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Vincent Dubois « Sociologie de la culture » Dictionnaire de sociologie, Albin Michel-Encyclopædia Universalis nouvelle édition en ligne, 2015. Le découpage des spécialités sociologiques oscille habituellement entre deux principes. Selon une répartition thématique, elles sont constituées en fonction de domaines empiriquement distingués (comme la sociologie du sport ou de la santé). Un partage d'ordre plus conceptuel repose quant à lui sur des orientations ou au moins des questions de recherche (comme la sociologie des organisations ou de la déviance). La sociologie de la culture n'échappe pas à cette hésitation. De prime abord, elle couvre un secteur plus ou moins clairement délimité, qui englobe la sociologie de l'art et ce qui est socialement désigné comme relevant de la « vie culturelle ». Elle regroupe alors un ensemble de subdivisions (sociologie de la lecture ou de la musique) et intègre de manière variable des domaines connexes comme la sociologie des médias, des loisirs ou des intellectuels. Son périmètre diffère d'ailleurs fortement selon les traditions scientifiques : il est tendanciellement plus restreint dans la sociologie française que dans le monde anglo-saxon, où le label sociology of culture intègre notamment le sport, les attitudes vestimentaires, les modes de vie, voire la science. La sociologie de la culture peut aussi se définir de manière transversale comme l'analyse des biens symboliques (œuvres d'art, productions intellectuelles ou médiatiques). L'étude de leur production, de leur diffusion, de la définition de leur valeur, de leur appropriation différenciée et de leurs usages sociaux peut alors offrir un point de vue spécifique à l'observation plus générale des rapports sociaux. En l'envisageant de cette manière, on comprend que la place de la sociologie de la culture dans l'analyse sociologique excède de loin celle d'une simple spécialité thématique. L'émergence d'un champ de recherche La plupart des fondateurs de la discipline sociologique ont abordé les questions artistiques et culturelles. Même si leurs œuvres n'y renvoient souvent que de manière allusive (chez Émile Durkheim) ou ponctuelle (comme la sociologie de la musique de Max Weber), leurs apports sont décisifs pour la constitution ultérieure de ce domaine de recherche. L'exemple le plus évident en est donné par la sociologie de Karl Marx. Bien qu'elle ne consacre spécifiquement que peu de pages à l'art ou à la littérature, elle a fourni un point d'appui majeur pour leur analyse sociologique, en invitant à les rapporter aux structures et rapports socioéconomiques qui leur confèrent leur forme, leur sens et leur fonction. Sans doute plus que d'autres champs de la sociologie, la sociologie de la culture s'est largement constituée grâce aux travaux d'autres disciplines. Pour n'en donner que quelques exemples, elle doit beaucoup de ses orientations à des auteurs provenant des études littéraires (comme Mikhail Bakhtine ou Richard Hoggart), de la philosophie (comme Theodor Adorno ou John Dewey), de la sociolinguistique (comme William Labov) et bien sûr de l'histoire (d'Erwin Panofsky à Carlo Ginzburg). L'anthropologie, notamment américaine, a également joué un rôle majeur dans sa genèse, en faisant de la culture une notion centrale des sciences sociales, en insistant sur les dimensions symboliques de la vie en société, et en illustrant une posture « relativiste », qui a notamment animé nombre de sociologues dans leur étude des « cultures populaires ». Outre ces origines intellectuelles, la constitution de la culture comme champ de recherche sociologique à partir des années 1960 doit beaucoup aux logiques d'affirmation de la discipline sociologique au sein du champ universitaire, particulièrement en France. Prendre pour objet l'organisation du marché de la peinture (Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, 1967) ou la fréquentation des musées (Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’amour de l’art, 1966) a pu participer d'une stratégie plus globale menant à distinguer la sociologie d'une science appliquée visant à la résolution des « problèmes sociaux », en la dotant d'un agenda et d'une hiérarchie des objets de recherche plus détachés des demandes immédiates formulées par le pouvoir politique ou les médias. Analyser les conditions matérielles et les facteurs sociaux de ce qui est traditionnellement considéré sous l'angle du génie créateur ou de la sensibilité individuelle, c'était par ailleurs non seulement étendre le domaine du sociologiquement pensable à des domaines réputés rétifs à la froideur de l'objectivation scientifique, mais également prendre pied sur le terrain de l'académisme lettré, et en particulier des études littéraires, qui occupent encore à l'époque une position dominante au sein du champ académique. L'investissement de sociologues de premier plan dans ce domaine (Pierre Bourdieu en France ou Howard Becker aux États-Unis) et la fertilité théorique de ce terrain ont fait de la sociologie de la culture un des champs les plus productifs de la sociologie. Questions et propositions Depuis le milieu des années 1960, ce champ s'est structuré autour de trois principales séries de questions, revenant sur les représentations communes de la culture. Si elles ont donné lieu à des propositions et des réponses très variées et parfois divergentes, ces questions n'en ont pas moins constitué des bases permettant l'unification et le développement d'un domaine de recherche. Les biens culturels comme produits collectifs Contre la représentation romantique de l'artiste comme créateur individuel et de la création comme « mystère » relevant du génie inspiré, les sociologues de la culture se sont tout d'abord attachés à comprendre l'organisation collective de la production des biens culturels. C'est le cas dans la sociologie américaine des « mondes de l'art ». Avec cette notion, Howard Becker insiste sur le caractère collectif de la production des œuvres, invitant àrestituer l'ensemble des interactions qui ont rendu leur existence possible. La mise à plat de l'ensemble des acteurs a le double mérite d'attirer l'attention sur les pratiques concrètes et de désacraliser « l'Artiste », qui n'est somme toute qu'un acteur parmi d'autres : sans l'inspiration du peintre certes, mais aussi sans la vente de pinceaux et l'accrochage des tableaux, il n'y aurait pas d'exposition de peinture. Arthur Danto utilise quant à lui la notion de monde de l'art pour montrer qu'« un objet n'est une œuvre d'art que grâce à une interprétation qui la constitue en œuvre ». Ce sont les conditions historiques et le fonctionnement du monde de l'art qui orientent les possibilités de cette interprétation constitutive de l'œuvre, à l'instar de celle dont ont pu bénéficier les boîtes de tampon à récurer Brillo, peintes par Andy Warhol, point de départ de l'analyse de Danto. Au sein de la littérature sociologique, c'est sans doute l'usage de la notion de champ par Pierre Bourdieu qui offre la vision la plus systématique et complète de l'organisation sociale de la production culturelle. Le type particulier de biens que l'on appelle « œuvre d'art » et plus largement les objets culturels sont le produit d'un espace social spécifique lui-même produit d'une histoire particulière : le champ de la production culturelle. La constitution de ce champ a été rendue possible grâce à un long processus d'autonomisation, qui s'accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle. Alors que la production culturelle était organisée et évaluée en fonction de logiques externes (hétéronomes), imposées par l'Église, l'État ou les riches commanditaires, elle devient de plus en plus régie par des principes et des règles qui lui sont propres. La théorie de « l'art pour l'art », selon laquelle la création artistique doit être à elle-même sa propre fin, est une composante du processus historique par lequel les logiques et finalités externes (comme la rentabilité économique) ont été mises à l'écart au profit de modes d'organisation et de principes propres à l'univers culturel et édictés en son sein (les « règles de l'art »). Cette autonomie n'est évidemment jamais complète et peut connaître de fortes limitations conjoncturelles. Et comme tout processus historique, l'autonomisation n'a rien d'irréversible. Organisée au sein d'un champ (relativement) autonome, la production artistique obéit avant tout aux logiques de la concurrence réglée entre agents positionnés au sein du champ artistique. Consacrés par la critique savante ou le succès populaire, établis ou prétendants, ils utilisent un registre ésotérique ou plus « grand public », déploient dans leur travail des stratégies de conservation ou de subversion. En bref, le moteur de la création artistique et la détermination du contenu des œuvres procèdent moins du génie individuel que de la dynamique relationnelle des positions et prises de position des agents intégrés au champ artistique et qui en ont assimilé les règles. En se démarquant du réductionnisme interne qui ne cherche le sens des œuvres que dans leur contenu, mais aussi d'un certain structuralisme qui considère les relations entre les œuvres sans se soucier de leurs producteurs, il est alors possible de révéler la structuration sociale particulière qui détermine les conditions de leur production. La production culturelle ne se résume pas à la production matérielle d'objets culturels ; elle consiste tout autant dans la production de la valeur de ces objets. Le tout n'est pas d'écrire un livre ou de peindre un tableau. Encore faut-il qu'il soit publié ou exposé, et reconnu dans son statut d'œuvre. Ainsi les processus liés de la diffusion (par les éditeurs, les galeries, les institutions, etc.) et de la reconnaissance (par la critique, les médias, le public, etc.) sont-ils partie prenante de la production culturelle. De même qu'il ne suffit pas de se dire artiste pour être reconnu comme tel, la production de l'œuvre en tant qu'œuvre implique l'intervention d'autres agents que son seul « créateur ». Ces agents, les pairs, les jurys de prix littéraires ou les festivals prestigieux forment les instances de consécration du champ culturel, qui sélectionnent, commentent, confèrent du crédit. En bref, s'il y a un mystère à élucider, ce n'est plus celui de la « création » en tant qu'acte individuel, mais celui de la magie des processus de consécration qui, comme l'urinoir de Marcel Duchamp devenu œuvre d'art, transforment le statut d'un objet en édictant la manière dont il doit être considéré. L’analyse de ces opérations de sélection, de consécration et de diffusion a récemment été renouvellée par la sociologie des intermédaires des mondes de l’art (Laurent Jeanpierre, Olivier Roueff, La culture et ses intermédiaires, 2014, Wenceslas Lizé, Delphine Naudier et Séverine Sofio, Les stratèges de la notoriété, 2014). Du goût comme phénomène social aux usages sociaux de la culture Contre cette fois la représentation humaniste de l'art et de la culture comme domaine exclusif de la sensibilité et du goût individuel, un second travail des sociologues de la culture a consisté à montrer le caractère socialement déterminé des attitudes et des pratiques en la matière. Il a d'abord fallu établir, notamment de manière statistique, le constat des différences sociales en matière de culture : le goût et l'écoute de l'opéra ou de la musette ne se répartissent pas socialement au hasard. Dans la mesure où l'intensité des pratiques varie considérablement d'un groupe à l'autre (que l'on pense à la lecture ou aux sorties théâtrales), et où la valeur socialement attribuée aux types de pratique varie elle aussi beaucoup (un rapport hiérarchique s'établit entre l'opéra et la musette), le simple constat des différences a rapidement laissé la place à celui des inégalités culturelles. En effet, sauf à considérer que la réalité sociale obéit au postulat méthodologique selon lequel, pour l'analyse, « toutes les cultures se valent », on est conduit à observer, même si elle n'est ni implacable ni immuable, qu'il existe une échelle des valeurs culturelles, et que cette échelle n'est pas sans rapport avec l'échelle des positions sociales. Ainsi, une très abondante littérature sur les pratiques culturelles a montré que les types de pratiques correspondent tendanciellement à des groupes sociaux distincts, et que la probabilité d'une pratique au moins occasionnelle des formes culturelles socialement reconnues comme « hautes » décline au fur et à mesure que l'on descend dans la hiérarchie sociale. C’est sur cette base que s'est développé le thème des inégalités sociales d'accès à la culture. Au-delà du constat statistique, il a fallu affiner l'analyse et proposer un modèle explicatif. La mise en relation des positions sociales et des pratiques culturelles a pu dépasser la simple correspondance entre classes sociales et types de pratiques et de goûts en croisant plusieurs variables, et en mettant plus particulièrement en évidence le rôle prédominant du capital culturel. Si la position sociale joue un rôle, c'est très largement par l'intermédiaire du niveau de capital culturel – essentiellement mesuré au niveau du diplôme – auquel elle est associée. En établissant la structure de l'espace social à partir du volume global du capital social détenu et de la structure de ce capital (poids relatif du capital économique et du capital culturel), on peut établir un système de correspondance entre positions sociales et pratiques culturelles. En plus des grandes oppositions les plus simples (dominants et dominés), ce système permet de saisir les différences culturelles parfois très importantes qui s'établissent à un niveau social équivalent, par exemple entre les fractions intellectuelles et économiques de la bourgeoisie, ou entre les professions intermédiaires du public et du privé. Si le capital culturel joue un rôle décisif, c'est de manière générale parce que son poids relatif détermine les systèmes de perception du monde qui structurent les goûts et les attitudes, en matière de culture comme en politique. C'est aussi parce que la détention du capital culturel, sous sa forme intériorisée, renvoie à l'acquisition des codes culturels qui permettent d'apprécier, à tous les sens du terme, les productions culturelles et de se situer dans cet univers. C'est enfin parce que, par une sorte d'effet multiplicateur, le capital culturel engendre des aspirations et des pratiques (lecture ou sorties culturelles) qui contribuent à l'augmenter, un peu comme on augmente le capital économique initialement détenu en le faisant fructifier. Mais la dynamique qui préside à la répartition sociale des pratiques et des goûts ne saurait se réduire à une logique endogène d'auto-entretien du capital culturel. La sociologie a bien identifié et décrit les « fonctions sociales » remplies par la culture au travers des usages dont elle peut faire l'objet. La thèse est bien connue : si les pratiques culturelles sont déterminées par les positions sociales occupées, elles forment en retour un puissant marqueur symbolique de l'occupation de ces positions. Formulée de manière ancienne et sommaire par des sociologues comme Thorstein Veblen (Théorie de la classe de loisir, 1899) ou Edmond Goblot (La Barrière et le niveau, 1925), elle trouvera là encore une formulation systématique et empiriquement fondée dans la sociologie de Bourdieu et notamment dans La Distinction (1979). Cet ouvrage montre ainsi que les principes de classement à partir desquels s'opèrent les jugements de goût, dont les préférences esthétiques ne sont qu'une des manifestations les plus visibles (snob/vulgaire, recherché/commun, brillant/lourd ou appliqué), entretiennent un rapport d'homologie avec la structure sociale au sein de laquelle se distinguent les classes (supérieures, moyennes, populaires) et leurs fractions (bourgeoisie traditionnelle/bourgeoisie économique ou intellectuelle, par exemple). Mais cette répartition n'est pas figée. La recherche de la distinction apparaît comme une quête sans fin au principe de l'histoire toujours recommencée de la distribution sociale des goûts, qui cessent d'être distinctifs à mesure qu'ils se répandent, conduisant les fractions cultivées à rechercher la nouveauté aussi bien qu'à retourner à des formes culturelles oubliées pour montrer l'écart qui les sépare des classes populaires. Univers de la dénégation du social, la culture et le goût renvoient en fait à la reproduction et la légitimation des inégalités sociales. On entrevoit ainsi les rapports complexes entre l'ordre social (la distribution inégalitaire des positions sociales) et l'ordre culturel (l'établissement subtil des hiérarchies symboliques). Ce sont ces rapports complexes, irréductibles à une détermination univoque, qu'analyse la théorie de la légitimité culturelle. Ce faisant, la sociologie de la culture permet d'aller bien au-delà des seules questions « culturelles » au sens restreint du terme. Quelques tendances contemporaines Logiques sociales de la production culturelle, détermination des goûts et des pratiques, usages sociaux de la culture dans les stratégies de reproduction : ces questions et les manières d'y répondre ne sont pas restées inchangées depuis que la sociologie de la culture a commencé sa structuration. Sans prétendre à l'exhaustivité ni à une présentation complète des multiples et complexes innovations et infléchissements conceptuels, nous terminerons cette présentation en évoquant brièvement quelques tendances récentes de la recherche. Le renouvellement des objets Les questions de la « consommation culturelle » et de la formation des goûts ont récemment été posées à nouveaux frais, à partir des changements liés à l’Internet dans l’accès à la culture, ou des pratiques culturelles des enfants et adolescents (Détrez, 2014). Tout comme l’Internet a brouillé la frontière entre « production » et « consommation », les pratiques amateur, jusque là peu étudiées, révèlent un rapport « actif » à la culture qui intègre de multiples aspects e la vie sociale, amenant à reconsidérer la césure entre les pratiques culturelles et les autres (Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon, Emmanuel Pierru, Les Mondes de l’harmonie, 2009). Dans le prolongement de la question des « publics » et des modes d'appropriation socialement différenciés des produits culturels, tout un courant – composite – de recherche s'est développé autour de la question de leur réception (Isabelle Charpentier, Comment sont reçues les œuvres, 2006). Du travail critique construisant le sens particulier d'une œuvre à la mise en évidence des différents degrés d'attention des publics qui y sont exposés en passant par leurs réceptions internationales, les schémas trop simples (émetteur/récepteur) ont pu laisser place à une analyse plus nuancée et proche des pratiques de la mise en relation des œuvres et de leurs publics, et des « effets » des publics sur les œuvres aussi bien que des œuvres sur les publics. Parfois en lien avec la sociologie de la réception, les études sur la circulation internationale des œuvres ont également contribué à renouveler les approches. C'est en particulier le cas des études de sociologie de la traduction, au croisement d'une analyse des logiques éditoriales, des champs littéraires nationaux et de leurs relations et d'une sociologie des processus d'internationalisation (Gisèle Sapiro, 2008). C'est également au carrefour de plusieurs problématiques que se sont développés de nombreux travaux sur les politiques culturelles (Vincent Dubois, 2012). Renouvelant la question classique des rapports entre art et politique, ces travaux éclairent aussi bien les conditions sociales de la création que la question des publics (la « démocratisation culturelle » et ses limites), en montrant ce qu'elles doivent à l'intervention des pouvoirs publics. Enfin, l'analyse socioéconomique des professions artistiques et culturelles s'est renouvelée. Initialement engagée sous l'angle d'une étude morphologique des artistes, elle a été élargie aux différentes catégories de « médiateurs » culturels (bibliothécaires, conservateurs de musée, andministrateurs culturels, etc.). (Vincent Dubois, La Culture comme vocation, 2013). Elle a également été prolongée par une sociologie de l'emploi, dans ce secteur généralement considéré comme atypique du point de vue du rapport au travail et des conditions d'emploi (Pierre-Michel Menger, 2014), et par la sociologie des mobilisations liées à ces conditions d’emploi, avec le cas des intermittents du spectacle (Jérémy Sinigaglia, Artistes, intermittents, précaires en lutte, 2012). Débats théoriques Certains de ces nouveaux thèmes renvoient à des changements de problématique. La sociologie de la culture ayant constitué historiquement un domaine privilégié pour l'affirmation d'orientations et de théories sociologiques, on comprend qu'elle soit aujourd'hui un domaine d'élection pour la discussion des outils et concepts de cette discipline. Ces discussions, abondantes et touffues, renvoient le plus souvent à la question centrale des rapports entre activités culturelles et structures sociales. On se contentera ici d'en indiquer sommairement certains des principaux points d'achoppement. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont été parmi les premiers à mettre en garde contre les risques d'une dérive légitimiste de la théorie de la légitimité culturelle, qui conduirait à oublier que les cultures « dominées » peuvent avoir leur existence propre, et à considérer que la culture « dominante » exercerait sa domination de manière systématique et permanente. Pour ces auteurs, s'il y a une relation entre la domination sociale (relations entre groupes inégaux) et la domination symbolique (rapports de hiérarchie entre les formes culturelles), cette relation ne saurait être considérée comme un parfait parallélisme. D'autres vont beaucoup plus loin dans la mise en cause, revenant à une forme de relativisme culturel pour congédier tout rapport entre culture et hiérarchie sociale (quand ce n'est pour rejeter l'idée même de hiérarchie sociale). C'est par ailleurs la mise en relation entre groupes sociaux et formes culturelles qui a été questionnée. Richard Peterson et, à sa suite, d'autres sociologues américains ont tenté de montrer que l'équation « élite sociale + stratégie de distinction = culture d'élite » n'avait rien d'évident, les pratiques culturelles de l'élite se caractérisant davantage par l'éclectisme. Le « snobisme » céderait le pas à l'« omnivorisme ». Une démonstration plus sophistiquée est proposée par Bernard Lahire qui, partant des « dissonances » observables dans les comportements individuels (une même personne peut par exemple associer des goûts « légitimes » à d'autres qui le sont beaucoup moins), invite à relativiser la cohérence des systèmes de perception et de pratique, et ainsi à interroger à nouveaux frais la constitution des hiérarchies culturelles et leur rapport avec la hiérarchie sociale. Si elles s'inscrivent d'abord dans le champ relativement circonscrit de la sociologie de la culture, ces discussions renvoient plus largement aux débats qui animent la sociologie dans son ensemble, de la pertinence des analyses en termes de domination au poids explicatif des variables « lourdes », sans oublier, sur un plan plus technique, les apports et limites des méthodes quantitatives. C'est dire que la sociologie de la culture ne se contente pas de fournir des informations sur les activités culturelles ; elle apporte aussi une contribution majeure à la formation et la discussion des théories du social. Vincent DUBOIS Bibliographie H. BECKER, Les Mondes de l'art, Flammarion, Paris, 2006 P. BOURDIEU La Distinction, Minuit, Paris, 1979 ; Les Règles de l'art, Seuil, Paris, 1992 P. COULANGEON, Sociologie des pratiques culturelles, La Découverte, Paris, 2006 ; Les Métamorphoses de la distinction, Grasset, Paris, 2011 C. DÉTREZ, Sociologie de la culture, Armand Colin, Paris, 2014. V. DUBOIS, La Politique culturelle. Genèse d'une catégorie d'intervention publique, Belin, Paris, 2012 C. GRIGNON & J.-C. PASSERON, Le Savant et le populaire, Seuil-E.H.E.S.S., Paris, 1989 R. HOGGART, La Culture du pauvre, Minuit, 1976 B. LAHIRE, La Culture des individus, La Découverte, 2004 A. MATTELARD & E. NEVEU, Introduction aux Cultural Studies, La Découverte, 2003 P.-M. MENGER, Le Travail créateur, Point-Seuil, Paris, 2014 G. SAPIRO, Translatio : Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS, 2008.