Dernier Printemps avant la chute: Les Chroniques d’Arawin
Par Naël Legrand et Mistéxpi
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À propos de ce livre électronique
Et le capitaine Merlange, le seigneur Amfer, la cheffe des Assassins Chantelame ? Les têtes pensantes de cette cité corrompue attendront leur tour : la Commune drakéenne se raconte à travers ces acteurs oubliés qui ont osé lutter et espérer, avant de disparaître dans les marges de l’Histoire.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Scénariste le jour, écrivain la nuit, Naël Legrand carbure au thé et à sa passion pour les notes de bas de page. Il aime écrire mais préfère manger et le fait au rythme des saisons, avec une très forte préférence pour les courges et les champignons de l’automne. Pour le faire sortir de sa tanière, rien de plus simple : parlez-lui chats, cookies et fantasy.
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Avis sur Dernier Printemps avant la chute
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Aperçu du livre
Dernier Printemps avant la chute - Naël Legrand
DÉDICACE
À Loriane et Dimitri, camarades de plume du NaNo 2022.
PLAN DE LA VILLE DE DRAK
AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU
Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.
– Principaux : capitalisme, guerre civile (révolution), incendie, oppression systémique (classisme, racisme).
– Ponctuels : accident du travail, alcool, blessure, cadavre, cambriolage, crime raciste, déclencheur d’émétophobie, dysphorie, feu, intersexophobie, massacre, meurtre, mort, poison, putophobie, racisme, relations sexuelles non protégées, scènes de sexe non explicites, spécisme, suicide, travail du sexe, violence envers les animaux, violence physique, violences éducatives, violences médicales.
– Mentions : alcoolisme, torture.
Prologue
20 gèlecime
Cela fait presque dix ans, désormais.
Je regrette que tu ne puisses admirer la cité aujourd’hui. Tout semble si lointain et les enfants sourient à nouveau. J’ai vu un arbre présenter au monde de nouvelles feuilles vertes, timides et fraîches. L’air froid se réchauffe, les lunes brillent plus fort, les nuits raccourcissent. Je sors me promener après deux longs mois passés terré dans mon antre. L’arrivée du printemps me rassure, y croirais-tu ? Je suis devenu un vieil homme. Tu en sourirais, je pense. Ou tu en pleurerais, je ne sais plus.
Seule compte la ville, n’est-ce pas ?
Des années après, les vestiges de la Commune s’ancrent toujours dans ses murs. Des impacts de sorts qui ont raté leur cible, des traces de sang que l’on devine à la pierre plus claire d’avoir été tant lavée, et les restes calcinés des immenses charniers qui fument encore dans mes cauchemars… Chaque impasse, chaque brique, chaque pavé est à jamais imprimé du sceau de l’horreur. Il n’y a plus qu’une cité défigurée, couverte de balafres, les entrailles répandues sans personne pour panser ses blessures ni penser sa reconstruction. Tu lui manques.
Je parcours ces stigmates du bout des doigts et pleure amèrement ton absence. Je ne suis rien, sans toi, tout juste un homme déchu qui se lamente sur un passé oublié et laisse le présent se faire sans lui. Nous étions grandioses, ensemble. Nous avions des rêves. Nous aurions pu les sauver, tous. Nous aurions pu changer le cours des événements ; forger une nouvelle histoire, un nouveau futur, une nouvelle Drak. Nous aurions pu accomplir tant de choses, et nous avons fait si peu.
Mon orgueil et ta colère ont précipité notre défaite. Ou, peut-être, étions-nous condamnés à échouer dès le début. Peut-être tout ceci n’était-il qu’une chimère, et avons-nous été trop fous de la poursuivre et d’entraîner tant d’autres dans cette quête bien trop vaine. Cette ville est le théâtre de tant d’erreurs que je commence à croire qu’on ne peut la changer. Tu l’as peut-être compris avant moi.
Le savais-tu déjà, mon amour, en ce jour où le froid de ta lame s’est posé sur ma gorge ? J’aime à le croire. J’ai besoin d’imaginer qu’au moins l’un de nous deux n’avait pas tout à fait tort.
G.
Missive jamais envoyée.
I
Zeugma
Association de deux termes disparates à un même mot.
ζεῦγμα / zeûgma, « joug, lien »
21 gèlecime – 37 gèlecime
Une fois de plus, la journée commençait mal et par une douleur familière. Cylan grimaça en plaquant un bras contre son ventre pour étouffer les grondements qui le rongeaient de l’intérieur. Ça avait débuté avec la pluie, disait-on. Les blés avaient pourri, là-bas, dans les plaines. Et ici, les prix avaient flambé1.
Jaros avait bien essayé de lui expliquer davantage : des histoires d’argent qui valait moins cher si tout le monde en avait ; des contes de patates trop peu nombreuses qui devenaient aussi précieuses que des diamants ; des légendes d’écus d’or qui n’existaient pas, mais qu’on pouvait convoquer contre d’autres pièces qui n’existaient pas plus ; des fables de dirigeants qui décidaient, d’un commun accord, qu’un fagot de bois de chauffe se vendait plus cher, ou moins, ou pareil, qu’une livre de navets. Mais Cylan n’y comprenait rien, et cela ne l’intéressait guère. Le plus crucial était que son repas quotidien coûtait désormais presque autant que son salaire, et qu’il avait faim et une furieuse envie de crier.
— J’ai trouvé ça.
Il leva les yeux sur le visage creusé de son frère. Jaros s’efforça de sourire en lui tendant une pomme rabougrie et un bol d’eau chaude rehaussé d’une poignée d’herbes. Cylan s’en empara sans un mot et entreprit de dévorer son repas en mâchant bien chaque bouchée et en savourant longuement le bouillon avant de l’avaler.
Jaros l’imita à sa manière. Il mangeait toujours un peu vite, même au pire du manque, comme s’il s’attendait à ce qu’on lui ôtât son repas des mains ou comme s’il se préparait à fuir un ennemi invisible. On aurait pu le croire terrorisé par l’existence et prompt à décamper, si le jeune elfe n’avait pas démontré à de multiples reprises sa combativité.
— T’en es où de ta potion ?
Cylan haussa les épaules. Il avait réduit ses doses sans consulter l’alchimiste qui le fournissait. Une fiole, habituellement consommée toutes les deux semaines, lui tenait désormais le mois. Cela pesait sur son humeur, déjà rendue inégale par la faim, et il constatait chaque jour qu’il était plus fatigué que le précédent, mais il tenait bon. Il n’avait pas le choix. S’il devait ne plus pouvoir s’en procurer, cette diminution progressive était la meilleure manière de s’y préparer. Et si un miracle se produisait – une prime, une légère augmentation de leur solde, n’importe quoi –, il aurait appris à faire durer son ampoule. Ce n’était pas idéal, mais son dosage n’avait jamais été très bon, et il vivait avec.
L’air soucieux de Jaros l’obligea à ne pas ignorer sa question.
— Il me reste une demi-fiole, je dois la prendre dans dix jours.
Son frère, pourtant, savait tout cela. Il s’était toujours montré attentif, surveillant étroitement les dates pour la potion, se renseignant sur les meilleurs fabricants, n’hésitant pas à couvrir Cylan auprès de leurs collègues et de leurs voisins quand les questions étaient devenues pressantes. C’était même lui qui, trois ans plus tard, avait proposé à son frère de venir s’installer à Drak pour de bon. Plus besoin de se louer de chantier en chantier : ils en auraient à l’envi, dans la cité des Tours. Sans compter que ce serait l’occasion pour Cylan de redémarrer de zéro, de rencontrer des gens qui ne l’avaient pas connu avant la potion et qui le verraient d’emblée comme un homme, sans le moindre doute. Les deux frères étaient partis ainsi, peu organisés, mais sûrs d’eux : leur avenir se trouvait dans la grande cité-État.
Drak n’était pas une ville accueillante, mais elle rassurait par son indifférence généralisée. Jaros et Cylan avaient déniché une pension miséreuse dans le quartier de Fondplaine, à la bordure du secteur elfique. Ils y vivaient depuis. Ils avaient leurs amis, leurs outils et leur nourriture sur place : que demander de plus ? Ces années drakéennes avaient été plus douces, à leur manière, que toutes les précédentes.
Jusqu’à l’hiver dernier, en tout cas.
— Je sais pas comment on fera pour la prochaine, murmura Jaros.
Il extirpa de sous sa chemise un cristal d’une transparence médiocre, pendu à une cordelette de cuir. C’était tout ce qu’il avait encore de sa famille, la dernière chose qui l’ancrait un peu à sa terre natale.
— Ça, c’est ce qu’il me reste de plus précieux, et ça vaut rien. Des clous. J’ai essayé, pourtant.
Cylan esquissa un faible sourire. Son frère était une vraie tête brûlée, un indocile, le genre d’enfant qu’il avait fallu surveiller en permanence pour lui éviter les ennuis, et le genre d’adulte qu’on observait d’encore plus près pour lui épargner la potence. Malgré toutes les embrouilles qu’il leur avait values et dans lesquelles il nageait toujours, Jaros était aussi un allié loyal et tendre, toujours soucieux du bien-être des autres.
— T’occupe pas de ça. Si je dois arrêter, j’arrêterai.
Il termina sa soupe d’une grande lampée, la sentant traverser son gosier en une traînée chaude et réconfortante – bien trop brève. Les deux frères se levèrent d’un même mouvement, passèrent sur leurs chemises élimées de mauvaises vestes fourrées, attachèrent ceinturons et capuches, enfilèrent leurs gants, épaulèrent leurs sacs et sortirent.
Le vent glacial balaya une poignée de flocons dans leurs visages. Ils se mirent en route, ignorant le froid qui perçait déjà leurs habits. Il en était ainsi depuis un bon mois et demi, l’hiver impitoyable refusant de céder du terrain, les condamnant à serrer les dents et endurer.
Cylan jeta un coup d’œil sur Jaros. Seul le gel parvenait à le faire taire. La tête basse, les mains fourrées dans ses poches, le cou rentré dans les épaules, son frère traçait droit devant lui sans un mot ni un sourire. Cylan détestait le voir ainsi, mais la pénurie ne lui avait guère laissé le choix. La pénurie avait détruit leur quiétude et le fragile équilibre de la ville, et tous ces estomacs grondants attendaient leur tour pour rugir.
***
Les deux jeunes elfes atteignirent le chantier pile à l’heure où on les y attendait. Ils avaient été élevés par une communauté portée sur le respect mutuel, et leur éducation aurait voulu qu’ils eussent toujours une poignée de minutes d’avance, mais le froid les avait dépouillés de cela aussi. Il fallait désormais partir en retard, et presser le pas pour arriver juste à l’heure et agréablement réchauffé par l’exercice.
— Jaros, Cylan ! Vous êtes avec moi sur l’aile tombante, cette semaine !
Béalice accourut vers eux pour leur expliquer les changements de plan. Aussi haute qu’eux et bien plus large d’épaules, la maçonne les avait pris sous son aile depuis leur arrivée à Drak, après une altercation avec des manœuvres avinés qui s’était soldée par un nez cassé pour elle et un bras démis pour Jaros. Le trio était devenu inséparable depuis, et il n’était pas trop compliqué pour eux de louer leurs services conjointement : trois bâtisseurs experts, habitués à travailler ensemble, cela ne se refusait pas. Certains contremaîtres malintentionnés tentaient de scinder leur équipe, mais la plupart du temps, tous étaient ravis de les voir s’affairer dans une bonne humeur et un sérieux exemplaires.
Après quelques salutations d’usage qui se résumèrent à deux paroles courtoises et une lampée de la flasque que leur proposait Béalice, une mauvaise eau-de-vie dont la brûlure devait leur tenir compagnie toute la matinée, leur amie désigna la construction qui les attendait.
— À cause du gel, on a des échafaudages qui s’affaiblissent un peu. Du coup, l’idée, c’est de terminer rapidement l’aile, pour que les couvreurs puissent s’y mettre avant que la charpente commence à pourrir.
— On aurait jamais dû lancer le chantier à l’automne, marmonna Jaros. C’était stupide.
— Parce que tu aurais préféré chômer cet hiver, peut-être ?
La logique froide de Cylan fit soupirer son frère.
— Nan, bien sûr… mais avoue que tout ce chantier est peut-être le pire sur lequel on a jamais bossé. Y a même pas ce qu’il faut pour réchauffer les travailleurs, les pierres sont à peine protégées du mauvais temps… Franchement, ça me surprendrait pas que ça s’effondre avant qu’on pose la dernière tuile.
Béalice jura et esquissa un signe de protection.
— Dis pas ça, Jaros. On a assez de problèmes avec l’architecte et le vent sans que tu viennes nous attirer le malheur.
Jaros grimaça, mais n’insista pas.
L’appel du contremaître empêcha Cylan de chercher une manière adéquate de relancer la discussion. Il aurait voulu dissiper le malaise tout autant que soutenir les protestations de son cadet. Sans être aussi dur que Jaros, il voyait bien à quel point tout était précaire. Leurs collègues s’inquiétaient du vent et du givre, mais leurs craintes étaient balayées sans une considération, alors qu’il aurait pourtant été possible de les faire travailler plus près du sol. Pire, comme pour les punir de leurs objections, on avait raccourci leur paie de la même manière que les journées se raccourcissaient. Ils en venaient à maudire la nuit et regretter ces quelques heures de labeur en moins qui creusaient leurs estomacs sans pour autant les aider à trouver le repos.
Les premières heures du jour se déroulèrent dans le calme. Le bruit des burins sur les pierres qu’il fallait retailler, en contrebas, vida peu à peu l’esprit de Cylan. Il se contentait de faire son travail, concentré sur la manière dont le mortier épousait la roche, sur l’alignement des moellons qui s’élevaient lentement, sur le déploiement du motif régulier du mur au fil des heures.
L’hôtel privé sur lequel il travaillait était un beau projet. Commandé par Aldemond de Carras, sous-chef de la guilde des Marchands, pour loger sa fille et son futur gendre, il avait toute la démesure et le bon goût qu’on pouvait attendre d’un homme de pouvoir. L’architecte avait fait ce qu’il pouvait pour tempérer les envies de sculptures, gargouilles et moulures de son commanditaire, sans grand succès. La construction s’élevait, malgré toutes ces fioritures ridicules, à un rythme jugé satisfaisant par toutes les parties… exception faite des ouvriers.
— Je sens plus mes doigts, gémit Jaros.
Cylan hocha la tête. Il n’osait pas parler, de crainte que desserrer les dents les fît claquer. Tout son corps n’était plus qu’un tremblement, contenu à grand-peine par sa volonté et la nécessité de se concentrer sur son travail. Dans son seau, le mortier gelait, et il devait le remuer à intervalles réguliers pour éviter qu’il ne figeât complètement.
Ils perdaient du temps. Ce devait être l’un des jours les plus froids de l’hiver, et la lune, encore voilée de lambeaux nuageux diffus, ne dispensait aucune chaleur.
— Ça ira mieux à midi, fit Béalice.
Cylan lui jeta un coup d’œil. Tendue et concentrée, leur amie parlait autant pour les rassurer que pour elle-même. Ils venaient à peine de commencer et ils en avaient déjà marre. Les cadences devenaient insoutenables. En été, les jours étaient si longs qu’on les scindait d’une pause à l’heure la plus chaude – parfois, on faisait même se relayer deux équipes sur le chantier. En hiver, ils devaient être efficaces de l’aube au crépuscule, avec tout juste un quart d’heure pour se nourrir.
— J’en ai marre, je vais boire.
Jarros sauta prestement au bas de l’échafaudage et se dirigea vers une petite tente située près de l’entrée du chantier. Le contremaître, partageant au moins en partie leur peine, avait réclamé l’installation d’un abri de fortune où bouillait en permanence une marmite d’eau chaude à peine parfumée. C’était peu, mais cela dégelait les doigts.
Béalice regarda le jeune elfe partir avec un air soucieux.
— Va lui parler, suggéra-t-elle à Cylan. Il a besoin de savoir qu’il n’est pas le seul à souffrir.
— Oh, il le sait. Pourquoi tu crois qu’il est aussi énervé ?
Son amie eut un léger sourire triste, bien vite estompé dans le nuage blanc de sa respiration.
— Vas-y quand même.
Cylan n’avait pas d’autres objections, et la perspective d’un peu de chaleur acheva de le convaincre. Ses mains tremblaient si fort qu’il crut qu’il allait déraper en désescaladant l’assemblage de poutres.
Il traversa rapidement le carré de terre nue où morteliers et plâtriers préparaient leurs enduits, laissant au passage son seau complètement gelé aux pieds d’un collègue qui grommela par principe et lui tapa dans le dos par sympathie. Cylan les plaignait : concasser des cailloux était une chose, mais chercher à obtenir une mixture fluide quand l’eau figeait dans les tonneaux en était une autre.
Dans la tente, la vapeur de l’eau chaude empêchait d’y voir clair. L’odeur du feu de tourbe et le bruit de l’ébullition plongèrent Cylan dans un autre monde. Jaros venait de se faire servir et tenait sa timbale fumante entre ses mains. Cylan tendit la sienne à l’apprenti, salua le maître d’œuvre, et alla se coller à son frère.
— Traînez pas, les pointus.
Ils acquiescèrent, ignorant l’insulte. Charrand était un bon organisateur, et le chantier ne lui échapperait pas. Qu’il fût capable de désigner par un juron chaque groupe social présent le rendait profondément désagréable et antipathique, mais sa volonté de nuire s’arrêtait là. Il y avait dans sa méchanceté et sa bêtise quelque chose de rassurant, comme s’il n’avait pas encore compris que la violence verbale qu’il exerçait pouvait prendre des formes pires. Pour Jaros et Cylan, à qui une vie d’itinérance avait appris des leçons autrement dures, ce genre de surnoms injurieux était devenu un simple détail déplorable.
Cylan ferma les yeux, sentant la chaleur se diffuser depuis la tasse jusqu’à ses mains. Le brusque écart de température lui agressa les doigts, comme si son sang dégelait soudain pour devenir une pelote d’aiguilles dans ses veines. Il grimaça sans se plaindre. Tous les moyens étaient bons pour repousser le froid hors de son corps une poignée de minutes supplémentaires.
À côté de lui, Jaros buvait sa tasse en gardant les yeux rivés sur ses bottes boueuses. Malgré ses bons soins, le cuir était si usé qu’il devait, pour préserver un semblant d’étanchéité, les rembourrer avec de la paille et des lambeaux de tissu – deux matières qui commençaient, elles aussi, à cruellement manquer. Cylan ne pouvait s’empêcher de ressentir un pincement au cœur à chaque fois qu’il voyait son cadet. Il se souvenait très bien d’un moment de leurs vies où Jaros était toujours partant pour festoyer, toujours capable de lui remonter le moral après une mauvaise décade, toujours prêt à décocher une plaisanterie ou un sourire. L’hiver lui avait fait perdre ses muscles et sa bonne humeur. Et Cylan n’arrivait pas à chasser de son esprit l’idée que la saison froide sapait, peu à peu, les solides fondations de leur relation fraternelle.
— On y retourne ? murmura-t-il quand il eut absorbé la dernière goutte du fond de sa timbale.
Jaros, qui avait déjà remisé sa tasse au fond de sa besace, se contenta de hocher la tête et de sortir de la tente.
Après la tiédeur et l’humidité de l’abri de toile goudronnée, le gel se rappela brutalement à eux. Ils retournèrent vers la masure encore dépourvue de toit. L’aile sur laquelle ils travaillaient aujourd’hui était de loin la plus élevée. L’installation de la charpente avait de bonnes chances de pouvoir démarrer la semaine suivante. Cylan attendait ce moment avec envie. Il en avait marre d’être juché aussi haut, trois étages au-dessus du sol, alors que le vent glacé fouaillait les ouvriers et faisait frémir les cordes.
Ils s’arrêtèrent le temps de laisser passer un groupe de manœuvres qui faisaient rouler les prochaines pierres de taille en direction du pan de mur qui les attendait. D’ici, les blocs ne semblaient pas si impressionnants. Pourtant, en voyant le système de poulies et l’épaisseur des cordes qui servaient à les tracter, on comprenait bien vite qu’aucun maçon ne s’amusât
