Communication et organisation
45 | 2014
Risques mineurs, changements majeurs
Entre ombre et lumière, analyse
communicationnelle de la construction identitaire
de l’ONG Finance Watch
Ce que l’analyse des écrits dit sur l’énonciation de l’organisation
Between light and shade: an analysis in communication of the identity
construction of the NGO Finance Watch. What the analysis of written texts says
of the organization statement
Sandrine Roginsky et François Lambotte
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4572
DOI : 10.4000/communicationorganisation.4572
ISSN : 1775-3546
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2014
Pagination : 175-192
ISBN : 978-2-86781-904-9
ISSN : 1168-5549
Référence électronique
Sandrine Roginsky et François Lambotte, « Entre ombre et lumière, analyse communicationnelle de la
construction identitaire de l’ONG Finance Watch », Communication et organisation [En ligne], 45 | 2014,
mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/
communicationorganisation/4572 ; DOI : 10.4000/communicationorganisation.4572
© Presses universitaires de Bordeaux
ANALYSES
Entre ombre et lumière,
analyse communicationnelle de la construction
identitaire de l’ONG Finance Watch
Ce que l’analyse des écrits dit sur l’énonciation de l’organisation
Sandrine Roginsky1 et François Lambotte2
Introduction
Nous souhaitons dans cet article aborder la question de la transparence dans
le processus de création d’une organisation. Plus particulièrement, nous nous
intéressons aux premiers pas de l’ONG « Finance Watch », le seul contrelobby dans le secteur bancaire. Finance Watch (FW) est une association créée
à Bruxelles en 2011 pour permettre à la société civile européenne de produire
une expertise sur les questions financières qui puisse rivaliser avec celle des
différents groupes d’intérêt travaillant pour l’industrie financière.
Pour comprendre cet enjeu, nous proposons d’analyser ces premiers
moments en nous penchant sur la fabrique d’écrits stables. La conception de
ces premiers discours (dossier de presse, statuts, présentation, etc.) a fait l’objet
de choix multiples construisant progressivement une certaine « image » de
l’organisation. En nous interrogeant sur les pratiques d’écriture et ce qu’elles
peuvent produire à la genèse d’une organisation, nous souhaitons d’abord
comprendre l’incidence du contexte, des conditions de production sur la
construction identitaire de l’organisation. L’écriture est socialement située
dans un contexte spécifique, ici celui du Parlement européen et de la société
civile européenne. En ce sens, le contexte contraint l’écriture et les acteurs
dans leur négociation de l’écrit (Delcambre, 1990a ; Pène 1995). En parallèle,
nous nous interrogeons sur les stratégies de communication et d’expression
des acteurs de l’écriture (Delcambre, 1990a) car « étudier les écrits, c’est
1 Sandrine Roginsky est docteure en sociologie, professeure à l’école de communication de l’Université
Catholique de Louvain (Belgique). Elle est chercheure au laboratoire d’analyse des systèmes de communication
des organisations (LASCO) ; sandrine.roginsky@uclouvain.be
2 François Lambotte est docteur en sciences de gestion, professeur à l’école de communication de l’Université
Catholique de Louvain (Belgique). Il est président du laboratoire d’analyse des systèmes de communication des
organisations (LASCO) ; francois.lambotte@uclouvain.be
C&O n°45
prendre en compte la simultanéité des interactions humaines, c’est suivre la
successivité du procès » (Pène 1995 p. 6).
Cette analyse permet, selon nous, d’identifier ce qui à travers la fabrique
de différents écrits stables à la genèse de la création FW a fait l’objet de
choix, volontaire ou non, de mise en lumière ou de mise à l’écart d’éléments
constitutifs de l’organisation par les participants de la conception à ces écrits.
La mise en visibilité analysée comme un processus de sélection d’information,
d’énonciation et de compréhension
Notre recherche s’inscrit dans l’approche CCO considérant la communication comme constitutive de l’organisation (Ashcraft, Kuhn & Cooren
2009). Plus précisément, la méthode expérimentale proposée se base sur la
conception systémique de la communication de Luhmann (1992) et se place
dans la même veine que les travaux portés notamment par Seidl (2005a,
2005b) et Shoeneborn (2011). Afin d’expliquer la méthode, nous passons
en revue les postulats que la conception de Luhmann impose. Pour chacun
d’entre eux, nous développons plus précisément ce qu’ils impliquent conceptuellement et méthodologiquement.
1. Pour Luhmann (1992 p. 301), « seule la communication peut communiquer et c’est seulement dans le cadre de ce réseau de communications que ce
que l’on comprend comme action est créée ». Ainsi c’est en analysant les communications à la genèse de l’organisation que nous pourrons saisir l’action de
constitution de l’organisation.
2. Tout comme la vie ou la conscience (p. 302), « la communication est une
réalité émergente, un état des lieux sui generis. Elle surgit de la synthèse entre
trois différentes sélections, nommément, une sélection d’information, une
sélection d’énonciation de cette information et une sélection de compréhension
ou d’incompréhension de l’énonciation de cette information. » Ainsi c’est à
travers cette sélection d’information et d’énonciation et la compréhension qui
en découle que nous analyserons la mise en lumière ou l’occultation lors de la
communication sur la création de cette organisation.
Pour cette étude, nous analysons les trois écrits produits à la genèse de
FW. Ces trois écrits ont été sélectionnés pour leur rôle central et décisif dans
l’élaboration de l’organisation. Le premier est l’appel des députés européens
qui est à l’origine de la création de l’organisation. En juin 2010, 22 députés
européens lancent ainsi cet appel à la société civile pour qu’elle s’organise pour
créer un contre-pouvoir au lobby unidimensionnel des banques. Les statuts
de l’organisation constituent le deuxième écrit étudié comme véritable socle
sur lequel l’ONG se construit. Le troisième écrit inclus est le dossier de presse
qui vise à présenter l’organisation à sa naissance. Il s’agit du dernier document
précédant l’assemblée générale constituante de l’organisation.
Dans un premier temps, le travail d’analyse se fait verticalement au niveau
de chaque écrit produit. Nous nous intéressons ici aux différents cycles texte-
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
conversation qui mènent à la production de différentes versions des trois
écrits stables sélectionnés. C’est le cycle à travers lequel des conversations se
traduisent en un texte et inversément comment un texte se traduit dans des
actes de conversations (Taylor et al., 1996). À travers l’analyse des versions et
des conversations portant sur chacune d’entre elles, l’enjeu est d’identifier les
moments de sélection d’abord d’information et d’énonciation dans le système
de communication afin de mettre en évidence la sélection de compréhension
ou d’incompréhension de ce qu’est FW au moment de son lancement.
3. Luhmann considère la communication comme un système qui a pour
caractéristique de s’autogénérer. Autrement dit, et pour reprendre un terme
qu’il emprunte à la biologie, la communication est une autopoïèse, en
interdépendance avec son environnement mais donc aussi très autonome.
En ce sens, nous faisons l’hypothèse que les écrits stables analysés et les
conversations qui les lient les uns aux autres forment un système. La fabrique
de chaque écrit à travers un ensemble d’interactions forme un microsystème.
Ensemble, ces systèmes interconnectés forment un mesosystème que nous
considérons comme constitutif de l’organisation (Shoeneborn, 2011). Il
convient dès lors d’analyser horizontalement les trois processus de sélection.
En effet, c’est seulement en comparant la production du deuxième écrit avec
la première (et ainsi de suite) que l’on verra s’exprimer une certaine forme de
compréhension ou d’incompréhension de la première sélection d’énonciation
d’information à laquelle il sera fait référence.
4. Pour Luhmann (p. 304-305), « la communication mène à une décision
à savoir si l’information énoncée et comprise est acceptée ou rejetée. Un
message est cru ou non… La communication force à une prise de décision qui
n’aurait pas eu lieu sans communication. En ce sens, toute communication
implique une certaine prise de risque. » Lors du lancement d’une organisation
comme Finance Watch, la prise de risque est grande. L’enjeu est la poursuite
de la communication (la fonction par essence d’un lobby étant d’exprimer un
intérêt et ainsi d’agir sur la prise de décision publique). Dès lors la continuité
de l’ONG dépend de sa capacité à produire et reproduire ce système de
communication. La prise de risque et la volonté de faire perdurer ce système
forcent la sélection et donc le choix de mettre en lumière ou d’occulter des
éléments.
5. Elle permet de mettre en évidence ce que Shoeneborn (2011) nomme
l’oscillation entre la visibilité et l’invisibilité des alternatives à une décision
prise. Nous pensons notamment pouvoir montrer les identités possibles de
FW, la sélection opérée ou non entre ces identités ou leurs composants, la
sélection opérée ou non dans la mise en visibilité de ces alternatives dans le
discours produit. Ce travail de communication sur son identité, ce qu’elle
est, implique de communiquer sur ce qu’elle n’est pas. Mais cela n’exclut pas
l’occultation potentielle de certains éléments qui impliquerait par exemple son
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C&O n°45
rejet. La réduction du risque de rejet inciterait donc l’organisation à occulter
certaines informations ou à les énoncer de façon plus ambiguë.
6. Notons que l’analyse de la communication telle que définie ici ne tient
pas compte des motifs ou des intentions des acteurs de la décision de sélection.
En effet, ceux-ci n’ont aucun effet sur l’organisation, seules les décisions – les
communications – ont un effet sur la constitution de l’organisation (Seidl
2005b). Seul ce qui est communiqué compte. Cela évite dans un premier
temps, toute forme de biais interprétatif mais cela limite également la portée
de l’analyse si les traces ne sont pas conservées. En l’occurrence dans le cadre
de ce travail, nous avons eu accès à des documents qui, pour leur version
intermédiaire, ne sont pas publics ; l’un de nous ayant participé à l’élaboration
de l’organisation.
Analyse des documents : synthèse des résultats
Nous présentons ici les principaux résultats obtenus à partir de l’analyse du
cycle d’écriture des trois documents fondateurs de l’organisation. Comme le
soulignent Huët et Loneux (2008), « les écrits formalisent et accompagnent
les processus d’organisation sociale, ils sont le lieu où se construisent les
acteurs et l’organisation elle-même ».
L’appel : positionnement des auteurs et identification des acteurs en présence
Le projet d’organisation a vu le jour dans les enceintes du Parlement
européen, sous la forme d’un texte élaboré et porté d’abord par un seul député
européen puis par 22 députés européens qui le rejoignent. Ce texte est l’objet
d’un travail de négociation et de coordination qui se fait le plus souvent en
coulisses, via des conversations orales. Le processus d’écriture du texte suit
ainsi le chemin suivant :
Figure 1 : Cycle texteconversation reconstitué pour
l’écriture de l’appel
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
Appliqué à l’analyse des documents écrits qui ont abouti à l’appel pour
Finance Watch, l’étude systématique du processus de sélection d’information,
d’énonciation et de compréhension permet d’identifier les changements
majeurs entre les textes A1 et A2 (voir tableau 1) – A pour Appel. Une
première différence porte sur le soutien nécessaire à cet appel. Dans la version
A1, il se mesure de manière qualitative par une adhésion des particuliers et
quantitative par un seuil qui sert ainsi à évaluer le succès de la mission. Dans
cette version, l’appel a donc vocation à être signé par des particuliers et des
élus. Dans la version A2, seuls les élus sont ciblés par l’appel et plus aucun
seuil n’est précisé. Par la sélection d’information (la suppression de l’appel
à signatures), les auteurs font le choix de ne pas conditionner la création de
l’organisation à un soutien citoyen. On voit ainsi pointer la disparition du
citoyen, qui se confirmera par après.
Une autre différence significative concerne le positionnement des élus
européens. Dans A1, ils semblent partie prenante dans le projet : « nous
sommes prêts à contribuer à la constitution d’une telle ONG » ; « nous
travaillerons alors avec l’ensemble des organisations de la société civile ».
Dans A2, ils se limitent à appeler la société à s’organiser (elle-même) pour
créer une telle organisation. Ils prennent ainsi leur distance. Dans la sélection
de l’énonciation, on voit s’amorcer l’effacement progressif du politique dans
le processus au profit des organisations de la société civile.
Tableau 1 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture de « l’appel pour Finance Watch »
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
Les statuts : lissage du discours, disparition des acteurs / auteurs et rhétorique
de l’expertise
Nous pouvons identifier neuf documents qui constituent les différentes
étapes de l’écriture des statuts : les deux premières versions des statuts ont
comme auteurs des acteurs politiques ; les sept autres versions émanent de
« Finance Watch » mais n’ont pas d’auteurs identifiés. Un chargé de projet
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Finance Watch a en effet émergé entre les versions S2 et S3 – S pour Statut,
mais son nom n’apparaît jamais sur les documents étudiés. Il ne faut pas voir
l’écriture des documents statutaires de manière isolée, mais plutôt les remettre
dans un contexte plus global de conversations et d’écritures qui précèdent la
conception de ce document. Autrement dit, le texte de l’appel présenté plus
haut précède et inspire l’écriture des statuts. C’est la raison pour laquelle il
est nécessaire d’étudier ces textes dans la continuation des textes passés (axe
horizontal de l’analyse). L’évolution des documents écrits suit le calendrier
ci-dessous, ponctué par des évènements de nature orale :
Figure 2 : Cycle texte-conversation reconstitué pour l’écriture des statuts
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
L’analyse comparée des documents permet de souligner plusieurs caractéristiques majeures :
- La disparition de la « société civile »
Le premier document n’a pas d’auteur désigné mais émane du bureau
du député initiateur. Il sert de base aux premières discussions avec les
organisations de la société civile. Il rappelle l’initiative de l’appel et les deux
objectifs prioritaires d’une future organisation Finance Watch : le lobbying
et l’expertise. Cependant des nuances sont apportées par rapport au texte
de l’appel. En effet dans le texte de l’appel il est mentionné une « absence
de contre-expertise » de la société civile face au lobbying de l’industrie
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
financière. Or dans le texte qui pose les premières bases de ce qui deviendra
ensuite le document présentant les statuts de l’organisation, cette remarque
est nuancée puisqu’il est cette fois précisé que les ONG de la société civile
produisent de l’expertise, d’une quantité décente qui plus est. À ce stade
pourtant, les politiques n’ont pas encore rencontré les organisations de la
société civile mais d’ores et déjà ils tempèrent le constat présenté dans l’appel.
Ce changement d’énonciation semble participer à légitimer le basculement
entre élus d’un côté et société civile de l’autre : puisque les organisations de
la société civile sont d’ores et déjà capables de produire de l’expertise sur les
aspects financiers, elles devraient être d’autant plus en capacité de mettre en
place une organisation qui se focaliserait sur la régulation financière au niveau
européen. Pourtant, au fil du processus d’écriture, elles disparaissent. En effet,
le concept même de « société civile » devient de moins en moins visible. Le
terme « société civile » n’apparaît finalement plus que deux fois dans la version
S5 pour disparaître dans la version S6. Entre ces deux versions a lieu une
réunion avec tous les acteurs concernés (autrement dit les organisations de
ladite société civile) pour discuter des projets de statuts.
Finalement, à l’issue du processus d’écriture (voir tableau 2 page suivante),
plus aucun élément dans les statuts ne permet de spécifier que l’organisation
se donne comme mandat d’agir au nom de la société civile, sans plus
d’éléments sur le type d’acteurs qui constituent Finance Watch. La sélection
d’informations entraîne la disparition du concept de « société civile », tandis
que la sélection de l’énonciation fait le choix d’une terminologie plus évasive :
les auteurs décident de ne plus se définir de façon précise au regard de la
société civile. De même, ceux-ci ne font plus référence à l’action de campagne
au nom de la société civile.
- La disparition du « public »
Nous avons constaté un peu plus tôt la disparition des citoyens dans
l’écriture de l’appel : ils sont d’abord la cible de l’appel avant de n’être plus
directement concernés par le texte. Un parallèle peut être dressé avec l’écriture
des statuts. En effet, les premières versions prévoient un statut spécifique
pour les membres individuels, autrement dit les citoyens. Mais l’analyse
des documents permet de mettre en lumière la disparition des membres
individuels (les citoyens). Cette décision est justifiée par un document (avec
auteur cette fois) qui donne les résultats de la consultation avec les acteurs
concernés par la création de l’organisation : ceux-ci représentant pour la grande
majorité des organisations non gouvernementales (ONG) et associations.
Ils soulignent qu’une organisation ne peut pas peser le même poids qu’un
particulier. Cependant, à ce stade, un autre statut est prévu pour les individus
(non spécialistes, issus du grand public) qui ne confère pas cette fois un statut
de membre mais malgré tout une forme de reconnaissance, celui d’« ami de
Finance Watch ». Au fur à mesure de l’évolution des documents, le statut
de non membre « ami de Finance Watch » se précise en limitant fortement
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C&O n°45
son champ d’action et en l’orientant davantage vers le rôle de donateur. Il
convient par ailleurs d’ajouter ici que ces précisions ne figurent finalement pas
dans les statuts définitifs et officiels.
IlTableau 2 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture des statuts (Sandrine Roginsky, François Lambotte)
Tableau 3 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture des statuts relatifs à la place du public
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
- La disparition des élus européens
Avec la société civile et les citoyens, une autre catégorie d’acteurs disparaît
au fil du processus d’écriture. Il s’agit cette fois des élus européens, à l’origine
de l’appel pour Finance Watch. Leur disparition est moins linéaire : au fil des
documents, ils disparaissent et réapparaissent. La présence des députés est
surtout visible dans le « comité de liaison » : il s’agit d’un projet d’instance
qui doit se situer directement dans l’organisation, en capacité de reconnaître
et structurer la participation des députés européens en son sein. L’idée d’un
« comité de liaison » est lancée par les députés européens et reprise ensuite
dans les versions successives des statuts, avec au départ une coloration
particulière puisque les élus sont alors identifiés comme acteurs nécessaires à
la valorisation du travail d’expertise de l’organisation. Ce rôle va disparaître,
même si le comité va, lui, rester et survivre aux différentes versions et
discussions des statuts. Pourtant, alors qu’il semble se dégager un consensus à
son encontre, il n’est pas repris dans la version finale et définitive : le comité
de liaison avec les députés européens ne verra donc pas le jour, sans qu’on ne
puisse en comprendre la raison par la seule analyse des écrits. Cependant leur
soudaine disparition traduit bien l’idée développée par Luhmann : pour avoir
une chance de perdurer comme système de communication – articulant les
trois cycles textes-conversations (appel, statut et dossier presse) – et permettre
la création de l’organisation, il a fallu rejeter certaines idées.
Tableau 4 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture des statuts relatifs
aux rôles des élus dans l’organisation (Sandrine Roginsky, François Lambotte)
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C&O n°45
- le rôle central de l’expertise
C’est là un trait identitaire de l’organisation qui est présent dès la conception
de l’organisation jusqu’à son élaboration plus concrète. Dès le premier
document de travail, elle devient le focus de l’écriture et le restera jusqu’à la fin.
Ce document détaille d’ailleurs le pôle expertise de l’organisation, qu’il place
donc au centre de son fonctionnement. On trouve ainsi le schéma suivant :
Figure 3 – Présentation de l’organisation, document S1
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
Dans la version suivante, une large place est donnée à la définition et à la
mise en place de la démarche d’expertise. Le lobbying et la communication
sont les deux autres actions de l’organisation mais sont présentées avec
moins de détails, et c’est là une constante qu’on retrouve dans l’ensemble
des documents étudiés. Les trois piliers initiaux se transforment finalement
en deux piliers : expertise d’un côté et « advocacy » ou plaidoyer de l’autre.
Le plaidoyer repose lui-même sur deux actions identifiées : le lobbying et la
communication. Mais l’action de communication prend une place de plus en
plus réduite dans les documents. Si les actions relatives à la production et la
diffusion d’expertise sont détaillées avec précision tout au long du processus
d’écriture de l’organisation, celles liées à la communication proprement dite
ne font pas l’objet d’explications fournies.
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
Tableau 5 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture des statuts relatifs à la déclinaison de la notion
d’expertise (Sandrine Roginsky, François Lambotte)
En résumé, l’analyse des statuts montre que si les objectifs poursuivis
par l’organisation sont identiques entre la première et la dernière version
des statuts, à savoir fournir de l’expertise aux membres de l’organisation et
informer les individus qui soutiennent l’action de l’organisation, la manière
d’y parvenir se dégage au fur à mesure du processus d’écriture des formules les
plus fortes et engageantes, telles « direct actions », « civil-society community »,
« wider public ». Ainsi, il n’y a plus aucune trace de ces notions dans les
statuts officiels qui viendront clore le processus d’élaboration. Les acteurs
disparaissent des statuts. La seule dénomination d’acteurs que l’on trouve
dans les différentes versions des statuts est celle de « membre » : ce qui ne
donne pas beaucoup de précisions quant à la nature de ces membres.
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C&O n°45
Le dossier de presse : Lissage du discours et réapparition des acteurs
Nous avons pu identifier deux versions du dossier de presse, le schéma
suivant indiquant le processus d’écriture (P pour Dossier de presse).
Figure 4 : Cycle texte-conversation reconstitué
pour l’écriture du dossier de presse (Sandrine Roginsky, François Lambotte)
Comme pour les statuts, on remarque une forme de lissage dans l’écriture
du dossier de presse. Ce lissage se manifeste par exemple au niveau de
l’argument de représentativité de l’organisation. Comme dans l’appel
où l’argument du nombre pour légitimer l’initiative avait été finalement
supprimé, ici aussi l’argument du nombre pour légitimer l’organisation (le
nombre d’organisations de la société civile représentées par Finance Watch)
est finalement enlevé.
On note une forme de dichotomie entre les statuts, qui constituent la
matrice de l’organisation, et le discours public présenté dans le dossier de
presse. En effet, dans ce dernier document, les missions de Finance Watch
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
sont au nombre de trois : expertise, lobbying et communication. Qui plus est,
elles sont présentées à égale mesure. Une autre différence notable est la place
que prend ici le « public », puisque la communication doit servir « le débat
public » - autrement dit le débat général et non réservé à des spécialistes - ce qui
n’est pas le cas dans les statuts. Autrement dit l’image que construit le dossier
presse de l’organisation ne correspond pas complètement à ses caractéristiques
internes présentées dans les statuts ; elle rappelle davantage l’appel. On voit
en effet ré-apparaître une forme de triptyque dans la communication, qui
n’est pas présent dans les statuts mais l’est dans l’appel : la société civile, le
public, les élus.
Tableau 6 – Processus de sélection d’information, d’énonciation et de
compréhension appliqué à l’écriture du dossier de presse
(Sandrine Roginsky, François Lambotte)
Finalement, l’analyse du jeu de sélection d’information et d’énonciation
permet de faire émerger plusieurs éléments qui, par leur mise en visibilité ou
leur occultation, participent à la construction de l’identité de Finance Watch.
Ainsi l’analyse montre comment se façonnent progressivement l’identité,
le rôle et le champ d’action de l’organisation mais également les relations
entre l’organisation, la société civile et les élus. On voit en effet les sujets qui
prennent de l’ampleur et ceux qui disparaissent ; ce qui permet de mettre
en avant la dynamique des négociations qui ont lieu autour des documents
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C&O n°45
dans une approche longitudinale. Les processus de modifications des textes
permettent la survie de la communication et la création de l’organisation. Leur
analyse permet également de montrer comment se renforce progressivement
la mission d’expertise par rapport aux axes de lobbying et de communication.
Discussion : la dilution des auteurs et des acteurs
En même temps que l’énonciation de l’organisation fait disparaître les
acteurs en présence, en tout cas leur dénomination, elle pratique également
une dilution des auteurs. En effet, les textes sont pour leur grande majorité
sans auteur et on ne sait d’ailleurs pas qui est partie prenante du processus
d’écriture. L’énonciation semble ne plus appartenir à personne. Ce qui rend
par exemple difficile d’évaluer la confidentialité du processus d’écriture, ou
au contraire son ouverture. Il y a une forme d’occultation de l’ensemble des
personnes qui ont ainsi participé à l’élaboration de l’organisation, qu’il s’agisse
des organisations de la société civile ou des élus du Parlement européen.
Cette démarche d’occultation, révélée dans l’analyse par l’apparition puis la
disparition de certaines thématiques, nous semble participer à la construction
même de l’organisation, elle se révèle nécessaire pour établir une forme
de consensus entre des acteurs aux objectifs divergents, voire concurrents,
et donner ainsi de la légitimité à l’organisation. Elle permet également de
gagner en marge de manœuvre puisqu’elle évite ainsi des négociations
difficiles voire impossibles à résoudre. Elle participe par ailleurs au lissage du
discours. À ce titre, et bien qu’il ne s’agisse pas ici d’un discours d’institution
à proprement parler, son énonciation suit malgré tout un processus similaire,
tel que décrit par Ollivier-Yaniv et Oger (2006) : il s’agit en effet ici aussi
d’une « énonciation collective négociée », qui s’accompagne « d’un effort de
réduction de l’hétérogène à l’homogène ». À ce titre, le fait que les acteurs
qui débutent l’écriture de l’organisation soient originaires d’institutions n’est
peut-être pas anodin. Un tel mouvement conduit à une forme d’injonction
contradictoire, celle de « neutraliser » au maximum l’écriture donc gommer
les nuances et les divergences tout en promouvant la transparence dans le
fonctionnement et l’objectif de l’organisation. En effet Finance Watch a fait
de la transparence un de ces trois principes de fonctionnement, à côté de
l’indépendance et de la bonne gouvernance. Elle en a également fait un objectif
puisqu’elle plaide pour un système financier équitable, durable et transparent.
La notion de transparence est donc centrale pour l’ONG. Cependant, on peut
se demander si l’objectif de transparence de l’organisation ne s’accompagne
pas d’un impératif – l’expertise pointue dans le domaine financier – qui
fonctionne concrètement comme une limitation drastique de l’expression
claire et transparente. L’expertise se veut accessible et transparente mais ne
peut véritablement l’être : on voit ainsi tout au long du processus d’écriture
disparaître de l’organisation les « non spécialistes » de la finance, autrement dit
le grand public et les élus. La transparence serait ainsi d’abord une question
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Entre ombre et lumière
ANALYSES
de « face », pour reprendre le terme de Goffman, la mise en scène d’une
organisation qu’il faut alors voir comme une « équipe de représentation ».
Ainsi la construction de l’image publique (« la face ») de l’organisation ne
correspond pas spécifiquement à ses caractéristiques internes : le dossier de
presse met en avant des éléments qui sont gommés dans les statuts. Ce qui
fait cohérence, malgré tout, et qu’on retrouve à la fois dans le discours public
(l’appel et le dossier de presse) et le discours privé (les versions successives
des statuts) est la place centrale de l’expertise. Elle participe pleinement au
processus de lissage dans l’écriture de l’organisation. En effet, l’analyse de
l’ensemble des documents écrits montre que l’écriture procède par petites
touches à une forme de consensualisation de l’organisation.
Conclusion
Le monde de la finance est souvent caractérisé par son opacité et sa
complexité. C’est dans ce contexte que l’ONG Finance Watch voit le jour,
à l’initiative de députés européens. Finance Watch est aujourd’hui une
association dont l’objectif est de faire prendre en compte la dimension d’intérêt
général de l’industrie financière. Sa mission est de renforcer la voix de la société
civile et de la faire peser dans les réformes de la règlementation financière,
essentiellement européenne mais également déclinée au niveau national dans
l’Union européenne. La dynamique de légitimation de l’organisation passe
notamment par une communication centrée sur la nécessité d’une expertise
accessible, indépendante et transparente. L’analyse du processus d’écriture
de l’organisation permet ainsi de mettre en avant la construction identitaire
de l’organisation centrée sur l’expertise. Pour autant, nous remarquons que
l’expertise prend finalement le pas sur les autres éléments : nous constatons
ainsi une disparition des auteurs et des acteurs. Cette disparition permet à
l’organisation de prendre ses distances avec les politiques qui l’ont portée,
mais également, de manière plus étonnante, avec le « grand public ». La
société civile, elle aussi, semble disparaître des traces écrites en laissant
finalement planer un certain flou sur les acteurs qui constituent l’organisation.
Ces éléments participent à produire une forme d’opacité qui contraste avec la
rhétorique de transparence de l’organisation. En reconstituant chaque étape
du développement de l’organisation, il est ainsi possible de faire ressortir
ce qui est communicable et ce qui n’est pas. L’analyse des traces écrites de
l’organisation, en particulier des documents participant à l’élaboration des
statuts, permet en effet de voir comment ceux-ci ont participé à façonner
Finance Watch et d’éclairer la manière dont l’organisation est labellisée,
en contrastant l’écriture du discours à visée interne et l’écriture du discours
à visée externe. Le fait même que discours interne et discours externe ne
coïncident pas complètement nous semble être l’illustration là aussi des limites
de la rhétorique de la transparence. L’écriture est par conséquent considérée
dans cette recherche comme une activité déterminante à la fois stratégique
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C&O n°45
et invisible (Delcambre, 1997). À ce titre, l’analyse des traces écrites nous
permet ici d’opérationnaliser les concepts développés par Luhmann (1992) en
s’intéressant aux communications écrites à la genèse de l’organisation qui nous
permettent ainsi de saisir l’action de constitution de l’organisation. Comme
le rappelle Huët (2012), tout texte écrit est « le résultat d’un processus dans
lequel se jouent des activités complexes de coopération entre les acteurs par
la discussion, des négociations de place pour les mettre en forme, etc. ». Les
énonciateurs se trouvent finalement confrontés au paradoxe d’une transparence
certes promue et valorisée mais qui n’en demeure pas moins enserrée dans un
ensemble de contraintes et de normes (Oger, 2003) : la négociation entre
différents acteurs, associatifs et politiques qui plus est, aux objectifs parfois
concurrents ; l’obligation de démontrer sa légitimité (l’expertise) qui restreint
en même temps l’espace de mobilisation de l’organisation, les modalités de
financement, etc. On voit donc apparaître une forme de tension entre une
transparence prescrite et la clôture constitutive d’une organisation. Notre
analyse témoigne des limites de la rhétorique de transparence. En effet,
l’opacité n’est pas (nécessairement) le mensonge mais seulement une forme
communicationnelle particulière.
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190
Entre ombre et lumière
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Communication Theory, 6(1), 1996, p. 1-39.
Résumé : Finance Watch est une association née en juin 2011 à Bruxelles pour
représenter la société civile face au lobby de l’industrie financière. À partir de l’analyse
du cycle d’écriture des documents fondateurs de l’organisation, il est possible de raconter
l’histoire de la création, c’est-à-dire de montrer comment se façonnent progressivement
l’identité, le rôle et le champ d’action de l’organisation mais également ses relations
avec la société civile, les élus et les particuliers. Une telle démarche permet de mettre en
avant les paradoxes et les contradictions entre la rhétorique de la transparence que porte
l’organisation et l’opacité que nécessite sa construction. Celle-ci s’inscrit dans l’approche
CCO considérant la communication constitutive de l’organisation et s’appuie sur la
conception systémique de la communication de Luhmann.
Mots-clés : Écriture, énonciation, discours, texte-conversation, transparence, société
civile, expertise
Abstract: Finance Watch is a non-profit association set up in June 2011 to act as a public
interest counterweight to the powerful financial lobby. The analysis of the founding documents’
writing process makes it possible to tell the story of the creation of the organisation, especially
the construction of its identity, its role and the field of its action as well as its relationships
with civil society, elected members of the European Parliament and individuals. Such an
approach highlights the paradoxes and contradictions between the rhetoric of transparency of the
organization and the necessary opacity needed to build up the organization. It fits into the CCO
theoretical framework (communication constitutes organization) and builds on Luhmann’s
systems theory of communication.
Keywords: Discourse, text-conversation, transparency, civil society, expertise
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C&O n°45
Annexe 1 : Exemple de comparaison entre deux documents
Version A1
Version A2 (version définitive)