Texte 7: Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834)
Acte III, scène 3: Le trio à la fontaine
                              (Entrent Perdican et Rosette, qui s’assoient.)
                                       CAMILLE, cachée, à part.
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y
venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
                     PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille l’entende.
Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi
seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi
ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.
                                                                         (Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
                                               ROSETTE
Vous me donnez votre chaîne d’or ?
                                              PERDICAN
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-
tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta
main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme
notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ;
elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je
distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride
sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.
                                           CAMILLE, à part.
Il a jeté ma bague dans l’eau.
                                              PERDICAN
Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule
en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que
voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas
infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ;
te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que
c’est que l’amour ?
                                               ROSETTE
Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
                                       Problématique:
    ● Comment le procédé de mise en abyme1 permet-il de mettre en évidence les jeux dangereux
       de la parole et du cœur ?
1 La mise en abyme (théâtre dans le théâtre) : Le théâtre est fondé sur le principe de la double énonciation : les
comédiens dialoguent entre eux sur scène POUR produire un spectacle destiné à l’attention du public.
                                             Mouvement 1:
          La mise en place du dispositif de la mise en abyme : une spectatrice cachée qui épie.
                                              Mouvement 2 :
                   Les jeux de la parole et du cœur du “comédien” Perdican
                                             Mouvement3:
                          Rosette, “comédienne” malgré elle et dupée.
                                               analyses linéaires:
        figures de ressemblance ( comparaison, métaphore, personnification, allégorie, métonymie,
périphrase, antanaclase, antonomase, paronomase, prosopopée )
        figures d’opposition ( antithèse, oxymore, antiphrase, antithèse )
        figures d’amplification ( hyperbole, accumulation, gradation, hypotypose, prétérition,
polysyndète )
        figures d’atténuation ( euphémisme, litote )
        figures de construction ( parallélisme, chiasme, asyndète, anacoluthe, hypallage, questions
rhétoriques, zeugme, apostrophe )
        figures de répétition ( assonance, allitération, anaphore, homéotéleute )
         champs lexicaux
         négation
         citation
         conjugaison (temps mode voix)
         mot
         phrases exclamatives / interrogatives
         didascalies
                                             INTRODUCTION:
         On présente un passage de la pièce en 3 actes d’Alfred de Musset, On ne badine pas avec
l’amour., Publiée en 1834 et représentée à la Comédie Française en 1861, On ne badine pas avec
l’amour est une pièce de théâtre qui s’ancre à la fois dans la biographie d’Alfred de Musset et dans le
mouvement romantique dont il se réclame. En effet, la liaison passionnée de ce dernier avec George
Sand et leur correspondance nourrit l’action qui relie Perdican et Camille, deux jeunes gens promis
l’un à l’autre depuis leur enfance. Le titre, formulé comme un proverbe, met en garde contre les
conséquences de la légèreté en amour.
L’extrait étudié est issu de la scène 3 de l’acte III. Perdican et Camille, cousins et amis d’enfance, sont
promis l’un à l’autre, mais leurs retrouvailles à l’acte I ont été conflictuelles. Camille a annoncé son
refus d’épouser Perdican, préférant entrer au couvent. Blessé, Perdican décide de se venger en
impliquant Rosette, une jeune paysanne naïve. Il organise alors une rencontre amoureuse près d’une
fontaine, certain que Camille les surprendra.
Cette scène repose sur un effet de mise en abyme : Perdican et Rosette jouent un simulacre de
déclaration amoureuse, tandis que Camille, trompée par cette mise en scène, en devient la spectatrice
impuissante. Arrivée en avance, elle assiste à l’échange sans savoir qu’il lui est destiné.
Nous pouvons alors nous demander comment le procédé de mise en abyme1 permet-il de mettre en
évidence les jeux dangereux de la parole et du cœur ?
Il serait intéressant d’étudier cette scène en 3 mouvements :
    -   La mise en place du dispositif de la mise en abyme : une spectatrice cachée qui épie.
    -   Les jeux de la parole et du coeur du “comédien” Perdican
    -   Rosette, “comédienne” malgré elle et dupée.
                                            CONCLUSION:
En somme, cette scène met en lumière les dangers des manipulations amoureuses et du jeu de langage.
Perdican orchestre l’échange comme un metteur en scène, plaçant Rosette dans le rôle de partenaire et
Camille dans celui de spectatrice involontaire. Grâce à la double énonciation, il vise simultanément
Rosette et Camille, transformant son badinage en une arme de vengeance.
Mais l’aveuglement des personnages fait basculer la comédie en tragédie : Rosette, naïve, prend la
déclaration au sérieux, tandis que Perdican et Camille, enfermés dans leur orgueil, sous-estiment la
portée de leur jeu.
Cette scène trouve un écho dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, où les jeux de langage
finissent par révéler les sentiments. Mais ici, l’illusion se retourne contre ceux qui la manipulent :
Perdican croit maîtriser la situation, mais en réalité, il précipite le drame. Son stratagème entraîne
celui de Camille, et la comédie s’achève dans la mort de Rosette, au moment précis où les deux
amants réalisent l’ampleur de leur erreur.
                                        Mouvement 1:
     La mise en place du dispositif de la mise en abyme : une spectatrice cachée qui épie.
● L’extrait s’ouvre sur une situation de triangle amoureux original. En effet, comme l’indique la
   didascalie initiale («“Camille, cachée, à part”»), Camille se trouve sur scène, observatrice des
   actions et propos de Perdican. Elle est donc contrainte à se cacher et à parler en aparté. Elle
   est reléguée au rang de spectatrice du stratagème orchestré par Perdican. Le « jeu » peut alors
   commencer.
● Le spectateur est donc conscient du procédé de double énonciation et est complice de cette
   scène. Une mise en abyme (procédé de théâtre dans le théâtre) est donc à l’œuvre : Perdican
   joue son rôle à l’excès afin de séduire Rosette et humilier Camille.
● Les trois interrogations successives qui vont en gradation (« Que veut dire cela ? Il la fait
   asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour venir causer avec une autre ? »)
   traduisent son étonnement son trouble croissant, sa stupeur, voire son indignation. Son
   incompréhension s’accompagne d’une curiosité de plus en plus vive : Perdican, en fin metteur
   en scène, a su capter son attention.
● La situation est en effet paradoxale: elle se voit confier un rendez-vous pour assister à une
   déclaration d’amour qui ne la concerne pas.
● En qualifiant Rosette d’« une autre », par le pronom indéfini, Camille exprime à la fois mépris
   et amertume. ctte notion d’indéfini souligne la distance qu’elle prend avec Rosette, qui n’est
   d’ailleurs pas nommée. Seule la curiosité motive Camille à assister à cette scène.
● L’adjectif « curieuse » montre que le théâtre dans le théâtre fonctionne pleinement : Perdican
   a habilement éveillé l’intérêt et la jalousie de la jeune fille orgueilleuse.
                                        Mouvement 2 :
             Les jeux de la parole et du cœur du “comédien” Perdican
● La mise en scène orchestrée par Perdican est explicite à travers la didascalie «“à haute voix,
   de manière que Camille l’entende”».
● La déclaration est d’emblée une envolée lyrique dans la mesure où elle commence par «“Je
   t’aime, Rosette !”». Le début de la tirade constitue un aveu explicite d’amour à Rosette, dont
   l’unique fonction est de provoquer un effet de surprise chez Camille, véritable coup de
   théâtre.
● Pour Rosette, cet aveu est perçu au premier degré, sans arrière-pensée. Le champ lexical de
   l’amour est particulièrement marqué avec des termes comme « aime », « cœur »,
● « chère »( = » apparaît comme la maîtresse de son cœur, et ce, depuis longtemps)et « amour ».
● Les propositions juxtaposées suggèrent la passion amoureuse qui anime Perdican.
● Les impératifs « prends ta part » et « donne-moi » suggèrent un partage du bonheur à deux,
   renforcé par l’alternance entre la première et la deuxième personne : La deuxième personne
   est omniprésente à travers les pronoms « toi », « tu » et le déterminant possessif « ton ». La
   première personne apparaît avec le pronom « moi », soulignant l’union qu’il cherche à créer.
● Cet aveu d’amour évolue rapidement en une cérémonie symbolique de fiançailles, marquée
   par l’échange du bijou et l’expression « gage de notre amour » qui affirme l’union de
   Perdican et Rosette, où le passage à la première personne du pluriel (« notre ») qui qui réunit
   les deux jeunes gens dans une seule entité que forme le couple. Tout cela renforce l’illusion
   d’un engagement réciproque.
● Cette expression est suivie par une didascalie hautement symbolique: «“Il lui pose sa chaîne
   sur le cou”».
● Leur amour est donc scellé par le don de ce bijou, ce qui laisse Rosette interdite, seulement
   capable de montrer son étonnement.
● Rosette, troublée, exprime son émotion et son incompréhension par l’interrogation « vous me
   donnez votre chaîne d’or ? », soulignant sa stupeur face à ce geste inattendu. L’utilisation de
   la bague confère à sa tirade une dimension dramatique car il s’agit de la bague de Camille.
● Les multiples tirades de Perdican et les brèves répliques de Rosette montrent le décalage entre
   les deux personnages : l’un maîtrise l’art de la rhétorique et de la manipulation; l’autre,
   timide, se contente d’acquiescer.
● Les impératifs « lève-toi » et « approchons » illustrent le contrôle total de Perdican sur la
   scène, sa continuité dans la mise en scène de sa déclaration réglant les déplacements comme
   un véritable metteur en scène. Le motif de la « fontaine » prend alors une dimension
   symbolique forte, évoquant le jeu des apparences et des reflets.
● Cette idée est renforcée par le lexique de la perception visuelle : « vois-tu » (répété deux fois)
   et « regarde » (également répété plusieurs fois), qui souligne l’image du couple qu’il semble
   former avec Rosette.
● L’image ainsi reflétée est idyllique (un état de bonheur parfait) : “appuyés l’un sur l’autre” /
   “tes beaux yeux près des miens” / “ta main dans la mienne”. = mettant en évidence
   l’harmonie qui les unit
● Ce jeu tend à la perversité car Camille, certes silencieuse, assiste bien à la scène.
● L’invitation “patience” vise à rendre Rosette / Camille attentive aux jeux d’eau ; la fontaine
   devient cette fois le miroir de l’union amoureuse, comme l’indiquent le pronom “nous” et
   l’image “tes bras enlacés dans les miens”. C’est cette représentation que Perdican veut
   imposer à Camille pour la faire souffrir. Ici il joue avec la parole séductrice sans prendre
   conscience qu’il est en train de tromper l’innocente qu’il a mise au centre de son dispositif,
   c’est-à-dire Rosette.
● Les jeux de l’eau se calment pour imposer le visage de Rosette.
● C’est alors que perdican amplifie la tension en jetant la bague dans l’eau. le geste a une portée
   dramatique car le bijou avait été donné par Camille. Il veut provoquer la jeune fille et y réussit
   parfaitement comme l’indique l’aparté à valeur de didascalie interne manifestant l’étonnement
   et l’indignation de la spectatrice. Symboliquement, Perdican rejette Camille.
● La réaction de Camille, sous forme d’aparté, est un constat amer et bref. L’emploi du passé
   composé constate une relation révolue: «“Il a jeté ma bague dans l’eau.”»
● À partir de ce moment, la tirade de Perdican prend la forme d’une leçon sur l’amour, comme
   le suggère la phrase interrogative. “Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ?”
● Cette leçon, loin d’être abstraite, s’appuie sur le cadre naturel et les perceptions sensorielles
   de Rosette. Après avoir sollicité la vue, il engage désormais l’ouïe avec l’impératif « écoute ».
   La tonalité devient lyrique, renforcée par des images poétiques issues de la nature. Le champ
   lexical évocateur de « vent », « pluie », « feuilles », « soleil » et « ciel » confère une
   dimension esthétique à son discours. Ces éléments prennent une valeur précieuse à travers des
   métaphores comme celle des « perles » de pluie et de la lumière. L’amour y est ainsi associé à
   la splendeur du monde, dans une vision panthéiste.
● La phrase exclamative « Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! » revêt la
   forme d’un serment solennel et lyrique adressé à Rosette… mais destiné à blesser Camille.
● Ici, Perdican, en poète lyrique, exploite pleinement les ressources de la parole pour façonner
   une déclaration d’amour. Pourtant, il ne mesure pas l’impact de ses paroles sur Rosette, qu’il
   instrumentalise sans en avoir réellement conscience. Son objectif reste avant tout de faire
   souffrir Camille, la véritable destinataire de cette mise en scène.
                                           Mouvement3:
                        Rosette, “comédienne” malgré elle et dupée.
    ● Perdican dresse alors un portrait de Rosette qui s’oppose en tout point à celui de
       Camille, comme le soulignent les négations totales « on n’a pas flétri / on n’a pas infiltré
        / tu ne veux pas ».
    1. La métaphore « flétri » assimile Camille à une fleur fanée, une image qui renvoie à
          l’influence du couvent sur son éducation et sa vision de l’amour.
    2.   L’image du sang dans l’antithèse « sang vermeil / sang affadi » suggère implicitement un
          empoisonnement (« infiltré dans ton sang »), soulignant ainsi l’altération de Camille
          par son passage au couvent (cf. LA – II, 5).
    3.   L’allusion explicite « te faire religieuse » désigne sans détour Camille, renforçant
          l’opposition entre les deux jeunes filles.
    ●    Face à cette image dégradée de Camille, Perdican met en avant Rosette grâce au
          présentatif « te voilà » : elle incarne à la fois la jeunesse, la beauté et l’amour.
    ●    L’expression « dans les bras d’un jeune homme » fonctionne ici comme une didascalie
          interne, destinée à provoquer la jalousie de Camille.
    ● L’invocation solennelle et l’épizeuxe « ô Rosette, Rosette » traduisent une ferveur lyrique :
       Perdican exprime-t-il une émotion sincère ou joue-t-il un rôle ? La question totale adressée à
       Rosette la touche profondément, mais elle est dépassée par l’intensité de cette déclaration.
    ● L’exclamation « hélas » témoigne de sa consternation, non face à l’aveu d’amour lui-même,
       mais devant le lyrisme grandiloquent de Perdican.
    ● L’apostrophe « M. le Docteur » souligne qu’elle perçoit bien la beauté du discours, tout en
       sentant qu’il ne lui est pas véritablement destiné. Son ingénuité transparaît dans la simplicité
       de sa réponse, qui contraste avec la tirade de Perdican. Incapable de véritablement prendre la
       parole, elle se retrouve prisonnière du malentendu. + La réponse de Rosette dénote toutefois
       son manque de culture et sa maladresse: elle appelle ainsi Perdican «“monsieur le docteur”»,
       ce qui rompt l’envolée lyrique de son interlocuteur.
    ● De plus, face à la passion de Perdican, elle semble embarrassée et ne peut répondre que
       quelques mots: «“je vous aimerai comme je pourrai”».
Sans en avoir pleinement conscience, Perdican a non seulement maîtrisé l’art du langage, mais aussi
manipulé, bien malgré lui, le cœur de Rosette. Par son innocence, celle-ci exprime l’idée que ce
discours ne peut lui être adressé. La sortie de scène marque la fin de la mise en abyme et scelle la mise
en place du drame…