Early Modern Textual Transmission

Par sa forme et par son texte, le livret gothique de dévotion délivre des savoirs religieux et popularise à une échelle inédite des œuvres pieuses médiévales, dont le nombre de manuscrits et leur longue tradition manuscrite témoignent de leur fortune passée. Outre leur qualité vectorielle, ces brochures de dévotion jouent également un rôle de filtres culturels : les textes que les éditeurs reprennent sont sélectionnés, judicieusement choisis selon les goûts, les attentes et les compétences de la clientèle qu’ils cherchent à atteindre.

Un phénomène peut nous aider à mieux comprendre la manière dont les contemporains lisaient un poème comme celui de Du Bartas et percevaient les enjeux de l’alliance du savoir et de la poésie. Il est d’autant plus probant qu’il nous vient des hommes de science eux-mêmes : c’est l’usage qui est fait des citations de la Sepmaine dans des ouvrages de médecine ou de philosophie. Le corpus que je me propose d’étudier ici n’est certainement pas exhaustif : il s’est constitué au hasard des lectures. À ma connaissance, aucune enquête systématique n’a jamais été menée sur la présence de citations littéraires dans les ouvrages de science, aspect encore totalement inexploré de la relation complexe que tissent science et littérature aux époques renaissante et classique. Même si ce corpus est restreint, il me semble probant : on peut en effet trouver des citations de Du Bartas, ou des références à son poème, dans l’œuvre de deux médecins, dont l’un est Ambroise Paré (au moins six références dans les Œuvres ), et l’autre Nicolas-Abraham de la Framboisière (un peu moins d’une trentaine de citations identifiées dans ses Œuvres complètes , dont une de cinquante vers). Du Bartas est par ailleurs constamment cité dans La physique de Scipion Dupleix , l’un des tous premiers textes de vulgarisation de philosophie scolastique en langue française, et est enfin utilisé, à deux reprises, par Simon Girault, obscur mais intéressant auteur d’un manuel d’éducation scientifique à destination des adolescents . Le nombre de ces citations et leur présence dans des textes de nature aussi différente est suffisamment remarquable pour que l’on s’y arrête. Nous voudrions donc essayer de comprendre quel peut être le statut d’un poète comme Du Bartas pour un homme de science, quel(s) rôle(s) jouent ses citations dans l’économie d’une œuvre scientifique, et comment interagissent, dans ce cas inverse de ceux généralement étudiés, la science et la poésie.

Si le XVIe siècle français, à la suite de la Renaissance italienne, a redécouvert Lucrèce, il l’a assez peu cité et pas, ou presque pas, traduit. Cette contribution pourrait donc paraître paradoxale, s’il ne nous avait semblé qu’une interrogation sur la manière dont la Renaissance française a lu et utilisé Lucrèce pouvait permettre d’éclairer les raisons pour lesquelles la réception du De rerum natura s’est faite d’abord par mention du poète ou citation de ses vers, puis par imitation et enfin seulement, au XVIIe siècle, par véritable traduction. Nous voudrions essayer de nous demander ici pourquoi Lucrèce n’a pas été traduit plus tôt, et nous intéresser à son lent cheminement dans la culture de la Renaissance, à partir d’un aspect de sa réception demeuré peu étudié : celui de ses théories scientifiques. Celles-ci fournissent en effet un bon point d’appui pour comprendre comment s’est constituée l’idée, ou l’image, que les esprits renaissants ont pu se forger de ce poète et de son texte. La question de la science  est en effet peut-être, dans le poème du Lucrèce, l’une de celles qui autorise paradoxalement à poser le plus nettement la question de la poésie. Elle permet d’aborder l’histoire de la réception de Lucrèce sous un angle également négligé : celui de l’usage du poème indépendamment de toute considération pour le matérialisme ou la philosophie morale d’Épicure, une réception différente, donc, de ce que Simone Fraisse avait assimilé à la montée en puissance du rationalisme.

La Sepmaine ou creation du monde de Guillaume Du Bartas, ample réécriture des premiers versets de la Genèse, est un texte que l’on considère généralement comme relevant de la poésie scientifique de la Renaissance. Sa nature exacte, cependant (on a parlé à son sujet de poésie « didascalique », encyclopédique ou cosmologique, de poésie de la connaissance ou de poésie de la nature) comme celle du savoir qu’il transmet (« savoir médiéval » pour certains, La Sepmaine construit pour d’autres un « outillage mental » propre à l’épistémè de la Renaissance) demeurent incertains. Ces incertitudes nous invitent à faire l’hypothèse que c’est dans un écart peut-être surprenant avec la connaissance scientifique, qui relève aussi de pratiques d’écriture spécifiques, et non dans sa reproduction que le texte bartasien prend sens. La présence du Verbe au cœur de la création du monde comme de celle du poème est en effet le point de rencontre de toutes les interrogations sur le texte et invite à le lire sous l’angle de la question de la composition et de l’écriture, car c’est par la forme nouvelle imposée par la poésie à la matière scientifique choisie que le texte crée un monde nouveau. Nous voudrions donc, par l’étude des procédés divers de la reconstruction de cette matière scientifique, tenter à notre tour d’éclairer la poésie bartasienne, en essayant de comprendre la manière dont le poème « savant » s’enracine dans une réalité qu’il est en même temps appelé à modifier, pour produire au bout du compte à la fois son propre monde et sa propre définition de l’écriture, cette « nouvelle et bisarre methode » dont le poète réclame qu’on la lui laisse pratiquer.
Une telle perspective, comme d’ailleurs la revendication mimétique exprimée par le poète, invite, dans un premier temps du moins, à considérer que le motif scientifique, poétique et topique constitué par la peinture du monde ne peut être étudié en dehors d’une connaissance relativement précise des théories de philosophie naturelle élaborées à la Renaissance. Cette exploration des écrits savants, qui est l’objet du premier chapitre, fournit ainsi un point de référence pour la mesure d’un écart et permet également de penser que l’écriture poétique du savoir prend naissance dans un cadre dont le caractère protéiforme est la source d’une inquiétude fondamentale, qui est aussi garante de liberté. Le second chapitre nous conduira à l’examen du discours théorique tenu par le poète lui-même sur son rapport à la science, et à la mise en scène du rapport au savoir au sein de ses textes. Puis du discours théorique à l’œuvre, nous essaierons de montrer comment le poème bartasien reconstruit un univers singulier en même temps qu’il élabore une pratique d’écriture. La question du poids de l’ordre du texte d’abord, celle de l’adéquation des mots et des choses, ensuite, seront abordées pour tenter de dégager in fine la signification du monde ainsi recréé et saisir comment s’élabore la juste adéquation du discours à la forme savante.

Ce volume est né des pistes de réflexion ouvertes par le programme de recherches « Le livre scientifique : définition et émergence d’un genre - 1450-1850 », dirigé pendant quatre ans par le Pr. Joëlle Ducos. Les questions diverses soulevées par l’analyse du livre scientifique nous ont en effet conduites à nous interroger également sur la notion de vulgarisation, au cours de la longue période du Moyen âge et de la Renaissance. L’idée de vulgarisation reste en effet, à ces époques, peu explorée ; quand elle l’est, c’est souvent de manière fragmentaire, en liaison avec un temps, une discipline ou un genre donnés. Or elle pose de nombreux problèmes : on peut s’interroger sur la nature même de la vulgarisation, sur la pertinence du concept et du mot appliqués au Moyen âge et à la Renaissance : est-elle la continuité naturelle de la science, son miroir ? Ou donne-t-elle naissance à un savoir différent ? Autonome ? Est-elle un genre ? Une forme ? Ou peut-elle prendre des formes variées ? Est-ce que des critères comme la simplification, le choix de la langue, l’illustration, le lectorat… sont pertinents ? Et le sont-ils toujours ? S’est également posée la question du vulgarisateur, ce troisième homme qui, sous l’aile des autorités, commence lui-même par lire, puis choisit, sélectionne, élimine, compile et, pour finir, modifie, réécrit. La vulgarisation entre-t-elle alors dans le champ de la création, comme une variation musicale sur la matière scientifique ?
Deux journées d’études, la première à Bordeaux en 2007 et la seconde à Paris en 2008, ont permis à un ensemble de chercheurs des deux périodes de se confronter à la diversité et la difficulté de ces questions (et il y en a encore certainement bien d’autres). Ce livre est le fruit de leurs travaux : il se donne pour but de réfléchir à la notion, complexe car multiforme, de vulgarisation, à son statut, ses réalisations et ses applications du Moyen Âge à la Renaissance, sans l’attacher précisément ni à un genre donné, ni à une période limitée, ni à un type de savoir.

Table des matières

- V. Giacomotto-Charra : Introduction : peut-on tracer les frontières de la vulgarisation?
- Ch. Silvi : La revendication de la grécité dans quelques monographies d’oiseaux d’Aristote, à Buffon.
- V. Fasseur : L’enseignement de saint Augustin contre les manichéens dans le Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud.
- M. Pagan : Les deux traductions (XIVe-XVe siècles) des Conférences de Jean Cassien : Quelles stratégies ? Pour quels enjeux ?
- D. Hüe : Le Calendrier et compost des Bergers, un vade-mecum populaire.
- J. Balsamo : Traduction de l’italien et transmission des savoirs : le débat des années 1575.
- H. Cazes : Charles Estienne : fortunes et faillites d’une entreprise de vulgarisation.
- J. Vons : Jacques Grévein (1538-1570) et la nomenclature anatomique française.
- Ph. Selosse : Le Plane, la Salmandre, le Daulphin et le Mauvis : la vulgarisation des savoirs dans les traités d’histoire naturelle de Pierre Belon.
- M.L. Demonet : Un exemple de vulgarisation philosophique : les facultés de l’âme à la porte de tous (et de toutes)
- M. Marrache-Gouraud : Affronter et ravir la licorne des autres. Le chemin d’Ambroise Paré parmi les autorités.
- Ch. Pigné : Le sommeil vu par Pierre Messie.
- S. Gambino-Longo : Imaginaire et connaissance des nations barbares en Italie au XVIe siècle
- R. Gorris Camos : Écrire la terre, écrire le ciel : Guy Lefèvre de la Boderie et Peletier du Mans, poètes de la terre et du ciel.

Long poème de la fin du XVIe siècle, la Sepmaine de Guillaume du Bartas se trouve au carrefour du genre « didascalique »  et de l'hexaméron. En effet, si comme son nom l'indique, il se propose de faire le récit des sept jours de la Création, la transformation des versets qui ouvrent la Genèse en un texte long de plus de six mille vers n'y est pas le fruit de l'exégèse théologique (comme le voudrait la tradition patristique, qui a donné naissance au genre) mais d'une étonnante dilatation provoquée par l'incorporation massive à la structure hexamérale de connaissances scientifiques diverses, auquel le texte biblique sert de cadre structurant. De ce fait, l'étude du thème aquatique y est riche d'enseignements, tant sur sa place dans une pensée et une culture particulières-celles de la fin du XVI e siècle européen-dont le poème se fait ouvertement l'écho, que sur sa représentation dans l'imaginaire du poète qui prend ici en charge la transformation littéraire du substrat scientifique et religieux.

Le sujet que j’ai choisi d’aborder aujourd’hui, la présence d’une influence lucrétienne dans certains exposés de physique élémentaire, peut paraître surprenant dans la mesure où, s’agissant de la constitution de la matière, la théorie atomiste exposée par Lucrèce diffère dans son essence même de la physique qualitative aristotélicienne telle que la pratique encore massivement le XVIe siècle. Les travaux de Susanna Longo sur Lucrèce et Épicure à la Renaissance italienne  ont en effet mis en évidence le fait essentiel que l’influence de l’atomisme dans l’univers mouvant de la physique universitaire ne se faisait pas sentir au niveau des théories sur la structure complexe de la matière, mais au contraire là où l’on s’interroge sur l’existence possible de minima quantitatifs  et, bien sûr, dans les discussions qui touchent à l’existence du vide. Ce n’est donc pas sur la physique qualitative technique des universitaires aristotéliciens, telle qu’elle se déploie en particulier dans les commentaires du De Generatione et corruptione ou des Météorologiques, que je vais m’interroger aujourd’hui, mais sur des textes que l’on peut dire intermédiaires, c’est-à-dire plus nettement tournés vers la vulgarisation ou vers une libre interprétation des théories savantes, tout en demeurant d’un bon niveau scientifique. Il me semble en effet que certains d’entre eux attestent d’une forme de pénétration, certes discrète et plus ou moins explicite, mais néanmoins bien réelle, de la pensée épicurienne dans la réflexion sur les éléments et sur les corps composés, via le vecteur privilégié que constitue le De Rerum natura. L’un des points qui m’intéresse ici tout particulièrement est la possibilité que la lecture de Lucrèce ait pu influencer la manière de comprendre ou de rendre compte de la physique élémentaire aristotélicienne, sans qu’il y ait pour autant volonté manifeste de contredire ou d’infléchir cette doctrine, autrement dit que la force du modèle lucrétien, en particulier en raison de la puissance du poème, que soulignent ses lecteurs, ait pu, chez des « physiciens » qui n’avaient aucune intention particulière de céder aux sirènes de l’atomisme, contribuer, peut-être inconsciemment, à forger une vision singulière du monde, à construire une version de la physique des éléments qui a en réalité participé à sa transformation.

Les pratiques de translatio à la Renaissance ont cela de commun dans leur variété qu’elles ne cherchent pas uniquement à restituer un texte, mais aussi à se l’approprier, à, selon le mot utilisé dans l’introduction de la revue Camenæ consacré à ce même sujet , l’actualiser. Le sort réservé à un petit fragment de la soixante-troisième section du livre II de l’Histoire naturelle de Pline est un bon exemple du visage que peut revêtir cette actualisation et permet d’observer le travail des translateurs sous plusieurs aspects . Ce passage, l’éloge de la clémence de la terre, a en effet été souvent imité par les écrivains du XVIe siècle français, car, en décrivant les rapports entre l’homme et sa « mère » la terre, il touche à un point sensible tant de la science que de la théologie et de l’éthique de la Renaissance. Nous voudrions, grâce à l’examen de ses avatars, tenter de mesurer les enjeux culturels et intellectuels qui accompagnent sa translatio.

The topic of texts and textuality, even when given a special focus on textual instability and the limits of textuality, is vast. In approaching it I have set for myself a tripartite agenda that has the advantage of being commensurately broad but the disadvantage of being dangerously ambitious. First I will consider briefly how texts and textuality have been construed since structuralism. In taking this sounding I will pay particular heed to the relevance and irrelevance of such conceptions to the study of medieval literature. Then I will examine how texts and textuality were conceived before structuralism, this time with a view toward appreciating the situation in Christian antiquity and the Middle Ages. This inquiry will lead ultimately to an examination of Augustinian outlooks on interpretation of the Scriptures, as they may be compared with aspects of textuality.

A report on the conference 'Latin classics at the dawn of printing: texts, contexts and print culture (ca. 1450-1540)', which took place in Madrid on 19-21 November 2014.

A lightly revised version of this report has been published in 'Bollettino di Studi Latini' 45 (2015) 266-270.

Lorsque Du Bartas écrit sa Sepmaine,  la botanique en général, mais aussi et surtout l’histoire des plantes médicinales, et celle, qui lui est liée, des plantes vénéneuses, suscitent une importante curiosité, dont la littérature se fait le témoin. Les meilleurs témoins de cet engouement qui dépasse de loin le domaine universitaires sont les traductions et les traités en langues française. La publication en français du commentaire de Matthiole sur Dioscoride,  des textes de Dodoens  ou de Fuchs,  mais aussi le Discours des venins de Jacques Grévin,  sont autant de signes de l’importance qu’a prise cette discipline pour le monde des curieux. Il était donc logique que le long poème bartasien, qui, comme on le sait, décrit en détail la création du monde et le résultat de l’œuvre divin, fasse place à ces deux sujets d’enquête et d’émerveillement que sont les plantes thérapeutiques et les eaux thermales. La description du Troisième Jour, durant lequel Dieu sépare la terre et les eaux, puis ordonne à la terre de se couvrir de plantes, semble ainsi offrir au poète l’occasion idéale pour décrire les différentes formes que revêt l’eau à la surface de la terre, dont les sources et les fontaines, et pour dresser un inventaire botanique qui englobe les plantes médicinales. Ce choix apparemment si naturel, cependant, ne va pas de soi : Du Bartas, en effet, décrit le monde à l’instant de sa naissance, avant même que ne se pose la question du péché, avant même que l’homme n’ait été créé. Insérer, dans la description des plantes ou des eaux, l’évocation de leurs vertus thérapeutiques revient à postuler de fait que Dieu avait prévu la chute, puisque le corps d’Adam est, dans le jardin d’Éden, exempt de toute maladie. Par ailleurs, Du Bartas affronte là l’un des aspects de la science de la Renaissance qui, avec la zoologie, représente certainement l’un des domaines les plus volumineux du savoir, qu’il n’est donc pas question de faire tenir tout entier dans le poème. Nous essaierons donc d’analyser ici la manière dont Du Bartas travaille et ce que cela nous révèle de la pensée du poète et de sa représentation du monde : quels choix opère-t-il dans la matière scientifique dont il dispose et pour quelles raisons ? Comment cette partie importante du savoir scientifique, qu’il serait donc difficile de négliger, s’insère-t-elle dans un poème porteur d’un message théologique et apologétique ? Quelles clefs de lecture éventuelles nous livrent ces évocations des plantes ou des eaux qui guérissent ?

This article considers a set of annotations on Homer by Gerard Falkenburg of Nijmegen (1538–78) that reveals a type of philology not usually associated with the Renaissance. Falkenburg probed the epics’ histories by analyzing their textual fault-lines, as F. A. Wolf would do in 1795, when he ignited the Homeric question. One of a handful of sixteenth-century philologists to engage in such work, Falkenburg alone arrived at a methodology for it. This previously unnoticed scholarship contextualizes famous insights on the Homeric text by philologists like Isaac Casaubon, but also raises the question of why it did not revolutionize the study of Homer at this time. Fascinatingly, part of the answer lies with these marginalia. While Falkenburg never published his observations, Obertus Giphanius used them liberally in the first published full commentary on Homer (1572). Giphanius, however, had only a vague understanding of their originality. Falkenburg’s work inspired Giphanius to write a striking preface, often cited in histories of the Homeric question, yet he gave a very flawed account of the methodology that could have enabled readers to extend this approach. Falkenburg’s annotations thus considerably nuance our picture of the early modern history of the Homeric question.