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Cet article approfondit mes travaux sur la « praxiologie » et sur l'intentionnalité praxiologique Husserl, Scheler et Heidegger au risque du concept heideggérien d’ « outil », entendu comme dissémination de la visée. Trois questions fondamentales se posent ici : 1) d'une part, s'agit-il encore d’intentionnalité quand « on » ne vise plus rien, quand « on » est projeté dans les possibles, où c'est le contexte compris comme horizon qui détermine le sens de la saisie ? 2) Est-il possible de rapporter cette praxiologie phénoménologique de la pensée d'Aristote, peut-être guide pour la praxiologie, comme j'ai tenté de le montrer par le logos dans Elementa logicae heideggerianae (Bruxelles, 2016) ? 3) Comment fonder une telle dissémination praxiologique dans une subjectivité, et quelle subjectivité (c’est ce que j'analyse dans un livre à paraître, Phénoménologie transcendantale) ? Fichte est la figure métaphysique dominante ici, mais plus haut se situe Kant, dont il avait (malgré l’opinion de Kant lui-même) une compréhension profonde. Seul le monde technologique pouvait accueillir un tel questionnement. Les ordinateurs, les téléphones portables, sont la manifestation ultime de l'ustensilité, et sont le prisme explicite de tout rapport au monde. La transcendantalité de l'outil n'a jamais été plus explicite : le monde est via l'écran et tout ce qui s'y manifeste, c’est-à-dire tout ce qui s'y partage. Il n'y a pas d'un côté la réalité globalisée (par l’exemple les échanges économiques, le tourisme, la pandémie) et de l'autre la virtualité globalisée. C'est une seule et même réalité, que le concept d'ustensilité permet d’approcher. Le texte qui suit n'est que le préalable à un tel questionnement. Phénoménologie de l’outil. Husserl, Scheler, Heidegger et la dissémination intentionnelle1. La phénoménologie fut inventée en vue de la connaissance des essences. Les Recherches logiques, dans un programme que le §22 des Ideen I reconnaîtra appartenir à un certain platonisme, avaient pour ambition, contre le psychologisme, d’inaugurer une méthode afin d’identifier l’essence de l’objet, au sein d’un tout nouveau contrat 1 Je remercie les évaluateurs pour leur exceptionnelle acribie et la pertinence de leurs objections et suggestions. 1 épistémologique qui était celui de l’intentionnalité. L’essence n’est pas hypostasiée, mais elle est fondamentalement corrélée à l’acte intentionnel, c’est-à-dire à la rencontre sans cesse renouvelée et jamais pleinement achevée et concordante entre d’une part une visée de signification, qui part de la conscience et qui projette un cadre pour la signification, et d’autre part le remplissement intuitif, susceptible de donner la chose même en chair et en os, qui donne en tout cas la dimension charnelle de la chose. Ce cadre épistémologique a quelques particularités : a) Tout d’abord, il concerne l’ensemble des modalités épistémiques de rapport à l’objet (perception, opinion, connaissance scientifique, mais aussi imagination…) ; b) Ensuite, il a une dimension fortement « téléologique », comme l’avait remarqué Derrida en ces termes : « Le sens de l'acte constituant ne peut se déchiffrer que dans la trame de l'objet constitué. Et cette nécessité n'est pas une fatalité extérieure, mais une nécessité essentielle de l'intentionnalité. Le sens originaire de tout acte intentionnel n'est que son sens final, c'est-à-dire la constitution d'un objet (au sens le plus large de ces mots). C'est pourquoi seule une téléologie peut s'ouvrir un passage vers les commencements2. » c) Cette structure téléologique de l’intentionnalité est le signe d’une primauté de l’objet qui se donne, en tant qu’il est visé dans sa singularité et ses spécificités, distinct de tous les autres, qu’il s’agisse d’un objet perçu ou bien d’une essence. d) Un tel objet n’est pas saisi par la perception sans l’horizon qui l’entoure, le fond à partir duquel il peut apparaître et qui est une condition fondamentale pour qu’il ait un sens – cela est surtout vrai à partir de la seconde percée, celle des Ideen I. Dès lors, Husserl a pu reconnaître tout à fait clairement que l’objet n’avait de signification que corrélativement à un horizon de sens auquel il appartient et qui est reconnu par la conscience qui vise l’objet, et donc pas seulement l’objet 3. L’horizon est anticipation de la possibilité de l’objet, il est son attente. e) Enfin, l’intentionnalité implique la nécessité d’une subjectivité unifiée – cela est surtout vrai à partir du tournant transcendantal husserlien –, c’est-à-dire non seulement un sujet capable d’être l’acteur de l’acte intentionnel, celui qui l’accomplit et seulement lui, mais aussi un sujet capable de réfléchir ses vécus en tant qu’ils sont les siens au moyen d’une « réduction » phénoménologique. Ce contrat phénoménologique, qu’on aborde de façon pour le moins cavalière, aussi important soit-il, ne résume en rien ni le programme de la tradition phénoménologique dans son ensemble, y compris la tradition allemande, quelque influent qu’il fût pour cette tradition. En effet, les tout premiers disciples de Husserl, Max Scheler et Martin Heidegger, ont profondément transformé les orientations husserliennes (à la fois celles de la phénoménologie descriptive et celles de la phénoménologie transcendantale), en de nombreux points. Celui que je me propose d’analyser dans cet article est la description de l’intentionnalité ordinaire et perceptive, par laquelle on perçoit les choses du monde. Je voudrais montrer que c’est le concept d’« outil » qui permet à la deuxième génération phénoménologique d’envisager tout autrement que Husserl l’intentionnalité, c’est-à-dire de façon pratique. Deux dimensions seront principalement analysées ici : 1) d’une part, la reprise du concept husserlien d’« horizon » de potentialités, mais compris en termes sociaux : l’horizon de ma perception est le cadre social où je m’inscris, riche de contextes qui donnent son attention et ses objets à l’acte intentionnel ; 2) d’autre part, la métamorphose de l’« objet intentionnel » husserlien en « outil », c’est-à-dire en signe que je pratique par la seule perception au sein de son horizon social propre. Ainsi, ce que je veux montrer est la façon dont le concept d’« outil » 2 Derrida J., 1962, p. 54-55. Comme l’indique Husserl dans une conversation avec Dorion Cairns, Cairn D., 1997, p. 192 (cité par Dastur F., 2016, p. 38) : « l’être est toujours et seulement donné comme le corrélat d’un horizon et n’est jamais donné originairement en personne ». 3 2 fut l’occasion pour la phénoménologie de prendre en compte les normativités sociales dès le niveau perceptif. 1) Husserl et l’« horizon » compris comme contexte pour l’intentionnalité disséminée. Autour du §27 des Ideen I Je voudrais rapidement, dans cette partie, montrer comment Husserl, dans les Ideen I (qui ont exercé une grande influence sur Scheler puis Heidegger), a pris la mesure de l’importance de ce que j’appelle un « contexte intentionnel » pour comprendre le mécanisme de l’intentionnalité. Le §27 des Ideen I est de ce point de vue exceptionnellement important pour comprendre les entreprises de Scheler et de Heidegger, avec lesquels il converge de façon singulière. Son projet est de décrire le monde selon l’attitude naturelle compris comme Umwelt, monde environnant. Selon cette perspective, la perception que j’ai du monde ne consiste pas seulement dans le fait d’avoir présentes à l’esprit les choses qui m’entourent. Le point central de la réflexion de Husserl, et qui rend nécessaire l’intervention du concept d’« horizon », est que même les choses qui ne sont pas directement présentes à ma perception le sont tout de même. Non seulement elles sont « simplement là pour moi », « vorhanden », là-devant, mais elles le sont « que je leur accorde ou non une attention particulière, que je m’en occupe ou non en les considérant, en pensant, sentant ou voulant (ob ich auf sie besonders achtsam und mit ihnen betrachtend, denkend, fühlend, wollend beschäftigt bin oder nicht) » (Hua. III/1, p. 56). Ce qui est d’abord en jeu, c’est ce que Husserl appelle le « champ perceptif » (Wahrnehmungsfeld), qui concerne ce qui est effectivement vu, en chair et en os, ce que j’ai parfaitement conscience de percevoir quand je le perçois, les « objets perçus effectivement », actuellement (aktuell wahrgenommenen – Hua. III/1, p. 57). Ces objets sont « vorhanden » au sens fort, ils ont la netteté de ce qui est présent par excellence, pleinement présents dans l’intuition et à la conscience. Mais ce ne sont pas les seuls objets qui sont « vorhanden » selon Husserl ; il y en a d’autres, dont Husserl écrit qu’ils sont in eins mit den aktuell wahrgenommenen, ohne dass sie selbst wahrgenommen, ja selbst anschaulich gegenwärtig sind (Hua. III/1, p. 57), que Ricœur interprète dans sa traduction en ces termes : « …faisant corps avec les objets perçus effectivement, sans être eux-mêmes perçus, ni même présents de façon intuitive ». L’élégante traduction « faisant corps » traduit l’abrupt « in eins », qui a le mérite de sa brutalité : « faisant un », comme traduit récemment Jean-François Lavigne4, il y a une unité, une unification dans l’acte perceptif lui-même, entre l'objet bien délimité, bien perçu, bien présent là-devant, et l’objet brumeux qui lui est attaché, qui va avec lui en un sens, qui appartient à la même présence – toute la tâche de Husserl étant évidemment de qualifier plus précisément ce mode de présence qui entoure dans une unité la présence actuelle et effective d’objets nettement perçus. Une espèce de halo d’objets fantomatiques qui environnent ceux dont la présence perceptive est imposante et obscurcissante. Pour reprendre un passage que je citais à l’instant, sans prêter attention à un tel objet, sans le considérer, sans le penser, sans le sentir ou sans le vouloir, bref, sans aucun acte de conscience particulier dirigé sur lui – il n’en conserve pas moins, dans son absence même, un mode de présence. Husserl donne un exemple : 4 Husserl E., 2018, p. 80. 3 Je peux laisser mon attention errer librement (ich kann meine Aufmerksamkeit wandern lassen) depuis le bureau qu’à l’instant même je vois et remarque, à travers les parties invisibles de la pièce dans mon dos jusqu’à la véranda, dans les jardins, vers les enfants sous la tonnelle, etc. ; vers tous les objets que je « sais » justement être çà et là dans mon environnement co-conscient de façon immédiate (zu all den Objekten, von denen ich gerade « weiß », als da und dort in meiner unmittelbar mitbewußten Umgebung seiend)… (Hua. III/1, p. 57 – trad. Lavigne). Arrêtons ici la lecture. Husserl envisage une attention qui se promène (« wandern »), ou plus exactement qui se laisse aller à se promener, celle dans un bureau où je travaille. Les objets effectivement perçus sont ici simplement le bureau, que je « vois », que je « remarque », présent intensément dans le champ perceptif, qui est devant moi. Mais tout le reste qui se trouve derrière moi n’en est pas moins « remarqué », dans une sphère différente de mon champ perceptif, et en même temps une sphère intensément liée à la plus évidente, « les parties invisibles de la pièce », tout ce qui existe autour, sans que je le voie. Tout cela est bien présent dans le champ perceptif, dans une unité avec ce que je perçois effectivement et consciemment. La première explication de Husserl ici (non scientifique, puisqu’il ne s’agit aucunement d’une analyse pleinement phénoménologique à ses yeux, c’est-à-dire d’une analyse eidétique) est que je « sais » (weiss) ce qui est présent dans mon environnement (Umgebung) « co-conscient de manière immédiate ». Cette co-conscience, c’est la conscience qui fait un avec celle des objets effectivement présents dans le champ perceptif, car (si je comprends bien Husserl ici) le bureau que je vois devant moi ne va pas sans tout ce que je sais de l’environnement global où il s’inscrit. Je « sais » cet environnement – et Husserl ajoute que ce savoir n’est pas conceptuel, qu’il est incomplet, partiel, qu’il va avec l’attention, qu’il l’accompagne toujours en un sens. Il faudrait ici marquer le rôle de l’habitude qui me donne le savoir non conceptuel, mais habituel, de tout ce qui entoure le bureau que j’ai devant moi5. C’est « immédiat », d’un seul coup d’œil tout cela est présent. Husserl ajoute que cette co-présence d’objets « einen beständigen Umring des aktuellen Wahrnehmungsfeldes ausmacht », constitue une périphérie constante du champ perceptif actuel et effectif (ici celui du bureau). Et il ajoute que cette périphérie n’a fondamentalement pas de limite : ce qui accompagne ce bureau c’est certes le jardin qui se trouve dans mon dos, certes les enfants qui y jouent, et les adultes qui terminent le repas sur la table du jardin – mais c’est aussi le champ qui se trouve de l’autre côté de la rue, la forêt où l’on randonne certains jours d’été, voire la ville d’où je viens et qui est ainsi reliée à ma perception de ce bureau ! C’est ce que Husserl appelle : « horizon obscurément conscient d’effectivité indéterminée (dunkel bewussten Horizont unbestimmter Wirklichkeit) » (Hua. III/1, p. 57), qui s’étend à l’infini comme « horizon brumeux » (nebelhafte Horizont) qui trace la forme du monde, l’ensemble des possibilités co-présentes avec l’objet singulier que je vise là-devant6. Comme l’écrit exemplairement Benoist J., 1994, p. 145 : « La chose telle qu’elle est ‘‘reçue’’ n’est jamais ‘‘nue’’. Elle n’apparaît que sur un fond de pré-savoir de ce que l’on croit savoir d’elle. » 6 Jocelyn Benoist établit une riche comparaison avec le transcendantalisme kantien, lorsqu’il écrit (ibid, p. 145146) : « Ici se manifeste – d’une certaine façon comme chez Kant – l’essentielle limitation de la connaissance humaine, dans son versant positif de délimitation d’un champ d’expérience (un peu comme on règle le ‘‘champ’’ d’un appareil photo, de soi limité, sauf que le ‘‘champ’’ ici, c’est du sens, ou en tout cas toujours un certain registre de possibilités de sens dans lequel la chose peut apparaître , ou par rapport à la possibilité desquelles son sens actuel fait sens). L’horizon est une structure de l’apparaître même dans la mesure exacte où apparaître, c’est apparaître sous un certain horizon, dans la dé-limitation de la visée qu’il circonscrit, comme articulation du sens préalable à la visée et constitutive de la visée même. (…) L’on voit toujours selon un angle, et à cet angle 5 4 En quelque sorte, l’intentionnalité est disséminée en son unité même, disséminée/projetée dans les « possibilités intuitives » infinies qui accompagnent toujours, fondamentalement, l’intentionnalité toujours contextuelle d’un objet. La « brume » que décrit Husserl, c’est la dissémination intentionnelle, le « halo » qui entoure l’objet et qui l’entoure toujours, « Umgebung », littéralement ce qui est donné à l’entour, ce qui environne, disséminé dans l’ailleurs de la seule intentionnalité visant l’objet mais sans quoi cet objet ne serait pas donné à telle intentionnalité. Cette dissémination concerne aussi l’intentionnalité temporelle – Husserl parlant d’« horizon temporel infini » (unendlichen zeitlichen Horizont) (Hua. III/1, p. 58) à la fois vers le passé et vers l’avenir : il reviendra au §82 de décrire ces horizons temporels (et bien entendu aux leçons sur la « conscience intime du temps »), où la conscience du présent est une conscience imbibée de passé et de futur, où le maintenant n’apparaît qu’en tant qu’il est précédé et suivi par de nombreux autres vécus7. Voir le bureau devant moi, ce n’est pas seulement co-viser tout ce qui l’entoure spatialement (cf. supra), mais c’est aussi le viser maintenant parce que je l’ai déjà utilisé mainte fois dans le passé, et que je compte l’employer également à l’avenir – tout cela se chevauche, constitue des projets de pratiques au sein même de ma pratique actuelle du bureau. Et c’est bien en termes de pratiques que s’exprime aussitôt Husserl, dans des termes dont on ne saurait surestimer l’importance pour comprendre la pensée de l’intentionnalité chez Scheler et Heidegger : Aussi quand la conscience est vigilante, je me trouve à tout instant – et sans pouvoir changer cette situation – en relation avec un seul et même monde, quoique variable quant au contenu. Il ne cesse d’être « présent » pour moi ; et j’y suis moi-même associé. Par là ce monde n’est pas là pour moi comme un simple monde de choses mais, selon la même immédiateté, comme monde des valeurs, comme monde de biens, comme monde pratique. D’emblée je découvre les choses devant moi pourvues de propriétés matérielles, mais aussi de caractères de valeurs : elles sont belles et laides, plaisantes et déplaisantes, agréables et désagréables, etc. Les choses se présentent immédiatement comme des objets usuels : la « table » avec ses « livres », le « verre », le « vase », le « piano », etc. Ces valeurs et ces aspects pratiques appartiennent eux aussi à titre constitutif aux objets « présents » en tant que tels, que je m’occupe d’eux ou non – ou des objets en général. Ce qui est vrai des choses vaut naturellement aussi pour les hommes et les animaux de mon entourage. Ce sont mes « amis » ou mes « ennemis », mes « subordonnés » ou mes « supérieurs », des « étrangers » ou des « parents », etc.8 correspond toujours un horizon, qui est la délimitation même de la visée et ce en quoi pour elle un ‘‘sens’’ est possible. » 7 Denise Souche-Dagues y insiste (Souche-Dagues D., 1972, p. 176) : « Cette structure de l’horizon, jeu de détermination et d’indétermination, est ici le fondement de toute vie : il est ce qui la rend possible. Ses caractères sont ceux de l’unité et de la continuité. La sédimentation des acquis, comme résultats de la pratique ou de la connaissance, est le sol permanent et incessamment renouvelé des actes futurs : ceux-ci n’entrent dans la lumière de l’actualité qu’à la condition de se fonder dans la demi-obscurité de ce qui a été, de ce qui est ‘‘oublié’’, mais non perdu sans retour. Le mot tradition désigne alors cette structure. » 8 Hua. III/1, p. 50 (§27) ; trad. Ricœur (légèrement modifiée), p. 90 : « In dieser Weise finde ich mich im wachen Bewußtsein allzeit, und ohne es je ändern zu können, in Beziehung auf die eine und selbe, obschon dem inhaltlichen Bestande nach wechselnde Welt. Sie ist immersort für mich ‘‘vorhanden’’, und ich selbst bin ihr Mitglied. Dabei ist diese Welt für mich nicht da als eine bloße Sachenwelt, sondern in derselben Unmittelbarkeit als Wertewelt, Güterwelt, praktische Welt. Ohne weiteres finde ich die Dinge vor mir ausgestattet, wie mit Sachberschaffenheiten, so mit Wertcharakteren, als schön und häßlich, als gefällig und mißfällig, als angenehm und unangenehm u. dgl. unmittelbar stehen Dinge als Gebrauchsobjekte da, der ‘‘Tisch’’ mit seinen ‘‘Büchern’’, das ‘‘Trinkglas’’, die ‘‘Vase’’, das ‘‘Klavier’’ usw. Fluch diese Wertcharaktere und praktischen Charaktere gehören konstitutiv zu den ‘‘vorhandenen’’ Objekten als solchen, ob ich mich ihnen und den Objekten überhaupt zuwende oder nicht. Dasselbe gilt natürlich ebensowohl wie für die ‘‘bloßen Dinge’’ auch für Menschen und Tiere meiner 5 Ce n’est pas un hasard, sans doute, si Husserl articule le concept d’« horizon » et la dimension pratique de l’intentionnalité ordinaire dans ce §27 sur le monde environnant du point de vue de la conscience naturelle. Pour une telle conscience, le monde naturel est un monde pratique (praktische Welt), où les choses sont immédiatement dotées de valeurs pratiques. L’exemple de la table que Husserl décrivait, on l’a vu, pour indiquer la structure d’horizon de l’expérience naturelle, est ici à nouveau convoqué afin d’affirmer la dimension pratique de l’intentionnalité ordinaire : la table n’est pas un plan stabilisé par des pieds, ni même un objet là-devant que je vois thématiquement comme tel, mais quelque chose sur quoi je peux poser un livre, lire, écrire, bref pratiquer d’une certaine façon – et c’est immédiatement (Husserl y insiste) qu’elle m’apparaît ainsi. D’ailleurs, même si Husserl ne s’attarde pas sur ce point, il semble bien que le type de pratiques que la table appelle dépend de l’horizon où elle se trouve (je rappelle que ce passage suit les développements sur l’horizon) : dans l’horizon propre à une salle de classe par exemple, la table ne sera pas perçue de la même façon que dans le contexte d’une salle à manger, parce que la pratique qu’elle appelle n’est pas la même dans ces deux cas. Et ces contextes, c’est toute la leçon de Husserl ici, nous les visons aussi, avec les objets dont ils sont le fond, nous les co-intuitionnons. Ainsi est-ce une sorte de conclusion à la description de la structure d’horizon de l’intentionnalité : il ne peut y avoir d’intentionnalité pratique, d’usage, d’outils (Husserl ne parle-t-il pas dans ce passage de « Gebrauchsobjekte » ?) que parce que l’intentionnalité d’objet est accompagnée continûment d'une dissémination de co-intentionnalités, de multiples halos intentionnels dont la présence rend possible la pratique ordinaire que nous faisons des choses du monde environnant. L’horizon est aussi un horizon axiologique dans la mesure où les objets nous sont ordinairement présents comme objets valorisés, comme biens. Scheler et Heidegger nous permettront d’approfondir ce rapport entre horizon et pratique. Concluons pour Husserl. Il est capital de rappeler que le type de description à l’œuvre dans ce §27 n’est pas eidétique ; il est donc phénoménologiquement provisoire, inexact, il est le type de description que le sujet naturel, si l’on peut dire, effectue, en contemplant – sans réduction phénoménologique donc – ses vécus ; ou alors, au moyen de ce que Jean-François Lavigne a appelé une « pré-réduction »9. Mais l’ « objet d’usage », le bien immédiatement valorisé qui est au cœur de la description husserlienne ici, s’il n’appartient pas à la région d’essences telle qu’elle apparaît en régime de réduction, n’en est pas moins un premier pas de la phénoménologie vers la prise en compte de la dimension foncièrement pr-axiologique de l’intentionnalité quotidienne. Scheler, puis Heidegger, vont développer une compréhension renouvelée de l’intentionnalité, en termes pratiques, où l’objet est visé comme « outil ». En un certain sens, ou plutôt dans le concept d’ « horizon », il y a déjà une dimension « praxiologique » à l'œuvre : c’est bien sûr le fond d'une certaine situation, d'un certain conditionnement situationnel de l'attention, que tel objet peut saillir. Ce n’est pas seulement qu'il m'est donné : il m'est Umgebung. Sie sind meine ‘‘Freunde’’ oder ‘‘Feinde’’, meine ‘‘Diener’’ oder ‘‘Vorgesetzte’’, ‘‘Fremde’’ oder ‘‘Verwandte’’ usw. » J’ai analysé plus en détail ce texte et ses implications phénoménologiques dans Slama P., 2017, et 2018. 9 Lavigne J.-F, 2009, p. 64, qui écrit, à propos de ces pages que nous commentons : « Ce que Husserl présente ici, bien improprement, comme la structure ontologique du monde selon l’attitude naturelle, est donc bien en réalité déjà le produit d’une pré-réduction, arbitraire : ce n’est que la structure phénoménale du monde-del’expérience. » La thèse de l’auteur est que Husserl a besoin de cette pré-réduction pour placer au cœur de la deuxième section des Ideen I la « subjectivité intentionnelle », qui sera plus tard l’objet de la réduction proprement dite. Pour une description générale du rôle phénoménologique du concept d’« horizon » dans l’ensemble de la pensée de Husserl, voir Fraisopi Fausto, 2010, p. 46-63. 6 donné dans la mesure où je suis disposé de telle ou telle manière, où je suis dans tel ou tel comportement situationnel, c'est-à-dire dans telle situation dans le monde. Ce n’est pas un subjectivisme : c'est plutôt une relation praxiologique du sujet et du monde, la façon dont je suis disposé dans ce monde et à ce monde, la façon dont il peut frotter intentionnellement, pour ainsi dire, disposition qui implique autant ma subjectivité que le morcellement disséminé des objets autour de moi dont dépend l'objet que je vise, où plutôt que je viserai, s'il est vrai que l’intentionnalité est toujours d'abord intentionnalité future, projetée vers quelques dimensions d'un objet qui a encore tant à donner, ou bien qui aurait une autre esquisse à faire voir. Si la thèse de l’intentionnalité est bien une théorétique, elle surgit aussi d'une praxiologie de contextes, de dispositions, de comportements. Je ne perçois pas ce bureau là-devant, mais je le perçois comme ce bureau sur lequel je peux écrire, dans l'horizon indéterminé (mais en fait pas si indéterminé, comme le montreront Scheler puis Heidegger) de la praxis de l’écriture (qui implique mes projets, la pièce où ils sont possibles, qui elle-même s’inscrit dans un mode de vie plus large). Mais là théorie de l’intentionnalité est-elle si pertinente pour décrire une telle praxiologie ? 2) Scheler et l’horizon pratique comme « Milieu » : l’intentionnalité pratique Max Scheler, puis Heidegger, vont comprendre l’intentionnalité, du moins un certain type d’intentionnalité, de façon pratique. Ils le feront à partir de la compréhension husserlienne d’« horizon » que Husserl développait lorsque Scheler puis Heidegger travaillaient à ses côtés10. Pour dire les choses rapidement, qu’on approfondit par la suite : je ne suis pas ordinairement au monde en visant des objets singuliers, saisissant leurs propriétés objectives, contemplant leur objectité individuelle pour ensuite en contempler une autre. Scheler et Heidegger vont plutôt comprendre l’intentionnalité de façon fondamentalement disséminée, où je vise simultanément un ensemble d’objets au sein d’un contexte de compréhension pratique. Dans une bibliothèque, je perçois les objets en tant qu’ils prennent leur sens au sein du contexte de bibliothèque que je pratique. Si Husserl entrevoit, on vient de l’envisager, une telle constitution de l’intentionnalité, c’est néanmoins Scheler qui la révèle phénoménologiquement, principalement dans son livre hétéroclite et volumineux publié en deux parties (en 1913 puis en 1916), contemporain dans son écriture à celle des Ideen I et nourri par les leçons qui les ont préparées, Le Formalisme en éthique11. Tout d’abord, rappelons quelques éléments fondamentaux concernant les thèses de l’ouvrage. Scheler analyse le monde des valeurs qui est différent du monde théorique, ni plus fondamental, ni moins fondamental. Il défend une conception objective des Sur le développement historique et conceptuel du concept d’ « horizon » chez Husserl, voir Geniusas S., 2012. Scheler M., 1916 ; trad. Maurice de Gandillac, 1991 (nous modifions souvent la traduction sans le signaler à chaque fois). Sur la date d’écriture du livre, comme me l’indique un évaluateur, il faut se rapporter à l’avantpropos de la première édition allemande (1916) où Scheler écrit (ibid., p. V) : « Nous avons rassemblé ici, en tirage séparé, les études publiées en deux parties, sous le même titre : Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, dans le Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, la première en janvier 1913 où l’on trouvait également les Ideen I de Husserl, la seconde en juillet 1916. Le manuscrit de cette seconde partie était prêt depuis trois ans et la majeure partie en était déjà imprimée ; des circonstances personnelles et les perturbations causées par la guerre en ont retardé la publication jusqu’à cette année. L’ouvrage était donc entièrement écrit avant le début de la guerre. » Pour une étude des points de dissensions entre Husserl et Scheler, dans le voisinage de Heidegger, voir Frère B., 2006, p. 63-88. Pour une introduction générale à l’ouvrage de Scheler, voir également Frère B., 2004, p. 445-464. Pour une introduction à l’ensemble de l’œuvre de Scheler, voir Mahéo G. & Housset E., 2015. 10 11 7 valeurs, où (sur le modèle de l’objectivité des Recherches logiques de Husserl) celles-ci sont données au sein d’une corrélation intentionnelle axiologique. Il y a ainsi des a priori matériels de valeurs, qui se donnent d’abord dans une « intuitive Evidenz » analogue à l’évidence intuitive husserlienne, fondatrice pour nos rapports aux valeurs. Toutes les strates de perception de valeurs s’édifient sur ce premier donné, et ces strates (Scheler y insiste) ne sont pas représentationnelles : elles sont plutôt des moments d’action, d’actes, tendus vers un but, dans une compréhension téléologico-pratique. Prenons un exemple simple, la perception d’une pâtisserie. Cette perception n’est pas représentationnelle, ou en tout cas pas d’abord représentationnelle, parce qu’elle est d’abord un certain « sentir » (Fühlen) de valeur, en tant que celle-ci est donnée avec l’objet (dans le vouloir, qui est une couche supérieure, l’intentionnalité a lieu au sein d’une tendance vers la pâtisserie, liée à une première attraction ou répulsion, c’est-à-dire un certain usage de ce que je perçois ainsi ; tout comme chez Husserl, les strates de la volonté sont fondées sur celles qui donnent l’objet-valeur) : « Ici, ce qui nous est naturellement donné, ce ne sont plus des choses, mais des biens », il y a une « matière axiologique » (p. 55) qui s’adresse à un sentir, puis à un vouloir, il y a un donné premier, un expérience première, confiance, méfiance, bienveillance…, orientations primordiales vers le monde qui constituent des horizons intentionnels où le vouloir peut vouloir des fins précises. Cette téléologie est importante : quand je bouge le bras pour attraper mon chapeau, je ne veux pas bouger mon bras pour attraper mon chapeau, je veux attraper mon chapeau, quand je bouge mon bras pour assassiner un homme, je veux assassiner cet homme (p. 126). L’objectivisme phénoménologique est ainsi traduit en termes « pr-axiologiques » (à la fois pratique et axiologique) comme un engagement où je suis toujours précédé, dans mon action, par ce vers quoi tend mon action. Il y a ici une unité intentionnelle patente, mon action n’est pas découpée en parties, elle est unifiée téléologiquement, depuis la donation pure et simple de l’objet et sa valeur jusqu’aux diverses modalités de l’action. Il y a une description hénologique de l’intentionnalité pr-axiologique ici. Mais une telle hénologie est mise à mal par la description pr-axiologique que Scheler fait de l’intentionnalité, singulièrement disséminée dans la perspective de la description husserlienne de l’horizon intentionnel. Scheler applique une double réforme phénoménologique à l’intentionnalité : 1) d’une part, l’intentionnalité est disséminée dans le contexte de l’objet qu’elle vise ; 2) d’autre part, cet objet est senti, ressenti plutôt que vu, toujours en tant que membre d’un contexte, que Scheler appelle « Milieu ». Ces deux réformes vont ensemble. Scheler décrit l’« objet pratique » (praktische Gegenstand) en ces termes : « [les objets pratiques] ne sont pas des choses de perception (Dinge der Wahrnehmung) ou de la représentation (Vorstellung), mais des choses de valeur (Wertdinge) ou les biens (Güter), et les ‘‘choses mêmes’’ (Sache) » (p. 133). Cette intentionnalité n’implique, dans le rapport ordinaire aux objets, aucune représentation en tant que je tends affectivement et pratiquement vers ces objets, mais également aucune perception : il n’y a pas d’image d’un objet qui précède le « vouloir », par exemple, il n’y a pas de perception claire et distincte de l’objet qui serait une strate antérieure de la visée intentionnelle avant que le vouloir ne se décide12. C’est un autre type d’intuition qui me permet de me rapporter à de tels objets, que Scheler appelle « Wertfühlen », sensation, sentiment, voire ressenti de valeurs13. Comment Scheler qualifie-t-il l’objet pratique ? Il est un « Milieuding », une 12 Sur la critique schelérienne de la représentation, voir Samuel Le Quitte, « La perception des valeurs selon Husserl et Scheler », dans Mahéo G. & Housset E., 2015, p. 128 sq. 13 Il faudrait insister, plus que je ne le fais ici, sur la question de l’affectivité qui est à la base de telles dispositions à l’égard des valeurs. L’ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Housset & Gabriel Mahéo aborde abondamment 8 chose dans un « milieu », un contexte : non pas le soleil des physiciens, mais celui qui réchauffe mon corps ; non pas la somme des cellules et de tissus qu’on appelle « viande », mais la viande que je m’apprête à manger. Ce type de « chose » « agit efficacement sur moi, dont la « variation » correspond à la variation de mon expérience vécue, sans toutefois que cela passe par une quelconque « représentation » (p. 140). Il n’est pas non plus nécessaire que j’aie conscience que ces choses agissent sur moi : elles le font, parce qu’elles partagent avec moi le même milieu pratique. Ainsi, j’interagis pratiquement avec ces choses, sans me les représenter, sans non plus les percevoir, mais plutôt dans un halo pratique où je les ressens. C’est de cette façon que se forment, intentionnellement, des « unités de valeur » (Werteinheiten) (p. 140), configuration contextuelle unitaire de ce que j’évalue dans mon monde environnant. Cependant, une telle hénologie axiologique ne tient pas au niveau de l’expérience vécue de ce type d’objets. L’exemple utilisé par Scheler est particulièrement éloquent : Car il se peut que nous « vivions » une modification de notre monde environnant sans savoir ce qui s’est modifié dans nos perceptions (par exemple lorsqu’un tableau a été enlevé de la pièce où nous habitons), mais il arrive fréquemment que nous fassions l’expérience vécue de l’effectivité de quelque chose que nous ne percevons pas, et que ce soit l’advenue ou la disparition de cette action qui oriente notre regard dans la direction d’où elle est venue pour nous faire percevoir l’objectalité effective 14. Ce que Scheler décrit ici est le phénomène de résistance, qui révèle par ce qu’il dérobe la nature de l’intentionnalité pratique à l’œuvre ordinairement : elle met en évidence l’absence de visée intentionnelle unitaire d’un objet dans le monde pratique. L’exemple est frappant : lorsque l’atmosphère d’une pièce se modifie suite au retrait d’un tableau, je ne remarque pas le pan de mur vide en tant que le tableau qui s’y trouvait ne s’y trouve plus, je ne vise donc pas le pan de mur désormais vide, mais c’est l’ensemble de la pièce qui est changé, c’est le Milieu qui est transformé, et dont j’éprouve affectivement la transformation (Wertfühlen !) – non pas la transformation du tableau en pan de mur vide, mais la transformation du tout, avec peut-être le pressentiment que c’est dans un coin de la pièce que cela ne va pas. La pr-axiologisation de l’intentionnalité implique la dissémination de la visée, au contraire d’une hénologie intentionnelle où la représentation joue le rôle capital. C’est encore plus net dans tel passage qui suit : Ainsi le « milieu » (Milieu) actuel ne se réduit pas à la série des objets que je perçois quand je marche dans la rue ou quand je suis assis dans ma chambre (qu’il s’agisse de sensations ou de représentations), mais il comprend aussi tout ce dont je tiens pratiquement compte (ich praktisch rechne), en tant que cela est présent ou absent, identique ou différent, par exemple les voitures et les hommes que j’évite (perdu moi-même dans mes pensées ou alors que j’ai les yeux dirigés au loin sur un autre homme). De même le marin peut « compter » sur une tempête prochaine à partir des variations de son « milieu », sans pouvoir dire que telle modification déterminée (par exemple la formation de nuages, la température, etc.) lui sert de signe (Zeichen) pour cette prévision (p. 141). la question. Voir aussi, pour le rôle primordial de l’amour, Mahéo G., 2012. Je remercie l’évaluateur anonyme pour avoir souligné ce point dans son rapport. 14 Scheler M., 1916, p. 140 : « Denn wir können eine Veränderung unserer Umwelt nicht nur erleben, ohne zu wissen, was sich da innerhalb des etwa Perzipierten verändert hat (z. B. bei Entfernung eines Bildes aus dem Zimmer, in dem wir wohnen), sondern wir erleben auch häusig die Wirksamkeit von etwas, das wir nicht perzipieren ; wobei dann häusig erst das Neuhinzutreten oder der Ausfall dieser Wirksamkeit uns in die Richtung blicken lässt, daher sie kam, und uns das wirksam Gegenständliche perzipieren (…) lässt. » 9 Ici, le concept d’« horizon » est omniprésent. Les choses de Milieu sont à la fois invisibles et présentes, dans un morcellement unitaire, une synthèse pratique qui a besoin d’un horizon : la chambre d’un domicile, la rue d’une grande ville, le navire en pleine mer15. Pour chacun de ses milieux son horizon, son contexte de sens, où prennent place les choses avec lesquelles « je compte », dont « je tiens pratiquement compte » – sans qu’elles soient thématisées ou perçues comme des objets subsistants et unifiés ; c’est d’ailleurs là la condition pour que je puisse les pratiquer – par exemple me promener normalement, mécaniquement, dans la rue. C’est ce que Scheler appelle l’ « action efficace » des choses de milieu sur moi, action dont nous avons l’expérience vécue mais sans la représentation ou la perception, qui appartiennent à un autre ordre intentionnel. Ces choses sont d’ailleurs des « signes » (Zeichen), des signes qui auraient en quelque sorte perdu leur objet : le promeneur se déplace au moyen des signes qu’il a autour de lui, les signes de la rue qui le conduisent d’un trottoir à l’autre sans qu’il ait besoin de véritablement voir les voitures qui pourraient le renverser. Ces signes sont automatiquement compris, ils ne renvoient à aucun objet thématisé, ils clignotent dans un horizon de sens que j’appréhende dans son ensemble, et ils me permettent (Scheler y insiste) d’établir des distinctions, de reconnaître une identité ou une différence, de commettre des confusions aussi, sans que soient requis une activité intellectuelle préalable. Ce type de reconnaissance du monde, de pratique du monde, est pr-axiologique, elle implique à la fois une praxis du moi et une action des choses dans un monde contextuel de valeurs ; c’est (en somme) pré-intellectuel. C’est la praxis de l’artisan, qui intuitionne de cette façon ce qui est « pratiquement essentiel » (p. 141), au contraire du spécialiste universitaire du même domaine artisanal, qui ne sait pas y faire, pour ainsi dire. Et c’est lorsqu’il manque quelque chose, lorsqu’un signe fait défaut dans un Milieu donné, que l’objet apparaît thématiquement. Mais alors le Milieu perd de sa cohérence, nous perdons un peu de nos automatismes le temps du manque, et se révèle la cohérence normale d’un milieu, ce qui doit se trouver dans un tel milieu. Le manque, la « résistance », révèle la nature de ce que Scheler appelle « intentionales Erleben » (car il s’agit bien d’intentionnalité !) : Le praticien (der Praktiker) (…) est pour ainsi dire entouré d’unités chosales (umringt von dinghaften Einheiten), qui se présentent à lui indépendamment de la perception qu’il peut en avoir, comme un royaume d’actions efficaces présentant divers niveaux et qualitativement singularisées (als ein Reich abgestufter und qualitativ gesonderter Wirksamkeiten darstellen), royaume qui doit être déjà singularisé et articulé (schon gesondert und gegliedert) pour servir de point d’appui à une conduite possible ; et l’homme d’action « apprend » à « faire usage »16 de ces unités, sans avoir aucune sorte de savoir théorique concernant les lois qui les régissent (p. 141-142). Le vocabulaire husserlien (gegliedert) est utilisé par Scheler afin de décrire le nivellement des choses du milieu, leur articulation au sein d’une même structure – par exemple, lorsque j’évite une voiture, en marchant, en donnant à la voiture un poids spécifique par rapport aux autres choses qui sont au même moment présentes « autour de moi », dont « je fais usage » dans l’Umwelt (Max Scheler parle ici de « Wertrelief »). J’agis au sein de ces horizons pratiques, je sais les pratiquer, sans aucune connaissance théorique : le bon 15 Pour une présentation du concept de « Milieu », et de ses sources biologiques et naturalistes, voir Kelly E., 2011, p. 49 sq. Pour la source de la réflexion sur le « milieu » chez von Uexküll, voir Carlo Brentari, 2015. Voir également Arnaud F., 2011, p. 55-65. 16 Je suis tributaire, pour la traduction de l’expression « mit etwas umgehen », des corrections d’un des évaluateurs anonymes. 10 praticien ne connaît pas la façon dont il sélectionne les choses de milieu, dont il se débrouille dans le milieu ; le sportif ne pense pas à la technique et aux règles qu’il doit suivre quand il agit, il est spontanément à sa praxis, il les « reconnaît pratiquement » (praktisch anerkennt) (p. 142), au moyen d’une expérience affective. Un exemple utilisé par Scheler permet d’entrer plus profondément dans cette théorie intentionnelle pratique : marcher en forêt. Il envisage deux praticiens : le promeneur et le chasseur. Dans la même forêt, ils ne sont pourtant pas dans le même « Milieu », parce que l’organisation matérielle (pour ainsi dire) n’est pas la même. La donation des choses de milieu dépend du milieu où elles sont pratiquées, dans une forte corrélation intentionnelle avec la conscience pratique, au sein des divers actes possibles. Dès lors, l’attention du chasseur portera sur telle ou telle chose du « Milieu » où il est ; « mais ce faisant, il ne pénètre jamais dans le milieu du promeneur » (p. 146). Et Scheler d’ajouter : « Pour ces activités et leur degré, le milieu constitue certainement un mur dur comme de l’acier » (ibid.), un mur qui sépare ce milieu d’un autre, et dont dépendent toutes les perceptions de valeur. Au sein de chaque milieu l’ensemble des choses de milieu s’articulent les unes avec les autres (comme dans l’horizon husserlien les objets s’enchevêtrent). L’envol d’un oiseau signifie, dans le milieu du promeneur, l’occasion d’un émerveillement, d’une contemplation ; le même envol, dans la même forêt, est le signal pour le chasseur de mettre en joue son arme. C’est que ce n’est pas le même milieu. C’est pourquoi Scheler parle du milieu comme d’une « structure, celle qui marque de son empreinte les choses quelles qu’elles soient pour en faire précisément les choses de notre milieu (non seulement des ‘‘choses de valeur’’ mais des ‘‘choses du monde environnant’’) (Struktur, durch dessen Gepräge irgendwelche Dinge erst unsere Milieudinge (nicht nur ‘‘Wertdinge’’, sondern ‘‘Umweltdinge’’) sind) » (p. 143). Structure, c’est-à-dire le « mur » évoqué à l’instant, qu’aucun individu (praticien) ne peut « traverser ». C’est seulement dans un milieu qu’il peut y avoir à la fois des objets de valeur et des praticiens. Plus précisément, le milieu détermine : 1) L’attention (Ausmerksamkeit) : le chasseur est attentif à des saillances qui n’ont aucune importance pour le milieu du promeneur. Cela est indépendant d’une quelconque volonté d’attention : ce sont les choses de milieu qui s’imposent au chasseur dans son milieu, c’est par le milieu qu’elles prennent leur capacité à se faire remarquer (Auffälligkeit) : par exemple, telle qualité d’une photographie et non telle autre, selon qu’elle appartient à un milieu publicitaire, à un milieu journalistique, à un milieu artistique, etc. (p. 146). 2) L’intérêt (Interesse) : s’il n’est pas directement commandé par le milieu (deux paysans qui partagent le même milieu peuvent naturellement porter leur intérêts sur des objets différents dans la même circonstance), le milieu n’en est pas moins la structure de l’intérêt. Car il n’y a d’intérêt que pour des choses qui agissent sur moi : pour le paysan, l’état et l’ergonomie du bâtiment principal, de l’écurie, sera l’objet de l’attention dans le cas d’une transaction (p. 148) ; mais pour un peintre, l’intérêt sera bien différemment orienté, tout simplement parce que devant la même ferme, il ne sera pas structuré par le même milieu – la ferme étant alors un milieu différent. La structure de milieu abrite un certain nombre d’intérêts. 3) La perception (Perzeption) : le milieu agit pour elle comme un horizon au sens husserlien, à la fois comme « arrière-plan » (Hintergrund) et comme « réservoir » (Reservoir), au sens où pour percevoir et se représenter des objets singuliers, il faut qu’ils appartiennent à un ensemble plus vaste dont ils sont le relief, par exemple la chambre (p. 148-149). Ainsi : « nous ne pouvons nous représenter sensoriellement que ce qui appartient au ‘‘milieu’’ (wir können nur 11 sinnlich wahrnehmen, was zum ‘‘Milieu’’ gehört) » (p. 149). Ainsi, les choses perçues ne le sont que parce que le milieu les laisse apparaître comme « fonctions indicatrices » (Zeigefunktion), c’est-à-dire comme signes (p. 150). Et en effet, ce concept de « signes » est capital. C’est en effet en termes fortement herméneutiques que Scheler décrit cette sorte d’intentionnalité : « Mais en réalité les sensations (Empfindungen) ne sont données (gegeben), absolument parlant, à un être vivant qu’autant que (et dans les limites où) elles ont une fonction indicatrice pour les choses (im denen sie Zeigefunktion für Dinge haben), et à nouveau pour les choses de son milieu global (für Dinge seines Gesamtmilieus) » (p. 150). Les contenus sensibles n’ont de signification de ce point de vue que s’ils sont des indications vers la fonction de ce contenu dans la totalité du milieu en jeu – ce que Scheler nomme donc « fonction indicatrice » (Zeigefunktion) lorsque l’objet « rend service », lorsqu’il permet une action « conforme à l’intérêt » (ibid.). Si l’envol de l’oiseau est pour le promeneur le signe d’un émerveillement, pour le chasseur le signe (le signal !) de la mise en joue, c’est que le milieu donne au signe sa fonction, dans une dépendance avec les autres signes du même milieu. Cette dépendance est décrite au moyen d’une analogie profondément herméneutique avec la littérature : l’œuvre littéraire n’est pas telle de par ses signes, mais de par le milieu où ces signes prennent leur signification. Ainsi, les combinaisons d’éléments sensibles, l’« alphabet » du monde, jouent le même rôle que les lettres et les mots, dans le « grand poème du monde environnant (das grosse Gedicht der Umwelt) » (ibid.). La lettre d’un poème prend son sens non pas en tant que telle lettre, mais en tant que membre du tout du poème. Chaque lettre se trouve ainsi en communication profonde avec toutes les autres au sein de ce tout où l’intentionnalité est disséminée. Bien entendu, ces descriptions ont une forte teneur biologique et vitaliste (l’influence de Bergson, Guyau, ou Uexküll a été remarquée). Mais on voit aussi comment Scheler fait fond sur le concept husserlien d’« horizon » métamorphosé en « milieu » pratique qui donne aux objets leur signification, et en développant le statut de l’objectivité pratique que vise l’intentionnalité ordinaire plongé dans le monde environnant. Ce faisant, il inscrit l’intentionnalité pratique au cœur du programme phénoménologique, à partir du concept d’horizon profondément accentué. Reprenons l’exemple des Ideen I, celui de la table à laquelle je travaille. Cette table, selon Husserl, appartient à un horizon où des objets sont co-intuitionnés au sein d’un tel horizon : percevoir la table, c’est avec elle intuitionner un halo perceptif où se trouvent l’alentour, pour ainsi dire, les autres pièces, le jardin, mais également la ville, etc. Chez Scheler, cet horizon est décrit de façon exclusivement pratique : si je co-intuitionne avec un objet l’ensemble des objets d’un même « milieu », c’est que ce « milieu » est le milieu de mes pratiques : si avec le bureau j’intuitionne également le porte-manteau, la fenêtre, le ventilateur, les livres, les carnets, etc., c’est que je pratique le milieu de mon bureau, tous ces objets sont des signes qui orientent mon action, qui sont des objets potentiels de mon action passée, présente et future dans un tel milieu. Il s’agit d’une dissémination intentionnelle, qui s’apprête à jouer, chez Heidegger, un rôle capital, au sein d’une phénoménologie de l’outil. III) Heidegger, de la dissémination de l’outil à la dissémination du sujet L’une des inventions les plus importantes du traité de 1927 Sein und Zeit, c’est – à la suite de Scheler – la description de l’intentionnalité quotidienne comme une intentionnalité pratique et sociale. Puisant dans les analyses de Scheler que l’on vient de présenter, Heidegger approfondit sa réforme pr-axiologique de l’intentionnalité : ce ne 12 sont plus des objets qui sont perçus, fussent-ils de milieu et de valeur, mais ce sont des « outils » dont l’être tient dans le fait qu’ils sont ou peuvent être pratiqués. Tout comme Scheler, c’est l’Umwelt, ainsi nommé par Husserl, qui ouvre le questionnement de Heidegger17. Et il engage une singulière intentionnalité, comme Heidegger l’indique au §15 d’Être et temps : « Nous appelons [‘‘être-au-monde’’] l’usage que, au monde, nous avons avec l’étant intramondain (…das wir auch den Umgang in der Welt und mit dem innerweltlichen Seienden nennen)18. » L’usage (Umgang), est « avec » l’étant, « avec » qui accompagne le « in », qui désigne le monde dans lequel je suis, c’est-à-dire, avec lequel je suis. L’In-Sein est aussi bien un Mit-Sein19. Le « in » désigne mon inscription dans le monde, mon adhérence à celui-ci, le « mit » me désigne comme m’engageant avec le monde dans un rapport d’usage. Le « Milieu » schelérien trouve ici un prolongement certain : dans le milieu, qui donne les choses avec…, où les choses sont avec moi. Scheler disait encore que l’homme de la pratique « est pour ainsi dire entouré d’unités chosales (umringt von dinghaften Einheiten) » – et c’est précisément le « Um- » d’« Umwelt » que décrit le « mit ». Être entouré, ce n’est pas tant être « dans » ou « à » qu’être avec les choses de ce monde. La visée intentionnelle, dès lors, ne vise pas un objet, mais elle a affaire à la multiplicité de ce avec quoi je suis aux prises. Comme si l’intentionnalité était disséminée avant même qu’elle ne puisse porter sur quoi que ce soit, comme si la condition pour qu’une chose (mais quoi ?) me soit donnée était la dissémination de la visée intentionnelle qui est tout autant vers le monde (« in der Welt »…) qu’avec les choses de ce monde, avec le tout qu’avec les parties. Heidegger donne un exemple, dans le même §15 d’Être et temps : « Le Dasein quotidien est toujours déjà dans cette guise [de la préoccupation], par exemple : ouvrant la porte, je fais usage du loquet (das alltägliche Dasein ist schon immer in dieser Weise, z.B. : die Tür öffnend, mache ich Gebrauch von der Klinke) » (p. 67). Être dans la « préoccupation » (Besorgen), cela signifie être-avec-les-étants : quand j’ouvre la porte, je ne la vois pas, je ne vois pas le loquet, je ne les mets pas sous la scrutation (Hinsehen) de mon regard, mais je l’ouvre machinalement, sans rien « voir » pour ainsi dire, sachant d’emblée comment faire pour ouvrir la porte20. Manquer le loquet, mal l’agripper, c’est à chaque fois l’attestation que je suis dans un rapport pratique avec lui. Or : « L’étant qui fait encontre dans la préoccupation, nous l’appelons l’outil (wir nennen das im Besorgen begegnende Seiende das Zeug). Ce que l’on trouve dans l’usage (Umgang), ce sont des outils pour écrire, pour coudre, pour effectuer un travail manuel, pour se déplacer, pour mesurer » (p. 68). C’est bien le concept d’« outil » qui vient radicaliser la position schelérienne : le rapport intentionnel premier n’a pas d’abord affaire à de l’objectivité, ou de la choséité, fussent-elles axiologiques, mais il est engagé avec ce qui est originairement praticable, voire toujours déjà pratiqué ; il est engagé pour les outils : « Im Umgang sind vorfindlich Schreibzeug, Nähzeug, Werk-, Fahr-, Meßzeug ». La traduction d’E. Martineau porte ici : « … outils pour écrire, pour coudre, pour… » Le « pour », qui est absent de l’allemand, est astucieux car il fait résonner le « um- » d’« Umgang », voire, Questionnement en fait ouvert dès le cours du semestre de guerre 1919-1920, où l’on trouve la fameuse description de la perception d’une salle de cours en des termes déjà franchement praxiologiques. Cf. Heidegger M., 1987. 18 Heidegger M., 1963, p. 66-67 (trad. Martineau, que nous modifions sans le signaler à chaque fois). Sur l’intentionnalité pratique chez Heidegger, en langue française, voir Gauvry C., 2009, et 2017. 19 Cette connivence entre « in » et « mit », on la trouvait déjà chez Scheler lorsqu’il écrivait (Scheler M., 1916, p. 64) : « [Les valeurs] surgissent dans un échange sentant et vivant avec le monde (im fühlenden, lebendigen Verkehr mit der Welt) (…), dans l’amour et dans la haine mêmes, c’est-à-dire dans la ligne d’accomplissement de ces actes intentionnels (in der Linie des Vollzugs jener intentionalen Akte). » 20 Sur l’absence de visibilité de l’outil, voir les remarques de Villevieille L., 2014. 17 13 puisqu’« Umgang » lui fait écho, à « Umwelt ». « Um- », c’est l’entour, si l’on peut dire, cela qui entoure – mais c’est aussi ce en vue de quoi la chose est, dans le monde. Comme l’écrit Marlène Zarader : « On ne peut malheureusement pas rendre en français le double sens du um- allemand : um signifie ‘‘autour’’, mais aussi ‘‘pour’’ (pour un but ou un projet). Et il faut tenir ensemble les deux sens pour comprendre l’Umwelt21. » L’outil est ce que je peux utiliser en vue d’une activité. Mais cette conceptualité implique une destruction de l’hénologie intentionnelle déjà mise à mal par Scheler. On lit, au §15 : « Un outil, en toute rigueur cela n’ ‘‘est’’ pas. À l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est (ein Zeug ‘‘ist’’ strenggenommen nie. Zum Sein von Zeug gehört je immer ein Zeugganzes, darin es dieses Zeug sein kann, das es ist) » (p. 68). « Un » est en italiques. C’est en effet le cœur du problème. Car la dissémination de l’intentionnalité mise en œuvre par Scheler est radicalisée ici par Heidegger : s’il est outil, l’étant est toujours renvoyé à un autre outil que lui-même, dont il dépend dans le contexte de pratique auquel il appartient. Ainsi, toujours en ce §15 : L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil (Zeug ist seiner Zeughaftigkeit entsprechend immer aus der Zugehörigkeit zu anderem Zeug) : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre (diese « Dinge » zeigen sich nie zunächst für sich, um dann als Summe von Realem ein Zimmer auszufüllen). Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement (das Nächstbegegnende, obzwar nicht thematisch Erfaßte), c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation. C’est à partir de lui que se montre l’« aménagement » (Einrichtung), et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte (vor diesem ist je schon eine Zeugganzheit entdeckt) (p. 68-69). L’individuation d’un étant n’est possible que sur fond d’un tout (analogue de l’horizon husserlien), mais à la différence de Husserl, c’est bien ce tout qui est découvert à l’acte qui perçoit, avant la singularité : là encore de façon analogue à la description husserlienne de l’horizon, le contexte de la chambre, c’est-à-dire la cohérence d’un contexte où coapparaissent une pluralité d’étants, est lui-même reconductible à un contexte plus large (l’habitation). Heidegger parle de « Zugehörigkeit » pour indiquer la somme des outils qui appartiennent à un tel contexte perceptif : si j’écris, c’est que le stylo est tout autant à ma main qu’à la table, aux meubles, aux fenêtres (c’était déjà le cas, de façon certes moins appuyée, dans la description husserlienne). Le renvoi des outils les uns aux autres est constant, apparemment inarrêtable (Husserl dirait infini !). Que puis-je alors percevoir, si l’intentionnalité est à ce point disséminée ? Où est vraiment situé le stylo que j’utilise pour la perception ? quelle portion visible de l’espace occupe-t-il ? Heidegger souligne, au même §15 : 21 Moins la chose-marteau est simplement « regardée béatement », plus elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle, plus manifestement elle fait encontre comme ce qu’elle est — comme outil (je weniger das Hammerding nur begafft wird, je zugreifender es gebraucht wird, um so ursprünglicher wird das Verhältnis zu ihm, um so unverhüllter begegnet es als das, was es ist, als Zeug). C’est le marteler lui-même qui Zarader M., 2012, p. 119. 14 découvre le « tournemain » spécifique du marteau (das Hämmern selbst entdeckt die spezifische ‘‘Handlichkeit’’ des Hammers) (p. 69). La dissémination de l’intentionnalité implique une exclusion du paradigme husserlien de la vision : la chose perçue n’est plus « vue », mais utilisée (gebraucht), la forme grammaticale « je weniger… je » faisant jouer ensemble, par symétrie, « begaffen » et « brauchen ». Au §13, « Begaffen » désignait le mode de rapport à ce qui est « vorhanden » 22. Pour « Vorhanden », nous proposons « devant-la-main », ce qui n’est précisément pas « en-main » (zuhanden) comme l’outil, mais qui pourrait l’être – et il est important ici de laisser le mot « main », qui résonne tout autant dans « vorhanden » que dans « zuhanden ». Ce qui est « devant-la-main » n’est pas encore « en-main » (ou plutôt, pour respecter la priorité ontologique de l’un sur l’autre, n’est plus en-main), et est vu sur un mode théorique. Ce que l’on voit, c’est en ce sens ce que l’on thématise, ce que l’on extrait du monde ambiant, pratiqué, pour le thématiser. « Begaffen » signifie « regarder béatement », qui s’oppose à la pratique de l’outil. Si « ...l’agir a sa vue propre (das Handeln seine Sicht hat)23 », cette vue n’est pas du tout pensée sur le mode intentionnel husserlien. Cette vue est prise dans l’agir, dans la prise-en-main. Dès lors, on voit bien comment Heidegger hérite de Scheler, qui refusait aux objet-valeurs le statut de la représentation perceptive : on ne perçoit pas de tels objets, mais on les (res)sent, on les éprouve par le biais de leur résistance, et de leur inscription dans un milieu. D’où cette phrase du texte qu’on commente ici : « das Hämmern selbst entdeckt die spezifische ‘‘Handlichkeit’’ des Hammers », vocabulaire non perceptif, mais praxiologique. « Das Hämmern », le « marteler », voilà ce qui à la fois découvre (entdeckt) et est découvert, puisque le « marteler » découvre (entdeckt) la prise en main, la maniabilité, le « tournemain » comme traduit E. Martineau, du marteau. Pour bien user du marteau, je ne dois pas le regarder. Je dois le laisser marteler, pour ainsi dire, me laisser aller au coup de marteau – pour peu que je sache me servir d’un marteau, bien entendu. Le marteau est aussitôt un « Hämmern », un marteler, un « faire-avec-le-marteau ». Pour inscrire vraiment le marteau dans le réseau qui est le sien, je dois ne pas le « regarder ». Je dois prendre en vue l’ensemble, c’est-à-dire ne rien voir. L’étant quotidien n’est pas vu, pour Heidegger. Ou alors « vu-pour… », « Umsicht », « pourvoir », suggère sans l’accepter totalement Emmanuel Martineau, le mode de vision qui a lieu dans l’Umgang – circon-spection (qui reflète bien la structure d’« Umsicht », en donnant à « um- » le sens d’« entour » ; mais il manque le « pour… »). C’est précisément ce qu’il nomme : Zuhandenheit24. C’est bien le concept de « renvoi » qui est capital, comme l’indique un passage d’un cours de 1925, préparatoire à l’écriture du traité de 1927 : « L’outil disparaît dans le renvoi (es geht in der Verweisung auf)25. » Comment comprendre ce concept ? Il y a, bien entendu, le renvoi compris comme la constante référence des outils d’un même contexte de tournure les uns aux autres : je pratique le marteau, et du même coup je pratique les clous, le bois, mais également tout ce qui se trouve dans un tel contexte de pratique, qui y trouve une signification – y compris le soleil qui me gêne, par exemple, ou la fenêtre ouverte qui me rafraîchit. Comme chez Scheler, l’horizon husserlien est praxiologisé. Mais le renvoi est aussi transcendant, ou téléologique : ma praxis renvoie à ce en vue de quoi j’agis, et là aussi le renvoi est sans fin : j’utilise le marteau pour réparer mon bureau, plus 22 Heidegger M., 1953, p. 61 : « Dieses Schon-sein-bei ist zunächst nicht lediglich ein starres Begaffen eines puren Vorhandenen. » 23 Ibid., p. 69. 24 Ibid., p. 69 : « Die Seinsart von Zeug, in der es sich von ihm selbst her offenbart, nennen wir die Zuhandenheit. » 25 Heidegger M., 1979, p. 253. 15 profondément pour pouvoir y travailler à nouveau, plus profondément pour achever l’article que je suis en train d’écrire, plus profondément pour publier les idées qui me tiennent à cœur, etc. C’est l’herméneutique de Heidegger, héritière de celle de Scheler qu’on a examinée, qui est ici à l’œuvre. Car ce sont les outils en tant qu’ils sont des « signes » qui sont ainsi renvoyés les uns aux autres et en vue de fins. Ce qui était important chez Scheler devient ici fondamental. Le §17 d’Être et temps montre comment le caractère « zuhanden » du signe n’est possible qu’« au sein du complexe total d’outils » auquel il appartient : le signe renvoie à ce pour quoi il en est fait usage (p. 78 : « Es hat den Charakter des Um-zu, seine bestimmte Dienlichkeit, es ist zum Zeigen »). Scheler, souvenons-nous, ouvrait déjà la voie d’une telle pensée praxiologique du signe lorsqu’il écrivait : « De même le matelot peut ‘‘compter’’ sur une tempête prochaine à partir des variations de son ‘‘milieu’’, sans pouvoir dire que telle modification déterminée (par exemple la formation de nuages, la température, etc.) lui sert de signe (Zeichen) pour cette prévision26. » Chez Husserl, le renvoi était celui des objets les uns aux autres au sein d’un même horizon. Il devient ici pratique, et multiple : 1) renvoi au système de signes comme totalité, par exemple au sein du contexte de tournure « bricolage » pour le marteau. Le marteau n’est marteau que parce qu’il s’inscrit dans un système de pratiques. Au sein du système « œuvre d’art », installé dans une galerie, il ne sera pas le même signe, donc pas le même outil ; 2) renvoi aux autres signes à l’intérieur du même système de signes, le marteau aux clous, au bois, à la fenêtre, au bureau, etc. ; 3) renvoi aux buts de la praxis, multiples : planter le clou, monter le bureau, obtenir de bonnes conditions de travail, etc. ; 4) renvoi à l’être humain qui pratique les outils, le Dasein, spatialisé : « Das Zeichen adressiert sich an ein spezifisch ‘‘räumliches’’ In-der-Welt-sein (le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement ‘‘spatial’’) » (p. 79), un Dasein orienté dans l’espace de façon pratique, dans un « comportement », une « circonspection » (Umsicht), une vue-à-l’entour pour ainsi dire. Heidegger, s’appuyant sur l’intuition husserlienne d’une certaine forme de dissémination intentionnelle au moyen du concept d’« horizon », ainsi que sur l’insistance schelérienne sur une dissémination pratique de l’intentionnalité, décrit une intentionnalité de l’outil qui est profondément disséminée, où l’hénologie intentionnelle est impossible, à ce niveau de la description. Mais l’enjeu est ici plus profond que la simple réforme pratique de l’intentionnalité husserlienne à partir du concept d’« horizon ». Si l’intentionnalité est disséminée, le sujet de l’intentionnalité l’est aussi : le « on ». Car qui accomplit de tels actes (au sens fort) intentionnels ? Moi sans doute, un agent, celui qui pratique le marteau pour tel ou tel buts – moi et personne d’autre, un moi identifiable spatialement, temporellement, mais également psychologiquement, biographiquement… Cependant, ce n’est pas « moi » qui fais usage du marteau, mais c’est « on ». Ainsi peut-on lire, dans le cours de 1925 : « Si nous analysons de façon plus approfondie la structure phénoménale du monde telle qu’elle se montre dans l’usage quotidien, il apparaît qu’il ne s’agit pas tant, dans cet usage avec le monde, du monde à chaque fois propre à chacun, mais, dans l’usage naturel avec le monde, nous nous mouvons, précisément, dans une entièreté environnante commune. ‘‘On’’ se meut dans un monde qui est familier à ‘‘tout un chacun’’, mais sans connaître pour autant le monde 26 Scheler M., 1916, p. 141. 16 ambiant propre à tel ou tel, et sans non plus pouvoir s’y mouvoir27. » Le sujet du « marteler », c’est bien un tel « on », une communauté, une société : de même qu’il y a un système d’outils lorsque je pratique un outil, de même il y a un système communautaire dans le même cas. Système communautaire – Öffentlichkeit ! Voilà peut-être l’ultime renvoi des outils : 5) renvoi au « on » en tant que les outils ne prennent leur sens qu’à partir du contexte social où ils sont pratiqués. Ce qu’« on » fait, ce n’est pas ce que « je » fais – et assurément, le vocabulaire de Heidegger est ici dépréciatif. Lisons un passage décisif du §27 d’Être et temps : C’est [la publicité] qui de prime abord règle (regelt) toute explicitation du monde et du Dasein, et qui s’arroge tous les droits (und behält in allem Recht). Et s’il en va ainsi, ce n’est pas sur la base d’un rapport d’être insigne et primaire aux « choses », pas parce que la publicité dispose d’une translucidité expressément appropriée du Dasein, mais bien parce qu’elle ne va pas « au fond des choses mêmes » (sondern auf Grund des Nichteingehens « auf die Sachen »), parce qu’elle est insensible à l’égard de toutes les différences de niveau et d’authenticité. La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous (p. 127). Comme le dit presque ce texte, l’être humain qui pratique ordinairement les outils ne va pas « auf die Sachen selbst » : quand je suis dans la rue, quand les voitures vrombissent autour de moi, quand une personne un peu plus loin dans la rue m’inquiète et que je change de trottoir pour l’éviter, quand je rentre machinalement chez moi, en ne prêtant attention ni au pommeau de porte, ni à l’interrupteur, ni au canapé où je m’effondre – à aucun moment, alors, je ne suis aux choses mêmes. C’est l’Öffentlichkeit, cette praxis sociale et actuelle, qui « zunächst », avant tout, de prime abord, « règle » le rapport préoccupé du Dasein à son monde – et le verbe « régler », « regeln », est ici d’une importance capitale. Le radical revient d’ailleurs dans l’expression : « …und behält in allem Recht » qui suit aussitôt, et que E. Martineau manque en traduisant par : « …et qui y a toujours le dernier mot ». C’est le mot « Recht » qui importe ici, au sein d’une expression idiomatique, qu’on a conservée dans notre traduction, qui veut dire : « avoir définitivement raison28… » Mais c’est plus que cet idiome qu’il faut entendre. « Recht » apparaît ici juste après « regeln », ce qui ne peut pas être une coïncidence. C’est bien d’un droit qu’il est question ici, le droit comme norme qui règle, qui réglemente. La norme qui règle mon rapport au monde quotidien, ce n’est pas le Dasein, mais c’est l’Öffentlichkeit, c’est-à-dire le contexte social qui met en situation le Dasein. Je pratique le marteau comme « on » pratique le marteau, ni plus ni moins. Mais puisque chez Heidegger, toutes les choses environnantes sont, à ce niveau de description, des outils, c’est toute ma subjectivité qui s’en trouve bouleversée : « Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. Le ‘‘on’’ qui répond à la question du qui du Dasein est le personne auquel tout Dasein, dans son être-les-uns-parmi-les-autres, s’est à chaque fois déjà livré (das Man, mit dem sich die Frage nach dem Wer des alltäglichen Daseins beantwortet, ist das Niemand, dem alles 27 Heidegger M., 1979, p. 255 (trad. A. Boutot) : « Wenn wir die phänomenale Struktur der Welt, so wie sie sich im alltäglichen Umgang zeigt, noch genauer festhalten, ist zu beachten, dass es sich bei diesem Umgang mit der Welt nicht so sehr um eine jeweils eigene Welt handelt, sondern dass wir gerade im natürlichen Umgang mit der Welt uns in einer gemeinsamen Umgebungsganzheit bewegen. ‘‘Man’’ bewegt sich in einer Welt, die ‘‘einem’’ vertraut ist, ohne dass man dabei die jeweilige Umwelt des einzelnen kennt und sich darin zu bewegen vermag. » 28 Je remercie l’évaluateur anonyme pour ses remarques concernant cette expression. 17 Dasein im Untereinandersein sich je schon ausgeliefert hat) » (p. 128). À la dissémination de l’intentionnalité (il n’y a plus un objet de la visée intentionnelle, mais plusieurs, et celui qui est en-main, qui est donc l’objet pris en vue, n’est précisément pas visé), répond la dissémination du Dasein. Le Dasein est fragmenté en autant de Soi qu’il y a d’autres, à condition que ces « autres » soient d’autres Dasein qui appartiennent à la même situation sociale donnée – les autres qui font du bricolage, les autres qui font leurs courses dans des supermarchés occidentaux, les autres qui se promènent pour se détendre après une journée de travail, etc. Le Dasein n’est pas alors une personne, mais il n’est personne (niemand), plus encore, « le personne » (das Niemand), le nom renforçant ainsi l’anonymat par un paradoxe puissant qui identifie tout en disséminant aussitôt ce qui est identifié. Cette dissémination du Dasein qui répond à celle des outils est attestée peu après dans une mention très importante du même §27 : En tant que « on »-même, chaque Dasein est dispersé dans le « on », et il doit commencer par se trouver (als Man-selbst ist das jeweilige Dasein in das Man zerstreut und muß sich erst finden) (p. 129). La dissémination praxiologique est bien transposée du plan des outils au plan de l’être humain qui manie les outils. Le problème est ici double : 1) D’une part, il est transcendantal. Ce n’est pas un sujet transcendantal qui fonde l’intentionnalité comme chez Kant, puis en un sens différent chez le Husserl du tournant transcendantal ; c’est bien plutôt une communauté sociale dans laquelle je suis fondu, qui annihile toute individualité possible et englue le sujet dans un puissant anonymat. Le vocabulaire de la « règle », de ce qui « réglemente », fait bien signe vers le problème transcendantal : aucune hénologie ne peut, à ce moment de l’analyse, identifier le sujet, puisqu’il est disséminé à la fois dans la pratique qu’il fait des outils et dans la communauté où c’est ainsi qu’« on » pratique les outils. 2) D’autre part, il est éthique. En effet, ce que le passage qu’on vient de citer montre clairement, une telle dissémination de la subjectivité appelle un « ressaisissement », la quête d’une identité perdue. Il y a ici une tâche, que l’ensemble du traité de 1927 s’efforce de décrire : la tâche de l’individualisation de l’être humain perdu dans l’anonymat tyrannique du « on ». Ce n’est pas l’objet de cet article d’examiner comment cette double tâche est articulée par Heidegger ou plus largement par la phénoménologie. Contentons-nous de constater, pour conclure notre interprétation de la phénoménologie heideggérienne de l’outil, que la description d’une intentionnalité pratique, disséminée, implique une réflexion éthique sur l’aliénation, pour ainsi dire, qui touche le sujet de la pratique : un monde disséminé est un monde où chaque sujet se trouve disséminé, c’est-à-dire perdu à soi-même, multiplié par autant d’autres qu’il y a de sujets dans le contexte social où il se trouve, plongé dans un anonymat abrutissant. C’est la publicité, mais aussi bien ce qui deviendra, dans la suite de la pensée de Heidegger, la description de la structure métaphysique de la technique moderne. De l’ « outil » à la technique, le lien est fondamental, puisqu’à chaque fois la tâche heideggérienne est tout à la fois de décrire la structure techno-logique de l’Umwelt contemporain – l’Öffentlichkeit en 1927, La Machenschaft dans les années 1930, le Gestell à partir des années 1940. Car l’ustensilité n’est pas seulement la façon pour l’être humain d’être ordinairement au monde, de le percevoir, la praxis qui constitue la structure anthropologico-transcendantale de l’être-au-monde ; elle est aussi la 18 déréliction, ou déchéance (Verfallen) de l’être humain dans le monde contemporain de la publicité, où la tyrannie du « on » désindividualise le Dasein et le plonge dans l’anonymat. Une description phénoménologique d’un certain mode d’aliénation normative, où l’intentionnalité elle-même, le rapport apparemment le plus immédiat au monde environnant, est en fait traversé par des prismes normatifs extrêmement puissants qui empêchent la responsabilité de l’être humain, et avant tout la responsabilité qu’il a à son propre égard : sa propre mort, et sa condition ordinairement inauthentique. Tout ce que nous avons décrit jusqu’ici, la structure pr-axiologique de l’intentionnalité, est grevé d’inauthenticité. Conclusions La description du rapport quotidien de l’homme à ce qui l’entoure en termes pratiques se trouve donc au cœur des descriptions de la première phénoménologie allemande. Elle culmine avec les pages d’Être et temps sur l’outil et le « on », mais elle est déjà élaborée et approfondie par Max Scheler dans son Formalisme en éthique. J’ai voulu montrer, dans cet article, comment a pu s’élaborer, doctrinalement, une phénoménologie de l’outil, et les problèmes philosophiques qu’elle implique. Voyons ces deux points l’un après l’autre. 1) Tout d’abord, il n’y a pu avoir de métamorphose pratique de l’intentionnalité, et donc de phénoménologie de l’outil, que sur la base de la découverte husserlienne du concept d’« horizon ». Le §27 des Ideen I, contemporain de la rédaction du Formalisme en éthique, donne son paradigme au tournant praxiologique de la phénoménologie. Dans la description encore « naïve » (car non réduite, au §27) qu’en fait Husserl, l’intentionnalité ordinaire d’objets co-vise d’autres entités que celles qui sont explicitement le but de la visée. Cette donation d’un ensemble d’objets est « in eins », comme l’écrit Husserl, au sens où entre l’objet visé, par exemple le bureau, et les objets qui l’entourent comme un halo – il y a bien une unité intentionnelle, il y a une cohérence signitive. Ce qui entoure l’objet de la visée fait partie de l’acte intentionnel, ce qui implique une « co-conscience » de cet Umwelt, dont l’Umring (la périphérie) est une dimension fondamentale. L’horizon s’étend à l’infini, il est la brume sans limites, l’apeiron de l’intentionnalité, où elle est disséminée par l’Umgebung – qui concerne tout autant l’espace que la temporalité. Husserl avait donc parfaitement conscience que percevoir, c’est percevoir un ensemble de choses, même si pour lui, in fine, c’est bien un objet, dans sa singularité, qu’on vise. Cette description de quelque chose comme une dissémination intentionnelle consonne avec les descriptions schelérienne et heideggérienne de l’intentionnalité pratique, où percevoir c’est toujours percevoir un ensemble de choses qui résonnent les unes avec les autres, un contexte où les objets pratiques (les signes, les outils) scintillent, clignotent les uns par rapport aux autres, et de ce fait disparaissent (c’est surtout vrai pour l’outil chez Heidegger), s’effacent devant l’usage. Le halo de l’horizon devient l’invisibilité de la praxis. Chez Scheler, je ne vois pas les objets de milieu, je les ressens ; chez Heidegger, je ne vois pas l’outil, je le pratique. 2) Cette métamorphose pratique de l’intentionnalité, au moyen du développement du concept husserlien d’« horizon », a une forte connotation sociale. Le concept d’« outil » n’est en effet pas séparable de l’horizon social de ses pratiques, puisqu’il n’a d’existence que contextuelle. Un marteau n’est visé que dans un contexte de tournure où il peut remplir sa fonction pratique d’enfoncer des clous, où les buts qu’il permet d’atteindre sont 19 l’horizon de la pratique ; le même marteau, disposé dans une galerie d’art, n’aura pas la même fonction, et ne sera donc pas le même outil – ce qu’avait du reste parfaitement décrit Scheler, avant Heidegger et au moyen d’une conceptualité différente. Mais chez Heidegger, le concept de « on » a un rôle à la fois social et transcendantal : les systèmes de signification sont sociaux, en tant qu’ils sont la marque d’une communauté donnée à un temps donné (utiliser un bureau pour travailler, une fourchette pour manger…), et c’est cette normativité qui donne sa teneur à toute signification, et donc à toute intentionnalité (si l’on peut encore parler d’intentionnalité…). L’horizon devient social. L’enjeu est alors critique, et concerne la subjectivité : car si même la perception est socialement normée, alors la quotidienneté dans ce qu’elle a de plus intime (la perception, celle-là même qu’on pourrait croire la plus proche des choses mêmes) est prise dans le joug de l’anonymat social, au plus loin de l’individualité singularisée. L’horizon devient alors un empire aliénant, un dispositif qui encadre et enchaîne - ce que Heidegger, plus tard, et dans une autre perspective philosophique (mais non sans lien avec celle-là) appellera « Machenschaft » puis « Gestell ». Par la suite, Heidegger inscrira l'être humain dans l'ustensilité non pas seulement comme projet dans le monde, mais comme le monde luimême, c'est-à-dire dire l'histoire comme déploiement mondial de la technologie comme lieu ontologique par excellence, mais également comme le lieu où l'oubli de l'être déferle. Déjà en 1927 l'ustensilité était la plupart du temps l'occasion d'une déréliction. La réduction phénoménologique est elle aussi métamorphosée de façon pratique, désignant désormais le retour de l’individu à son inaliénable singularité, par-delà le « on » et la tyrannie de la publicité qu’il impose au sujet. La transformation de l’intentionnalité en intentionnalité pratique impliquait aussi la transformation de la réduction phénoménologique, où la liberté joue le rôle crucial. C’est ce dispositif qui fait entrer la liberté en phénoménologie. L’ego n’est pas seulement un problème théorique – il est aussi, surtout, un problème pratique, dans la mesure où la plus haute praxis réside au cœur de l’activité théorique la plus fondamentale. Dans les années 1930, dans la proximité d’Ernst Jünger, il n'est plus question pour Heidegger d'apaiser l'être-aux-outils, par delà l'outil. L'outil est la manière d'être de la chose technologique, il est irréductible mode d'être de la modernité technologique, au cœur de laquelle l’être humain a la possibilité d'entendre le passage des dieux enfuis, mais comme silence, au beau milieu du tintamarre assourdissant des outils maniés ou des machines. L'outil n'a plus dès lors à être fondé : il est sa propre provenance historique, en somme, il est l'ouverture elle-même, où aucun salut ne peut jamais transposer l'homme dans l'abri du recueillement. C’est plutôt au cœur du gigantesque machinisme, qui s'empare de tous les contextes et de toutes les intentionnalités, que les dieux s’enfuient et donnent ainsi les signes de leur absence. Le bavardage du « on » n'est pas chose dépassable : il est le réel et la seule façon pour l'être humain de s'y frotter. Mais en son cœur il abrite les signes des dieux. Il y a là la profondeur de l'abîme. En ce sens, l'outil est abîme. Paul SLAMA University of Johannesburg Department of Philosophy PO Box 524 Auckland Park 2006 South Africa paul.slama@hotmail.fr 20 Bibliographie BENOIST, Jocelyn (1994). Autour de Husserl. L’ego et la raison, Paris, Vrin. BRENTARI, Carlo (2015). Jakob von Uexküll. The Discovery of the Umwelt between Biosemiotics and Theoretical Biology, Dordrecht, Springer. CAIRN, Dorion (1997). Conversations avec Husserl et Fink, Grenoble, Jérôme Million. DASTUR, Françoise (2016). « Phénoménologie de la surprise : horizon, projection et événement », in Alter, 24, p. 31-46. DERRIDA, Jacques (1962). L’Origine de la géométrie, Paris, PUF. FRAISOPI, Fausto (2010). « Questions de co-intentionnalité : expérience et structure d’horizon », in Bulletin d’Analyse Phénoménologique, VI, 8, p. 46-63. FRANÇOIS, Arnaud (2011). « Scheler et la question du monde de la vie : entre pragmatisme et phénoménologie », in Philosophie, vol. 108, no. 1, p. 55-65. FRÈRE, Bruno (2006). « Scheler critique de Husserl. 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