Chapitre 6
Chapitre 6
Le thème du partage social des émotion devrait vous intéresser à plus d’un titre. Il devrait tout d’abord
vous intéresser en tant qu’être humain car, comme tout être humain, vous le faites, à savoir partager
des émotions. Il devrait ensuite vous intéresser parce que certain·es parmi vous s’orienter plus tard
vers la psychologie clinique et vont donc passer une bonne partie de leur temps de travail à l’écouter
faire par leurs patients. Avant toute chose, il convient de rappeler ce qu’est qu’une émotion.
L’émotion
De quoi parle-t-on quand on parle d’émotion ? Une émotion présente cinq caractéristiques :
• Pour qu’il y ait émotion, il faut qu’il y ait une rupture dans le cours de votre existence. Il n’est
possible d’éprouver une émotion que quand un élément nouveau fait irruption.
• Toute rupture est chargée en intensité. Si la rupture est de basse intensité, nous sommes alors
dans le domaine des affects (qui sont généralement classés en affects positifs ou négatifs : être
de bonne ou de mauvaise humeur, etc.). Si l’événement qui fait irruption suscite une réaction
de haute intensité, alors nous rentrons dans le domaine des émotions (qui sont aussi
généralement classées en émotions positives ou négatives mais qui, en sus, offre une large
palette, un large spectre). Autrement dit, plus il y a d’intensité dans ce qui est suscité par un
événement, plus il y a de diversité dans les modalités que nous présentons en termes
d’émotions.
• Une caractéristique majeure de l’émotion est sa brièveté : une émotion est de courte durée et
sa vitesse d’installation est de l’ordre de la milliseconde. La vitesse à laquelle une émotion
s’installe contribue à son utilité. Comme nous allons le voir plus loin, cette caractéristique
n’empêchent pas les émotions d’avoir des conséquences durables.
• Une émotion a une structure épisodique : une émotion a un début, une apogée au cours de
laquelle l’émotion s’intensifie et un dénouement suite auquel on constate un retour à la
normale. Cette structure particulière se prête parfaitement à la narration, c’est ce qui fait qu’on
peut raconter un épisode émotionnel à autrui.
• Enfin, une émotion se manifeste de façon multimodale : aucun autre phénomène ne nous
atteint aussi globalement qu’une émotion. Suite à un événement déclenchant, on observe une
chaîne de modifications aux niveaux suivants :
o Modification physiologiques (changements qui vont envahir toute la surface
corporelle, p. ex. le cœur qui s’emballe…).
o Modifications de l’action (nous allons nous orienter vers une certaine direction
d’action, p. ex. la peur peut nous inciter à fuir).
o Modifications cognitives (le traitement de l’information change radicalement, p. ex.
quand on éprouve une émotion, notre attention est focalisée sur la source ou cause de
l’émotion. Tout le reste va passer au second plan et cette priorité attentionnelle
perdure. Même après le dénouement, on peut repenser à la situation qui a généré
l’émotion et on éprouve souvent l’envie d’en parler).
o Modifications expressives (le visage, en particulier, et la structurelle corporelle, en
général, vont changer en fonction de l’orientation à l’action qui sera suscitée).
o Modifications subjectives (ce qui nous fait sans doute la plus forte impression et qu’on
appelle également le « vécu émotionnel »).
Cet ensemble de modifications a pendant longtemps été considéré comme un outil qui avait pour
fonction de nous permettre de nous adapter parce que cet outil nous permettait de modifier la situation
déclenchante (ex. : quand j’ai peur, j’ai tendance à m’enfuir, à me mettre à l’écart de la chose qui a
suscité qui m’a « fait » peur, ce qui me permet, d’une certaine façon, de résoudre le problème qui
s’est posé à moi). Cette modification de la situation restaurait l’équilibre de l’individu et permettait
un retour au calme. On pensait la boucle ainsi bouclée mais nous allons voir que les choses sont
beaucoup moins simples que cela. Un épisode émotionnel va en effet avoir des conséquences qui vont
prolonger l’état émotionnel alors que l’émotion n’est plus là. Le processus par lequel cela se passe est
le partage social des émotions, un processus qui, jusqu’à il y a peu, était inconnu. J’ai animé une
équipe de recherche qui a identifié ce processus pour la première fois dans un article de 1991. Depuis
lors, les études sur le partage social des émotions se sont multipliées. Imposer ce nouveau champ de
recherche n’allait pas de soi car il fallait lutter contre l’idée reçue selon laquelle une émotion est de
l’ordre de l’intime, quelque chose de personnel, qui nous concerne nous et nous seulement. La réalité
est très différente : après une émotion, les gens en parlent, ils le font en moyenne à plusieurs reprises,
ils le font à l’adresse de leurs proches, dans les heures et les jours qui suivent l’épisode (parfois même
dans les semaines/mois/années qui suivent et il arrive même que nous ayons envie de parler de
certains épisodes émotionnels jusqu’à la fin de notre vie). Cela se produit dans 80% à 100% des cas
(cela est donc très général : s’il y a une émotion on peut prédire presque à coup sûr qu’ensuite nous
allons en parler). Et ça se produit quel que soit la valence de l’émotion (autant pour les émotions
positives que négatives), quel que soit le genre de la personne (les modalités changent mais la
fréquence du partage social des émotions est la même chez les femmes et chez les hommes), quel que
soit l’éducation (il ne faut pas être très lettré, très cultivé pour partager ses émotions), quel que soit la
culture (le partage social des émotions a été observé partout dans le monde ; si les modalités de partage
peuvent ici aussi varier, aucune exception n’a, à ce jour, été trouvée quant au fait que les individus
partagent leurs émotions). Enfin, plus l’émotion est intense plus elle va être partagé (autrement dit,
on va en parler plus longtemps, avec plus de personnes, plus fréquemment, etc.).
Une étude longitudinale réalisé par Rimé, Finkenauer, Luminet, Zech et Philippot (1998) permet
d’illustre ce qui précède. Dans cette étude, des personnes ont été recrutées et interrogées peu de temps
après avoir vécu un événement à forte charge émotionnelle et ont ensuite été suivies et interrogées
pendant les semaines, voire des mois. À chaque nouvelle collecte de données, ces personnes devaient
indiquer si elles avaient parlé de l’épisode émotionnel au cours de la journée précédente. Quand
l’événement en question était un deuil, l’étude montre que quand les participantes sont interrogées
dix jours après le décès, pratiquement toutes en ont parlé. Après un mois, encore 86% l’ont fait et,
après trois mois, près de 80% l’ont fait. Quand l’événement était un accouchement, après une semaine,
la quasi-totalité des mamans ont parlé de l’événement la veille ? Après trois semaines, plus de la
moitié l’a fait et après cinq semaines, deux mamans sur trois avaient parlé de l’accouchement la veille.
Quand l’événement vécu était une première dissection, plus de 90% des participants en avaient parlé
une semaine après l’événement et ils étaient plus de 70% à l’avoir fait après trois semaines. Enfin,
quand l’événement était un examen très important, toutes les étudiantes en avaient parlé après une
semaine, pourcentage qui chute à 50% après trois semaines. Nous voyons donc que, si les
pourcentages varient d’un événement à l’autre, probablement parce que les émotions suscitées par
ces différents événements ne sont pas de même intensité, une déclivité progressive s’observe à chaque
fois.
La rémanence
Nous pouvons modéliser le phénomène observé dans l’étude de Rimé et al. (1998) à travers la figure
15 ci-dessous qui montre l’évolution de la rémanence émotionnelle, à savoir le degré auquel une
émotion reste, perdure.
Rémanence
émotionnelle
Rémanence initiale
Souvenir dormant
Temps
Indice contextuel
Au début, la rémanence est maximale, puis nous observons un déclin (pente d’extinction). Il est à
noter que plus l’expérience émotionnelle est intense, plus l’extinction est lente. Ensuite arrive un
moment où l’extinction est complète : c’est-à-dire un stade où l’épisode ne ré-affleure plus à la
conscience de la personne, la personne n’en parle plus. Cela ne veut pas dire que l’épisode émotionnel
s’est éteint. Il est tout au plus dormant. Autrement dit, il est stocké quelque part dans notre mémoire
à long terme où il « attend » des circonstances favorables pour ré-émerger. De telles circonstances se
présenteront quand des indices contextuels sont présents dans l’environnement de la personne qui
vont ranimer l’épisode émotionnel. Un indice contextuel peut être soit externe (ex. : un morceau de
musique, une odeur…), soit interne (ex. : tisser un chemin de pensée nous faisant songer de nouveau
à l’épisode émotionnel). Cet aspect-là a des côtés pratiques. Par exemple, si l’on est confronté à un
danger déjà rencontré, l’indice contextuel fera renaître le souvenir associé à l’épisode émotionnel
passé, ce qui nous permettra de mieux nous préparer et de mieux agir face au danger.
Il est important de noter que lorsqu’on parle d’un épisode émotionnel que nous avons vécu, on
réactive l’émotion associée à cet épisode et nous verrons plus loin que cela a des conséquences. La
réactivation de l’émotion a été démontrée depuis longtemps déjà, notamment par l’étude de Rimé,
Noël et Philippot (1991). Dans cette étude, des étudiantes ont été réparties en quatre groupes. Chaque
groupe devait se souvenir d’un épisode émotionnel récent mais la tonalité émotionnelle de l’épisode
variait en fonction du groupe (les participantes du premier groupe devaient se souvenir d’un épisode
émotionnel récent dans lequel ils ont ressenti de la peur, celles du deuxième d’un épisode de joie,
celles du troisième groupe d’un épisode de tristesse et celles du quatrième groupe d’un épisode de
colère). Les participantes des quatre groupes étaient invitées à prendre une feuille de papier et à
décrire l’épisode en long et en large. Quand tous les participantes ont eu fini, elles ont répondu à
quatre questions. L’analyse des réponses a mis en évidence que, quel que soit la tonalité émotionnel
de l’épisode, la quasi-totalité des participantes a visualisé des images mentales de l’épisode,
qu’environ 80% ont revécu les mêmes sensations corporelles et les mêmes expériences subjectives
que lors de l’épisode. Par ailleurs, quand on leur demandait si elles étaient disposées à ré-évoquer un
autre épisode émotionnel de même tonalité, environ 90% se disaient prêtes à le faire, même celles qui
avaient dû revivre des épisodes émotionnels négatifs (peur et colère). Ceci est a priori contre-intuitif
car on pourrait légitimement s’attendre à ce que les individus soient moins enclins à revivre des
épisodes émotionnels négatifs car les émotions associées à ces épisodes sont dysphoriques. On a
tendance à vouloir s’en débarrasser quand on les ressent. Les individus sont donc très motivés à faire
le partage social des émotions même quand les émotions partagées sont négatives. Nous allons à
présent essayer de comprendre pourquoi.
• Des études (e.g., Finkenauer et Rimé, 1998) qui consistaient à comparer des épisodes dont les
gens avaient parlé à des épisodes que les gens avaient gardé secrets. En général, les individus
ont tendance à garder secrets des épisodes dans lesquels ils ont a ressenti de la honte, des
épisodes qui ne les mettent pas en valeur. Si l’analogie de la bouilloire tient la route, les
chercheuses devraient observer que les épisodes tus devraient être beaucoup plus chargés
émotionnellement que les épisodes partagés. En effet, si nous n’avons pas parlé d’un épisode
émotionnel, nous n’avons pas eu l’occasion de faire « baisser la pression ». Pourtant après
toute une série d’études sur ce sujet, à tous les coups on constate qu’épisodes secrets et
épisodes partagés ont la même charge émotionnelle.
• Des études (e.g., Curci et Rimé, 2012) mesurant la fréquence de partage social d’un épisode
émotionnel : on y demande aux participants de se rappeler d’un épisode émotionnel, on leur
demande de dire combien de fois ils en ont parlé, on leur demande aussi d’indiquer l’intensité
émotionnel qu’ils ressentent quand ils repensent à cet épisode et on examine la corrélation
entre les deux. En principe, s’il y a un effet de liquidation de l’émotion par la parole, nous
devrions constater que plus un épisode est partagé, moins l’émotion associée à cet épisode est
intense. Pourtant, aucun lien entre ces deux variables n’est mis en évidence dans la littérature
(l’une ne prédit pas l’autre et vice versa). Ce résultat tend également à infirmer l’hypothèse
de la catharsis.
• Des études (e.g., Zech et Rimé, 2005) où l’on induit expérimentalement le partage d’un
épisode. Dans ces études, on fait typiquement venir les participantes en laboratoire et on leur
pose des questions sur un épisode émotionnel vécu récemment (on se limite généralement à
leur demander d’indiquer l’intensité émotionnel qui caractérise cet épisode). On les répartit
ensuite aléatoirement dans au moins deux conditions. Dans une première condition,
expérimentale, les participantes partage l’épisode, par exemple avec l’expérimentateur. Dans
l’autre condition, les participants remplissent une tâche de distraction ou partage un autre
épisode émotionnel ou non. À la fin de l’étude, les participantes doivent de nouveau indiquer
l’intensité émotionnel ressentie par rapport à l’épisode émotionnel de départ. Si l’hypothèse
de la catharsis tient la route, nous devrions constater que l’intensité émotionnel est plus faible
dans la condition expérimentale que dans la condition contrôle. Or, les résultats montrent de
façon consistante qu’il n’y a pas de différences entre les conditions. Cependant, si les
participantes de la conditions expérimentale n’ont pas réduit leurs émotions, elles disent retirer
toute une série de bénéfices du partage : elles se sentent notamment bien même si elles n’ont
pas été « libérées » de leurs émotions. La question qui se pose ici est de savoir quels bénéfices
les individus retirent du partage social des émotions. Avant de creuser cette question, nous
allons d’abord parler des débriefings psychologiques afin de montrer que nous n’étions pas
les seuls à obtenir des résultats infirmant l’hypothèse de la catharsis.
Les débriefings psychologiques consistent à prendre les victimes d’une catastrophe ou du personnel
de secours en situation d’urgence, à les mettre ensemble par petits groupes et à les faire parler dans
l’espoir qu’en les faisant parler, cela permettrait d’évacuer la charge émotionnelle de la catastrophe.
Nous retrouvons ici l’hypothèse de la catharsis si prévalent dans le sens commun. Cette technique a
été inventée dans les années 1980 par un capitaine de pompiers américain qui a observé que quand
les pompiers revenaient du feu, ils étaient fort souvent affectés par ce qu’ils avaient vécus et il a eu
l’idée de les rassembler et de les faire parler. Il a constaté que les pompiers en retiraient des bénéfices.
Il a donc décidé de publier des travaux sur ce sujet et très vite la technique a rencontré un succès fou
et s’est répandu dans le monde entier. Les personnes qui ont adopté cette technique espéraient
notamment réduire le stress post-traumatique que l’on retrouve de façon disproportionnée chez les
victimes de catastrophe. En 1995, les spécialistes de la psychiatrie se sont inquiétés de voir qu’on
appliquait cette méthode partout, sans avoir vérifié si cela apportait réellement des résultats. Trois
éditoriaux sont ainsi publiés dans le même sens. Ces spécialistes ont été entendues. En effet, au début
des années 2000, des chercheurs ont réalisé tout une série d’études, de sorte qu’il a bientôt été possible
de faire des méta-analyses ou , autrement dit, d’analyser les résultats de plusieurs études afin d’estimer
la taille de l’effet des débriefings psychologiques. Dans leur grande majorité, ces méta- analyses
mettent en évidence un effet nul des débriefings psychologiques : la rémanence émotionnelle ne varie
pas selon que l’on ait bénéficié d’un débriefing psychologique ou pas. Une partie des études montre
même des effets dans l’autre direction ou, dit autrement, une accentuation de la charge émotionnelle
chez les personnes qui ont bénéficié d’un débriefing psychologique. Ces personnes sont par la suite
plus à risque de développer un stress post-traumatique. Cependant, comme dans mes propres études,
les personnes qui ont bénéficié d’un débriefing psychologique déclarent en avoir retiré beaucoup de
bénéfices. Des bénéfices existent mais ne sont pas ceux que l’on attendait. Le travail aujourd’hui c’est
de re-calibrer les débriefings psychologiques pour les orienter vers ce qu’ils peuvent apporter du bon
aux gens et pour éviter de faire parler abondamment les gens juste après la catastrophe vu que cela est
très mauvais puisque parler d’une émotion réactive l’émotion et réactiver l’émotion ne fait
qu’accentuer le phénomène et pas du tout le liquider comme on le croyait jusque-là. Tournons-nous
maintenant vers ‘identification de ces bénéfices inattendus, en distinguant le cas des émotions
positives de celui des émotions négatives.
Attardons-nous, au préalable, sur la figure ci-dessous qui synthétise ma conception de la vie humaine.
Un être humain est continuellement engagé dans des activités, il poursuit des buts, il a toujours mille
choses en tête, il a plein de projets, etc. Si l’être humain peut poursuivre ses buts, c’est parce qu’il est
doté de deux outils majeurs, de deux mamelles de l’adaptation que sont la capacité de prédire et la
capacité de contrôle. Prédire, c’est savoir à l’avance ce qui se passe dans le monde et contrôler, c’est
disposer du biais d’action : si je fais ceci, il se passera cela, etc. Si nous sommes dépourvu de ces
deux outils, nous n’avons aucune chance de survie. Pour pouvoir prédire et anticiper, il faut des
théories, des modèles, des attentes sur la manière dont le monde fonctionne. Sans théories sur le
monde, c’est impossible de l’anticiper. D’autre part, pour pouvoir contrôler, il nous faut avoir
développé des capacités, des compétences, des aptitudes et des habilités.
2
Théories
Sens Modèles Prédire
Signification Représentations Anticiper
Attentes
4 1
4 1
Capacités
Confiance
Compétences Contrôler
Efficacité
Aptitudes Maitriser
Estime de soi
Habiletés 2
Quand nos théories marchent bien, nous avons le sentiment que le monde autour de nous a un sens,
que les choses sont claires et prévisibles. Quand nous avons mis en œuvre des compétences qui
marchent bien, nous développons un sentiment de confiance en nous-mêmes, un sentiment d’auto-
efficacité. Quand une personne atteint ses buts, cela va générer en elle des émotions positives et quand
une personne travers un épisode émotionnel positif, elle va se transformer, elle va manifester un
puissant élargissement de l’égo, les horizons s’ouvrent et cela se manifeste sur deux plans : sur le plan
cognitif et social. Ceci est extrêmement bien documenté.
Sur le plan cognitif, la personne en état émotionnel positif est plus créative qu’elle ne l’était avant ou
plus créative qu’une personne qui n’est pas dans un état émotionnel positif. Elle a son champ
attentionnel qui est élargi, une conséquence qui peut se mesurer en laboratoire : elle a une ouverture
à l’expérience, elle est prête à prendre des risques, à aller dans des champs nouveaux, à faire des
expériences nouvelles, elle a des capacités de synthèse qui sont accrues et de meilleures capacités de
résolution des problèmes. Sur le plan social, c’est pareil : on s’ouvre au monde mais on s’ouvre aussi
aux autres. Une personne qui est en état émotionnel positif a une sociabilité accrue, elle est plus
capable de prendre la perspective de l’autre personne, elle est plus coopérative, elle est plus généreuse,
elle développe des comportements prosociaux : un bon exemple, c’est que si on demande à une
personne qui est en état émotionnel positif de donner de l’argent à une œuvre caritative, elle donnera
en moyenne plus d’argent qu’une personne qui est dans un autre état émotionnel. Enfin, notre
responsabilité sociale est accrue, on prend à charge les normes de la société : par exemple, dans le tri
des déchets, des études ont montré que le tri est fait de manière plus systématique et plus correcte par
les personnes qui sont en état émotionnel positif. Ceci pour montrer qu’un individu en état émotionnel
positif sort de ses propres frontières, il s’ouvre au monde et cette ouverture au monde se manifeste
par le comportement, elle est visible. Par ailleurs, quand il nous arrive une expérience émotionnelle
positive, nous avons la propension à en parler et nous verrons plus loin que nos proches sont les cibles
privilégiées du partage.
Des études qui ont spécifiquement abordé la question du partage social des émotions positives ont
adapté le concept de capitalisation en partant de l’idée qu’une expérience émotionnelle positive est
comme un capital. Un capital, ça livre des intérêts comme des petits bénéfices. En effet, quand on vit
une expérience émotionnelle positive, à chaque fois qu’on la ré-évoque, l’expérience réactive chez
nous les effets positifs. Depuis lors, les chercheuses étudient ce qui se passe dans les relations des
gens qui font partagent leurs émotions positives et elles ont constaté que si l’auditeur répond
positivement (par exemple, en approuvant ou en appréciant ce que le locuteur dit), il va augmenter
ses propres affects positifs en écoutant et en participant à la joie du locuteur. Cela va aussi augmenter
la qualité de la relation, et des études montrent que les couples qui font cela ont une intimité plus
intense, une proximité qui est plus importante et ils ont même une longévité de couple qui est
significativement supérieure à celle des couples qui n’ont pas l’habitude de parler de leurs expériences
émotionnelles positives. En somme, le partage social des émotions positives augmente les affects
positifs et l’intégration sociale des partenaires du partage.
Théories
Modèles
Attentes
Habiletés
Figure 17. Conséquences quand les buts poursuivis ne sont pas atteints
Dans les épisodes émotionnels négatifs, quelque chose enraille le processus de poursuite du but, de
sorte que nous ne parvenons pas à l’atteindre. En fonction des circonstances, nous allons ressentir ici
des émotions négatives : de la tristesse, de la peur, de la colère, etc. Ça, c’est le premier effet (voir
figure 17). Ce dont nous ne nous rendons pas compte c’est qu’au même temps il se passe, en arrière-
plan, quelque chose de très important et très fort : en plus de l’émotion, il y a une deuxième expérience
qui apparaît, c’est le fait que nous avons mal prédit, mal anticipé et donc quelque chose dans nos
représentations du monde, dans nos théories n’est pas correcte, ce qui ne manque généralement pas
de s’accompagner d’un sentiment de perte de sens, de perte de signification. La personne qui est en
état émotionnel négatif se trouve tout d’un coup en difficulté avec elle-même : elle n’a pas les bons
modèles et elle n’a pas les bonnes compétences. Si ceci dure un peu, c’est la dépression assurée. Les
deux ballons qui sont des porteurs de l’individu dans la vie quotidienne se voient ainsi dégonflés ?
L’individu peut ainsi littéralement s’effondrer.
Pour vous montrer que l’on peut toucher cela du doigt assez facilement, voici une étude menée auprès
d’étudiants en psychologie (Corsini, 2004). La chercheuse leur a distribué un questionnaire avant de
les répartir dans trois groupes. À un premier tiers des étudiants, elle a demandé de repérer dans leur
vie au cours des huit jours suivants une expérience émotionnelle positive. Quand cet expérience été
repérée, les participants devaient remplir le questionnaire qu’ils avaient reçu de la chercheuse. Au
deuxième tiers, elle a donné les mêmes consignes mais pour une expérience émotionnelle négative.
Enfin, pour le troisième tiers, les mêmes consignes étaient données mais la tonalité de l’expérience
émotionnelle n’était pas précisée. Le questionnaire comprenait des mesures permettant d’évaluer le
degré auquel les participants avaient vécu une perte de sens, une perte d’estime de soi, une perte de
confiance en soi ou en autrui, etc. Les résultats montrent que les participants qui ont vécu une
expérience négative ont, comparativement aux participants des deux autres groupes, une perte
importante de sens, d’estime de soi, de confiance dans le monde, un sentiment de solitude plus
prononcé, etc. Dans cette étude, l’impact résiduel de l’expérience était sans doute minime mais dans
les cas où l’expérience émotionnelle négative est de forte intensité, les individus sont généralement
amené à la réguler pendant des jours, voire plus.
En somme, nous avons un deuxième impact d’un épisode émotionnel et ce deuxième impact est
composé de deux aspects : une infirmation des modèles du monde et une infirmation de nos
compétences. Les deux mises ensemble installent les individus dans une situation de déstabilisation
et de détresse émotionnelle. Ce que je voudrais souligner à présent, c’est qu’un être humain en
situation de détresse émotionnelle a besoin de contact social. Chez les êtres humains, la détresse active
le système d’attachement. Si on prend un nouveau-né qui vient au monde, la seule chose dont il est
équipé pour survivre, ce sont quelques réflexes rudimentaires qui ne servent pas à grand-chose, une
gamme de cris et de pleurs et enfin un sourire initial dans le sommeil paradoxal. Cela veut dire qu’en
ce qui concerne la survie, le bébé est en état de dépendance sociale. Il doit donc être pris en charge.
John Bowlby (1960) définit le système d’attachement comme un système inné qui équipe toute une
série d’espèces animales et qui est activé automatiquement par l’enfant dès qu’il est dans un état de
détresse : c’est une émission de signaux qui attire les personnes qui s’occupent de l’enfant. Par ce
système, quand l’enfant appelle les personnes près de lui et que ces personnes viennent, il y a contact
et le contact produit un apaisement de l’enfant et dans le cas contraire, s’il y a séparation, la détresse
va apparaître. Le système d’attachement a pour fonction de réguler les émotions : réguler la détresse,
apaiser, réconforter, soutenir et donner à l’enfant une chaleur affective. En parlant de tout ça, nous
pensons principalement aux enfants mais, en réalité, si nous gratte un peu, nous poursuivons ce
processus tout au long de notre existence et le partage social des émotions est une manifestation du
système d’attachement.
Les cibles du partage social des émotions
Avec qui parle-t-on de nos émotions ? Nous allons voir que cela varie en fonction de l’âge et du genre.
Avant huit ans, les enfants partagent leurs émotions avec leurs parents. À partir de huit ans, les cibles
du partage commencent à se diversifier. Une étude menée auprès d’enfants de 8 à 12 ans dans un
camp scout après un « jeu de nuit » (Rimé, Dozier, Vandenplas et Declercq, 1998) met cela en
évidence. Les premiers jeux de nuit ne manquent généralement pas de susciter la peur chez des enfants
de cet âge-là. Les chercheurs ont interrogé les familles pour voir à qui les enfants avaient parlé de ce
qui était arrivée pendant le jeu. Les chercheurs ont constaté que les parents sont les cibles dans près
de 90% des cas, mais les enfants s’étaient également ouverts à leurs frères/sœurs dans près de la
moitié des cas, leurs meilleurs amis (33%), leurs pairs (les autres enfants du mouvement scout ; 37%)
et, dans une moindre mesure, à leurs grands-parents (5%).
D’autres études se sont intéressées à l’évolution des cibles du partage depuis l’adolescence jusque
l’âge mûr, en passant par l’âge de jeune adulte (Rauw, Rimé, 1990 ; Rimé, Mesquita, Philippot et
Boca, 1991) :
• De 12 à 17 ans, la famille est la cible du partage dans plus de 56% des cas et les amis dans
environ un tiers des cas.
• De 18 à 33 ans, un tiers des partages d’émotions ciblent le cercle familial, un tiers le cercle
amical et un peu moins d’un tiers le ou la compagne.
• De 40 à 60 ans, des différences de genre dans les cibles du partage social des émotions se
marquent nettement. Moins de diversité s’observe chez les hommes. Ils ont tendance à se
tourner dans plus de 75% des cas vers le ou la compagne quand ils partagent leurs émotions,
tandis que les femmes se tournent plus souvent vers leur cercle familial ou amical. Cette forte
dépendance vis-à-vis du ou de la compagne permettrait d’expliquer pourquoi le deuil est plus
difficile à gérer pour les hommes car ceux-ci perdent alors souvent la principale, voire l’unique
personne qui leur tendaient l’oreille pour les écouter partager des épisodes émotionnels.
Si nous regardons de plus près ce qui se passe pendant l’adolescence en ce qui concerne la fréquence
de partage en fonction des différentes cibles possible (voir Rimé, Charlet et Nils, 2003), nous
constatons que les garçons se détournent graduellement du cercle familial pou se détourner de plus
en plus vers leur compagne ou compagnon et leur meilleur ami pour partager leurs émotions. Si les
filles aussi, se tournent graduellement de plus en plus vers leur compagnon ou compagne et leur
meilleure amie (de façon plus prononcée même), elles ne se détournent pas pour autant du cercle
familial quand elles partagent leurs émotions.
Nous pouvons résumer la dynamique à l’œuvre dans le partage social des émotions de la manière
suivante. Dans un partage social d’émotions standard la personne A, qui vient de traverser un épisode
émotionnel a besoin d’en parler ; elle exprime cette émotion à la personne B, qui fait partie de son
entourage et qui ressent de l’intérêt puisque l’intérêt stimule le partage. Plus la personne A exprime
des émotions, plus la personne B éprouve des émotions, et puis on arrive au point où les deux
personnes ressentent de l’empathie réciproque, un sentiment d’unité et perçoivent plus de similitude
entre elles. Quand cela se produit alors la personne B manifeste de la compréhension, de l’aide, du
soutien, ce qui stimule sa pro-socialité, et donc la personne A reçoit de la compréhension, de l’aide,
du soutien. La personne A augmente son affection pour la personne B qui lui procure ces bienfaits. À
ce propos, une littérature abondante met en évidence que quand on se montre généreux vis-à-vis de
quelqu’un, on augmente son affection, la sympathie que l’on ressent à l’égard de cette personne. Au
terme du processus, les deux personnes sont donc plus proches qu’elles ne l’étaient au début. Ce
processus est donc très riche. Il permet une mise à jour de nos relations sociales.
Les bénéfices ci-dessus sont les mêmes lorsque l’émotion qui est partagée est négative. Tout comme
quand une émotion positive a été vécue, la personne qui a vécu une émotion négative va avoir
tendance à la partager en narrant le récit de l’épisode émotionnel. Ceci ne manquera pas de réactiver
l’émotion négative associée à l’épisode. Le partage va susciter l’empathie et la reconnaissance chez
l’auditeur, ce qui se traduira par plus de soutien social et une intégration sociale accrue. La locutrice,
se sentant écoutée et comprise ressentira ensuite un sentiment de soulagement et un bien-être
temporaire. Ce sont ces bénéfices du partage social des émotions que les individus méprennent
souvent pour une évacuation, une liquidation de l’émotion associée à l’épisode partagé. Or, l’émotion
n’est pas évacuée, au contraire. Le besoin d’en reparler risque donc de réapparaître peu après car le
fonds problème n’a pas été résolu juste en en parlant et en recevant écoute et compréhension de la
part de l’auditeur. Ceci explique le caractère répétitif du partage social des émotions. Un épisode
émotionnel est partagé plusieurs fois, avec des personnes différentes et sur un laps de temps plus ou
moins long.
La propagation du partage social des émotions
La dynamique évoquée plus haut ne s’arrête pas avec le partage auprès d’une personne n’ayant pas
vécu l’épisode émotionnel partagé. Elle se poursuit avec le processus de propagation que, avec
d’autres, j’ai étudié comme le résultat d’un syllogisme : si les émotions induisent le partage social et
si les auditeurs éprouvent de l’émotion lors du partage, alors on doit s’attendre à ce que les auditeurs
procèdent ensuite au partage social des émotions ressenties lors de l’écoute avec des tiers… Il s’agirait
en quelque sorte d’un partage sociale secondaire des émotions. À titre d’illustration, dans une des
études menées avec Christophe (1997), j’ai mesuré le nombre de fois que des auditeurs d’un récit à
intensité émotionnelle variable (faible, modérée ou forte) partageaient à leur tour l’épisode
émotionnel et avec combien de personnes elles le partageaient. Les résultats mettent en évidence une
relation linéaire entre la variable indépendante et les variables dépendantes : plus l’épisode
émotionnel est intense, plus les gens font du partage social secondaire. Nous avons également exploré
aussi s’il y avait du partage social tertiaire, c’est-à-dire, si la personne A éprouve une émotion et en
parle à B en partage social primaire, B va faire du partage social avec C mais est-ce que la personne
C va également partager l’épisode émotionnel avec une tierce personne D ? Les résultats d’une étude
menée à ce sujet dans le cadre d’une thèse de doctorat montrent que la réponse est négative dans un
36% cas. Dans les autres cas de figure, 33% déclarent avoir partagé avec une seule personne D, tandis
que 31% déclarent avoir partagé l’épisode émotionnel avec plusieurs personnes D.
Une étude menée par un professeur de psychologie judiciaire aux États-Unis permet également
d’illustrer le partage social tertiaire mais de façon sans doute encore plus spectaculaire (Harber et
Cohen, 2005). Ce professeur a amené ses 33 étudiants à une morgue d’hôpital, en sachant que ce type
de visite laissait rarement les visiteurs indifférents. Le lendemain, il a demandé aux étudiants
d’indiquer à combien de personnes ils en avaient parlé. En moyenne ils en avaient parlé à 6 personnes.
Après le professeur leur a demandé de recontacter toutes ces personnes et de leur demander à combien
de personnes elles en avaient parlé ainsi que l’identité de ces personnes et ceci afin de les contacter
le lendemain pour leur demander à combien de personnes elles en avaient parlé. Au total, en trois
jours, 881 personnes ont entendu parler de la visite de la morgue. Cela montre de manière très concrète
que les émotions se diffusent rapidement, on pourrait presque dire de façon virale.
Quelles sont les conséquences de ce processus de diffusion. Il y a tout d’abord une réactivation de
l’émotion. Ensuite, pour ce qui est des récepteurs, il y a l’intérêt que l’histoire suscite et un
renforcement des liens avec les émetteurs. Du côté des émetteurs (ceux qui, dans la chaîne, raconte
l’épisode à d’autres), il y a la reconnaissance sociale puisque c’est important d’apporter une nouvelle,
potentiellement intéressante, potentiellement juteuse aux autres. Cela procure un certain prestige, un
certain statut. Enfin, il y a des effets collectifs comme la mise à jour du savoir en commun. En effet,
ce qui arrive aux autres peut nous arriver aussi, comment y réagir ? Quelles en ont été les
conséquences ? Comment auraient-elles pu faire autrement ? Quelles sont les implications théoriques
? La réponse à toutes ces questions nous nous intéresse).
Théorisons à présent ce qui précède. Un épisode émotionnel négatif nous impacte doublement.
Premièrement, la non atteinte d’un but que nous valorisons va générer l’expérience émotionnelle à
proprement parler : la colère, la tristesse, la peur. Deuxièmement, la perte de sens, de confiance,
d’estime de soi, etc. corrélative de la non atteinte d’un but valorisé va générer une détresse
émotionnelle. L’expérience émotionnelle et la détresse émotionnelle sont bien deux choses différentes
et l’individu doit gérer les deux. Afin de réguler au mieux l’expérience émotionnelle, il faut faire un
travail de type cognitif. En somme, il faut changer ses buts, recadrer l’expérience et modifier nos
modèles. Quand ce travail est réalisé efficacement, il en résulte une récupération émotionnelle. Pour
gérer la détresse émotionnelle, il faut travailler sur les besoins socio-affectifs. Ici, ce sont les processus
d’attachement qui sont à l’œuvre et qui nous poussent à chercher le réconfort, le soutien social, la
reconnaissance. Il arrive fréquemment que les autres ne veulent pas croire à notre récit, notamment
parce que les individus ont tendance à croire que le monde est injuste, qu’il ne fait des victimes
innocentes car, dans le cas contraire, cela pourrait vouloir dire qu’eux aussi peuvent devenir victime.
Or, pour gérer efficacement notre détresse émotionnelle, il est crucial que les autres nous
reconnaissent dans ce que nous avons vécu, qu’ils ne s’adonnent pas à de la minimisation, de la
banalisation ou à du déni. La reconnaissance et le soutien dont les autres nous font bénéficier quand
elles écoutent et accueillent ce que nous leur partageons avec empathie et bienveillance contribuent
fortement au développement d’un bien-être subjectif.
Comme nous venons de le voir, deux types de besoins sont frustrés après un épisode émotionnel
négatif, des besoins cognitifs, d’un côté, des besoins socio-affectifs, de l’autre. Ces besoins sont-ils
rencontrés lors de la simple expression verbale, lors du simple partage social de l’émotion concernée ?
Les besoins cognitifs ne seront pas satisfaits par le partage social ordinaire des émotions et ceci pour
trois raisons. D’abord, comme nous l’avons vu précédemment, plus un épisode partagé est intense,
plus l’auditeur est silencieux et plus il privilégie des manifestations comportementales non verbales.
Sans dialogue, aucun traitement cognitif ne peut s’opérer. Ensuite, l’essentiel du partage social des
émotions se déroule tôt après l’épisode : le partage social d’un épisode émotionnel décroit avec le
temps. Plus l’événement est loin dans le passé, moins nous avons tendance à le partager. Or, juste
après l’événement, la flexibilité cognitive est très réduite. Nous sommes encore sous le coup de
l’émotion, dans une situation d’instabilité et d’insécurité qui ne nous met pas dans les bonnes
dispositions pour prendre des risques et abandonner nos modèles au profit d’autres. Enfin, les attentes
de la personne en détresse qui nous partage son émotion sont avant tout sociales. Elle demande d’être
réconfortée plutôt que d’être aidée à réviser ses modèles, du moins dans un premier temps.
Le partage social ordinaire des émotions satisfait-il les besoins socio-affectifs ? Cette fois-ci, la
réponse est positive. Le partage social des émotions répond massivement à ces besoins mais, comme
vu précédemment, les effets bénéfiques rapportés sont éphémères tant que la lecture de l’événement
n’a pas changé et, par voie de conséquence, qu’il n’y a pas eu de récupération émotionnelle. La
question qui se pose alors est de savoir s’il est possible de faire mieux, de satisfaire les besoins
cognitifs des personnes partageant un épisode émotionnel. Nous avons répondu à cette question de
façon expérimentale en nous basant sur les raisonnements suivants. En réfléchissant au rôle de
l’auditrice dans les effets du partage social des émotions, nous nous attendions à ce que, quand elle
adopte des réponses socio-affectives, 1) l’émotion ne soit pas réduite, 2) aucun changement ne
s’observerait dans les cognitions et les motivations et 3) le soutien et l’intégration sociales soient
accrues. Quand elle adopte des réponses cognitives, autrement dit, quand elle pousse la personne
partageant son émotion à réaliser un travail cognitif, nous nous attendions à ce que 1) l’émotion soit
réduite, 2) des changements s’observent dans les cognitions et les motivations et 3) le soutien et
l’intégration sociales ne soient pas accrues.
Les raisonnements qui précèdent ont été mis à l’épreuve dans une étude que j’ai menée avec Nils en
2012. Les participantes étaient invitées à venir par deux en laboratoire. Une des deux était conviée à
jouer le rôle de celle qui partage un épisode émotionnel (la participante naïve), tandis que l’autre était
conviée à jouer le rôle de l’auditrice. La participante naïve était ensuite mise seule dans une pièce afin
de visionner des clips de film choisis pour leur potentiel à induire des émotions. Ces clips montraient
des êtres humains infliger des mauvais traitements à des animaux et à d’autres êtres humains et étaient
donc de nature à chambouler la foi des participantes en l’humanité. Pendant que la participante naïve
regarde les clips de film, la participante jouant le rôle de l’auditrice recevait l’une des trois consignes
suivantes : elle devait adopter des réponses socio-affectives (écoute empathique), des réponses
cognitives (écoute avec recadrage) ou une écoute neutre (condition contrôle). Après que la participante
naïve ait fini de visionner les clips de film, elle rejoignait l’auditrice afin de partager avec elle ce
qu’elle avait vécu. La participante naïve était enfin invitée à répondre à tout une série de question à
deux reprises, directement après la fin du partage social et 48h00 après (et après avoir été réexposée
aux clips de film). Trois types de variables ont été mesurés. Au niveau de l’émotion, l’impact
émotionnel a été mesuré. Au niveau cognitif, les croyances et la vision du monde ont été mesurées.
Au niveau social, le sentiment de solitude a été mesuré. Les résultats montrent que la condition
cognitive est celle où l’on observe le plus de récupération émotionnelle et les représentations les plus
positives à propos des êtres humains. Comme attendu aussi, c’est dans la condition cognitive (mais
aussi la condition contrôle) que les scores aux items mesurant le sentiment d’isolement sont les plus
élevés. Ces résultats suggèrent fortement l’existence de deux modes opératoires dans le partage social
des émotions et que chacun de ces modes a bien son effet propre. Le mode « socio-affectif » assure
le soutien social et l’intégration sociale, résorbe la détresse émotionnelle et résorbe donc l’impact
collatéral de l’épisode (la détresse). Le mode « cognitif », quant à lui, favorise l’intégration cognitive,
facilite la récupération émotionnelle et résorbe donc l’impact central de l’épisode (l’émotion).
En conclusion, le partage social de l’émotion a potentiellement deux effets différentes : des bénéfices
interpersonnels (soutien, validation, intégration sociale...) si l’auditeur apporte de l’intérêt et de
l’empathie ; ou il peut apporter la récupération émotionnelle, si l’auditeur suscite le recadrage
cognitif, mais au détriment des bénéfices interpersonnels. Il est probable que le timing approprié pour
les deux modèles soit différent. Au début, la personne a surtout besoin d’un processus socio-affectif
et rien d’autre et puis, au bout d’un certain temps, la personne est plus capable de prendre de la
distance par rapport à l’émotion et d’entreprendre un travail cognitif.
TESTEZ VOS CONNAISSANCES ET VOTRE COMPRÉHENSION :
IV. Laquelle ou lesquelles des motivations sociales de base proposées par Susan
Fiske sont impliquées dans la dynamique de partage social des émotions, si vous
vous basez en particulier sur les travaux et théorisations de Bernard Rimé ?