[go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
Samuel HAYAT, "Proudhon et la République de 1848 dans les Confessions", in Proudhon et la République, actes du colloque de la société P.J. Proudhon, Paris 4 décembre 2004, Paris, Société PJ Proudhon, EHESS, 2005, p.31-42 Le rapport de Proudhon à la République est complexe, et peut être abordé de nombreuses manières. Mon ambition n’est pas de donner une réponse définitive à la question de la représentation proudhonienne de la république, mais plutôt de présenter mes réflexions sur la confrontation concrète de Proudhon à ce régime. Proudhon ne connaît qu’une seule République : la seconde, de 1848 à 1852, et il passe la majorité de cette période en prison. La compréhension de la pensée qu’il développe alors vis-à-vis du régime de 48 est donc fondamentale pour saisir sa perception de la République. Plus précisément, je vais moins présenter les actions de Proudhon sous la République que l’interprétation qu’il fait des événements qui composent la période proprement républicaine de la Seconde République, de la révolution de février à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre. Pour cela, je m’intéresserai surtout à l’ouvrage qu’il consacre explicitement à cette période, c'est-à-dire les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, 332 p.. Ecrites en prison en 1849, ces Confessions sont à la fois un ouvrage d’histoire immédiate, de théorie politique et le compte-rendu intime d’un acteur majeur de la période. L’intérêt majeur de ce livre est qu’il présente une interprétation de la République de 48 totalement différente de celle des républicains. La raison en est qu’elle se fonde sur une grille d’analyse irréductible à celle des républicains, même les plus avancés. C’est en comprenant la manière dont l’interprétation proudhonienne de la révolution de Février, et donc de la République qui en est issue, rompt avec l’interprétation que les républicains en font, qu’on pourra saisir le décalage entre Proudhon et la doxa républicaine. En analysant les points de rupture entre les perceptions proudhonienne et républicaine du politique – i.e. ce qui fait question, qui est discutable et comme tel légitimement modifiable dans un ordre social donné – on pourra comprendre le caractère inédit et inassimilable de la pensée proudhonienne, en tant qu’elle est porteuse d’une modernité rejetée lors du processus d’installation de la République. Je placerai, comme Proudhon le fait dans les Confessions, les journées de juin au centre de ma réflexion, car c’est autour de cet événement que se cristallisent les incompatibilités entre Proudhon et la République. Dans un premier temps, je présenterai les interprétations divergentes de la révolution de février, et des événements de février à juin. Puis j’essaierai de présenter les deux points sur lesquels se fondent, à mon avis, l’irréductibilité des interprétations proudhonienne et républicaine. Le premier est celui de la question sociale : Proudhon interprète les événements de février à juin en les replaçant dans les conflits de classe qu’ils révèlent, introduisant une faille inassimilable par l’universalisme républicain d’alors. Le second point, certainement le plus original, concerne la question du pouvoir : à travers sa critique de la pratique républicaine en 1848, Proudhon introduit un principe de subversion du politique gouvernemental dans son ensemble, en assimilant la réaction non seulement au pouvoir bourgeois, mais au pouvoir dans son intégralité. Par l’étude de ces décalages subversifs dans les frontières et le vocabulaire du politique républicain, j’espère pouvoir mettre au jour certains éléments clés du lien complexe entre Proudhon et la République. Au fondement de la représentation que Proudhon se fait de la République, il y a son interprétation des événements de 48 : il y voit se dérouler une opposition entre deux mouvements opposés, le pouvoir républicain et les masses révolutionnaires, qui prend sa source dans une mésentente sur le sens même de la révolution de février. Avant toutes choses, rappelons rapidement les événements : le 24 février 1848, la République est proclamée sur les décombres de la monarchie libérale de Louis-Philippe. Proudhon est très dubitatif : la révolution a été faite « sans idée » et la nouvelle République est « placée sous la tutelle de quelques honnêtes gens et de blagueurs de première force, mais d’une incapacité rare » P.-J. Proudhon, « Paris, le 25 février 1848, Lettre à M.Maurice » Correspondance t.1, Genève : Slatkine, 1971, p. 280. . Un gouvernement provisoire républicain modéré, mais accueillant quelques éléments avancés, se met en place. Proudhon l’attaque violemment fin mars en publiant la Solution du problème social, P.-J. Proudhon, Solution du problème social, Antony : Tops / Trinquier, 2003, 389 p. dont les premiers articles sont de remarquables pamphlets contre le gouvernement, les « démocrates » et le suffrage dit « universel ». En avril, les premières élections législatives donnent une majorité de républicains très modérés, qui décident d’en finir avec la question sociale. Proudhon, par ses articles dans le Représentant du Peuple, se fait connaître du grand public. Face au conservatisme de la nouvelle Assemblée, l’extrême gauche – sans Proudhon – tente un coup de force le 15 mai, mais échoue : ses chefs sont emprisonnés. En juin, Proudhon est élu représentant du peuple à la faveur d’une élection partielle. Deux semaines plus tard, l’Assemblée dissout les ateliers nationaux, renvoyant à leur misère des dizaines de milliers d’ouvriers. Il s’ensuit une insurrection des travailleurs parisiens ; elle est réprimée dans le sang par le général Cavaignac, qui devient chef de l’exécutif et comprime les libertés publiques. Proudhon reste un des seuls chefs socialistes en liberté ; à la suite d’un discours socialiste prononcé à l’Assemblée le 31 juillet, il gagne une réputation d’ « homme-terreur ». Son journal est interdit définitivement en août. La Constitution est votée en novembre – Proudhon vote contre – et en décembre Louis-Napoléon Bonaparte est élu contre les candidats républicains, dont Cavaignac, Ledru-Rollin, candidat de la gauche parlementaire, et Raspail, soutenu par Proudhon et les communistes. Le nouveau président s’allie avec les monarchistes et mène une politique de plus en plus réactionnaire. Proudhon mène une opposition violente au gouvernement, au point d’être condamné pour ses écrits à trois ans de prison. Il s’enfuit, puis est retrouvé et emprisonné en juin 1849. En captivité, il écrit les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février puis en 1851 l’Idée générale de la révolution au XIXè siècle P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Antony, Tops / Trinquier, 2000, 326 p.. Le 2 décembre 1851 Bonaparte fait un coup d'État, prélude à une restauration impériale un an plus tard, et devient « Prince-président » ; Proudhon, encore emprisonné, commence la rédaction de son ouvrage le plus controversé, La Révolution sociale démontrée par le coup d'État du 2 décembre P.-J. Proudhon, La révolution sociale démontrée par le coup d’état du deux décembre. Genève-Paris, Slatkine, 1982.. C’est sur cette trame que se forment les différentes interprétations que je vais présenter, en me concentrant d’abord sur la révolution elle-même. La première est celle de la doxa républicaine : selon celle-ci, Février est une révolution politique, marquée par le changement de système et le remplacement du suffrage censitaire par le suffrage universel ; c’est d’ailleurs une campagne en faveur de l’abaissement du cens qui a fait s’écrouler la monarchie orléaniste. L’implication principale de cette interprétation est qu’elle fait s’achever la révolution avec les élections d’avril : puisque le suffrage universel résume les aspirations révolutionnaires, l’organiser est le seul mandat du gouvernement provisoire, et toute critique à l’Assemblée élue en avril est illégitime. Mais la masse révolutionnaire, en février, présente des aspirations qui vont bien au-delà : ils demandent que le nouveau gouvernement traite le problème social, c'est-à-dire la misère, la faim, le chômage et l’exploitation. La pression sur le gouvernement provisoire est très forte en février, pour réclamer un ministère du Travail et surtout la garantie constitutionnelle du droit au travail. Proudhon se fait très tôt l’écho de cette aspiration : s’il ne s’agissait en février que d’une réforme électorale, il n’était pas besoin de faire une révolution, puisque Louis-Philippe était prêt à l’accorder. Alors que les républicains voient dans février la clôture de la révolution, avec le changement de régime et le suffrage universel, les travailleurs parisiens y voient son ouverture, attendant de la République qu’elle révolutionne effectivement la société. Proudhon fait de l’incompatibilité entre ces deux perceptions de février la clé pour comprendre la radicalisation des oppositions entre le pouvoir et les travailleurs. C’est ce processus que Proudhon met au jour dans les Confessions. Il montre comment, à chaque poussée révolutionnaire, le 17 mars, le 16 avril, le 15 mai et enfin le 23 juin, le pouvoir mène une politique de plus en plus réactionnaire : « Ainsi la réaction se déroulait avec la régularité d’une horloge, et se généralisait à chaque convulsion du parti révolutionnaire. Le 17 mars, elle avait commencé contre Blanqui et les ultra-démocrates, au signal de Louis Blanc. Le 16 avril, elle avait continué contre Louis Blanc, aux coups de tambour de Ledru-Rollin. Le 15 mai, elle se poursuivit contre Ledru-Rollin, Flocon et les hommes que représentaient la Réforme, par [ceux] qui formaient la majorité du gouvernement, et avaient pour organe le National. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p.100. La réaction frappe des idées qui faisaient la veille l’objet d’un certain consensus, et de manière chaque fois plus violente, puisque la révolution, de plus en plus déçue, se fait chaque fois plus vindicative. Le pouvoir commence par la répression du communisme le 17 mars, puis du socialisme le 16 avril ; il s’en prend ensuite à l’idée de propager la République à l’extérieur, le 15 mai. En juin, le pouvoir a atteint un niveau de réaction tel que maintenir les ateliers nationaux, symbole de la charité du régime à l’égard des miséreux, lui est insupportable. D’où la fermeture de ces ateliers, l’insurrection des ouvriers parisiens, et la répression sauvage qui s’ensuit. L’opposition entre la république et les ouvriers, qui au départ ne portait que sur l’interprétation de la portée des journées de février, est devenue radicale ; le discours de chaque partie est désormais inaudible par l’autre, comme le montre ce commentaire du républicain Sénard, le président de l’Assemblée, parlant des insurgés le 23 juin : « Ils ne demandent pas la République ! Elle est proclamée. Le suffrage universel ! Il a été pleinement admis et pratiqué. Que veulent-ils donc ? On le sait maintenant : ils veulent l’anarchie, l’incendie, le pillage !... » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p.119. La seule parole qui peut être confrontée est alors celle des slogans, irréductibles : aux cris de désespoir « La liberté ou la mort », « du pain ou du plomb », répond cet impératif posé par la réaction républicaine, et qui marque l’esprit de Proudhon : « il faut en finir ». On peut voir la centralité du thème de l’interprétation, et ce à deux niveaux. D’abord, c’est la querelle sur l’interprétation des journées de février qui crée des horizons d’attente contradictoires, créant un décalage entre le peuple révolutionnaire et le gouvernement républicain. Ensuite, Proudhon interprète cette mésentente et ses suites comme le lieu d’une opposition entre révolution et réaction qui n’est pas adéquate à celle sur laquelle la République se fonde. En effet, le discours républicain majoritaire assimile la révolution à la république, et la réaction à la monarchie. Proudhon interprète la divergence entre le pouvoir et les révolutionnaires comme la preuve que ces dichotomies ne se recoupent pas : comme il le résume en 1851, à partir de juin « il fut avéré que la République, même de la veille, même issue de 93, pouvait n’être pas la même chose, au XIXe siècle, que la Révolution. » P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Antony, Tops / Trinquier, 2000, p.43. La République est travaillée par un conflit interne entre révolution et réaction, dont il s’attache dans les Confessions à définir les modalités. Le premier point que Proudhon met en avant est l’importance, cachée par la doxa républicaine, du conflit social dans l’histoire de la révolution de février. L’interprétation qu’il fait des événements double l’opposition entre réaction et révolution d’une autre : celle entre bourgeoisie et prolétariat, entre capital et travail. Selon lui, le combat politique qui a lieu alors prend place dans une lutte entre classes. C’est cette représentation des choses, cette contamination du vocabulaire politique par la question sociale, que Proudhon essaie d’imposer tout au long de la période. Pour cela, il utilise trois stratégies reliées entre elles : d’abord, l’insistance sur la prédominance de la question sociale sur le problème politique ; ensuite, l’injonction à l’égard des républicains, qui doivent reconnaître leur dette vis-à-vis des prolétaires qui les ont porté au pouvoir ; enfin, la dénonciation de ce qui constitue un des piliers du discours républicain : sous la République les classes n’existent plus. Pour Proudhon, il ne fait pas de doute que la question sociale est fondamentale. Il se perçoit avant tout comme un économiste, et la majorité de son œuvre avant 1848 est consacrée aux problèmes économiques. Il faut noter qu’effectivement, la situation des travailleurs est alors en pleine mutation, et beaucoup pensent qu’elle se dégrade : le temps de travail s’est considérablement allongé, l’exode rural a commencé, le chômage s’étend, alors que la bourgeoisie a connu sous Louis-Philippe un véritable âge d’or. Mais il ne faudrait pas croire que la République améliore le sort des travailleurs : certes, elle limite la durée du travail, elle organise des ateliers de charité, sous le nom d’ateliers nationaux, pour occuper les ouvriers à des travaux inutiles et peu rémunérateurs… Mais face à la République naissante, les possédants dépensent peu, et l’économie stagne, tandis que le gouvernement se refuse à prendre des mesures « socialistes », c'est-à-dire à intervenir directement dans l’économie. Proudhon ne cesse d’insister sur ces thèmes : il dénonce la misère, le manque de circulation économique, de facilités de crédit, et évidemment les abus de la propriété. Et le point de divergence avec les républicains avancés, sensibles à la question sociale, est qu’il la considère plus importante de celle du politique. Aux jacobins qui présentent la révolution politique comme un préalable à la révolution sociale, il répond que si « la révolution politique, c'est-à-dire l’abolition de l’autorité parmi les hommes, est le but, la révolution sociale est le moyen. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p. 37. . Notons que cette grille d’analyse met le socialisme au premier plan. C’est d’ailleurs un thème constant des Confessions : de nombreux événements sont réinterprétés comme une victoire du socialisme. Ainsi le rapprochement – de courte durée – entre la Montagne, c'est-à-dire l’extrême gauche parlementaire, et les socialistes, en septembre, est présenté comme une « conversion » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p.163. des premiers au socialisme. Cette mise en avant du socialisme s’accompagne d’un impératif posé à la République : elle doit elle-même être socialiste, ou elle ne signifie rien. Pour justifier cela, Proudhon en appelle aux origines mêmes de la République de 1848 : puisqu’elle s’est installée contre le gouvernement de Louis-Philippe, qui était celui du capital, elle doit en être la contradiction : « Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du Gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p.65. C’est une idée très forte, puisqu’elle lie la République au socialisme, en tout cas à l’organisation du travail. Et au vu des événements de juin, elle n’est pas sans fondement : c’est lorsque la République rompt son engagement vis-à-vis des travailleurs, en décrétant la dissolution des ateliers nationaux créés alors, que la contestation de sa légitimité se fait la plus aigue. Pour donner plus de corps à son injonction, Proudhon présente plusieurs projets pour introduire le socialisme dans la République. Le premier est l’édification d’une Banque du Peuple, censée permettre la réalisation du crédit gratuit, par la mise en circulation de nouveaux moyens de paiements, garantis sur le travail. Le second est présenté en juillet 1848, dans un violent article intitulé « le terme », qui vaut au Représentant du peuple d’être suspendu. Proudhon décide alors de porter sa proposition à l’Assemblée ; l’idée est de faire une remise, pendant trois ans, du tiers de toutes les dettes, loyers, ou fermages, pour relancer la consommation. Aujourd’hui, cette proposition nous apparaît assez raisonnable ; mais c’était faire intervenir l'État dans l’économie, donc faire du socialisme. C’est lors de la défense de sa proposition devant l’Assemblée que Proudhon pousse le plus loin la subversion du champ politique par la sémantique sociale. Il ne s’y trompe d’ailleurs pas, et dans les Confessions caractérise cette journée comme une « nouvelle manifestation du socialisme. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p.146. En défendant sa proposition, c’est tout le socialisme qu’il défend, forçant l’Assemblée à substituer à la polarisation républicains/monarchistes celle de socialisme/capitalisme. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer le discours qu’il prononce alors : « Citoyens représentants, commença-t-il, vous êtes impatients, non pas de m’entendre, mais d’en finir. Le socialisme, depuis vingt ans, agite le peuple. Le socialisme a fait la révolution de Février : vos querelles parlementaires n’auraient pas ébranlé les masses. Le socialisme a figuré dans tous les actes de la Révolution : au 17 mars, au 16 avril, au 15 mai. Le socialisme siégeait au Luxembourg, pendant que la politique se traitait à l’Hôtel-de-Ville. [...] C’est le socialisme qui a servi de bannière à la dernière insurrection [...]. C’est avec le socialisme que vous voulez en finir, en le forçant à s’expliquer à cette tribune. Moi aussi, je veux en finir. Et puisque vous m’avez garanti la liberté de la parole, il ne tiendra pas à moi que nous en finissions avec le socialisme ou avec autre chose. » P. Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée, 1809-1849, Beauchesne, Paris, 1982, pp. 914-915 Il faut comprendre ce que cette assimilation de la révolution de février au socialisme avait de scandaleux, dans cette Assemblée républicaine. C’était refuser aux ennemis du socialisme, c'est-à-dire tout les parlementaires – la proposition est rejetée par 691 voix contre 2 –, le droit de revendiquer l’héritage révolutionnaire. Mais Proudhon va plus loin : il importe dans l’Assemblée les divisions en classe, que la doxa républicaine suppose disparues. En effet, il reconnaît explicitement que sa proposition vise à la « liquidation sociale » de la société existante ; et « qu’en cas de refus, nous procéderions nous-mêmes à la liquidation sans vous. » Sommé de s’expliquer, il précise : « Lorsque j’ai employé les deux pronoms vous et nous, il est évident que, dans ce moment-là, je m’identifiais, moi, avec le prolétariat, et que je vous identifiais, vous, avec la classe bourgeoise. » P. Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée, 1809-1849, Beauchesne, Paris, 1982, p. 916. On le voit, Proudhon essaie d’importer les logiques de classe dans les lieux mêmes de leur refus. Il place au centre du débat la question sociale, en la présentant comme le cœur de la révolution de février, et donc de la République qui en est issue. Dans les Confessions, prolongeant sa pratique politique de 1848, Proudhon tente de mettre au centre du politique l’opposition entre réaction bourgeoise et révolution prolétarienne. Le résultat en est une injonction très forte faite à la République : être la République du travail, ou bien trahir Février, ce qui ouvrirait la possibilité d’un renversement aussi légitime que l’avait été celui du régime de Louis-Philippe. L’intérêt de la représentation proudhonienne de la République apparaît alors : elle indique le caractère insuffisant de la définition républicaine classique du politique, qui exclut la question sociale de ses attributions. Pour être réellement émancipatrice, la République doit modifier les bornes du politique pour y intégrer le problème social, sans quoi elle n’est qu’une accommodation de la monarchie. Si l’on s’en tenait là, la lecture proudhonienne de la République nous apparaîtrait somme toute assez classique : le propos est certes subversif pour son époque, mais aujourd’hui tout à fait intégré. Il est couramment admis, après plus d’un siècle de conquêtes ouvrières, que la résolution du problème social entre dans les attributions du gouvernement. Mais l’interprétation de 1848 par Proudhon n’a rien perdu de son potentiel révolutionnaire ; car dans le même mouvement qu’il présente cette injonction, Proudhon nie au pouvoir la possibilité d’y répondre : selon Proudhon, la République est forcée de poser la question sociale, et condamnée à ne pas pouvoir la résoudre. On trouve là la seconde dichotomie qui vient subvertir la conception républicaine de l’opposition entre réaction et révolution : celle entre pouvoir et société. Selon Proudhon, si le gouvernement provisoire n’a pas réussi à réformer la société, à organiser le travail et résoudre la question sociale, ce n’est pas tant du fait d’une alliance avec le capital que parce qu’il lui est structurellement impossible de le faire. « Ils ne demandaient pas mieux que de prendre une initiative quelconque, ces aventuriers du progrès [...]. Comment, après avoir garanti par un décret le droit au travail, ne parurent-ils s’occuper, tout le temps qu’ils furent aux affaires, que des moyens de ne pas remplir leur promesse ? Pourquoi pas le plus petit essai d’organisation industrielle ou agricole ? [...] Comment ! pourquoi ! Faut-il que je le dise ? faut-il que ce soit moi, socialiste, qui justifie le Gouvernement provisoire ? C’est, voyez-vous, qu’ils étaient le gouvernement ; c’est qu’en matière de révolution l’initiative répugne à l’État, autant que le travail répugne au capital ; c’est que le gouvernement et le travail sont incompatibles, comme la raison et la foi. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p. 68. C’est donc pour des raisons tenant à sa nature que la République est incapable de le révolutionner la société. En revanche, elle aurait pu, si elle n’avait pas été engoncée dans le préjugée gouvernemental, la libérer. Si le gouvernement provisoire avait voulu répondre à l’injonction de février, son seul souci aurait dû être de priver le pouvoir de sa dimension coercitive, pour libérer les potentialités de la société. Abroger les lois répressives, les arrestations, désarmer le pouvoir, laisser aux clubs et à la presse leur pleine liberté, les faire entrer dans la vie parlementaire. Selon une belle formule, il fallait « rendre au peuple sa fécondité initiatrice par la subordination du pouvoir à ses volontés » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p. 72.. On voit la différence avec les républicains, mais aussi avec le communisme, le socialisme gouvernemental. Proudhon passe une bonne partie des Confessions à attaquer ceux qui prétendent révolutionner la société « par en haut », en subordonnant la révolution sociale à une révolution politique leur donnant le pouvoir. Le problème des socialistes gouvernementaux ne réside pas dans un manque de ferveur révolutionnaire, mais dans leur intention même : faire plier la société à leur principe. On touche ici à l’un des points majeurs de la pensée proudhonienne, et qui constitue une nouvelle opposition par laquelle il subvertit le politique républicain : « Ce qui fait que le gouvernement est par nature immobiliste, conservateur, réfractaire à toute initiative, disons même contre-révolutionnaire, c’est qu’une révolution est chose organique, chose de création, et que le pouvoir est chose mécanique ou d’exécution. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p. 68. Le pouvoir est par nature transcendant, alors que la société doit s’organiser suivant son principe propre, de manière immanente, se révolutionnant sans cesse à mesure qu’elle se développe. Dès lors, la révolution ne doit pas s’incarner dans des institutions politiques, nécessairement coercitives, mais dans une Constitution sociale, à laquelle la Constitution politique serait subordonnée. Proudhon rejette la Constitution de 1848 justement parce qu’elle consacre la prédominance des logiques gouvernementales sur les impératifs sociaux : « Voter la Constitution de 1848, où les garanties sociales sont considérées comme une émanation de l’autorité, c’était donc mettre la constitution sociale au-dessous de la constitution politique, les droits du producteur après les droits du citoyen ; c’était abjurer le socialisme, renier la révolution. » P.-J. Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février (1849), Antony : Tops/H.Trinquier, 1997, p 183. En somme, Proudhon subordonne la Constitution politique à la spontanéité sociale révolutionnaire, la révolution « par en bas ». Ceux qui prétendent révolutionner la société par le gouvernement se condamnent à osciller entre la dictature et la réaction. Cette assimilation de la révolution à l’immanence et de la réaction à la transcendance crée un nouvel impératif pour la République : s’ils veulent effectivement être révolutionnaires, les républicains doivent abandonner l’idée d’un gouvernement souverain qui ferait plier la société à ses choix. Ce refus des principes fondateurs de la République moderne s’accompagne d’un rejet de ses institutions, et notamment de celles sur lesquelles la République de 1848 s’appuie pour refuser les revendications socialistes et réprimer l’insurrection de juin : le suffrage universel et la loi. La critique proudhonienne du suffrage universel est surtout présente dans la Solution du problème social et dans l’Idée générale de la révolution au XIXe siècle, mais on la trouve aussi dans les Confessions. Elle repose sur une idée opposée à la doxa républicaine, issue de Rousseau : le suffrage universel est le triomphe du nombre, non de la vérité, et il ne s’agit que d’une extension de la loi du plus fort. Cela ne veut pas dire que cette procédure ne doit pas être utilisée : mais elle ne peut certainement pas rendre compte de la volonté générale. En 1848 le suffrage universel, surtout s’il n’est pas organisé et ne sert qu’à choisir les gouvernants, ne peut conférer à ceux-ci la légitimité nécessaire pour aller à l’encontre du droit au travail, fondement de la République de Février. Ce discours est inaudible pour l’Assemblée nationale républicaine, qui se perçoit comme seule dépositaire de la légitimité issue de la révolution. Productrice de l’ordre légal, elle est fondée en droit à réprimer les atteintes à sa souveraineté, quelles qu’en soient les raisons et la forme. C’est d’ailleurs pour défendre la légalité que les républicains décident la répression de l’insurrection de juin, et selon l’historiographie républicaine moderne cette défense de la loi est au fondement d’un légalisme républicain somme toute bénéfique. Mais chez Proudhon, cette opposition entre la légalité républicaine et l’arbitraire monarchique se heurte à celle existant entre la loi et la société elle-même. En effet, une loi n’est utile que si elle fait plier les citoyens, allant donc à l’encontre de leur souveraineté et leur liberté. Dans la perspective d’une division entre immanence révolutionnaire et transcendance réactionnaire, les lois forment le mécanisme par lequel la réaction agit, en comprimant les velléités spontanées naissant dans la société. Cela signifie que les seules lois en accord avec la société sont celles qui ne la contraignent pas, puisqu’elles sont l’expression de sa nature ; ce qui revient à dire que la notion gouvernementale de « bonne loi » est une antinomie. La rupture est ici totale avec la conception républicaine et jacobine de la légalité. Proudhon réinterprète donc l’histoire de la révolution de février comme celle de la lutte entre le pouvoir et la société. S’il conserve l’opposition républicaine entre réaction et révolution, il en subvertit le sens par l’importation de logiques inassimilables par la République. Il expulse le politique républicain hors de lui-même, en privant la souveraineté d’un sujet sur lequel exercer légitimement son pouvoir. Dans les Confessions, Proudhon développe l’idée d’une organisation politique sans politique, simple administration veillant à l’organisation de la société selon ses fonctions économiques. Face à un pouvoir structurellement réactionnaire, Proudhon conçoit une puissance révolutionnaire spontanée, fondée sur l’organisation du réel selon les principe internes à la révolution de février : le suffrage universel et le travail. La République de 48, selon Proudhon, est une impossibilité : elle rejoue 93, ne comprenant pas son caractère propre : issue de la Révolution, elle doit en représenter le principe. Or la révolution est faite contre deux choses, dont seule la conjonction nécessitait un changement de régime : le capital et le pouvoir. En remplaçant les dichotomies républicaines (légitimité populaire /usurpation tyrannique, suffrage universel/cens, etc.) par d’autres (société/pouvoir, travail/capital), mais en utilisant la même dichotomie fondamentale et acceptée par tous, à savoir Révolution/réaction, Proudhon réinterprète les débuts de la IIème République. Elle se voulait révolutionnaire, mais elle est forcée de faire de la réaction car l’interprétation républicaine dominante l’empêche de réaliser la révolution de février. Dès lors, le mouvement révolutionnaire, produit de la spontanéité sociale, ne cesse de placer la République devant ses contradictions, attirant sur elle les foudres de la répression. Les redéfinitions successives du politique auxquelles se livre Proudhon ont des effets qui dépassent le champ théorique : en opposant à la Révolution démocratique et sociale non seulement la réaction monarchiste, mais aussi tout pouvoir constitué, qui ne peut par nature que légiférer dans le sens du capitalisme, ou mettre en place une dictature, Proudhon réorganise le champ du combat politique. Il force une Assemblée rétive au socialisme à réinterpréter son opposition aux revendications sociales et « libertaires » comme un manquement à la révolution dont elle est issue, donc à la République. L’interprétation proudhonienne de la révolution de 1848 et de la IIè République lie l’histoire de la République à celle du socialisme. Il faudra attendre de nombreuses années pour que cette lecture soit intégrée par l'État, et qu’il accepte à la fois d’intervenir dans le domaine économique et de déléguer une partie de sa souveraineté à la démocratie sociale. Malgré cette évolution tardive, la pensée proudhonienne ne peut être entièrement assimilée par la pensée républicaine. En remettant en cause, dans les Confessions puis dans ses œuvres suivantes, les fondements de la théorie républicaine de la représentation, Proudhon crée un courant d’opposition durable au gouvernementalisme, qui garde aujourd’hui encore son potentiel subversif, et dans une certaine mesure sa puissance mobilisatrice. Il reste encore du chemin à parcourir pour les héritiers du proudhonisme avant de faire accepter dans toutes leurs conséquences leur critique radicale mais féconde du pouvoir. Mais la méthode et les analyses de Proudhon, justement parce qu’elles restent inassimilables par les pratiques républicaines actuelles, peuvent rester une source d’inspiration pour les constructions dissidentes du politique. 12