Modes Pratiques
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Normes et transgressions.
Un Empire que des firmans habillent. Normes et
réformes vestimentaires en Turquie
Nora Seni et Manuel Charpy
ersion le troni ue
pini re e isu
URL: https://devisu.inha.fr/modespratiques/115
DOI : https://doi.org/10.54390/modespratiques.115
ISSN : 2491-1453
iteur
École Duperré Paris
f ren e le troni ue
Nora Seni et Manuel Charpy, « Un Empire que des firmans habillent », Modes
pratiques [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2022, consulté le 28
novembre 2022. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/115
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Entretien avec Nora Seni
Un Empire que des firmans habillent
Illustration : Linda Merad
entretien avec Nora Seni
mené en juin 2015 par Manuel Charpy
Un Empire que des
firmans habillent
J’y suis arrivé par l’histoire de la vie quotidienne à Istanbul. Je suis d’Istanbul
et travailler sur la vie quotidienne, sur l’espace, les rites, les usages, les noms…
a été pour moi une façon de compenser l’absence de cette ville dans mon économie, dans mon quotidien. Après avoir décidé de rester en France, ça a été
une façon de travailler avec ma nostalgie. C’est aussi la découverte d’archives
très riches quant à la vie quotidienne, notamment les caricatures mais aussi
les récits et les édits [firmans] de la Sublime Porte qui m’ont conduit vers ces
sujets. On y découvre une ville extrêmement régimentée dans son quotidien directement par la Sublime Porte [siège du gouvernement du sultan sous l’Empire
ottoman], par l’État, et la quasi absence de société civile. Devant ces édits, on
se demande de quoi l’État se mêle : il détermine la longueur, le tissu y compris la doublure, la couleur et la forme des robes mais aussi des cache-cols,
des ceintures, etc. et cela selon le genre et les groupes ethnico-religieux. Il ne
faut pas comparer ces lois aux lois somptuaires : ces dernières contrôle des
moments – et des acteurs – exceptionnels ; dans l’Empire ottoman, les décrets
gèrent le quotidien, l’ordinaire… Tout se passe comme si la Sublime Porte voulait une espèce de transparence, que l’identité de chacun s’affiche sur les corps
et une identité non pas en termes de classe sociale mais en termes de groupes
ethniques et religieux – les Grecs, les juifs, les musulmans turcs, les Arméniens… Ces textes manifestent aussi la mainmise directe de l’État sur l’ordre
sexuel – sur les femmes. La seule interface réelle, entre l’État et les sujets, ce
sont alors les quartiers communautaires – instances religieuses, imams, prédicateurs, etc. – et le voisinage.
« Ordre au Cadi d’Istanbul,
« Alors qu’il y va de l’importance de la loi et des règlements (religieux = shéria) que les mécréants ne montent point à cheval et se parent de fourrures
et de calpaques et de brocards (kemha) à la franque, et de soie. Et que
leurs femmes aussi ne se promènent en des façons musulmanes et ne se
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Entretien avec Nora Seni
La question vestimentaire tient une place importante dans votre
travail d’historienne de l’Empire ottoman.
Un Empire que des firmans habillent
Normes et réformes vestimentaires en Turquie
Un Empire que des firmans habillent
Entretien avec Nora Seni
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vêtissent de féredjés persans (et qu’il est aussi d’importance) qu’ils soient
méprisés en leurs vêtements et leurs manières. Depuis un certain temps
ceci se trouve négligé. Et avec l’autorisation des juges les infidèles et juifs se
promènent à cheval dans les marchés, vêtus de fourrures et de costumes de
valeur et ne descendent point de trottoir lorsqu’ils rencontrent des musulmans. Et eux ainsi que leurs femmes vont plus de majesté que les gens de
l’Islam […] J’ai ordonné que […] tu leur interdises de monter à cheval et de
porter des fourrures […]. » Décret de l’année 1630.
« Au Cadi d’Istanbul, à l’Aga des Janissaires, et au Surintendant des Jardins
royaux
[…] profitant de l’absence de la cour qui à la suite de sa campagne se trouve
à Edirne à s’occuper d’affaires d’importance, certaines femmes ne ratent
pas l’occasion d’exhiber dans les rues et en plein jour des mœurs nouvelles,
dans des parures et des robes qui imitent les mécréantes, vont dans des
allures bizarres, et inventent tant de façons honteuses et qui assassinent la
chasteté et l’innocence […] (Dorénavant) les femmes ne porteront plus de
feredjé dont le collet dépasse une paume et point d’écharpe excédant trois
« dégirmé » et n’utiliseront point de cordons (sirit) excédant un pouce et si
elles le font leurs collets seront arrachés, déchirés. Les imams des quartiers
ont été prévenus, ils sont chargés d’y veiller. » Édit de l’an 1725.
Est-ce une question centrale pour les historiens et historiennes
turcs ?
Non. J’étais dans les années 1990 une des rares à le faire. Il y avait quelques
travaux sur les corps mais rares. Les études ottomanes sont assez hermétiques
aux nouveaux courants de l’histoire – ça a été longtemps le dépouillement des
Comment l’application de ces nombreux décrets était-elle réalisée ?
Par les fonctionnaires d’État : par le Cadi qui est une autorité religieuse désignée par l’État pour une localité et par le Subasi qui est une sorte d’autorité
urbanistique. Plus sourdement, c’est le contrôle social du voisinage qui joue un
grand rôle, en sachant que le voisinage est communautaire. Les communautés
– les Grecs, les juifs, les Arméniens… – ont des instances internes,
des tribunaux. Les conflits arrivent devant les Cadi seulement quand ↖ Caricatures de la vie quotidienne publiées dans la presse
ces instances communautaires ne parviennent pas à régler les choses satirique (Çingirakli Tatar),
en interne. C’est vrai pour la période du XVIe au XIXe siècle : les quar- années 1870. Collection Nora
tiers communautaires sont très marqués. Il ne s’agit pas de ghettos Seni
mais les mécanismes des ghettos sont à l’œuvre : la Sublime Porte construit
très tôt l’homogénéité de ces quartiers. Par ailleurs, ces communautés se
regroupent de fait autour de lieux de culte et maintiennent leur langue. Ces
quartiers communautaires structurent l’urbanisme d’Istanbul. À partir du XIXe
siècle, il est concurrencé par une nouvelle géographie fondée sur une logique
de classe sociale. Les quartiers communautaires se dissolvent sous l’effet de
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Entretien avec Nora Seni
sources qui nous a préoccupé. Il y a en
outre peu de mémoire des édits du XIXe
siècle. La pensée du vêtement dans l’espace public est très marquée par les textes
de la Sublime Porte mais les Turcs d’aujourd’hui sont coupés de ces textes, y compris les historiens, car ces textes sont dans
un autre alphabet – même si une partie de
ce texte ont été traduit dans un alphabet
latin. Le fait d’avoir suivi en France dans les
années 1970 les cours de Roland Barthes et
Michel Foucault notamment a sans doute
été décisif et c’est avec cette culture que
je me suis orientée vers l’histoire. J’étais
venue en France pour cela.
Dans un sens, la mode dans l’Empire
ottoman m’a d’abord intéressée par son
absence. Quand il y a une instance qui
vous dit quoi porter et comment le porter,
la question de la mode n’est pas évidente.
Il y a bien sûr eu des courants de mode
qui ont résisté à cette législation puisque
celle-ci vient justement casser ces mouvements nouveaux de mode – et je crois
de façon efficace. Il faut dire qu’on ne sait pas grand-chose de la réponse de
la société, alors que les règles édictées par l’État sont connues. Documenter
le quotidien est bien plus compliqué. Par exemple, les journaux, notamment
quotidiens, arrivent relativement tard. Et à ma connaissance, il n’y a pas ou
très peu de procès autour des questions vestimentaires. Dans ce domaine, les
sanctions sont immédiates : les officiers déchirent en public le vêtement incriminé et le jettent. On ne menace pas de procès mais d’opprobre. On n'a pas de
chroniques relatant l'éventuelle résistance à la législation vestimentaire.
la mobilité sociale. Les nouveaux bourgeois s’installent dans les quartiers plus
cosmopolites que sont Galata et Pera [aujourd’hui Beyoglu] et qui sont d’emblée « européens », y compris dans les manières de s’habiller.
Un Empire que des firmans habillent
Vous soulignez dans votre travail les interactions entre espaces et
vêtements
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Tout d’abord, les décrets s’appliquent surtout à l’espace urbain et en particulier à Istanbul – on ne trouve pas à ma connaissance d’édits sur le vêtement
dans les campagnes ; le contrôle social est suffisant dans les villages. L’enjeu
politique se concentre sur les grandes villes : les femmes représentent pour
un État théocratique, l’identité du pays mais plus encore de l’État. Il y va de
l'honneur de l'homme et de sa famille. Quantité d’espaces sont interdits aux
femmes seules. Dans les tramways, les bateaux, les transports en général,
hommes et femmes ne peuvent se tenir ensemble. Les textes sont très précis :
si la mixité n’est pas possible avec de jeunes filles, elle est tolérable avec des
femmes âgées… Encore une fois, les normes vestimentaires sont fondées sur
les communautés religieuses : une Grecque, une juive ou une Arménienne n’est
pas obligée de porter le voile.
« Ordre au Cadi d’Istanbul,
« Il est dorénavant défendu aux Juifs et aux autres mécréants de porter des
vêtements prêts [faits d'avance] et beaux […] Il faudra, en matière de vêtements qu’on n’agisse plus contrairement à l’ancienne coutume et que les
feredjés des juifs et autres infidèles soient faits de drap noir […] et qu’ils
soient doublés de coton et moitié de soie et que leur valeur soit de trente
ou quarante et qu’elle ne dépasse pas, et que leurs sandales (pasmak)
soient noires et lisses et sans doublure et sans autre couleurs […] et que
leurs femmes ne portent pas de sandales à talons mais soient chaussées à
l’ancienne et qu’elles ne portent pas de collets comme les femmes musulmanes et des bonnets comme elles, si elles en portent que cela soit fait de
coton soyeux et que les Arméniens eux aussi s’habillent comme les Juifs
mais ceignent leur tête de tissu rouge mais que cela même soit de peu
(d’ampleur). » Édit de l’année 1568.
Dans cet ordre des choses la présence en ville des femmes se trouve sujette
à une double codification ; sexuelle et éthnico-religieuse. Ainsi d’une communauté à l’autre, les femmes se couvrent la tête et se voilent le visage de
façons différentes : « Les yackmaks des Arméniennes se distinguent de ceux
des Turques en étant portés de façon à laisser apparaître la totalité du nez
mais pas la bouche. Cette distinction est impérative. Si les Arméniennes
portaient des yackmaks couvrant leurs nez elles seraient réprimandées
comme tentant de se faire passer pour des Turques. »
Trois siècles plus tard, les choses ont peu évolué : dans une circulaire traduite par le Levant Herald du 15 août 1881 et qui réglemente l’usage que font
les femmes de l’espace urbain, celui d’Istanbul, il apparaît qu’il leur est « interdit de paraître dans les lieux publics et de faire des visites. Les officiers
de police sont invités à faire preuve de la plus grande vigilance et à dresser
Ces minorités jouent-elles un rôle dans l’évolution du vêtement
notamment féminin, dans l’occidentalisation ?
La question de la pudeur est centrale chez les musulmans ; en pratique, chaque
communauté gère la respectabilité de ses femmes. Ce qui change
la donne, c’est l’ouverture à l’Europe. Toutes les élites qui au milieu
turque, Istanbul,
du XIXe siècle vont en Europe faire des études reviennent avec une ↑ Femme
fin XIXe sièlce
autre culture vestimentaire – et quantité d’images européennes ar- Collection particulière
rivent à Istanbul. Au cours du XIXe siècle, l’Empire ottoman achève
turque, Istanbul,
en quelque sorte son ouverture à l’Europe. Les femmes s’intéressent ↑ Femme
fin XIXe sièlce
à ces nouveautés qui peuvent leur donner un nouveau statut et les © Kharbine-Tapabor
hommes sont de plus en plus à la recherche d’épouses et d’une féminité occidentalisées, et moins asservies aux traditions. Le processus est long
et évolue par vagues. Ce qui est passionnant et étonnant, c’est que lorsque les
courants modernistes entrent en conflits avec les courants plus conservateurs,
le vêtement féminin revient toujours au centre des débats. Par exemple à l’issu
des guerres balkaniques [1912-1913], perdues, on va tenter de renforcer l’identité ottomane et pour cela allonger les jupes, interdire aux femmes les cafés…
L’identité ottomane, et on le voit encore aujourd’hui avec le retour du voile,
s’affiche finalement toujours sur le corps des femmes.
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Entretien avec Nora Seni
des procès-verbaux toutes les fois qu’ils constateront qu’une femme ose
porter le voile mince dans des cas non prévus par le règlement […] Il est au
surplus formellement interdit aux dames musulmanes de se rassembler par
groupe en public. Si la police remarque un groupe de ce genre il invitera la
dame la plus âgée du groupe ou les domestiques qui l’accompagnent à se
disperser ».
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↑ Groupe de jeunes femmes
turques portant differents costumes.Photographie anonyme
vers 1925.
© Kharbine-Tapabor
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Entretien avec Nora Seni
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Un Empire que des firmans habillent
Entretien avec Nora Seni
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Le vêtement masculin n’est pas pour autant absent. Par exemple
sous Mahmud II, dans les années 1820, on assiste à de puissants
changements dans la garde-robe masculine, dans les uniformes
militaires…
Dans les années 1820, on mélange éléments occidentaux et ottomans
– orientaux. On abandonne par exemple le kalpak [sorte de turban]
au profit du fez qui est nouveau mais reste oriental. On adopte en
même temps l’istanbouline, redingote cintrée de tissus noir. On introduit ainsi
une nouvelle ligne, une nouvelle silhouette. La nouveauté, notamment pour les
hommes, entre dans l’Empire ottoman par l’État, en particulier l’armée. Dans
un État où les corps intermédiaires sont si epu développés – car illégitimés
face à l’État –, toutes les dynamiques, « modernes » comme « conservatrices »,
viennent de l’État. Le costume occidental s’impose d’abord pour les hommes,
avant qu’il ne s’impose pour les femmes. Le processus débute au début du XIXe
siècle. On a par exemple des photographies et des peintures de la famille des
banquiers Camondo qui les montrent dans la première partie du XIXe siècle
vêtus à l’orientale alors qu’étant juifs ils n'y sont pas obligés. Cela relève aussi
de stratégies sociales et politiques. Cependant, dès les années 1850, ils seront
vêtues à l’occidental.
↑ Scène de rue à Istanbul,
années 1930.
Collection particulière
Avec les Jeunes Turcs puis l’avènement de la République en 1923, le
vêtement est à nouveau au centre des débats – avec l’alphabet latin,
le calendrier, etc. le vêtement est un élément important de réforme
de la société
La logique est la même, simplement inversée. L’État s’empare du vêtement
pour incarner sa nouvelle nature laïque. On découvre les hommes comme les
Quel rôle joue la presse depuis le XIXe siècle dans ces débats ?
Elle joue un rôle important – la mode est omniprésente dans la presse magazine
et hebdomadaire. Dès le XIXe siècle on importe des revues de mode. Une presse
de caricatures se développe dans les années 1870 (Le Hayal, Karagöz…) créée
par des Arméniens et des Grecs. Elle témoigne largement du conflit entre vêtement occidental et vêtement traditionnel ou oriental, ce qui est aussi un débat
sur le féminisme. La tradition de la presse de caricature a été très forte en Turquie tout au long du XXe siècle, souvent pour critiquer le pouvoir mais aussi pour
le soutenir, y compris une presse antisémite. Elle a toujours accordé une large
place à la question de la laïcité et donc du vêtement. Ces caricatures reprennent
très largement les codes de la caricature européenne. Après la Seconde Guerre
mondiale, on importe des revues qui jouent un rôle dans la diffusion de l’élégance
française et occidentale. Je me souviens d’avoir vu chez moi dans mon enfance
Paris Match, Jours de France, L’Express, Modes & travaux… Aujourd’hui, la presse
de mode internationale est très présente – quantité de grands titres internationaux ont une version turque comme Vogue Turkey. Par contre, les débats et caricatures sur le sujet sont moins présents car il y a une sorte de consensus… et
que le pouvoir a réduit la diversité de la presse et exerce une censure efficace.
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Entretien avec Nora Seni
femmes et le rural devient important du fait d’un nouveau souci démocratique
et républicain. On impose à tous les hommes de la République les normes occidentales. Des lois – dont celle dite « loi du chapeau » – interdisent turban et fez
et imposent la casquette à la campagne et le chapeau de feutre à la ville.
28 août 1925 : « Notre peuple est digne de porter une tenue moderne et universelle. Nous allons donc nous y employer. Pour les pieds, des chaussures
ou des bottes, pour les jambes, un pantalon, pour le reste, un gilet, une
chemise, une cravate, un col et pour couronner tout cela, un couvre-chef
avec bord. Je le dis ouvertement : nous appelons cela un chapeau »
Pour les femmes, elles doivent se découvrir dans les espaces publics. Cette
disposition s'appliquait encore peu avant 2010, jusqu'à ce que le pouvoir islamique réussisse à l'abroger.
Attaturk déclare – je cite de mémoire – que les « femmes ouvrent leur visage au
monde et que le monde les voit ». Avec les coups d’État militaire, il y a quantité
d’interdictions et d’impositions – par exemple pour les enseignantes d’Université, on précise la longueur de la jupe, si les chaussures peuvent être ouvertes
et donner à voir les orteils… Notons que la question se pose d’autant plus que
la proportion de femmes à l’Université est très forte – jusque dans les postes de
direction –, plus qu’en France. Les lois de 1982 par exemple, juste après le coup
d’État, qui s’arrêtent sur les bonnes manières de se vêtir pour les fonctionnaires,
montrent que très tardivement, le vêtement est encore une affaire d’État.
Extrait du décret daté du 18 février 1982 émanant du gouvernement militaire
farouchement laïque et qui puisait une bonne part de sa légitimité en affirmant
faire obstacle aux courants intégristes menaçant de rétablir les fondements
théocratiques d’un État Islamique. Ce décret concerne la tenue vestimentaire
et l’apparence extérieure des fonctionnaires et des ouvriers du secteur public :
« Les femmes : Vêtements propres, en bon état, repassés et simples ; chaussures ou bottes simples et à talons bas, cirées ; la tête toujours découverte,
les cheveux peignés ou en chignon ; les ongles normalement coupés. »
* Parti de la justice et du
développement
(Adalet ve Kalkınma Partisi),
parti conservateur
fondé en 2000
par Recep Tayyip Erdogan.
Quelques journaux continuent cependant à dénoncer la politique actuelle du parti au pouvoir, l'AKP*. Ça a été par exemple le cas avec la
loi levant l’interdiction du voile dans les écoles primaires – dorénavant
à partir de 9 ans –, les filles peuvent venir voilées à l’école. C’est une
sorte d’incitation qui a suscité l’indignation d’une presse minoritaire.
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Quelle est la place du marché – et de l’industrie – dans cette histoire ?
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Les lois du marché n’a jamais eu vraiment de légitimité aux yeux du pouvoir politique mais elles ont une place évidente dans les phénomènes de mode. C’est
par exemple le cas du çarŞat, un vêtement-voile qui couvre la totalité de l'habit :
il s'agit d'une mode, et non une norme religieuse, qui vient d’Orient. Si l’essentiel des phénomènes de mode vient d’Occident, on en trouve aussi qui viennent
d’Orient. On pense aujourd’hui la mode en lien étroit avec l’industrie et le commerce de la mode. L’Empire ottoman a longtemps été une société où la Sublime
Porte fixait ce que l’on doit produire, en quelles quantités, selon quelles techniques… Si les mécanismes du marché prennent progressivement une place
croissante à la fin du XIXe siècle, il reste une vraie méfiance à l’égard du marché et l’interventionnisme politique demeure très fort – la police des marchés à
continuer à sévir longtemps. L’État se méfie de l'émergence de fortunes privées
importantes. Avec l’AKP, les choses ont changé : c’est un champion du libéralisme
et en même temps, c’est un régime clientéliste, surtout dans le BTP. Le projet
de l’AKP a réussi par ce clientélisme à générer une nouvelle classe moyenne et
à acquérir son soutien, notamment dans les urnes. L’industrie textile n’est plus
l’activité la plus importante en Turquie – l’industrie automobile et surtout le BTP
ont largement pris le dessus. Reste que le développement de l’industrie du prêtà-porter en Turquie a rendu plus accessible ces produits pour la population. Les
Turcs ont surtout eu accès aux marques par l’industrie de la contrefaçon, très
importante – et dans une moindre mesure par les vêtements dégriffés, avec des
défauts qui ne passaient pas le contrôle de qualité pour l’exportation. C’est moins
le cas aujourd’hui ; aujourd’hui ce secteur se dirige plus vers la qualité, vers le
prêt-à-porter de luxe, étant donné la compétition internationale et le coût de la
main-d’œuvre en Turquie. On a aujourd’hui quantité de jeunes créateurs et créatrices. Il suffit de se promener dans certains quartiers branchés pour voir des
silhouettes très déstructurées, avec des coupes à la garçonne, asymétriques, et
des vêtements très créatifs… Cette production est encore très influencée par la
mode occidentale. On trouve aussi des boutiques de luxe dans les quartiers les
plus occidentaux – pas seulement sur les avenues populaires comme Istiklal –
mais dans les petites rues de Galata et plus au Nord, à NiŞantaŞi). La zone est
occidentalisée depuis le XIXe siècle, quand les sultans y ont installé leurs personnels. C’était un quartier déchu dans les années 1980 et qui est devenu récemment
le quartier de la mode importée – toutes les grandes marques sont là… et la rue
est couverte d’un tapis rouge…
Quel rôle joue le tourisme dans la circulation des modes ?
Les classes moyennes par exemple françaises peuvent venir s’habiller pour
pas cher. Le tourisme joue un rôle important mais il faut souligner qu’il existe
depuis l’avènement de l’AKP plusieurs tourismes. Il y a des touristes occiden-
taux mais aussi une mode « islamique » très dynamique, très marquée à la fois
par l’Occident et l’Orient. L’influence de l’Europe sur cette mode islamique se
lit dans la simplification des vêtements – l’ostentation, le bling-bling est largement abandonné. Les vêtements sont plus monochromes, les lignes sont
plus simples. Il y a une autre influence, évidente, sur cette mode de la nouvelle
bourgeoisie islamique : c’est celle du tourisme, nouveau, des pays du Golfe, de
l'Arabie Saoudite. Istanbul est méconnaissable en été : on voit des touristes voilées intégralement et cela banalise sans doute cette mode – d’autant que ces
touristes dépensent énormément d’argent, bien plus que les classes moyennes
et populaires qui viennent souvent en voyages organisés.
■ Suraiya Faroqhi et Christoph K. Neumann (ed.),
Ottoman Costumes: From Textile to Identity, Istanbul,
Eren, 2004.
■ Donald Quataert, “Clothing Laws, State, and
Society in the Ottoman Empire, 1720-1829”, International Journal of Middle East Studies, vol. 29, No. 3
(Aug., 1997), p. 403-425.
■ Nora Seni, « Polarisations d’une société en mutation culturelle », Hérodote, 148, 2013, p.122-138
■ Nora Seni, « La Mode et le vêtement féminin dans
la presse satirique d'Istanbul à la fin du XIXe siècle »
in Presse Turque et Presse de Turquie, Istanbul-Paris,
ISIS, 1992, p. 189-210.
■ Nora Seni, « Ville Ottomane et Représentation du
Corps Féminin », Les Temps Modernes, juillet-août
1984, p. 66-95.
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Entretien avec Nora Seni
Ce qui est frappant pour moi, c’est qu’on retrouve ces débats turcs, un peu
dans les même termes, en France aujourd’hui. C’est d’abord parce que la Turquie moderne s’est inspirée de la laïcité dite « dure » à la Française et que dans
les deux cas, on a affaire à un État très centralisé. En Europe, le vêtement a
cristallisé ces questions. Et avec le même piège dans lequelle la France est
tombée : en interdisant certains vêtements, on a donné une visibilité à ceux
des musulmans qui ont voulu faire du vêtement féminin une cause victimaire et
afficher leurs positions. Dans les deux cas, on demande aux femmes de porter
sur leur corps des positions politiques, que ce soit celles de l’État ou celle de
courants politico-religieux. Pourquoi se voiler ne serait-il pas une mode ? En
quoi ce n’est pas un choix personnel ? Quelle différence entre une mode et cette
pratique ? Comment définir l’ostentation par le vêtement ? Nous sommes arrivés récemment à des décisions absurdes, comme l’interdiction pour les mères
voilées d’accompagner les enfants dans les sorties scolaires… Je n’ai pas de
position tranchée mais il ne faut pas que les femmes soient les emblèmes, malgré elles, de ces débats. L’individualisme aujourd’hui passe aussi par la mode,
à nos risques et périls. Il est question d'adultes – comment peut-on définir pour
elles, la bonne longueur de la robe… ? Ce que j’observe dans mon université
[Paris 8], c’est la force des phénomènes de mode chez les filles voilées : elles
jouent sur la gradation dans l’austérité, sur les accessoires… Elles ont un grand
souci esthétique, de leur apparence. Il faudrait écrire l’histoire de ces phénomènes de mode, en Turquie comme en France.
Un Empire que des firmans habillent
Vous semblez faire le lien entre les débats et pratiques en France et
en Turquie ?