’élection délègue la charge de conduire les affaires publiques à des professionnels de la politique ; et celle qui naît de l’expression politique de la rue, portée par des personnes qui s’assemblent de façon fortuite pour formuler leurs griefs au terme de délibérations collectives dans lesquelles toute parole est prise en considération. L’originalité des mobilisations qui ont fait les Gilets Jaunes tient à ce refus buté de ne jamais rien demander formellement aux « politiques », ne jamais négocier avec les pouvoirs publics, ne jamais hiérarchiser les revendications, ne jamais désigner des représentants. Cette manière de faire a démontré l’efficacité d’une méthode de protestation inédite : obtenir la satisfaction de demandes qui n’ont jamais été formulées (à l’exception du retrait de la hausse de la taxe sur le carburant). Il faut en effet rappeler comment, alors qu’ils étaient pressés par les journalistes, les élus et les représentants à l’unisson de se prononcer sur ce qu’ils exigeaient, des individus vêtus 19 P. LUDOSKY, M. SOUQUE et D. PROST, Revendications 100% citoyennes passées sous silence par le gouvernement #Gilets Jaunes, Paris, Books on Demand, 2019. L’OPINION PUBLIQUE AUJOURD’HUI – REGARDS CROISÉS 713 d’un gilet jaune répondaient invariablement : « Allez ! Vous savez bien ce que nous demandons ! ». Et il semble bien que cette intuition était juste puisque les pouvoirs publics ont rapidement dégagé une enveloppe de dix milliards d’euros pour abonder les revenus les plus faibles. Et si cette redistribution expresse a été décidée, c’est sans doute que les responsables qui l’ont réalisée connaissaient bien la pauvreté relative de plus défavorisés avant que la rue ne la leur rappelle. D’où cette leçon : l’absence de revendication et la dérobade systématique (surtout lorsqu’elles sont médiatiquement surjouées) peuvent être des armes dont la puissance mystérieuse devrait inciter des protestataires à en user. En clamant à tout va : « Nous n’avons rien à vous dire », « ça ne nous intéresse pas de discuter avec vous », « Mais dans quel monde vivez-vous ? », les Gilets Jaunes ont exprimé un jugement politique dont on peut se demander comment les sondeurs auraient pu le décrire avant qu’il ne soit publiquement formulé. Même si ce jugement a parfois été imposé à certains porte-parole autoproclamés par l’intimidation et le dénigrement ou, parfois, par la violence qu’elle se soit manifestée sur les réseaux sociaux ou par l’agression physique. Les faiseurs d’opinion ne savent pas trop comment anticiper le fait que des citoyens ordinaires désirent s’emparer de la parole politique pour imposer leur manière d’envisager l’administration des problèmes publics. Le mieux qu’ils savent faire est d’estimer le risque de rupture de légitimité et de paix civile à partir de questionnaires portant sur la confiance dans les institutions20. On conçoit l’embarras qu’ils auraient à mettre en questionnaire le rejet de la langue savante, le refus de tout dialogue avec les autorités, le dégoût qu’inspirent le ton et les manières d’être des professionnels de la politique, le désir de l’émeute. Quelles questions introduire dans un questionnaire pour rendre compte de la morgue, de l’arrogance et du mépris des gouvernants ? Ou évaluer la condescendance et la mauvaise conscience des nantis vis-à-vis des « perdants de la mondialisation » ou les « petits blancs » négligés par les « élites déconnectées » ? L’épisode des Gilets Jaunes met ainsi en évidence, sans l’avoir cherché, une des limites des sondages et des études statistiques : les questions un peu trop iconoclastes y trouvent difficilement place, même si ceux et celles qui construisent ces enquêtes pensent qu’elles seraient pertinentes pour saisir l’état de la société. Ce qui illustre un phénomène : le format sous lequel l’opinion publique peut être rapportée est totalement subordonné aux critères de correction que fixent les institutions du gouvernement représentatif et celle-ci doit, en conséquence, être dépeinte comme si elle s’exprimait en termes polis, respectueux, décents en supposant que les assujettis acceptent de tenir leur rang de subalterne sans le remettre en cause. Toutes instructions auxquelles le jugement politique des citoyens ordinaires n’obéit pas nécessairement et dont il se déprend dans des circonstances comme celles que lui offrent Nuit Debout ou les Gilets Jaunes. Les situations de rupture de légitimité L’activisme des citoyens ordinaires ne trouve pas place dans la représentation électoraliste du « public » produite par les enquêtes d’opinion à destination des instances de gouvernement et des partis politiques. Il y a cela une raison simple : il ne s’inscrit pas le cadre moral et constitutionnel de la démocratie représentative. Le développement qu’il connaît aujourd’hui montre combien le raisonnement légaliste des sondages est aveugle aux dynamiques sociales qui forgent les comportements 20 Voir, entre autres, les vagues d’enquête du CEVIPOF analysant les données du « baromètre de la confiance » fournies par Opinionway. La confiance dans les institutions est également et régulièrement mesurée par l’Eurobaromètre du Parlement européen (Unité de suivi de l’opinion publique) et par la Commission européenne (Direction de la communication). 714 IVe UNIVERSITÉ D’AUTOMNE DE L’INSTITUT LOUIS FAVOREU individuels et collectifs et peine à rendre compte des mouvements d’humeur qui agitent la population, donc de son incapacité à décrypter les revirements impromptus d’intention de vote, à intégrer les raisons de l’abstention ou à prévoir l’ingratitude subite du « peuple souverain » auquel il peut arriver de renier, au lendemain d’élections régulières, les gouvernants qu’il vient juste de porter au pouvoir. Cet écart avec la réalité de l’état des croyances et des préférences du citoyen devrait inciter à s’interroger sur la fiabilité des résultats que livrent les instituts de sondage et les cabinets conseil. Mais, comme on le sait, ce n’est pas ainsi que les choses se passent : l’industrie de l’opinion publique continue à abreuver l’espace public de chiffres dont la validité est rarement vérifiée, mais qui, à force d’être répétés, se transforment en oracles et se sédimentent dans les interactions quotidiennes. L’époque voit se multiplier les situations de rupture de légitimité, qu’il s’agisse de Gilets Jaunes, d’émeutes, d’insurrections civiles ou de mobilisations de masse du type #MeToo, Black Lifes Matter ou Youth for Climate ; mais aussi du vote pour des novices absolus en politique lors d’élections majeures. Ce phénomène atteste de cette érosion continue de l’autorité que les milieux dirigeants croient exercer sur leurs assujettis au nom de la supériorité de leur expertise qui procède de l’éclatement du cadre traditionnel de la socialisation politique. Les sites dans lesquels celle-ci se réalise aujourd’hui ne sont plus la famille, la religion, les mouvements de jeunesse, l’armée, l’école, les liens de travail, les partis et les syndicats. La familiarisation avec l’ordre du politique transite plutôt par les pratiques de citoyenneté active, les contre-pouvoirs organisés, la surveillance des faits et gestes des élus et des représentants par des observateurs amateurs ou les réseaux de sociabilité qui coordonnent les mobilisations sporadiques. Pour les faiseurs d’opinion, cette disparition du cadre unitaire de la nation et la concurrence que l’activisme des citoyens oppose aux institutions officielles de la représentation rendent leurs analyses plus volatiles, allant parfois jusqu’à prétendre qu’il met la démocratie en danger. Rien toutefois ne justifie une telle prophétie. La fin des partis est-elle la fin de l’opinion publique ? La déliquescence des partis traditionnels est moins une cause qu’une conséquence de l’activisme. C’est que la fuite des militants, la défection des adhérents, la proximité des programmes politiques et l’accroissement constant du taux d’abstention sont des phénomènes qui l’ont largement précédé et l’ont favorisé en alimentant la soif d’inventer des collectifs et des formations qui s’organisent de façon autonome pour faire valoir des revendications que les partis et les syndicats ont cessé de porter21. Le modèle du parti de masse dont la fonction était d’organiser et d’encadrer l’expression politique des citoyens, en sanctuarisant le vote de leurs sympathisants et en mobilisant en un claquement de doigts une armée de militants à la dévotion de sa direction est devenu largement obsolète, en tout cas dans les régimes de démocratie avancée22 . Une chose est cependant certaine : le débat public sur les choix qu’une communauté ou un pays doivent faire à propos de leurs destinées est consubstantiel à l’existence de toute société organisée23. Une vie démocratique a existé avant la création des partis et elle continuera à exister si, d’aventure, ils venaient à disparaître sous la forme qu’on leur connaît aujourd’hui, à savoir des organisations sclérosées et 21 22 23 H. LANDEMORE, Open Democracy, Princeton Mass., Princeton University Press, 2020. R. KATZ et P. MAIR, « The Cartel Party Thesis: A Restatement », Perspectives on Politics, 7 (4), 2009. Voir le rapport de C. MORIN et D. PERRON, L’affaiblissement des partis mène à une impasse démocratique, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2019. L’OPINION PUBLIQUE AUJOURD’HUI – REGARDS CROISÉS 715 fonctionnant selon leurs propres lois, en ayant largement perdu le contact avec ceux qu’ils sont censés représenter, en opérant comme une agence de distribution des postes et en sous-traitant à des think tanks la réflexion idéologique et la rédaction des programmes. L’activisme donne corps à ce léger déplacement du lieu du débat public : il se déroule à présent en dehors du champ clos de la politique officielle et selon des règles qui ne sont plus celles du jeu partisan. En vérité, une vie démocratique plus intense existe dorénavant au sein de formations politiques (collectifs, coalitions, coopératives, partis mouvementistes, etc.) qui fonctionnent sur un mode égalitaire et non sectaire (porte-parole, mandat unique, tirage au sort des responsables, contrôle des adhérents sur l’orientation politique, rotation des postes, parité, etc.) et poursuivent le projet de remplacer les vieux partis dont la vitalité s’est émoussée. CONCLUSION L’activisme trace la voie d’une solution de rechange au modèle du gouvernement représentatif. Dans ce qui se profile, la notion de public correspond bien plus à la conception avancée par Dewey qu’à celle introduite par Manin. La politique commence à se faire à l’occasion de réunions circonstancielles d’un groupe d’individus qu’une même question d’intérêt général concerne et qui s’engage dans une « enquête » au cours de laquelle une « intelligence collective » se constitue afin de définir le « problème public » qu’elle doit traiter, d’élaborer la solution la plus acceptable à lui apporter et de découvrir les moyens de la mettre en application de façon conséquente. Chez Dewey, la notion de public admet que les citoyens disposent d’une capacité politique suffisamment étoffée pour prendre des décisions rationnelles au terme d’échanges informés, ouverts et pluralistes. Et, écrivant dans les années 1930, il a défini « le problème du public » comme étant celui de l’amélioration des conditions de la délibération collective par « la libération et le perfectionnement des processus d’enquête et de la dissémination de leurs conclusions » 24 . L’envie des citoyens de récupérer leur droit d’exprimer et de faire entendre leur jugement politique de façon autonome – comme ce fut le cas avec Nuit Debout ou les Gilets Jaunes – ne serait-elle pas la manière contemporaine de réaliser cette amélioration ? Ce qui se passe dans l’engagement direct des citoyens dans l’arène politique est sans doute un meilleur indicateur de l’état de l’opinion publique que les mesures formatées produites par les experts en sondages et réseaux. Il se trouve aussi que les gouvernements contribuent à consolider cette manière de voir les choses lorsqu’ils convient des citoyens, adoubés ou tirés au sort, à participer à des « mini-publics »25 (comme le font, en France, les travaux de la Commission nationale du débat Public ou des Conférences de consensus) ou à des assemblées dotées du pouvoir de décision (sur le modèle de la Conférence Citoyenne sur le Climat). On peut gager que c’est par le truchement de l’institutionnalisation de la pleine association des citoyens à la fabrication de la loi et à la décision politique que la démocratie du public se métamorphosera en ce nouvel avatar du régime qu’est la démocratie délibérative. 24 25 J. DEWEY, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard (Folio), p. 311. G. SMITH et M. RYAN, « Defining Mini-Publics: Making Sense of Existing Conceptions », dans K. GRÖNLUND, A. BÄCHTIGER et M. SETÄLÄ (eds.), Deliberative Mini-publics Practices and Prospects, Colchester, ECPR Press, 2014.