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Réflexivité de l’acteur,
réflexivité de l’action,
réflexivité de l’analyste.
Les règles de l’enquête
ethnométhodologique
Albert Ogien
Occasional Paper 36
Paris, Institut Marcel Mauss – CEMS
Octobre 2016
OP36 – CEMS-IMM / Réflexivité de l’acteur, réflexivité de l’action, réflexivité de l’analyste –
A. Ogien
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Réflexivité de l’acteur, réflexivité de l’action, réflexivité de
l’analyste
Les règles de l’enquête ethnométhodologique
Albert Ogien
Résumé
Ce texte présente les trois conceptions de la réflexivité en usage en sociologie : celle de l’acteur (qui
réhabilite la compétence des individus à prendre des décisions et à revenir sur les raisons qui les ont
motivé pour en tirer les conséquences) ; celle de l’analyste (qui renvoie à l’opération méthodologique
consistant, pour le sociologue, à éprouver la validité de l’objectivation qu’il produit à l’aune de sa
pertinence pratique) ; celle de l’action (qui qualifie ce mouvement de constitution perpétuelle dans
lequel chaque circonstance occurrente dans une interaction dépend totalement de la circonstance qui
l’a immédiatement précédée en fixant, à son tour, les constituants de la circonstance suivante, sans
qu’on puisse attribuer une finalité à cette dialectique). Le texte s’intéresse à ce troisième usage de la
réflexivité (qui est celui de l’ethnométhodologie) et en déduit une série de propositions de méthode qui
oriente l’enquête sociologique vers l’analyse empirique du raisonnement pratique mis en œuvre par les
individus dans l’accomplissement de la coordination de l’action en commun.
OP36 – CEMS-IMM / Réflexivité de l’acteur, réflexivité de l’action, réflexivité de l’analyste –
A. Ogien
Réflexivité de l’acteur, réflexivité de l’action, réflexivité de
l’analyste
Les règles de l’enquête ethnométhodologique
Albert Ogien
(Ce texte a été présenté dans le séminaire “Penser, tâtonner et élaborer : pragmatique de la réflexion”, organisé
par Yannis Papadaniel et Mickaële Lantin-Mallet à l’EHESS [18.4.2015])
La notion de réflexivité renvoie, en sociologie, à trois phénomènes distincts. Un premier
usage se découvre dans les démarches qui entendent réhabiliter le “point de vue des acteurs”.
Elle nomme, en ce cas, cette capacité qu’auraient les individus à prendre une décision à
l’issue d’une déliberation, publique ou privée, et de reconsidérer les raisons qui ont motivé ce
choix une fois ses conséquences constatées et, éventuellement, d’en tirer des leçons. Dans un
second usage, celui de Bourdieu, la réflexivité qualifie l’opération méthodologique qui
consiste, pour le sociologue, à éprouver constamment (à l’aune de leur pertinence pratique) la
validité des modalités d’objectivation qu’il met en œuvre dans la production des résultats de
son enquête. Le troisième usage est celui de l’ethnométhodologie : ici, la réflexivité nomme
ce mouvement de constitution perpétuelle dans lequel chaque circonstance occurrente dans
une interaction dépend totalement de la circonstance qui l’a immédiatement précédée en
fixant, à son tour, les constituants de la circonstance suivante, sans qu’on puisse attribuer une
finalité à cette dialectique. Dans ce mouvement, aucun des partenaires d’interaction ne
connaît le terme de leur engagement mutuel à l’avance, ni en ce qui concerne sa durée ni en
ce qui concerne ses conséquences. Ce texte se propose d’examiner ces trois usages de la
notion de réflexivité.
I
Dans la conception ethnométhodologique, la réflexivité nomme le phénomène de constitution
qui donne à l’action en commun l’allure qu’elle prend à chacune des phases de son
déroulement, pas une forme de raisonnement ou de retour de l’acteur sur son action. Elle est
inhérente à la séquentialité des échanges et renvoie à une sorte de dialectique sans téléologie.
Cette conception pose un premier problème : comment la réflexivité configure-t-elle l’action
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en commun ? Une réponse se trouve dans la théorie de la compréhension proposée par
Garfinkel (1967). Il reprend, à Weber (1965), la distinction entre les notions de verstehen (un
état de compréhension) et de begreifen (le processus de compréhension) mais propose, en
montrant qu’elles sont toujours conjointes dans le flux de l’action, de les concevoir comme
inextricablement mêlées. Garfinkel ne réduit donc pas un état de compréhension à un contenu
de signification. Pour lui, on serait probablement incapable de comprendre quoi que ce soit si
l’acte de connaissance n’intégrait, de façon constitutive, les éléments de la signification et si
ces éléments n’étaient prélevés dans le contexte d’une activité particulière. Et c’est ce que la
notion de réflexivité indique : elle se présente comme l’incessant opérateur du rapport entre
signification et connaissance, effectuant ce va-et-vient permanent qui permet d’ajuster, de
façon locale et toujours provisoire, la définition d’un objet ou d’un événement aux
fluctuations des circonstances telles qu’elles s’enchaînent dans le flux des échanges. La
réflexivité n’est donc pas un mécanisme. Si son existence et sa nécessité sont postulées, afin
de rendre compte de l’inscription temporelle de l’action en commun, rien n’indique jamais
comment elle parvient pratiquement à combler l’écart entre signification et connaissance : elle
la réalise, voilà tout.
II
La distinction wébérienne entre deux parties de l’activité conceptuelle (begreifen et
verstehen) ouvre la possibilité analytique de concevoir leur liaison comme le produit
d’opérations visant spécifiquement à établir cette relation. Ce qui justifie cette prétention
tient, chez Garfinkel, à un postulat : récuser cette distinction permet de ne pas conférer à
une même entité (une conscience ou un cerveau) la capacité de réunir connaissance et
signification. Ce parti pris anti-mentaliste (Garfinkel affirme qu’il n’y a rien à chercher
sous le crâne, puisqu’on n’y trouve que de la cervelle) pose cependant un problème
particulier au sociologue : comment analyser une action sans que les motifs ou les
intentions qui la guident ne soient considérés comme la cause de ce qui arrive ? Et c’est
une des difficultés que rencontrent les recherches en ethnométhodologie lorsqu’elles
étudient l’accomplissement des activités pratiques : cet accomplissement est-il le fait
d’individus qui construisent l’ordre qui les environne dans le cours même de la
réalisation de l’action ou est-il uniquement et exclusivement le produit d’un ajustement
“naturel” aux circonstances changeantes d’une situation d’action dans le temps même de
son déploiement ? Cette indétermination suscite la divergence entre chercheurs : pour
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quelques-uns, qui prennent au sérieux le mouvement perpétuel qu’évoque la notion de
réflexivité, l’analyse de la pratique doit devenir à elle-même son objet et ne devrait jamais
avoir de fin ; mais la majorité d’entre eux conteste le bien-fondé de cette régression à
l’infini et adopte l’idée que toute description participe de (of) (en tant qu’élément interne)
et à (in) (en tant que moyen permettant de l’orienter) l’action en train de se faire, tout en
permettant d’y référer (as) (comme phénomène aux allures constituées) dans les
descriptions. C’est cette clause “in, of and as” qui fait de la réflexivité le phénomène qui
donne à la pratique la forme qu’elle manifeste. Et c’est précisément ce phénomène que la
sociologie doit analyser : la découverte en continu et en contexte des conditions toujours
changeantes qui ordonnent et gouvernent à la fois l’accomplissement séquentiel de
l’action en commun. Voilà ce à quoi renvoie, dans cette conception, la réflexivité de
l’action.
III
Il y a trois manières de poser la question de la réflexivité de l’analyste. La première, qui
suit celle de Bourdieu, consiste à rapporter le travail d’enquête à la position de
l’enquêteur – soit à partir des biais que sa position (“scolastique”, de classe, de genre ou
d’agent extérieur au monde pratique enquêté) risque d’introduire dans la recherche ; soit
à partir de l’éthique de recherche et du respect de la vie d’autrui. La seconde consiste à se
mettre en scène soi-même dans la narration du déroulement de l’enquête et à restituer les
mouvements de sa subjectivité. C’est un peu ce qu’une herméneutique de la première
personne pourrait proposer de faire. La troisième consiste pour l’enquêteur à se prendre
soi-même en tant qu’enquêteur comme objet d’une critique épistémologique en acte.
C’est-à-dire à analyser constamment ce qui permet de voir ce qu’on voit et d’entendre ce
qu’on entend comme on le voit et comme on l’entend. Il ne s’agit pas ici de faire un retour
réflexif sur ses analyses, ni de rendre compte des élans de sa conscience ou des émotions
qui l’assaillent au contact du terrain (bien que cela puisse se faire sous certaines
modalités). Mener une telle critique est un travail rigoureux et serré de description et de
clarification des procédés utilisés dans les pratiques de l’observation et de l’analyse1. C’est
l’essentiel de la démarche adoptée en ethnométhodologie. Sa méthode consiste à
apprendre à se mettre à distance de soi-même et du sens commun qu’on partage avec nos
1
Exigence défendue par P. Lazarsfeld (1970, p.258).
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contemporains, à passer systématiquement au crible de la critique, dans l’analyse des
données, chacun des éléments dont on se sert pour produire l’interprétation des données.
Quel est donc le problème que le sens commun pose à l’analyste lorsque son terrain ne se
situe pas hors de la société dans laquelle il vit (a fortiori s’il y a été élevé) ?
C’est le fait que l’observateur est partie prenante de l’objet qu’il observe. La
question est donc : comment se mettre à distance de ses propres catégories de jugement
dans la mesure où ce sont exactement celles des sujets qu’il étudie lorsqu’il appréhende
les choses dans un environnement qu’il croit déchiffrer instantanément. La technique
consiste à se rendre étranger à un monde qui est pourtant familier. Quels sont les
éléments de cette technique : 1) construire un objet d’enquête qui inscrit dans sa
formulation même l’écart avec le sens commun (la règle de l’écart maximal) ; 2) penser la
langue qui se parle dans le monde des enquêtés comme un vernaculaire – un idiolecte –
qui fixe les limites d’un univers d’action et que l’analyste doit apprendre comme il
apprendrait le swahili ou le nambikwara2 ; 3) rapporter la moindre des descriptions
produite par les enquêtés au contexte immédiat de sa formulation et aux contraintes
logiques inscrites dans l’usage de l’idiolecte ; 4) dénicher le moinde effet de connivence
avec les acteurs, le rompre et en clarifier les conditions d’émergence ; 5) analyser les
phénomènes de l’intelligibilité mutuelle et de la coordination comme des accomplissements
pratiques réalisés par des personnes dont le but premier est d’assurer la continuité de
l’action en commun ; 6) traquer systématiquement les fausses questions induites par
l’ignorance des relations directes entre un fait et ce qui le définit constitutivement.
La coordination doit être envisagée comme un processus d’ajustement permanent,
dépendant des procédés de révision ou de “normalisation” directement mis en œuvre
dans le cours même de l’action. De ce point de vue, l’existence d’une connaissance
ordinaire suppose celle d’un accord préalable sur le monde tel que les enquêtés le
pratiquent. Et cet accord est la condition de possibilité de l’interaction au lieu d’en être le
produit. Cette conception esquisse une solution au problème de l’objectivité : si les
conduites individuelles actualisent une coordination (c’est-à-dire qu’elles semblent
correspondre à ce qu’il faudrait qu’elles soient), c’est qu’elles s’accommodent sur des
critères d’identification qui encadrent directement l’objectivation (reconnaître de quoi il
2
C’est l’objet de mon texte sur Bourdieu et Garfinkel et la comparaison des deux trinômes : habituschamp-sens pratique versus membre-organisation sociale de l’activité pratique-raisonnement pratique
(Ogien, 2007, ch. 1).
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s’agit) et la conceptualisation (indiquer ce qui est le cas).
IV
La réflexivité de l’action invite à construire une “sociologie de la connaissance
ordinaire”, en partant de la reconnaissance d’un fait d’espèce : les êtres humains sont
incapables de ne pas être au courant de ce qu’ils font lorsqu’ils agissent en commun dans
des circonstances qu’ils connaissent bien3. Accepter ce fait est une décision réaliste (c’est
ainsi que nous sommes) et économique (elle libère le sociologue du souci d’apporter des
réponses à de fausses questions : qu’est-ce que la connaissance ; comment se distribue-telle dans le corps social ; comment partager le cognitif du social ?).
La première conséquence de ce choix tient en un constat : si la connaissance est
un fait d’espèce, il faut renoncer à l’appréhender comme un fait cognitif (au sens où elle
serait le produit d’un mécanisme physique et computationnel) ou intersubjectif (au sens où
elle rapporterait à l’échange d’arguments rationnels dans les échanges sociaux). Ce qui ne
veut pas dire qu’on ne puisse pas le faire. Mais il y a gros à gagner à reprendre le projet
esquissé par Durkheim (1913) dans les Formes élémentaires de la vie religieuse : concevoir la
connaissance comme une faculté qui s’exerce directement dans l’action en commun. Et
ce qu’il y a à gagner tient en un principe : comprendre ce que font les individus ne
requiert pas de dégager la signification qu’ils donnent à ce qu’ils font, mais à rendre
compte de l’obligation (au sens d’engagement mutuel normalement irrévocable) dans
laquelle les individus se trouvent de faire usage de significations pour agir en commun.
C’est l’existence de cette obligation qui permet de concevoir l’exercice de la faculté de
connaître comme un phénomène exclusivement social. Et l’ethnométhodologie rajoute à
cela un élément : cette socialité se déploie directement dans la temporalité même de
l’accomplissement de l’action en commun, sans requérir la déliberation préalable d’un
agent au sujet de ce qu’il doit faire pour ajuster sa conduite à autrui.
Admettre que la faculté de connaître est un fait d’espèce oblige à reconnaître, de
façon inconditionnelle, que tout individu possède, du seul fait qu’il vit en groupe et agit
avec autrui, trois attributs :
3
Ce que Hilary Putnam rend ainsi : “on ne peut pas rejeter les phénomènes [intentionnels] en disant qu’ils
relèvent de la psychologie populaire, à moins que l’on puisse rejeter du côté de la psychologie populaire
l’idée même qu’il existe des choses et que nous y pensions.” (Putnam, 1990, p.24).
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1. il a une vision pertinente du monde dans lequel il vit et des univers d’action dans
lesquels il a l’habitude de s’engager ;
2. il sait évaluer de façon adéquate la forme et le déroulement que devraient avoir les
types d’activité collective auxquels il lui arrive régulièrement de participer ; et
3. il est capable d’ajuster ses conduites aux circonstances de l’action et de donner une
description correcte des raisons pour lesquelles il l’a fait.
Si ces trois attributs font constitutivement partie de l’équipement physiologique de
l’être humain (ou, pour le dire de façon imagée, si l’être humain déchiffre son
environnement comme il respire), il faut rejeter le principe de “non-conscience” de
l’agent, qui, comme Le métier de sociologue l’affirme, reste “la condition sine qua non de la
constitution de la science sociologique” (Bourdieu, Passeron et Chamboredon, 1968,
p.31). On se trouve loin du mentalisme, du subjectivisme ou du cognitivisme ; loin aussi
de ceux qui plaident pour le pré-logique, le pré-réflexif ou le non-conceptuel. Cette
conception de la connaissance porte deux conséquences de méthode : rejeter l’idée d’une
séparation entre connaissance et action (tout vient ensemble) et admettre le primat de la
pratique sur la théorie - ou de l’action sur la délibération (en suivant la maxime de
Goethe : “au commencement est l’acte”)4.
Si cette position permet, comme on va le voir plus loin, de résoudre une série de
questions qui pèsent sur la manière de pratiquer la sociologie, elle a prix que certains
peuvent trouver trop élevé : accepter un point de vue déflationniste aux plans des
explications que l’analyse est susceptible de délivrer sur l’état de la société, les questions
de pouvoir et les rapports de domination. Mais cette acceptation n’est certainement pas
un abandon de la vocation critique de la sociologie. Où se situe cette vocation lorsqu’on
rend compte de l’action en commun sur le mode que propose de suivre
l’ethnométhodologie ?
V
Une des difficultés auxquelles la recherche en sociologie se trouve confrontée aujourd’hui
est de savoir quelle place il convient de réserver aux pratiques des acteurs et à la notion
4
Sur cette maxime, voir P. Macherey (2001). Cette manière de revenir perpétuellement sur les conditions
initiales de l’activité scientifique peut être appréhendée comme une spécificité inhérente au travail
sociologique dont la force procède de ce qui a été ingénieusement nommé les “vertus de l’incertitude” par
J. M. Berthelot (1996).
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de sujet dans un modèle d’explication qui reste, peu ou prou, marqué par le
déterminisme. Cette difficulté prend souvent la forme d’une question : comment
s’intéresser à ce que les individus font et disent qu’ils font sans glorifier le “point de vue des
acteurs” ? Les recommandations de l’ethnométhodologie offrent une réponse à cette
question en invitant à envisager les faits sociaux comme des faits intentionnels, c’est-à-dire
comme des faits qui ne prennent consistance que dans l’interaction (mais une fois qu’on a
admis que les individus savent identifier et catégoriser les propriétés attachées à ces faits
en en faisant usage dans l’action). Se pose alors une nouvelle question : fait-on encore de
la sociologie lorsqu’on envisage les faits sociaux comme des faits intentionnels ? Quatre
principes d’analyse permettent d’affirmer que c’est bien le cas :
1. Envisager le social non pas comme une force contraignante émanant de “la”
société, mais comme une force qui opère de l’intérieur même des procédés dont les
individus se servent pour donner, immédiatement et directement - c’est-à-dire de
manière non réfléchie -, une intelligibilité aux choses et événements afin d’assurer
la continuité du flux de l’action dans laquelle ils sont engagés (Garfinkel & Sacks,
2007). Un slogan résume l’affaire : il faut localiser le social non pas dans la société,
mais dans la faculté de connaître telle qu’elle s’exprime dans l’action en commun
(ce que permet de faire le principe d’indexicalité).
2. Admettre que l’ordre qui détermine le déroulement de l’action ne peut pas être
défini a priori et en théorie, mais doit être conçu comme un phénomène inhérent à
la vie sociale telle qu’elle s’actualise à chaque instant ; ce qui conduit à penser que
la pertinence de cet ordre (ou d’un fragment de cet ordre) doit être “redécouverte”
chaque fois à nouveau de façon locale et de l’intérieur même d’un cours d’action en
train de se réaliser (ce à quoi invite le principe de réflexivité)
3. Reconnaître que, si l’ordre localement pertinent se découvre dans l’action en
commun, c’est que tous ceux qui y prennent part utilisent un même ensemble de
critères d’identification et de jugement au sujet de “ce qui se passe” et de “ce qu’il
convient de faire ensuite”. Ces critères peuvent donc être tenus pour objectifs au
sens où chaque partenaire d’une interaction manifeste le fait qu’il les connaît (au
moins de façon approximative) au moment où il s’en sert publiquement pour
s’orienter de façon correcte dans son rapport à autrui en s’y ajustant. (ce dont rend
compte le principe de conceptualisation ordinaire)
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4. Considérer que toute analyse de l’action rate son objet si elle ne prend pas en
considération les opérations (logiques ou épistémiques) nécessairement impliquées
dans les pratiques d’orientation et d’ajustement réciproques qui constituent, pas à
pas, l’activité à laquelle les individus participant et sont au fondement de
l’accomplissement de la coordination (ce que résume le principe d’inférentialité
séquentielle).
Adopter ces principes est un choix délicat. Celui qui le fait doit savoir qu’il lui
faut, en partie, renoncer aux instruments habituels de l’explication sociologique :
l’historicité
(tradition) ;
la
détermination
(socialisation) ;
et
les
motivations
(intériorisation ou incorporation) ; et se placer délibérément dans la position
inconfortable de travailler sans le soutien d’une théorie préalable (sans référence à un
cadre d’explication qu’il peut projeter à loisir sur l’action pour rendre compte de ce qu’il
observe).
Que doit faire le sociologue lorsqu’il a renoncé à ces assurances ? Rester au plus
près des propriétés matérielles de l’action et en produire la description la plus détaillée et
la plus minutieuse possible. C’est-à-dire porter l’intérêt analytique sur d’autres
phénomènes constitutifs de l’action : les conditions de l’engagement mutuel ;
l’orientation du cours d’action en raison d’une visée pratique ; l’incertitude (la
compréhension de ce qui s’est passé dépend de la réaction immédiate d’autrui) ;
l’incomplétude (les contenus de communication verbale échangés ne suffisent pas à
établir un accord : ils appellent un travail complémentaire de mise en adéquation et en
cohérence) ; la séquentialité (irréversibilité du déroulement temporel).
Reste une dernière question à résoudre : comment appréhender un fait social
comme un fait intentionnel tout en n’abandonnant pas ce “sens de la systématicité” qui
est le propre de la démarche scientifique ? La réponse à cette question doit, à mon avis,
être apportée dès le premier moment de la recherche, à savoir dans le processus de
construction de l’objet. Il s’agit alors de suivre trois consignes :
1. délimiter strictement l’objet de l’analyse, en spécifiant comment cette délimitation
“respecte le réel” - ou un fragment de réel délibérément circonscrit5 ;
5
Boudon affirme que le seul principe qui permet de concevoir la sociologie comme une activité de nature
scientifique est de “s’efforcer de respecter le réel”.
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2. fixer le cadre à l’intérieur duquel l’analyse de cet objet se mène, en détaillant
rigoureusement les éléments de contexte dans lesquels cet objet s’actualise ; et
3. contenir fermement l’analyse dans ce cadre (phénoménologie de l’objet
scientifique), même s’il diffère considérablement de celui que le commun utiliserait
pour rendre compte de ce fragment de réel soumis à examen (phénoménologie des
rapports perçus)6. Ce qui permet de justifier l’exclusion de données recueillies mais
qui n’ont pas de pertinence pratique pour cette analyse7.
Ces trois consignes sont celles qu’il faut suivre pour répondre à une exigence que
tout travail sociologique doit remplir : construire ce que Bourdieu a nommé le système de
relations objectives à l’intérieur duquel un objet va être étudié. Mais, à la différence de
Bourdieu, pour qui l’objectivité ne pouvait venir que de l’extérieur de l’action, je crois
possible de construire un tel système pour analyser l’action de l’intérieur de son
déroulement in situ, c’est-à-dire telle qu’elle est mutuellement accomplie par les individus
impliqués dans sa réalisation.
VI
La particularité de la recherche en ethnométhodologie tient à l’objet qu’elle se donne :
c’est une forme d’activité pratique que des groupes d’individus accomplissent en commun,
pas des organisations, des institutions, des rapports de pouvoir, des dispositifs politiques.
Il ne s’agit pas non plus de s’intéresser à ces thèmes traditionnels qui divisent la
sociologie en domaines de spécialisation (pauvreté, drogue, chômage, inégalité, prison,
travail, santé, genre, etc.). En fait, l’objet de l’enquête ethnométhodologique s’inscrit,
comme par nécessité, dans l’un de ces domaines puisque le travail de terrain repose
invariablement sur l’observation d’une activité située – donc dans un univers de pratiques
socialement organisé. Une fois cet objet choisi, le recueil et l’analyse des descriptions que
les individus formulent pour rendre compte de la manière dont ils font ce qu’ils ont à
faire et disent ce qu’ils disent pour l’expliciter n’implique pas de réhabiliter “le point de
6
Selon le principe de méthode énoncé par Granger : “Un système nouveau, une phénoménologie de l’objet
scientifique [doit être] substituée au système brut des significations vécues, à la phénoménologie des
rapports perçus.”, (Granger, 1967, p.66). Cette substitution est une autre manière d’opérer cette “rupture
épistémologique” préconisée par
Bourdieu, Passeron et Chamboredon (1968), qui conçoivent
“l’objectivation de l’objectivation” dans la perspective de l’enquête positiviste (réfléchir à la distance sociale
et pratique entre le savant, ses méthodes d’investigation et les sujets qu’il y soumet).
7
Sur cette méthode de construction de l’objet d’enquête, voir Ogien (2011).
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vue des acteurs” et prendre à la lettre le contenu de leurs affirmations. Dans la
perspective ethnométhodologique, c’est la manière dont ces descriptions sont formulées
est le cœur de l’analyse sociologique. Cette primauté accordée à la forme (comment ce
qui est dit est dit) plutôt qu’au fond (ce qui est dit) oblige à suspendre tout jugement au
sujet de la véracité et de l’authenticité de ces énoncés et à refuser d’expliquer la véritable
nature de ces descriptions en recourant aux catégories d’une théorie savante.
Ce type de recherche exige une familiarisation totale avec la forme d’activité
pratique étudiée et le milieu dans lequel cette activité se déroule (c’est-à-dire une longue
présence sur un terrain pour en apprendre et en pratiquer la lange vernaculaire et les
usages). Une grande part de cette familiarité naît dans la lecture d’une masse de livres,
d’articles et de documents relative aux conditions (généalogiques, historiques, politiques
et administratives) dans lesquelles l’activité observée se déroule (comme l’exercice de la
psychiatrie, la prise en charge de la toxicomanie ou l’activité de gouvernement). Mais ce
savoir accumulé doit servir l’enquête (et pas constituer l’objet du travail) : il faut, par
principe, considérer qu’il est totalement absorbé dans ce que les agents sont en mesure de
faire dans l’ici et le maintenant de l’activité pratique telle qu’elle se déroule au quotidien. Et
c’est dans cette activité qu’il convient de la découvrir sous sa forme actualisée.
Les recherches en ethnométhodologie inversent donc l’ordre traditionnel des
priorités : l’analyse d’une forme d’activité pratique sert d’abord à décrire les opérations
épistémiques (ou les “méthodes”) que les agents utilisent de façon irréfléchie pour mettre
directement en ordre les éléments perceptibles d’un environnement d’action (choses,
individus, faits et gestes, énoncés) aux seules fins pratiques d’assurer la continuité des
échanges sociaux ; et ce n’est que de surcroît que cette description rend compte de la
nature et des modalités de l’actualisation de l’activité pratique étudiée (c’est-à-dire le
travail des agents ou les pratiques professionnelles faisant l’objet de l’observation). Ce
type de recherche modifie l’orientation du recueil et du traitement des données. D’une
part, le travail sur archives, dossiers, littérature professionnelle, littérature grise doit être
envisagé comme une méthode pour saisir de l’intérieur de lui-même, le raisonnement
pratique et les routines établies propres à la forme d’activité pratique dans laquelle
l’action en commun analysée s’inscrit. D’autre part, la confection de l’entretien et sa
réalisation doivent être pensées dans cette même perspective : il ne s’agit plus de faire de
l’interlocuteur un “informateur privilégié”, mais de le mettre en situation de produire des
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énoncés originaux dans lesquels s’exprime le phénomène général que l’analyse cherche à
mettre au jour et à décrire, à savoir les opérations épistémiques élémentaires constituant
l’exercice de la connaissance ordinaire (identification, mise en relation, généralisation,
typification, catégorisation, etc.). L’hypothèse qui justifie cette approche est la suivante :
ce sont ces opérations, incessantes et protéiformes, qui rendent possible le déroulement
de l’action en commun.
On peut donc, pour finir, revenir à la question de la vocation critique de ce genre
d’analyse sociologique en disant que la perspective ethnométhodologique défend une
ambition : saisir les structures élémentaires de la dynamique de l’action en commun, afin
de produire une analyse empirique des conditions de possibilité épistémiques qui
permettent son accomplissement. Poursuivre cette ambition conduit le sociologue à
renoncer à toute forme d’explication théorique (qui fait de la société, de la domination ou
de la rationalité de l’acteur un principe d’explication a priori) comme à la description
ethnographique pure (rendre compte de façon minutieuse des éléments matériels et
intersubjectifs qui font que les pratiques collectives s’engagent, se développent et
s’achèvent de la manière dont elles le font en prétendant suspendre tout parti pris de
départ). Ce qui ne rend pas le travail totalement vain : démontrer empiriquement que
l’activité de connaissance est sociale de part en part permet de réinscrire de plein droit la
sociologie dans le débat que les sciences cognitives ont ouvert au sujet de la nature de la
connaissance et de fonder une critique argumentée de la réduction naturaliste du mental
au cognitif. C’est là la valeur et la spécificité d’une démarche qui porte attention à la
réflexivité de l’action, pas à celles de l’acteur ou de l’analyste.
Références bibliographiques
Berthelot Jean-Michel (1966), Les vertus de l’incertitude, Paris, PUF.
Boudon Raymond (2010), La sociologie comme science, Paris, La Découverte (« Repères »).
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