QUELLE(S) GEOPOLITIQUE(S) DES
DIASPORAS ORTHODOXES RUSSES EN
FRANCE ?
Mémoire de Diplôme – Master 2 « Sciences des religions et société »
École Pratique des Hautes Etudes
Nicolas IMBERT
REMERCIEMENTS
De tout cœur, je tiens à remercier Madame Valentine Zuber pour son aide précieuse et ses
conseils durant tout ce travail.
Je remercie également ma mère, Marie-José, pour sa présence durant toute la période d’écriture
de mon mémoire.
Je remercie enfin Sylvain, pour son écoute et son amitié indéfectibles.
INTRODUCTION
L’objet de ce travail s’inscrit dans la continuité de celui que nous avons déjà amorcé l’année
2018-2019, lequel portait précisément sur les relations entre l’Église et l’État en Russie postsoviétique. Au cours de cette étude, nous avions consacré un troisième chapitre portant sur les
effets à l’international d’un partenariat entre l’Église et l’État en Russie post-soviétique. Un tel
chapitre consistait à réfléchir, en guise d’esquisse, à une géopolitique du et par le religieux
orthodoxe en Occident. Nous avions, à ce titre, développé la question de l’homogénéisation
des diasporas orthodoxes russes comme politique à part entière de la Fédération de Russie.
Après avoir approfondi nos recherches, nous avons pris la décision de consacrer un mémoire
universitaire à cette question : quelle(s) géopolitique(s) des diasporas orthodoxes russes en
France ? Autrement dit, en quoi cette géopolitique est-elle une mosaïque d’influences diverses,
à la fois politiques et religieuses, constituées d’interactions multiples avec la diaspora
orthodoxe russe installée en France ?
En effet, si les relations entre l’Église et l’État en Russie post-soviétique permettent de mettre
en avant une certaine convergence d’intérêts entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux
dans la gestion et reconquête des diasporas russes orthodoxes installées en Occident,
notamment en France ; nous ne pouvons pas réduire notre analyse d’une géopolitique du et par
le religieux au seul prisme des effets de relations bilatérales entre l’Église et l’État en Russie.
Comment et pourquoi peut-on parler d’une géopolitique de la diaspora orthodoxe russe ? La
diaspora est un enjeu de pouvoir. Nous utilisons le terme d’ « enjeu » en lieu et place de celui
d’ « objet » qui sous-tend l’idée d’une passivité des diasporas. Autrement dit, il s’agit de
réfléchir à ces enjeux de pouvoirs qui gravitent autour du lien entre identités et territoires. Nous
ne voulons pas utiliser le terme d’ « objet » pour réfléchir aux diasporas orthodoxes russes. En
effet, ces dernières sont tout à fait actives dans ce processus d’interactions et de concurrences
que nous nommons par le terme de « géopolitique ».
Ces concurrences sont à la fois politique - au sens de la gestion des diasporas comme cité et
communauté- et religieuses - au sens d’une gestion de cette même communauté à travers la
dimension religieuse. Nous pouvons ainsi parler d’une gestion politico-religieuse des diasporas
orthodoxes russes car il s’agit d’un même processus, mais qui attire différents acteurs aux
intérêts divers. Nous parlons d’une gestion politico-religieuse car il s’agit d’un même
processus, c’est-à-dire la volonté d’objectiver les diasporas russes en vue d’une politique
particulière – qu’elle soit de nature étatique ou religieuse. Mais, il s’agit de différents acteurs
dont les intérêts peuvent diverger. Cependant, comme nous l’indiquions précédemment, les
diasporas orthodoxes russes participent activement à cette mise en concurrence de politiques
les concernant. Nous ne verrons pas les diasporas comme étant seulement sujettes à de tierces
politiques sur lesquelles elles n’ont pas d’emprise, mais nous les étudierons comme
interagissant avec le monde social qui les entoure.
Les diasporas orthodoxes russe se définissent au regard des évènements socio-historiques qui
les concernent. Il est fort probable que la configuration diasporique des Russes à l’étranger
n’eût été pas la même s’il n’y avait pas eu la Révolution de 1917. Les diasporas orthodoxes
russes existent pour différentes raisons, et il nous importera de périodiser cette présence à
l’étranger pour en comprendre les raisons : pourquoi cet « exil » à l’étranger ? Quelles
conséquences d’un tel exil sur la définition même des diasporas russes orthodoxes ? On
pourrait même se demander si les diasporas orthodoxes russes peuvent véritablement se
détacher du contexte socio-historique dans lequel elles s’inscrivent. Autrement dit, nous
pensons que la manière dont les diasporas orthodoxes russes se considèrent est intrinsèquement
liée à la situation socio-historique dans laquelle elles se trouvent, ici en l’occurrence le fait
qu’elles ont traversé et fui la Révolution bolchévique de 1917 pour les diasporas russes
« historiques » issues de l’émigration blanche. Si l’émigration suivant la Révolution de 1917
est de loin la plus importante d’un point de vue numérique et symbolique, il importe de ne pas
omettre les autres périodes et les raisons qui ont conduit les Russes à émigrer en Occident et,
en particulier, en France.
En bref, si les diasporas orthodoxes russes existent comme « diasporas » en raison
d’évènements socio-historiques qu’elles ont eu à traverser, ces mêmes « diasporas » ne sont
pas des objets passifs de leur propre histoire, comme spectatrices d’un destin qu’elles ne
peuvent maîtriser. Ces diasporas sont tout aussi « actives » dans la mesure où elles participent
à leur propre définition comme « diasporas » orthodoxes russes d’une part, mais aussi en tant
qu’elles interagissent avec les institutions politiques et religieuses d’autre part.
Pour ce qui est de leur propre définition comme « diaspora » orthodoxe russe, elles participent
activement et pleinement à cet imaginaire communautaire les concernant. Cet imaginaire
communautaire est fondamental car il est à la constitution de toute communauté, quelle qu’elle
soit1. Il se fonde sur un sentiment d’appartenance que partagent les individus à cette même
communauté, mais aussi sur une mémoire collective, un imaginaire commun qui permet aux
individus de se rattacher à un ensemble culturel relativement homogène. En ce sens, la religion
orthodoxe de tradition russe est un élément constitutif de cet imaginaire commun dans la
mesure où il permet aux Russes exilés de se retrouver autour d’une culture religieuse qui les
unit et leur rappelle la Russie prérévolutionnaire. Comme le souligne Nikita Struve, les Russes
émigrés ont toujours considéré avoir gardé la vraie culture russe, tandis que les Bolchéviques
auraient instillé un esprit nouveau qui ne correspond en rien à l’histoire russe :
La Russie hors frontières a été l’héritière légitime et la continuatrice de la Russie de toujours, alors qu’à
l’intérieur de ses frontières historiques, un régime étranger par son idéologie et sa nature cherchait, sans y
parvenir tout à fait, à annihiler la Russie historique et l’âme de son peuple.
Cette idée, centrale dans l’identité de l’émigration, revient plusieurs fois : « [...] L’émigration
offrit véritablement l’image d’une Russie en miniature[...]. Toute la Russie d’avant la Russie
se retrouvait “ hors frontières” ».
Néanmoins, et en dépit de cette apparence d’unification de la culture russe, nous verrons
pourtant que cette conscience collective est également marquée par de fortes divisions. Ces
divisions, en grande partie religieuse, coïncident en partie avec l’attitude adoptée vis-à-vis du
nouveau pouvoir soviétique.
Rappelons que les diasporas orthodoxes russes constituent un phénomène complexe du fait de
la diversité de leurs origines, raison pour laquelle nous ne parlons pas d’une diaspora, mais
bien de diasporas russes orthodoxes. Cette diversité, autant de nature sociale, religieuse, que
politique, traverse l’histoire de cette diaspora et est le terreau de divisions difficilement
surmontables durant le XXe siècle.
Nous nous permettons d’associer la russéité2 à l’orthodoxie pour des raisons qui tiennent au fait
que la grande majorité des diasporas russes étaient nominalement de confession orthodoxe.
Nous renvoyons, à ce titre, aux travaux de Benedict Anderson dans son livre : L'imaginaire national : réflexions sur l'origine
et l'essor du nationalisme publié en 1983.
2
Nous désignons par le terme de « russéité » le fait du sentiment d’appartenance à la communauté russe. Il s’agit avant toutes
choses d’un sentiment d’appartenance fondé sur la langue russe, la culture russe, et éventuellement l’ethnie. Autrement dit,
cette communauté est avant tout « subjective » avant d’être « objective » (le fait de naître en Russie ou le fait de naître de ceux
qui sont nés en Russie).
1
Nous n’entrerons pas dans le détail des intensités et degrés de pratique religieuse de ces
diasporas.
En raison de l’hétérogénéité de ces identités, mues par des histoires particulières et un rapport
différent entre elles à la mémoire de l’URSS et à l’Occident, le positionnement ecclésial des
membres de ces diasporas orthodoxes russes n’est pas toujours identique. Par ailleurs, il existe
différentes vagues d’émigration russe et il convient de les rappeler pour comprendre le contexte
socio-politique dans lequel elles s’inscrivent.
Quel était ce contexte socio-historique de 1917 qui a permis l’existence d’une diaspora
orthodoxe russe en Occident, en particulier en France ? Le 15 mars 1917, le tsar Nicolas II
abdique sur la pression de la Douma et le conseil de certains de ses proches. Il le fait en faveur
de Mikhaïl Alexandrovitch Romanov, qui refuse la couronne sur pression populaire. Ce dernier
considère qu’il ne peut aller contre la volonté du peuple russe et, par conséquent, qu’il convient
d’établir une nouvelle forme de gouvernement russe et de créer de nouvelles lois
fondamentales. C’est donc la fin d’un Empire.
Cette abdication fait suite à la Révolution de Février, laquelle s’est d’abord caractérisée par des
soulèvements populaires à Petrograd, puis par la collusion de différentes tendances, d’une part
des militants révolutionnaires qui vont constituer un Soviet, de l’autre, un gouvernement libéral
qui va se constituer autour de la Douma. Parallèlement, dès le 28 août 1917, s’ouvre le Concile
de l’Église russe, concile dit « de Moscou ».
C’est une première depuis Pierre le Grand dont le règne avait mis un terme à toute possibilité
de convoquer un Concile de toute l’Église russe depuis 1681-1682. A ce Concile, sont présents
pour chaque diocèse, 1 évêque, 2 prêtres, 3 laïcs. Il y a aussi des représentants des monastères,
de la Douma et du Sénat, de l’armée navale, etc. On trouve aussi des délégués des autres Églises
orientales et autocéphales. C’est un Concile qui réunit plus de 564 membres. Il ne s’inquiète
pas du changement de régime et affirme dans son discours au peuple russe le 9 mars 1917 :
La volonté de Dieu a été accomplie. La Russie s'est engagée sur la voie d'une nouvelle vie d'État. Que Dieu
bénisse notre grande patrie de bonheur et de gloire sur son nouveau chemin »3.
Un peu plus tard, le 4 octobre, comme le révèle le même auteur, le Concile de Moscou
s’inquiète plutôt plutôt de la guerre civile en tant que telle, et plus exactement, de la discorde
et du développement de la haine entre les Russes. Il invite à la paix et des sentiments d’amour
3
Regelson Lev, Tragediâ russkoj cerkvi 1917-1953, gg. |p. 12.
entre les Russes, dans la continuité de son message déjà prodigué à l’armée et à la marine le 24
août 19174.
Comme le remarque Regelson, ce qui compte, pour les membres du Concile de Moscou, ce
n’est pas tant la forme du pouvoir étatique que les membres concrets qui sont à la tête de l’État.
Ainsi donc, l’Église tient donc une position double : d’une part, elle ne souhaite pas s’immiscer
dans les affaires politiques et est indifférente vis-à-vis de la forme de l’État, d’autre part, elle
considère que, étant la religion majoritaire et dominante de la Russie, il convient que les chefs
d’État et du gouvernement soient orthodoxes. (décision du Concile, 2 décembre 1917). Lorsque
le pouvoir bolchévique s’est peu à peu affirmé en Russie, l’Église russe n’a pas considéré
devoir lutter contre ce pouvoir, préférant l’accepter comme étant une permission divine en
raison du péché des hommes d’avoir délaissé Dieu.
Ainsi, ce mémoire universitaire souhaite associer deux disciplines de la sociologie : nous
voulons faire le lien entre la sociologie politique d’une part, et la sociologie religieuse d’autre
part, considérant ces deux sous-disciplines comme n’étant pas imperméables l’une vis-à-vis de
l’autre. Au contraire, nous voyons ces disciplines non pas comme des outils de recherche figés,
mais plutôt comme des moyens de catégoriser une réalité sociale complexe qui n’est pas, sur
un plan systémique, fondamentalement divisible. Les disciplines ne sont pas tant des
indicateurs du réel qu’une méthodologie de recherche visant à mieux comprendre la réalité
sociale. Celle-ci est un ensemble complexe, et les faits sociaux qui la compose sont bien
souvent interdépendants. Il n’est pas possible de diviser les faits sociaux selon différentes
catégories auxquelles ils se réfèrent, mais il convient de comprendre les liens qui peuvent
exister, par exemple, entre ceux qui relèvent du politique et/ou du fait religieux.
A l’aune des travaux de la sociologie interactionniste 5 , nous considérons le monde social
comme une dynamique en perpétuel mouvement et interaction, ce qui implique donc un
dialogue entre ses différentes composantes qui se transforment mutuellement. Ainsi, le
religieux et le politique ne sont pas deux disciplines ou objets d’études imperméables et séparés
l’un de l’autre, mais, bien au contraire, ils constituent ensemble un mode de la réalité sociale
plutôt qu’une nature particulière de celle-ci. Il ne s’agit pas d’essences séparées, mais plutôt
de modes de réalités interdépendantes, marquées par des significations multiples.
Ibid., p 13.
Nous renvoyons aux travaux d'Erving Gausmann dans The Presentation of Self in Everyday Life (1959) et Anselm Strauss
dans Mirrors and Masks: The Search for Identity (1959)
4
5
Dans cette perspective, nous étudierons les diasporas orthodoxes russes au regard de
l’émigration la plus massive, c’est-à-dire celle qui suit la Révolution bolchévique dans les
années 20, sans pour autant négliger les différentes vagues d’émigration sur lesquelles il
convient de revenir à visée comparative.
Puisque nous considérons le politique et le religieux comme des modes du fait social, il n’est
pas possible, de séparer le politique du religieux, dans la mesure où l’un et l’autre peuvent se
constituer sur des mêmes faits sociaux. Dans notre cas, nous parlerons des Églises, et en
particulier des Églises orthodoxes, dans la mesure où ces dernières sont liées aux diasporas
orthodoxes russes. Les « Églises » ne sont pas seulement des structures qui produisent des
objets et modalités du croire déterminant la seule existence des individus, elles s’inscrivent
dans un monde social marqué par des contextes politiques et territoriaux. Comme l’écrit
Rosière6 :
Les Églises sont des structures sociales et politiques fondamentales anciennes et influentes. Chaque Église
est liée à une religion (conception métaphysique de l’existence et ensemble de rites). Le terme d’Église
désigne plus spécifiquement une structure socioculturelle qui peut éventuellement être un acteur
géopolitique. En effet, le but des Églises, leur raison d’être, est le domaine spirituel, néanmoins, elles ne
sont certainement pas indifférentes à la « marche du monde » et cherchent même souvent à la canaliser.
Les Églises, en tant que sièges de pouvoir, entrent donc en interaction avec les structures temporelles
comme l’État ou les partis politiques ; elles se trouvent ainsi impliquées dans des dynamiques
(géo)politiques avec lesquelles elles n’ont pourtant pas nécessairement a priori de liens.
Ici, les Églises sont considérées d’un point de vue géopolitique en tant qu’elles peuvent être
des acteurs contestataires vis-à-vis de l’État. Comme l’indique Rosière, du fait de leur éventuel
caractère transétatique, elles peuvent être déstabilisantes pour des États concurrents :
Les Églises peuvent être aussi des acteurs déstabilisants, contestataires. Structures stabilisatrices si elles
confortent l’État, elles sont éventuellement déstabilisatrices surtout si elles sont de nature transétatique ou
« transnationale ». Pour Suzanne Rudolph (1997), les Églises concurrencent voire menacent de plus en
plus les États : alors que les fidèles (membres des Églises) se mélangent par le biais de courants migratoires,
les religions engendrent des phénomènes de double allégeance (citoyenneté : État ; « fidélité » : Église)
accroissant l’hétérogénéité des aires socioculturelles et, le cas échéant, l’instabilité de la planète7.
Dans notre cas, il existe pour les diasporas orthodoxes russes un problème de double
allégeance, en particulier pour les dernières générations étant issues de ces diasporas, puisqu’il
existe à la fois une allégeance citoyenne à la France, d’autre part à la Russie (1), mais il existe
également une allégeance à l’Église orthodoxe, voire à l’Église orthodoxe russe (2). Certains
revendiquent une appartenance « universelle » à l’Église orthodoxe, donc dans sa dimension
Rosière Stéphane, Géographie politique & Géopolitique. Une grammaire de l’espace politique, 2e édition, Chapitre 2 : les
acteurs géopolitiques, p. 297.
7
Ibid.
6
transnationale et transétatique, tandis que d’autres revendiquent une appartenance
spécifiquement nationale et ethnique à l’Église orthodoxe russe.
Néanmoins, si nous souhaitons tenir compte de ces rapports et interactions qui existent entre
l’Église orthodoxe (en particulier l’Église russe) et les États, nous ne souhaitons pas étudier les
diasporas orthodoxes russes au seul prisme d’un rapport entre Églises et États. En effet, nous
avons déjà consacré une étude à ce sujet, et nous souhaitons élargir notre réflexion, considérant
que l’existence socio-historique des diasporas orthodoxes russe inclut d’autres types de
conflictualités et d’interactions étant – précisément - à la marge des relations entre les Églises
et les États.
Nous souhaitons étudier ces diasporas orthodoxes russes en France comme une institution
dynamique qui produit elle-même son positionnement géopolitique, en n’étant plus seulement
l’objet passif d’une politique étatique et/ou ecclésiale. Au contraire, considérant ces différentes
institutions comme des relations du monde social, il importe d’en saisir les interdépendances
et interactions afin de mieux comprendre les enjeux géopolitiques qui entourent l’existence des
diasporas orthodoxes russes.
Plus particulièrement, nous souhaitons mettre en exergue la place du fait religieux dans cette
géopolitique d’une diaspora orthodoxe russe en Occident. Les représentations théologiques du
monde orthodoxe russe portent des effets géopolitiques très concrets car ces représentations
peuvent être en concurrence les unes avec les autres. Elles ont leurs incidences territoriales
puisqu’elles concernent la vie religieuse et sociale des fidèles qui s’y rattachent. A ce titre, il
existe une concurrence infra-orthodoxe s’agissant du monopole de gestion de ces fidèles
installées à l’étranger, en particulier des diasporas orthodoxes russes.
Il importe donc de garder à l’esprit le caractère multifactoriel des raisons qui poussent à la mise
en place non pas, d’une géopolitique, mais de plusieurs géopolitiques des diasporas russes
orthodoxes installées en Occident, et notamment en France.
Nous avons pris la décision d’étudier uniquement et seulement la France – non qu’il s’agisse
d’omettre des comparaisons utiles avec l’étranger – pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il
nous a semblé que la France présentait un terrain ethnographique largement favorable à l’étude
qui est la nôtre. D’autre part, du fait de la relative accessibilité de terrain qui est la nôtre, nous
avons pu nous immerger au sein même du monde orthodoxe parisien afin d’en mieux
comprendre les tenants et les aboutissants, en particulier dans le monde de la diaspora
orthodoxe russe.
Enfin, du fait même du temps limité qui nous est imparti, nous avons cru qu’il n’était pas
possible, à moins d’omettre des éléments essentiels, de couvrir l’ensemble de l’Occident au
risque d’entrer dans des considérations trop générales ou bien de se perdre dans un ensemble
de faits ethnographiques qu’un seul mémoire universitaire n’aurait le temps de couvrir de
manière exhaustive et suffisante. Néanmoins, et nous le regrettons, du fait même de la crise du
coronavirus, nous n’avons pu pas bénéficier de l’accès à plusieurs archives qui auraient pu nous
êtes précieuses dans cette étude. De plus, nous n’avons pas pu nous déplacer dans certains lieux
emblématiques qui ont été le théâtre de différentes crises infra-orthodoxes propres au monde
orthodoxe russe, notamment la cathédrale Saint Nicolas de Nice.
De plus, nous désirions réaliser une étude ethnographique s’agissant de la composition des
fidèles de la cathédrale Saint Alexandre Nevsky à Paris, mais du fait même du confinement,
nous n’avons pas pu réaliser cette étude comme il se devait. Cependant, grâce aux moyens
technologiques dont nous disposons dorénavant, nous avons pu réaliser plusieurs entretiens qui
ont permis d’approfondir plusieurs points d’études sur lesquels nous reviendrons
prochainement.
Ainsi, pour parler d’une géopolitique des diasporas orthodoxes russes, il convient tout d’abord
de réfléchir au contexte sociologique qui a conduit à l’émergence d’une diaspora orthodoxe
russe.
L’historien russe Pierre Kovalevky nous rapporte les différentes catégories sociales qui
faisaient l’objet d’une politique de destruction de la part du pouvoir bolchévique. Ces
catégories sociales ont donc fui le projet de Lénine, annoncé bien avant la Révolution, d’une
dictature du prolétariat, avec pour corollaire la destruction de
la classe capitaliste, mais aussi, le rentier, le petit bourgeois et le paysan aisé (koulak). Une classe unique
subsisterait, le prolétariat. Il y aurait une guerre impitoyable et désespérée, plus cruelle que toutes les
guerres qui ont eu lieu jusqu’à présent. Une lutte sans merci jusqu’à l’extermination de l’adversaire 8.
Il est certain qu’hormis la classe unique du prolétariat, toutes les autres classes sociales étaient
dans le viseur du nouveau pouvoir bolchévique. Raison pour laquelle, d’après le même auteur :
8
Kovalevsky Pierre, La dispersion Russe à travers le Monde et son rôle culturel, 1951, p. 6-7.
La dispersion russe consiste par conséquent en une grand partie de la classe intellectuelle, allant d’après
ses opinions politiques de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche socialiste révolutionnaire et englobe,
d’après sa composition sociale, les anciens militaires-résistants, les professeurs et écrivains, les artistes et
les ingénieurs, les hommes politiques et les anciens propriétaires, les industries et les journalistes, les
avocats et en général tous ceux qui se réclament de l’ancienne Culture Russe qui devait céder sa place à la
nouvelle Culture Prolétarienne.9
A cela, il rajoute le fait que la classe ayant réuni le moins de réfugiés russes est le clergé puisque
pas plus d’1,5% du clergé a fui la Révolution bolchévique. C’est donc une diaspora diversifiée
qui se constitue et va trouver refuge en Europe et qui s’élève à plus d’un million de personnes.
Si l’on considère qu’environ 2 millions de personnes ont quitté le pays entre 1917 et 1920,
cette première vague d’émigration massive constitue donc un point de départ important de
l’installation d’une diaspora russe en Occident, réunis en plusieurs centres européens, dont
Paris10.
9
Ibid, p. 7.
Ibid.
10
I/ LE CONTEXTE D ’EMERGENCE D’UNE DIASPORA RUSSE ET
ORTHODOXE EN OCCIDENT DIVISEE AU XXE SIECLE
A/ LE CONTEXTE POLITICO -HISTORIQUE D ’EMERGENCE D ’UNE DIASPORA RUSSE
ET ORTHODOXE EN OCCIDENT
DU LIEN ENTRE RUSSEITE ET APPARTENANCE A L’ORTHODOXIE AU SEIN DES DIASPORAS
RUSSES ORTHODOXES …
Si l’on ne peut associer l’émigration russe à l’Orthodoxie, l’on peut néanmoins aisément
supposer une part relativement importante d’orthodoxes parmi les Russes émigrés. En 1898,
les orthodoxes représentaient plus de 68% de la population russe recensée pour la première fois
par l’Empire11. De plus, du fait des positions anticléricales du pouvoir soviétique, la majorité
de ceux qui ont fui la Révolution bolchévique étaient orthodoxes. Si nous ne disposons pas de
chiffres précis du nombre d’orthodoxes qui composaient l’émigration russe, nous disposons
d’un certain nombre de faisceau d’indices qui nous permettent d’associer orthodoxie et
diaspora russe.
En effet, d’après l’historien Nikita Struve12 :
Toutes les autres confessions religieuses étaient représentées dans l’émigration (protestants, catholiques,
vieux-croyants, musulmans, juifs), mais leur importance numérique comme leur apport ont été
négligeables : faibles minorités au sein d’un corps social lui-même minoritaire, elles se sont rapidement
effilochées, sinon éteintes.
Par ailleurs, l’Église orthodoxe russe disposait d’ores et déjà d’une présence orthodoxe en
Occident, en particulier en France, du fait non seulement d’une présence de l’ambassade de
l’Empire, dont dépendait la cathédrale Saint Alexandre Nevsky, mais aussi du fait d’une large
présence de Russes dans le sud de la France, notamment à Nice et à Cannes, où ont été
construits plusieurs églises sur soutien de la noblesse russe, en particulier l’église Saint Michel
de Cannes ou l’église Saint Nicolas de Nice.
Premier
recensement
de
la
population
de
l’Empire
russe
en
1897
disponible
https://web.archive.org/web/20121024115547/http://www.archipelag.ru/ru_mir/religio/statistics/said/statistics-imp/
12
Struve Nikita, Soixante-dix ans d’émigration russe, 1919-1989, Paris, Fayard, 1996, p. 17.
11
ici
Il est donc établi que la majorité des Russes qui ont fui la Révolution bolchévique étaient de
confession orthodoxe. Reste à savoir si leur appartenance à l’orthodoxie supposait un
investissement et une pratique religieuse relativement stable et régulière.
D’après l’historien américain Johnston H. Robert - citant Kurdiumov, le lien entre « russéité »
et orthodoxie est tout à fait réel bien qu’il n’implique qu’une participation passive à la vie
religieuse de l’Église orthodoxe russe en France pour les diasporas. La majorité des familles
des diasporas russes participaient aux grandes fêtes religieuses, en particulier Pâques.
En effet, Eugraph Kovalevsky rapporte qu’il y avait, d’après les estimations des Français autant
que des Russes, plus de 18 000 personnes à l’extérieur et à l’intérieur de l’Église, pour la nuit
pascale du 19 au 20 avril 1930.
Kurdiumov admet, néanmoins, l’importance « identitaire » que représente l’Église orthodoxe
russe pour les diasporas russes en tant qu’elle permet de conserver et de nourrir la russéité. Elle
est également un élément essentiel du patriotisme anti-bolchévique qui caractérisait une bonne
partie des diasporas orthodoxes russes installées en Occident, en particulier en France.
En effet, Robert H. Johnston écrit :
Et avec la guerre continue du régime soviétique contre la religion et le passé russe, qui a culminé avec la
destruction en 1931 de la cathédrale de Moscou du Christ Sauveur, il semblait à la plupart des émigrés tout
à fait naturel de souligner l'orthodoxie et l'anti-bolchévisme comme éléments essentiels d'un véritable
patriotisme russe. En outre, la religion constitue un obstacle à l'absorption trop rapide des réfugiés dans la
vie française. Cette caractéristique était particulièrement importante pour les éléments
postrévolutionnaires, en particulier l'eurasianisme, qui attirait les jeunes exilés qui étaient désillusionnés
par les croyances politiques de leurs parents et se sentaient sans racines en Occident.
Rappelons, par ailleurs, que l’existence d’avant la Révolution des églises Saint Alexandre
Nevsky à Paris, Saint Nicolas à Nice, Saint Michel à Cannes, permettaient aux Russes
nouvellement réfugiés et installés en France de se rattacher à un lien avec la Russie
prérévolutionnaire.
Néanmoins, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les diasporas russes n’étaient pas aussi
engagées qu’il n’y paraît au sein de l’Église orthodoxe russe. En effet, cette participation aux
affaires religieuses était relativement passive et ceci s’expliquant pour plusieurs raisons.
Toujours d’après lui, citant Charles Ledré13, la fatigue des semaines de travail, le fait de ne pas
avoir les moyens pour se payer une tenue dominicale, l’exemple des Français qui ne pratiquent
13
Ledré Charles, Les émigrés russes en France : ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, Paris, Editions Spes 1930.
pas sont autant d’arguments qui influeraient la relative absence de pratique religieuse des
diasporas russes orthodoxes en France. Plus encore, pour R. H. Johnston, les Russes sociodémocrates de la diaspora ayant fui la Révolution bolchévique ne peuvent porter le désir de
s’engager pour une Église qui, durant l’ère pré-révolutionnaire, leur avait semblé trop
réactionnaire et proche de l’autocratie tsariste.
En effet, c’est à la suite d’une réforme de Pierre le Grand que le Patriarcat de Moscou a été
dissous pour être remplacé par le Saint Synode. Ce Saint Synode était l’organisation officielle
de l’Église russe jusqu’au Concile local de Moscou de 1917-1918. Toutes les décisions du
Synode devaient être contresignées par le Tsar de Russie. Du point de vue du pouvoir de l’État,
ce Synode était un moyen privilégié de contrôler l’Église dans chacune de ses décisions
ecclésiales puisque l’État avait le contrôle sur l’institution officielle de l’Église russe.
L’historien Marc Raeff confirme également cette vue. Si les brimades subies par le clergé
orthodoxe russe lors de la Révolution bolchévique avaient choqué la majorité des croyants, ces
derniers n’étaient pas forcément prêts ou désireux d’un retour de l’Église orthodoxe russe à la
même place qu’elle occupait avant la Révolution. En effet, l’Église russe, du fait de sa
proximité avec le pouvoir et les différents scandales que cela avait provoqué, mais aussi de sa
relative indifférence vis-à-vis des questions éducatives, intellectuelles, sociales et éthiques, a
créé un écart avec la société russe du début du XXe siècle.
Nous parlons de « scandales » concernant, notamment, l’influence de certains religieux comme
Grigori Raspoutine auprès de la cour de Nicolas II, ou encore l’influence de Konstantin
Pobedonostsev. En effet, Raspoutine a été accusé d’avoir été à l’origine de la chute des
Romanov du fait des nombreuses accusations dont il a fait l’objet du point de vue de sa vie
morale et sexuelle. Cette mauvaise réputation aurait permis de faire grandir l’impopularité de
la famille royale. Rappelons que Raspoutine était proche de la famille royale en raison de ses
prétendus pouvoirs thaumaturgiques, notamment pour le fils du tsar Nicolas II, Alexis, qui
souffrait d’hémophilie. Raspoutine se présentait comme un mystique fidèle à l’Église
orthodoxe russe, bien qu’il ait été accusé d’appartenir à d’autres courants de type ésotérique.
Konstantin Pobedonostsev, penseur de l’autocratie russe, résolument réactionnaire, antilibéral
et antidémocratique, avait une grande influence au sein du Saint-Synode de l’Église orthodoxe
russe. Cela n’a pas joué en la faveur de l’Empire russe, et notamment du règne de Nicolas II,
résolument attaché au principe autocratique dans la continuité du règne de son père, Alexandre
III.
L’Église n’a pas réussi à faire face aux nouvelles exigences posées par la société russe, ce dont
a pâti en termes de prestige et de notoriété au sein de la société russe, et a fortiori, au sein des
diasporas russes orthodoxes.
Ainsi donc, si l’on peut admettre que la majorité des Russes émigrés en France sont de
confession orthodoxe, nous ne pouvons pas penser pour autant qu’il s’agit d’une population
très engagée dans les affaires religieuses, même si, à cette époque, le lien entre leur russéité et
orthodoxie demeure consubstantiel.
LA PERIODISATION DES DIFFERENTES MIGRATIONS RUSSE ET LEUR NOMBRE EN FRANCE
Dans l’étude des diasporas russes installées en Occident, on distingue plusieurs périodes. Le
philosophe A.S Akhiezer en décrit six14 :
1) proto-émigration - de la fin du XVe - début du XVIe siècle ; jusqu'en 1861 - les conditions de la société
traditionnelle et du servage ;
2) 1861-1890 - changements dans la société traditionnelle ; début du développement libre du capitalisme
en Russie ;
3) 1890-1914 - l'ère de l'impérialisme ; "Une augmentation de la désorganisation de la société" ;
4) 1914 -1953 / 56 - l'ère des guerres mondiales et du totalitarisme ;
5) 1956 -1991/92 - l'affaiblissement de l'État et l'effondrement de l'URSS ;
6) janvier 1993 - présent (moderne) - l'apparition en Russie d'une loi sur le droit à l'émigration.
Force est de constater qu’avant ce flux massif provoqué par la guerre civile, une présence russe
existait d’ores et déjà en Europe, notamment en France. Il y a eu une émigration russe lors du
XIXe siècle, essentiellement liée au développement économique et politique du pays, comme
le souligne l’historien russe Vladimir Sergueevitch Putyatin15.
L’essentiel de cette émigration était lié aux mouvements révolutionnaires, proches des centres
universitaires européens 16 . Néanmoins, cette présence prérévolutionnaire de Russes restait
marginale, et ce pour différentes raisons. La politique d’émigration mise en place par l’Empire
Cité dans Emigranty pervoj volny vo Francii v 1917-1939 godah, disponible ici :
https://revolution.allbest.ru/history/00993312_0.html#text
15
Putyatin V.C., « RUSSKAÂ ÈMIGRACIÂ ». informaciâ na portale Ènciklopediâ Vsemirnaâ istoriâ. Consulté le 7 mars 2020.
https://w.histrf.ru/articles/article/show/russkaia_emigratsiia
16
Ibid.
14
russe était relativement restrictive17. De plus, le fait d’émigrer dans un pays étranger supposait
de pouvoir maîtriser la langue et de s’adapter à une culture tout à fait différente, ce qui n’était
possible que pour ceux ayant reçu une éducation et un niveau culturel relativement élevé18.
Nous nous intéressons ici essentiellement aux migrations russes à partir de la quatrième
période, celles liées à la guerre civile de 1917.
Pour l’historien anglo-russe Dimitri Obolensky, il existe quatre phases principales. La première
étant celle d’une émigration d’avant 1917 et qui réunit plus de 50 000 Russes, une deuxième
liée à la Révolution russe, amenant de nombreux Russes à fuir la Révolution dès 1920, une
troisième se situant entre 1945 et 1948 durant laquelle de nombreux anciens prisonniers
soviétiques s’installèrent d’abord en Europe, puis en Amérique19.
Pour lui, l’attrait de la culture française joua certainement dans le choix des Russes de
s’installer en France, sans compter l’image alors partagée d’une France généreuse et ouverte
aux sans-patrie.
Un débat demeure néanmoins autour du nombre de Russes s’étant installés en France.
Pour Robert H. Johnston, il est d’autant plus difficile de compter le nombre de Russes émigrés
qu’il n’y a pas de méthodologie précise sur la définition à adopter sur ce qu’est un Russe
émigré. Qu’en est-il en effet des non Russes qui étaient sous le gouvernement de Nicolas II,
comme ceux venant d’Ukraine, d’Azerbaïdjan, ou bien de Géorgie ?
Plus encore, il existe la difficulté de savoir comment et à quel moment les « Russes » sont
toujours (ou plus du tout) considérés comme « Russes » dès lors qu’ils se sont installés sur un
nouveau territoire. La question n’est donc pas seulement juridique, mais elle implique
également d’autres questions entourant l’intégration et l’assimilation, comme le fait remarquer
toujours le même auteur20.
Au Haut-commissariat pour les réfugiés, un délégué français annonce, dès septembre 1921, la
présence de plus de 250 000 Russes en France21.
C’est ce que met en avant V. P. Fediouk et A.V. Ouriadova dans leur Histoire de l’émigration russe 1917-1939 (titre traduit
du russe), 2006, p. 4.
18
Ibid.
19
Obolensky, Dimitri, « L’émigration russe en France ». Hommes & Migrations 1124, no 1 (1989), p. 27-30.
https://doi.org/10.3406/homig.1989.1347.
20
Johnston H, Robert, “New Mecca. New Babylon.” Paris and the Russian Exiles, 1920-1945. Kingston and Montreal, McGillQueen’s University Press., 1988, p. 23.
21
Archives MAE, série Russie-Europe, dosseir 597, rapport de la SDN du 14 septembre 1921 cité par Gousseff, Catherine,
« Quelle politique d’accueil des réfugiés en France ? Le cas des Russes dans les années 20 », Matériaux pour l’histoire de
notre temps 44, no 1 (1996), p. 14-18. https://doi.org/10.3406/mat.1996.403047.
17
Pour Robert H. Johnston, le chiffre le plus important s’agissant des Russes émigrés s’étant
installés en France s’élève à 400 000 personnes. C’est ce que mettait en avant notamment le
Dr. Nansen au Concile de la Ligue en 192422. La même année, néanmoins, comme le souligne
Catherine Gousseff, le Ministère des affaires étrangères en France faisait souligner que :
aucune statistique ne permet d'indiquer avec exactitude le nombre de Russes en France (...) : les services
administratifs l'évaluent à 400 000 environ sans qu'il soit possible de fournir les bases précises de cette
évaluation23.
D’autres estimations établissent le nombre de Russes entre 150 000 et 200 000 personnes en
France. C’est le cas notamment de la Croix Rouge américaine qui cite cette estimation comme
témoignant du nombre de réfugiés en France en novembre 1920, écrit R. H. Johnston24.
Pour Pierre Kovalevsky, le nombre le plus plausible de Russes émigrés installés en France se
situerait entre 100 et 150 000 à partir de son étude faite en 197125.
Finalement, d’après Robert H. Johnston :
Enfin, en 1943, les bureaucrates de Paris occupé ont publié des tableaux statistiques sur l'immigration
étrangère qui offraient la plus faible estimation à ce jour des résidents russes en France. Ceux-ci déclaraient
un total de 32 300 Russes dans le pays en 1921 ; ce nombre a ensuite doublé en cinq ans pour atteindre un
maximum d'un peu moins de 72 000 en 1931. Cinq ans plus tard, selon la même source, le nombre de
Russes était tombé à 64 000.
Néanmoins, ces derniers chiffres peuvent être questionnés dans la mesure où il serait important
de comparer les méthodologies employées pour arriver à de tels chiffres. Dans ce cas, les
Russes sans papiers, et non déclarés, ont-ils été comptabilisés, ou ne s’agit-il que des Russes
enregistrés auprès des autorités françaises ?
Ainsi, l’on peut remarquer qu’il n’existe aucun consensus au sujet du nombre de Russes s’étant
installés en France dans les années 20. Parmi les estimations les plus importantes – et les plus
improbables au regard des autres sources qui existent à ce sujet – l’on atteint 400 000
personnes. Cependant, pour Pierre Kovalevsky autant que pour Robert H. Johnston, ce nombre
reste « fantaisiste ». Pour ce dernier, l’on n’atteindrait pas le nombre de 120 000 Russes, et
ceci, d’ici les années 30.26
Le mythe du « Russe blanc » et la question de la diversité des diasporas russes
Ibid.
Gousseff, op.cit, p. 14-15.
24
Kovalevsky, op.cit p. 24.
25
Ibid.
26
Johnston, op.cit, p. 25.
22
23
Pour l’historien Olga Yakovlena Bakhareva la majorité des émigrés russes appartenait à la
noblesse russe27 :
Par statut social, la plupart des émigrants appartenaient à la noblesse (du plus grand au plus petit), outre le
fait que c'était une intelligentsia créative, scientifique et technique, avec le clergé orthodoxe.
Pour l'historien de l'émigration Andreï Vladimirovitch Kvakin :
parmi ceux qui ont quitté leur patrie, près d'un tiers étaient des paysans, des cosaques, des commerçants
qui ont été appelés de force au service pendant la guerre civile, puis ont été emmenés avec les armés
blanches28.
Néanmoins, il existe en France une diaspora relativement diversifiée. C’est ce que met en avant
notamment Catherine Gousseff lorsqu’elle compare les données de ceux qui ont réalisé des
études parmi les réfugiés (2/3 ayant terminé des études secondaires, 15% ayant effectué des
études supérieures), mais seulement 3,5% d’entre eux parlent l’anglais ou l’allemand en
moyenne (contre 23% pour les Moscovites et 10% des natifs de Kharkov et d’Odessa) :
Une hiérarchie sociale pourrait être ainsi esquissée entre les anciennes élites d’empire (qui constituent,
selon l’expression très juste de Madeleine Doré, « la minorité influente de l’émigration »), les élites
urbaines locales et les nouvelles classes moyennes, plus représentatives de la population émigrée que la
haute société de l’ancien régime et donnant le profil reconnaissable de la communauté. Un tiers environ
des émigrés proviennent de milieux sociaux culturellement plus défavorisés ou très spécifiques issus, pour
l’essentiel, de la paysannerie29.
Pour Robert H. Johnston, l’émigration russe était plutôt diversifiée. A ce titre, il cite le médecin
Boris Aleksandrovsky, émigré durant 25 ans jusqu'à son retour en URSS après la Seconde
Guerre Mondiale, que parmi ses anciens compagnons réfugiés dressait ce constat : « ils
n'étaient pas tous des princes, des banquiers et des propriétaires ». Plus encore, ce médecin
considère que ces catégories supérieures ne représentaient pas plus d’un pour cent du total de
l’émigration russe30 :
La plupart des émigrations « actives » restantes se composaient d'officiers militaires des Armées blanches,
d'étudiants en échec, de petits et moyens bureaucrates, de commerçants, de personnalités commerciales et
industrielles et de « certains membres des professions intellectuelles ».
Bahareva O.Â., Socialʹnoe položenie, byt i kulʹtura russkoj èmigracii pervoj volny (1917-1923 gg.), consultable ici :
https://cyberleninka.ru/article/n/sotsialnoe-polozhenie-byt-i-kultura-russkoy-emigratsii-pervoy-volny-1917-1923-gg/viewer
28
Cité par A.V. Ledenëv dans «Literatura pervoj volny èmigracii: osnovnye tendencii literaturnogo processa»
https://cyberleninka.ru/article/n/literatura-pervoy-volny-emigratsii-osnovnye-tendentsii-literaturnogo-protsessa
29
Goussef Catherine, L'exil russe : La fabrique du réfugié apatride, Chapitre premier - De l'exode à l'exil genèse et scénario
de la dispersion russe en Europe - 2016 - CNRS Editions, p. 44-45.
30
Johnston, op.cit, p. 25.
27
Pour Dimitri Obolensky, le dialogue culturel entre Russes et Français était relativement limité,
au moins jusqu'aux années 1940, du fait d'une espérance toujours réelle de pouvoir rentrer au
pays. Ainsi donc, le dialogue se serait fait au niveau des élites, comme l'illustre, d'après lui,
l'exemple des entretiens Maritain-Berdiaeff31.
QUELLE POLITIQUE D ’ACCUEIL DES REFUGIES RUSSES EN FRANCE ?
Catherine Gousseff nous révèle, tout d'abord, que la politique d'accueil des réfugiés russes en
France dans les années 20 était relativement limitée bien que la France ait participé à
l'élaboration du statut des réfugiés sur le plan international.
Elle distingue deux types de politique d'accueil, l'une correspondant à la politique
d'immigration des Russes, et l'autre correspondant au mode d'administration des réfugiés
russes.
L'année 1920 a été une année de débâcle pour les Armées blanches au sud de l'Ukraine, l'Armée
rouge reprenant peu à peu le contrôle des territoires qui deviendront ensuite l'Union Soviétique.
Elle nous révèle aussi que la Croix Rouge estima le nombre de réfugiés russes à plus de
2 millions de personnes. C'est sur la base de ce constat que la Société des Nations s'est présentée
comme l'organisme le mieux à même de pouvoir répondre à la crise des réfugiés russes. A cette
occasion, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés créé au sein de la SDN en 1924 s'est
exclusivement occupé, à l'origine, des Russes, avant de s'étendre aux problèmes de migration
d'autres communautés.
Notons qu'à cette époque, les États Unis ont mis en place une politique d'immigration
restrictive, ce qui ne laissait aux Russes que le seul choix de se rediriger vers l'Europe.
En septembre 1921, le délégué français du HDR annonce la présence de plus de 250 000
réfugiés installés en France. Néanmoins, le Ministère des affaires étrangères faisait savoir qu'il
était difficile de déterminer avec exactitude le nombre de Russes réfugiés installés en France,
Comme l’écrit Denis Pelletier dans un article « Les catholiques français et le marxisme, des années 30 au « moment 68 » in
Marx, une passion française publié par Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud en 2018, Nicolas Berdiaev a été, avant d'être
orthodoxe, un jeune marxiste. Lorsqu'il s'est exilé en France, dès 1922, il a participé aux rencontres (le Cercle de Meudon )
organisées par Jacques Maritain dans sa villa, Raïssa, l'épouse de Maritain, étant d'origine russe. Une rencontre inédite et
intéressante entre un existentialiste idéaliste et un fervent thomiste…
31
estimés, environ, à 400 000, sans qu'il soit possible de le vérifier du fait que nombre d'entre
eux ne se faisaient pas recenser.
Les recensements officiels en France rapportent la présence seulement de 32 000 Russes en
1921 avec une certaine diminution par rapport à 1911 où ils étaient plus de 35 000 Russes
recensés dans l'Hexagone.
Le nombre d'arrivées Russes après 1921 ne correspond pas tant aux chiffres annoncés à la SDN
et au HCR du fait, les arrivées sont relativement tardives en France, en moyenne quatre années
après le départ de Russie.
Pour Pierre Kovalevsky, cette faible arrivée de Russes dans le début des années 20 s'explique
par plusieurs raisons : tout d'abord, la position « attentiste » des Russes qui croyaient en une
chute éventuelle du nouveau régime soviétique, raison pour laquelle les Russes demeuraient
dans quelques pays limitrophes avec l'espoir de pouvoir retourner en Russie. Ensuite, la
réticence affichée du gouvernement à accueillir des réfugiés russes, ce qui a suscité le
mécontentement de la Pologne s'étonnant du refus systématique du gouvernement français
d'accorder un visa aux réfugiés russes qui étaient en transit dans le pays.
Plus étonnant encore, du fait qu'il s'agissait d'une période où la France accueillait déjà de
nombreux travailleurs polonais. Cet attentisme s'expliquerait, selon Catherine Gousseff, par le
fait que le gouvernement français misait sur un retour massif des Russes en Russie.
On observe néanmoins un pic d'immigration russe entre 1923 et 1927. Cette politique française
est relative et assez faible, on peut parler finalement, d'une politique du « petit nombre » dans
l'accueil des réfugiés russes.
Les autorités françaises reconnaissaient le rôle joué par les réfugiés russes dans la
représentation de leur communauté en France. Il a donc été décidé de créer un Office central
des réfugiés russes (OCRR) à la tête duquel se trouvait Basile Makhalov, qui avait pris les
fonctions d'ambassadeur de Russie en 1917. Cet organisme était privé, mais reconnu d'utilité
publique. Il a été reconnu et habilité à fournir les certificats de réfugié créé par le HCR en 1922.
Un dialogue a donc eu lieu avec le HCR et les représentants de l'émigration russe, devenus
ainsi les principaux interlocuteurs du HCR et des autorités françaises.
Ceux-ci ont été très actifs dans l'élaboration du statut juridique du réfugié dans la deuxième
partie des années 20, pour devenir ensuite le principal interlocuteur dans la délivrance des
passeports Nansen. On observe donc une institutionnalisation du statut du réfugié par la
création d'un tel office, ainsi qu'un dialogue entretenu entre cet office et les autorités françaises.
Cette question du rapatriement a également été étudiée par les autorités soviétiques de l'époque.
Cette étude a amené Nansen 32 à faire plusieurs voyages à Moscou, ce qui a suscité le
mécontentement des réfugiés russes qui voyaient en lui un sympathisant du nouveau pouvoir
soviétique.
En 1923, alors qu'une amnistie était actée pour les militaires de l'Armée blanche, le HCR
n'hésitait pas à affirmer :
Il est un principe qui est admis par tous ceux qui s’occupent du problème des réfugiés russes, c’est que le
problème ne peut être résolu que par le rapatriement. Toutes les autres solutions ne sont que transitoires 33.
Le gouvernement français a soutenu cette politique de rapatriement mise en place par le HCR.
Ce soutien ne concernait pas les réfugiés russes déjà installés en France, mais surtout les
anciens soldats russes de 1916 qui étaient considérés comme « indésirables » et potentiellement
« révolutionnaires ».
Voici ce que prévoit la circulaire préfectorale de 1922 :
Le gouvernement a décidé, sur la demande du pouvoir des Soviets, de rapatrier en Russie tous ceux des
anciens soldats russes qui se trouvent encore en France et qui expriment le désir de rentrer dans leur patrie
(…). Je vous serais obligé de bien vouloir faire connaître cette résolution dans votre commune en lui
donnant la plus large publicité possible34.
En bref, une distinction était faite entre les victimes de guerre et les opposants politiques,
comme l'écrit Catherine Gousseff. Si l'objectif était de faire en sorte qu'il y ait le plus de
rapatriés possible, cette politique est restée pourtant marginale dans ses effets, du fait des
restrictions imposées par Moscou, d'autre part, le refus des exilés d'accepter les propositions
qui avaient été faites pour rentrer en Russie.
QUELLE VIE POLITIQUE , SOCIALE ET RELIGIEUSE DES DIASPORAS RUSSES EN FRANCE ?
Fridtjof Wedel-Jarlsberg Nansen (1861-1930) est un homme d'État et diplomate norvégien. Il a été nommé à la tête du Hautcommissariat pour les réfugiés en 1921 au sein de la Société des Nations. Il a reçu le Prix Nobel de la paix en 1922. C’est à
lui qu’on attribue les Passeports Nansen (1922-1945) permettant aux apatrides de voyager et de se déplacer gratuitement. Ces
passeports Nansen avaient pour principaux bénéficiaires les Russes fuyant la Russie soviétique.
33
Gousseff, Catherine, « Chapitre 3. L’Europe, la France et l’URSS face aux réfugiés russes (1920-1925) ». Dans L’exil russe :
La fabrique du réfugié apatride (1920-1939), 75-98. Anthropologie, Paris, CNRS Éditions, 2016.
http://books.openedition.org/editionscnrs/9036.
34
Ibid.
32
Exilés souvent de force, au lendemain d'une chute d'une Russie impériale, les Russes émigrés
ont cherché à penser ou à repenser le rapport qu'ils doivent entretenir, non seulement vis-à-vis
du nouveau pouvoir soviétique, mais plus encore, la vision qu'ils doivent défendre de la Russie.
Un des mouvements étant né au cœur de l'émigration russe - non en France, certes, mais à
Belgrade – a été l'eurasisme.
Nous n'étudierons pas le détail de cette idéologie, mais ses implications religieuses et son
impact contextuel sur les diasporas pour resituer le contexte socio-politique et culturel dans
lequel les orthodoxes russes se sont insérés. L'eurasisme est une pensée totalisante qui vise à
défendre non seulement l'Empire russe, mais aussi et surtout, la spécificité civilisationnelle,
nourrie d'éléments asiatiques, de l'identité russe. Ce mouvement fera preuve d'un certain
dynamisme en organisant nombre de conférences à Paris, Belgrade, Prague et Bruxelles. Il
s'agit d'une « troisième voie » qui, comme l'écrit Marlène Laruelle, hésite entre fascisme,
socialisme et monarchisme35.
Ce mouvement ne suscitera pas l'unanimité au sein des diasporas russes, et en particulier des
diasporas orthodoxes russes, puisqu'elle fera l'objet d'une critique par le prêtre Georges
Florovosky, ou encore Nicolaj Berdiaev. Pour Georges Florovosky, l'eurasisme serait « la
vérité des questions, non des réponses, la vérité du problème, non des solutions36 ».
Le mouvement eurasiste se situe au-delà du clivage gauche-droite du fait d'une conjonction
paradoxale d'une pensée nationaliste et religieuse à une conception du social qui se rapproche
du socialisme. C'est ce qui explique pourquoi Nicolaj Berdiaev, philosophe orthodoxe et
intellectuel issu de la diaspora russe en France, a été séduit par les idées du mouvement
eurasiste sans pourtant le rejoindre, étant conduit, par ailleurs, à le critiquer : « L'eurasisme est
un mouvement émotionnel et non intellectuel37 ».
L'élite religieuse des diasporas russes orthodoxes installées en Occident n'hésitera pas à
critiquer l'eurasisme, considérant sa vision de l'orthodoxie comme utilitariste à des fins de
légitimation d'une conception naturaliste et ethnique de l'histoire et de leur « troisième voie ».
Laruelle, Marlène, « Politique et culture dans l’émigration russe : les débats entre l’eurasisme et ses opposants », La Revue
russe 17, no 1 (2000), p. 35-46. https://doi.org/10.3406/russe.2000.2055.
36
Ibid.
37
Ibid.
35
D'après Marlène Laruelle, reprenant la critique autant de Georges Florovsky que de Nicolas
Berdiaev38 :
Les eurasistes contemporains, en rêvant de civilisations fermées, réfutent au contraire le caractère universel
de l'orthodoxie et révèlent leur provincialisme en niant tout point commun avec le catholicisme.
Le démocrate Pavel Milioukov critique également, comme l'affirme Marlène Laruelle,
l'eurasisme comme une tentative d'absolutisation politique de l'orthodoxie, considérée non
seulement comme supérieure à toute autre forme d'expression religieuse, mais justifiant alors
des prises des pratiques politiques tout à fait particulières qui sont considérées comme
dangereuses.
L'eurasisme glorifie le paganisme de certains peuples eurasiens, au détriment d'un Occident
chrétien qui serait considéré comme étant le lieu préféré de l'athéisme.
Sur le plan strictement religieux, les diasporas russes orthodoxes installées en France ont
participé au renouvellement de l’orthodoxie. Comme le souligne Dimitri Obolensky :
Une partie de son clergé et de ses fidèles, coupé de leur pays par la Révolution et la guerre civile, se
trouvèrent dans l'émigration. Beaucoup d'entre eux vinrent habiter en France. Il y avait parmi eux des
théologiens, des savants éminents, comme le père Boulgakov, le père Florovosky et Vladimir Lossky, pour
ne citer que trois noms de réputation mondiale. En 1925, près des Buttes-Chaumont à Paris, fut créé
l'Institut Saint-Serge qui, dans les années à venir, allait donner une formation pastorale et académique à un
grand nombre de prêtres et à plusieurs évêques 39.
Il est certain que l’Institut Saint Serge a participé à un renouvellement de la pensée patristique,
liturgique, théologique et iconographique sans précédent. On compte parmi ses étudiants de
nombreux théologiens, comme le père Eugraph Kovalevsky, futur Mgr Jean de Saint Denis,
évêque orthodoxe de rite occidental dont il importe de rappeler le parcours.
En effet, les diasporas russes orthodoxes installées en Occident, et en particulier en France,
n’étaient pas seulement attachés à l’idée de conserver ou de renouveler la tradition religieuse à
laquelle ils appartenaient, mais aussi de la rendre accessible aux Français dont l’histoire n’était
pas étrangère au christianisme.
Ibid.
Obolensky, Dimitri, « L’émigration russe en France ». Hommes & Migrations 1124, no 1 (1989), p. 27-30.
https://doi.org/10.3406/homig.1989.1347.
38
39
Il n'existait pas seulement la Confrérie Saint Photius, mais également la Confrérie Sainte
Sophie de Serge Boulgakov40 dont étaient membres les philosophes Basile Zenkovsky,41 Lev
Zander42 et Nicolaj Berdjaev43, l’économiste Pëtr Struve44 et les historiens Anton Kartašov45 et
Georgij Florovskij46 nous rapporte ainsi le géopolitologue Vasileios Pnevmatikakis47.
L'idée de ces intellectuels issus de la diaspora était de rapprocher l'épreuve de l'exil à l'œuvre
de la Providence divine, considérant qu'ils avaient quelque chose à vivre en France sur le plan
religieux. Cette œuvre de la providence s'éclairait ainsi, pour eux, à travers une réflexion sur
l'unité des chrétiens, notamment entre ceux de l’Orient et ceux de l’Occident.
Pour Vasileios Pnevmatikakis, c’est ainsi qu’est née l' « École de Paris » autour de l’Institut
Saint Serge, connu pour son ouverture envers l'Occident. Néanmoins, il n’était pas vraiment
question de devenir occidental, mais au contraire, de rester oriental tout en étant dans un
dialogue avec l'Occident chrétien.
Le père Serge Boulgakov (1871-1944) est un économiste, philosophe, et prêtre orthodoxe. Il a été engagé du côté du
marxisme, a été élu député de la deuxième Douma, puis a intégré le clergé de l'Église orthodoxe russe à partir de 1917. Il s’est
exilé en France et a été l’un des initiateurs de l’Institut théologique de Saint Serge en 1925 dont il a eu la charge. C’est cet
Institut qui a été à l’origine du courant de « l’École théologique de Paris » qui, tout en étant à la rencontre des autres chrétiens
d’Occident, a essayé de faire renaître la pensée patristique tout en tenant compte des particularités de la modernité. Il convient
à ce titre de revoir le colloque consacré à Serge Boulgakov organisé par le Collège des Bernardins en 2014 :
https://www.collegedesbernardins.fr/content/serge-boulgakov-un-pere-de-lÉglise-moderne.
41
Comme l’écrit le site Babélio, Basile Zenkovsky, philosophe spécialiste des religions, théologien, a été ministre de la
Religion dans le gouvernement en 1918 après avoir été professeur à l'Université de Kiev (1916). Il s'est installé à Paris en 1927
et est devenu professeur de philosophie au sein de cet Institut, puis doyen de ce même institut de 1949 à 1962. Il est devenu
prêtre en 1944. Voir à ce titre : https://www.babelio.com/auteur/Basile-Zenkovsky/52318.
42
Comme le souligne le site Brills, Lev Aleksandrovich Zander (1893-1964) est un philosophe et cofondateur de l'Institut Saint
Serge. Il y a enseigné la philosophie et les différentes dénominations religieuses. Il était l'un des étudiants du prêtre Boulgakov
et l'un de ses promoteurs. Voir à ce titre : https://referenceworks.brillonline.com/entries/religion-past-and-present/zander-levaleksandrovich-SIM_026483.
43
Philosophe russe et théologien orthodoxe, Nicolas Berdiaev est un existentialiste idéaliste qui a pensé le concept de liberté.
Il s’est opposé assez fortement à la théologie systématique du courant thomiste. Comme le rapporte le site Babélio, en 1924,
il a transféré à Paris l’Académie de philosophie et de religion qu’il avait fondée à Berlin. Voir à ce titre :
https://www.babelio.com/auteur/Nicolas-Berdiaeff/53607.
44
Comme le souligne le site Spartacus Educational Petr Struve (1870-1944) est un économiste, juriste et homme politique
russe. D’abord marxiste, puis davantage libéral, il devient Ministre des Affaires Étrangères dans le gouvernement provisoire
suivant l’abdication de Nicolas II. Opposé à la révolution d’Octobre, il quitte la Russie pour rejoindre Paris où il meurt en
1944. Voir à ce titre : https://spartacus-educational.com/RUSstruve.htm.
45
Comme le révèle le OrthodoxWiki, Anton Kartashev (1875-1960) est historien, journaliste, dernier Ober-Procurateur du
Saint-Synode de l'Église russe, et ministre de la Religion dans les derniers mois du Gouvernement provisoire Russe. Il a quitté
la Russie en 1919 pour rejoindre la Finlande avant de se retrouver à Paris. Il a été professeur à l'Institut théologique de Saint
Serge jusqu'à sa mort. Il a écrit de nombreux essais sur l'histoire de l'Église russe et sur les Conciles œcuméniques. Voir à ce
titre : https://orthodoxwiki.org/Anton_Vladimirovich_Kartashev.
46
Comme le rapporte le site La Croix, Georges Florovsky (1893-1979), théologien et prêtre orthodoxe, a publié son ouvrage
le plus connu : Les voies de la théologie russe en 1937. G. Florovosky critique les influences occidentales dont a fait l'objet la
théologie russe depuis le XVIe siècle. D'après lui, le courant représenté par Boulgakov, Soloviev ou bien Berdiaev, majoritaire
à l'Institut Saint Serge, a pris la forme d'une « philosophie religieuse » en décalage « avec la théologie orthodoxe
traditionnelle », raison pour laquelle il a quitté l'Institut en 1948. Voir à ce titre : https://livre-religion.blogs.lacroix.com/orthodoxie-georges-florovsky-une-grande-figure-theologique-du-xxe-siecle/2019/12/17/.
47
Pnevmatikakis, Vasileios. « L’émigration russe et la naissance d’une orthodoxie française 1925-1953 ». Slavica
bruxellensia. Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves, no 8 (5 juillet 2012).
https://doi.org/10.4000/slavica.1068.
40
La deuxième tendance était celle de la Confrérie Saint Photius qui, précisément, souhaitait
participer à un élan missionnaire de l'Orthodoxie en Occident. Cet élan missionnaire ne se
manifestait pas simplement sous sa forme byzantine, mais aussi sous une forme occidentale, à
partir de l'héritage même de l'orthodoxie occidentale d'avant le schisme. L'idée étant donc de
redécouvrir cet héritage chrétien de l'Occident du premier millénaire - et même du second dans
une certaine mesure - comme source de restauration d'une tradition occidentale orthodoxe,
notamment du rite selon Saint Germain de Paris.48
La première paroisse orthodoxe de langue française est celle du père Lev Gillet, ancien moine
catholique devenu orthodoxe sous l'omophore49 de Mgr Euloge. Cette première paroisse était
logée dans les locaux que l'YMCA (Young Men Christian Organization), organisation d'origine
anglo-saxonne et protestante, qui avait été généreusement donnés à l'ACER (Action chrétienne
des étudiants russes), écrit toujours Vasileios Pnevmatikakis.50
C’est à l’occasion d’une rencontre entre le père Eugraph Kovalevsky, prêtre du Patriarcat de
Moscou, lui-même émigré russe, et Mgr Louis-Charles Winnaert, évêque français issu du
mouvement des vieux-catholiques, qu’un projet d’une Église orthodoxe locale de France est
ainsi né.
Le père Eugraph Kovalevsky, avec le concours de son frère Maxime, a cherché à restaurer
l’idée d’un Occident orthodoxe – c’est-à-dire l’idée de restaurer l’héritage chrétien d’Occident
du premier millénaire - par un travail de reconstitution d’une liturgie dite des Gaules, ou liturgie
dite de Saint Germain de Paris51.
Ce travail suscita l’enthousiasme en particulier de Vladimir Lossky, éminent théologien du
Patriarcat de Moscou, lui-même issu des diasporas russes orthodoxes. Aussi, Mgr Antoine
Bloom, évêque du Patriarcat de Moscou en Angleterre, soutint cette œuvre de restauration d’un
rite des Gaules.
Ce travail de restauration du rite selon Saint Germain de Paris a été initié plus de 20 ans durant. S’appuyant sur des sources
patristiques et historiques, en particulier les lettres de Saint Germain de Paris, le père Eugraph Kovalevsky a participé à la
reconstitution de cette liturgie ancienne célébrée en Gaule avant le schisme entre l’Occident et l’Orient avec son frère Maxime
(Kovalevsky), illutre musicien, qui a intégré de nombreux éléments de la musique ancienne occidentale dans cette liturgie,
outre ses compositions personnelles.
49
Le terme « omophore » désigne un vêtement liturgique porté par l’évêque. Par extension, il désigne la juridiction d’un
évêque :
« sous
l’omophore »
signifie
donc
« sous
la
juridiction ».
Voir
à
ce
titre :
https://www.pagesorthodoxes.net/ressources/lexique.htm.
50
Ibid.
51
C’est un travail qui a duré plus de 30 ans durant, à la suite des travaux de la Confrérie Saint Photius, dans l’objectif de
restaurer une liturgie occidentale orthodoxe, c’est-à-dire datant d’avant le schisme du XIe siècle. Eugraph Kovalevsky, avec
son frère Maxime, a été un pionnier de ce mouvement liturgique. (vous répétea quelque chose de déjà dit plus haut ?)
48
L’intérêt d’un tel travail engagé par le père Eugraph permet de rendre compte de la diversité
des activités des diasporas russes installées en Occident.
De plus, un tel intérêt pour l’Occident orthodoxe n’a pas manqué de susciter la curiosité de
nombreux Français qui, issus du catholicisme ou bien d’ailleurs, sont devenus orthodoxes à la
suite d’un tel projet. Dans les années 60-70, on compte environ 15 000 fidèles, et plus de 80
paroisses issues de l’Église catholique orthodoxe de France, ce qui fait de cette petite église la
plus importante Église orthodoxe en termes de fidèles en France à cette époque.
QUEL ŒCUMENISME ET RAPPORT DES DIASPORAS VIS-A-VIS DU CATHOLICISME ?
Pour le père Dmitri Kuzmin-Karavaiev, ancien bolchévique converti au catholicisme :
Les émigrés russes éprouvent avec une grande sensibilité la séparation entre le parti ecclésiastique du
métropolite Antoine et celui du métropolite Euloge qui s’est déjà produite, ainsi que la division entre
l’Église russe à l’étranger et l’Église russe de Moscou, qu’on peut attendre à chaque instant après que le
métropolite Sergius a laissé paraître son (sic) fameuse épître envers la loyauté par rapport au pouvoir
soviétiste52.
Le catholicisme n’a pas hésité pas à mettre en place des structures d'aide et de générosité
spécifiquement dédiées aux Russes sans dire si ces organisations devaient être placées sous la
protection des archevêchés de Lyon et de Paris.
D'abord, l’on trouve parmi ces organisations : l'Union française d'aide aux Russes, à Paris, en
novembre 1921 et le Comité lyonnais d'assistance aux réfugiés russes à Lyon, créé en 1922.
Plus de 1800 personnes s'adressent au Comité lyonnais tandis que plus de de 3000 personnes
sont placées dans des usines de travail à Paris grâce à l'Union française d'aide aux Russes. En
tout, c'est plus de 17 500 personnes qui ont reçu une « aide pratique » nous révèle Laura
Pettinaroli, soit près de 40% de la population russe parisienne de l'époque.
Le catholicisme romain n’a pas vraiment profité de l'occasion des œuvres de charité pour
convertir des orthodoxes russes au catholicisme en masse, mais seulement de manière éparse
et plus individuelle, et ce, pour différentes raisons. D'abord, pour ne pas donner l'impression
d'une conversion en échange d'une aide matérielle, d'autre part, pour ne pas choquer l'opinion
52
Pettinaroli Laura, « Difficultés et fécondités d’une rencontre : catholicisme et orthodoxie à l’épreuve de l’émigration russe »,
s. d., 21, p. 4.
orthodoxe, enfin, pour ne pas répéter les politiques « uniatistes » qui visaient à la conversion
massive des orthodoxes au catholicisme tout en conservant leurs usages orientaux.
Néanmoins, un certain dialogue, certes asymétrique du fait de la pauvreté matérielle des
Russes, s'est installé entre le catholicisme et l'orthodoxie. Il y aurait eu environ 20 à 30
conversions par an de Russes au catholicisme à Paris entre les années 1920-1930. En tout,
d'après un questionnaire du Vatican, il y aurait eu 200 Russes catholiques à Paris, 30 à Lyon et
64 dans le diocèse de Metz, comme l'écrit toujours l’historienne Laura Pettinaroli.
Un sujet tabou et qui reste polémique du fait même que beaucoup d'orthodoxes vont considérer
ces aides matérielles comme des appâts à la conversion au catholicisme des Russes émigrés.
C'est ce qu'écrit Charles Ledré :
On a parfois prétendu, dans les rangs de l’orthodoxie, que les catholiques français, sous prétexte de
bienfaisance, cherchent à convertir brutalement les réfugiés. C’est une thèse qu’on défend encore rue Daru
et dans certains milieux53.
B/ UNE DIASPORA RUSSE ORTHODOXE DIVISEE EN OCCIDENT ET SOUS UNE
TRIPLE INFLUENCE RELIGIEUSE
A L’ORIGINE DE L’ÉGLISE RUSSE HORS FRONTIERES, PREMIERE ÉGLISE RUSSE A
L’ETRANGER DES DIASPORAS ORTHODOXES RUSSES , FONDEE SUR L’ETHNIE ET NON SUR LE
TERRITOIRE …
Au cours du XXe siècle, les diasporas orthodoxes russes vont être sous différentes juridictions
au fil du temps, mais la première et unique qui existait déjà était l’Église russe hors frontières
dont il convient de retracer l’histoire.
Comme nous le révèle l’historien et prêtre Gernot Seide dans son Histoire de l’Église russe
hors frontières depuis ses commencements jusqu’à nos jours54, celle-ci s’était déjà organisée
sous la forme d’une « Autorité ecclésiastique suprême » essentiellement présente au sud de la
Russie, - territoire encore occupé par l’Armée blanche – par un concile à Stavropol du 18 au
cité par Laura Pettinaroli, C. Ledré, Les Émigrés russes en France. Ce qu’ils sont. Ce qu’ils font. Ce qu’ils pensent, Paris,
Spe 1930, p. 244-245.
54
Seide Gernot, History of the Russian Orthodox Church Outside Russia from Its Beginning to the Present. Part I. Chapter 1.
The Russian Civil War and the Establishment of the Supreme Ecclesiastical Administration (1919-1920), 1983, consulté le
27/03/20, disponible http://www.rocorstudies.org/2020/02/04/history-of-the-russian-orthodox-church-outside-russia-fromits-beginning-to-the-present-part-1/.
53
24 mai 1919. Cette « Autorité ecclésiastique suprême » s’est davantage organisée par un autre
concile tenu à Novocherkassk puis à Simferopol en Crimée. Cette nouvelle « organisation
ecclésiale » a notamment décidé de nommer le métropolite Euloge à la tête des communautés
orthodoxes installées à l’étranger, en particulier en Europe occidentale.
Elle s’est ensuite organisée de façon autonome à Constantinople avec l’accord du Patriarcat
œcuménique. La nomination de Mgr Euloge à la tête des paroisses en Europe occidentale s’est
faite en lieu et place du métropolite Benjamin de Petrograd, arrêté par les Bolchéviques en mai
1922 puis exécuté quelques mois plus tard. C’est donc le métropolite Euloge qui a été considéré
comme devant être la tête de l’administration ecclésiale pour l’Europe occidentale dès le mois
d’avril 192155. Cette nomination a été confirmée par le patriarche et le Saint Synode par une
session du 26 mars/ 8 avril 1921.56 Cette autorité ecclésiastique a été, à l’époque, reconnue par
le Patriarcat œcuménique ainsi que par le Patriarcat de Serbie57.
Lors du Concile local de Moscou de 1917-1918 Tikhon a été élu comme patriarche. Né le 31
janvier 1865 du nom de Vassily Ivanovich Bellavin, il a étudié au Séminaire théologique de
Pskov. Il a pris l’habit religieux à l’âge de 26 ans sous le nom de Tikhon de Zadonsk, en 1891.
Il est ensuite devenu évêque de Lublin en 1897.
Après la Révolution russe de 1917, alors que des millions de Russes s’étaient exilés du pays,
Tikhon a pris un décret le 20 novembre 1920 (l’oukaz n°362) qui permettait aux Russes s’étant
installés à l’étranger de pouvoir s’organiser sur le plan ecclésial. Bien que ce décret prévoyait
plutôt l’organisation des diocèses qui seraient dans l’impossibilité d’être en lien avec le siège
patriarcal, il incluait les Russes installés à l’étranger, en raison de la pression grandissante
exercée par le pouvoir soviétique sur l’Église russe, à la tête de laquelle se trouve le patriarche
Tikhon.
C’est sur la base de l’oukaz n°362 (20 novembre 1920) du patriarche Tikhon que s’est
organisée l’Église russe hors frontières, notamment au Concile de Sremski-Karlovci
dénommée comme « Assemblée générale des représentants de l'Église russe hors frontières »,
réuni sous la bénédiction du patriarche Dimitri de Serbie, entre le 21 novembre et le 2 décembre
Ibid/ Chapter 2. From the Time of the Evacuation of the SEA until the Resettlement in Sremsky-Karlovtsy (November 1920
– July 1921).
56
Ibid.
57
Ibid.
55
1921, avec pour participants notoires, le métropolite Antoine Khrapovitski et le métropolite
Euloge Georgiyevski.
Cette administration ecclésiale est alors présidée par Antoine Khrapovitsky, une personnalité
au sein du monde orthodoxe. Comme l’écrit Nikita Struve, il s’agit du « représentant le plus
éminent de l’épiscopat russe ». Mgr Antoine, ayant fréquenté Dostoïevski, a prononcé ses
vœux monastiques à l’âge de 22 ans. Il professe des opinions de droite monarchiste et milite
pour une restauration du Patriarcat de Moscou. Il figure en première position lorsqu’il s’agit
d’élire un nouveau patriarche en octobre 1917. Néanmoins, N. Struve rapporte que :
ce « prince de l’Église », en apparence autoritaire, en fait influençable et irrésolu, sans doute aussi
désorienté par l’effondrement de la Sainte Russie, allait être le prisonnier de groupements d’extrême droite
soucieux de faire de l’Église une arme politique.
L’Église russe hors frontières se trouvait dans une situation canonique plutôt inédite. En effet,
elle réunissait – et réunit toujours – l’ensemble des fidèles ayant été baptisé en son sein. Elle
est fondée non sur un principe territorial – comme l’exige l’ecclésiologie traditionnelle
orthodoxe – mais national. Autrement dit, peu importe le territoire sur lequel se trouvent des
diasporas russes orthodoxes, du fait même de leur identité culturelle et nationale, l’Église russe
hors frontières peut revendiquer son droit de présence sur ces territoires.
L’historien Gernot Seid Le reconnaît lui-même lorsqu’il écrit :
L'Église à l'étranger est composée de toutes celles de nationalité russe sans considération territoriale.
Cependant, la « nationalité russe » n'est pas strictement définie aux seuls Russes ethniques, mais signifie
tous ceux qui ont été baptisés dans l'Église orthodoxe russe. Ainsi, la juridiction de l'Église russe à l'étranger
ne peut pas être limitée à une certaine zone géographique, mais s'étend plutôt dans le monde entier pour
prendre soin de tous ceux qui appartiennent à l'Église russe, c'est-à-dire tous les fidèles qui ont été baptisés
dans l'Église orthodoxe russe. L’accent mis sur la « nationalité russe » s’exprime également dans le fait
qu’aujourd’hui encore, l’usage de l’église slave est répandu dans la majorité des paroisses de l’église à
l’étranger58.
L’assemblée religieuse s’est ainsi réunie dans la petite ville de Sremske Karlovci en Serbie,
avec la bénédiction du patriarche serbe de l’époque. Dès lors, cette Assemblée religieuse
considérait agir « avec la bénédiction et au nom du Patriarcat de Moscou » rapporte Robert H.
Johnston59. Cette assemblée religieuse, comme le révèle Nikita Struve, disposait d’une large
majorité de représentants laïcs :
58
59
Ibid.
Johnston, op.cit, p 43.
presque deux tiers : 67 pour 13 évêques et 23 prêtres – qui s’empressèrent d’instituer en toutes choses non
pas un vote par ordre, mais un vote par tête, ce qui consacrait leur suprématie sur le clergé 60.
Une assemblée qui comptait des représentants de la cathédrale St Alexandre Nevsky de Paris,
dont Eugraph Kovalevsky.61
Néanmoins, le caractère expressément politique et monarchique de cette assemblée générale
(auquel n’a pas souscrit le métropolite Euloge) a suscité les premières tensions avec le siège
patriarcal, notamment avec le patriarche Tikhon.
En effet, le Concile de Karlovci va défendre l’idée de la restauration de la dynastie des
Romanov en Russie. Le caractère expressément politique et monarchique de cette assemblée
générale (auquel ne souscrira pas le métropolite Euloge) suscitera de premières tensions avec
le siège patriarcal, notamment le patriarche Tikhon, le Concile de Karlovci élevant ses prières
« pour que retourne sur le trône panrusse de l'Oint, le tsar légitime de la maison des
Romanov62 ».
A ce titre, Nikita Struve rapporte ceci :
Après que l’Assemblée eut réglé un certain nombre de problèmes administratifs, le métropolite Antoine
proposa d’étudier et d’adopter le texte d’une adresse destinée « Aux enfants de l’Église orthodoxe russe
dispersée et en exil », qui, rédigée ou inspirée par l’extrémiste N. Markov, proclamait non seulement la
nécessité de rétablir en Russie le principe monarchique, mais expressément la dynastie des Romanov. Si
le principe semblait faire l’unanimité, il n’en était pas de même pour la dynastie car c’était lier l’Église de
l’émigration à une prise de position purement politique.63
L’opposition à ce texte au sein du Concile était minoritaire, mais réunissait cependant la moitié
des évêques, dont Mgr Euloge (Gueorgievsky). Ce décret n’a pas attendu une réaction du
patriarche Tikhon.
Tikhon prend alors la décision d’émettre un décret s’agissant du Concile de Karlovtsy. Cet
« oukaz » (émis le 18 mars/1er avril 1922) explique sa position :
Je reconnais le concile de Karlovtsy du clergé à l’étranger comme n’ayant aucune signification canonique,
son message concernant la restauration de la dynastie des Romanov et son appel à la conférence de Genève
n’exprimant pas la voix officielle de l’Église russe.
Struve Nikita, Soixante-dix ans d’émigration russe (1919-1989), Editions Fayard, 1996, p. 66.
Ross Nicolas, Saint-Alexandre-Nevsky, Centre spirituel de l’émigration russe, 1918-1939, p. 51.
62
Issue de cet extrait du Synode (en russe) : “И ныне пусть неусыпно пламенеет молитва наша – да укажет Господь пути
спасения и строительства родной земли; да даст защиту Вере и Церкви и всей земле русской и да осенит он сердце
народное; да вернет на всероссийский Престол Помазанника, сильного любовью народа, законного православного
Царя из Дома Романовых. [...]” cité par le le père Arkadij Makoveckij dans son livre L'Église blanche : loin de la terreur
athée (Belaâ Cerkovʹ : Vdali ot ateističeskogo terrora).
63
Struve Nikita, op.cit, p. 66.
60
61
Considérant le fait que l’administration russe ecclésiale à l’étranger est emportée dans le domaine des
discours politiques, il s’en suit la suppression de l’administration ecclésiale à l’étranger.
Autour de cette décision du patriarche Tikhon se cristallisent de nombreuses interprétations et
controverses mémorielles. Rappelons néanmoins que celui-ci se trouvait sous un mandat
d’arrêt du GPU lors de la signature de ce décret64.
Par ailleurs, Tihkon fait également référence à la conférence de Gênes, car l’Assemblée de
Karlovci avait envoyé un message à cette dernière, invitant les puissances occidentales à ne
pas coopérer avec le pouvoir soviétique65.
Nous lisons sur le site des études de l’histoire de l’Église russe hors frontières qu’il ce serait
agi d’une prise de décision faite sous influence des Soviétiques. Pour appuyer leur propos, il
est fait référence au témoignage du père Vassilii Vinogradoff, qui affirme que
L'abolition de l'administration de l'Église supérieure par le patriarche Tikhon a été faite exclusivement à la
demande catégorique du gouvernement soviétique. Le GPU (Guépéou) a placé le patriarche Tikhon et tous
les membres du Saint-Synode en résidence surveillée pendant 3 jours jusqu'à ce qu'ils aient donné leur
accord pour signer ce document…66
C’est dans ce même oukaz que le patriarche Tikhon va confier l’administration de l’Église
russe à l’étranger au métropolite Euloge. Mgr Euloge, lui-même, néanmoins, s’est distancié de
ce décret. C’est ce que met en avant N. Struve lorsqu’il écrit :
C’est là que Mgr Euloge commit sans doute la plus grande erreur de sa carrière : au lieu de se rendre surle-champ à Karlovtsy et de prendre fermement entre ses mains le gouvernement de l’Église hors frontières,
il temporisa, effrayé à l’idée d’occuper la place de son maître, laissant entendre que la décision patriarcale
n’avait peut-être pas été entièrement libre…67
Mgr Euloge a donné une interprétation différente de son attitude plus ou moins distante vis-àvis du décret de Tikhon au cours de l’Histoire. Tout d’abord, il a écrit au métropolite Antoine
(Krapovtsky) qu’il comprenait que ce décret était sur la pression des Soviétiques et qu’il ne
fallait donc pas le prendre au sérieux :
Ce décret m'a frappé par son caractère inattendu et stupéfait par la présentation des terribles troubles qu'il
peut apporter à notre vie d'Église. Il a sans aucun doute été donné sous la pression des Bolcheviks. Je ne
Gernet Seid, History of the Russian Orthodox Church outside Russia from its beginning to the present, Partie I, chapitre 4,
consulté le 29/03/20, disponible ici http://www.rocorstudies.org/2020/02/08/history-of-the-russian-orthodox-church-outsiderussia-from-its-beginning-to-the-present-part-i-chapter-4/
65
Struve Nikita, op.cit, p 67.
66
Cité par le moine Benjamin (Gomartely), Jordanville, 2003-2008.
64
https://www.rocorstudies.org/2019/10/27/timeline-of-the-orthodox-church-in-the-xxth-century-parti-1917-1927/
67
Struve Nikita, op.cit, p 68.
reconnais aucune force contraignante à ce document, même s'il a été réellement écrit et signé par le
patriarche. Ce document a un caractère politique et non religieux. En dehors des frontières de l'État
soviétique, il n’a aucun sens nulle part et pour personne68.
Tandis que dans ses mémoires, le métropolite Euloge ne fait référence à aucune influence
soviétique sur le patriarche Tikhon, mais considère qu’il n’avait pas appliqué à la lettre ce
décret pour ne pas brusquer ses confrères évêques. En effet, il écrit :
Après cette dissolution, bien que j'aurais pu (et même dû) concentrer tout le pouvoir entre mes mains, mais
je ne voulais pas utiliser ce plein pouvoir seul et j'ai accepté de partager ce pouvoir fraternellement avec
d'autres évêques. Selon l'article 2 du décret patriarcal, j'ai pris sur moi l'élaboration d'un autre plan, déjà
définitif, pour gouverner l'Église russe à l'étranger, dans lequel je devais trouver quelque chose entre les
deux, combinant la force du décret patriarcal avec la préservation d'un certain pouvoir pour les évêques de
Karlovac. Il a été décidé que dans un an je viendrais à Karlovtsy avec un nouveau projet 69.
Néanmoins, lorsque Mgr Euloge arrive à Karlovtsy, il y trouve une opposition prête à lui céder
la place de Mgr Antoine Krapovtsky70. Pour satisfaire – en partie – les vœux du patriarche, Mgr
Euloge présente cependant, un projet d’organisation de l’Église russe à l’étranger, distincte en
quatre provinces ecclésiastiques (Europe occidentale, Amérique, Proche-Orient, ExtrêmeOrient).71
VERS UN SCHISME INFRA -ORTHODOXE DES DIASPORAS ORTHODOXES RUSSES : LA
COEXISTENCE DE DIFFERENTES ÉGLISES ORTHODOXES RUSSES A L’ETRANGER …
Après la mort du patriarche Tikhon, l’unité ecclésiale des diasporas russes orthodoxes en
Occident avec celle de la hiérarchie ecclésiastique en Russie se défait. En premier lieu, ce sont
les relations entre les métropolites Euloge, Platon et le reste de la hiérarchie de l’Église russe
hors frontières qui se détériorent. En effet, ces métropolites souhaitant davantage d’autonomie
dans la gestion de leurs diocèses respectifs, une première rupture a eu lieu en 1926.
C’est à partir de ce moment qu’il commence à exister différentes Églises orthodoxes russes en
charge des diasporas russes installées en Occident. Mgr Euloge est frappé d’interdiction par le
Synode de l’Église russe hors frontières, ce qui le conduit à demander confirmation de ses
droits auprès de l’Église de « l’intérieur », c’est-à-dire auprès du Patriarcat de Moscou, lequel
a effectivement confirmé ses droits par un décret du 14 juillet 1927.72
Traduction en français issue de Nazarov M. V. Missiâ russkoj èmigracii. M., 1994. T. 1. S. 149.
Métropolite Euloge, Le chemin de ma vie, chapitre 23, consulté le 29/03 http://www.wco.ru/biblio/books/evlogy1/Main.htm
70
Struve Nikita, op.cit, p 68.
71
Ibid.
72
Décret n°93 du 14 juillet 1927 du Patriarcat de Moscou. Cf l’Histoire de l’Archevêché de Daru ci-joint
https://bit.ly/2UNrMSD.
68
69
Ces désaccords, survenus entre le métropolite Euloge et le Synode de l’ERHF, ont eu lieu après
que ce dernier ait envisager de limiter l'autonomie des diocèses, et en particulier celui de Mgr
Euloge en Europe occidentale. Mgr Euloge ne pouvait pas accepter le fait que le Synode
s'immisce dans les affaires internes du diocèse dont il avait la charge. Il pensait qu'il était le
seul à pouvoir administrer les Églises de tradition russe en Europe occidentale, selon le vœu
du patriarche Tikhon, et sans que le Synode de l'ERHF puisse avoir son mot à redire. Le
schisme s’est confirmé en 1926 lorsque Mgr Euloge a quitté le Synode, suivi ensuite par Mgr
Platon en signe de solidarité.
De la même manière, les objectifs politiques du Synode de l’ERHF ne plaisaient pas à Mgr
Euloge. Il a refusé le droit à ses paroissiens de participer au congrès monarchique de 1926, et
a créé l'Institut Saint Serge sans l'aval du Synode de l'ERHF. Cet institut, ensuite soutenu par
l'YMCA, a été considéré comme une organisation « maçonnique » par le synode de l'ERHF,
bien que cette appellation a été réduite à néant à cause de l'influence de Mgr Antoine73.
Rappelons que c’est tout de même l’YMCA qui a financé l’Institut Saint Serge, mais aussi une
édition de livres philosophiques et religieux (YMCA Presse) ainsi que l’ACER (Action
chrétienne des étudiants russes), mais tout ceci avait été condamné par le Synode des Karlovci.
L’attitude de Mgr Antoine a été à ce sujet assez ambigüe. Comme le souligne Nikita Struve,
d’une part, il a signé le décret de condamnation de l’YMCA, et d’autre part, il a envoyé une
lettre privée à l’ACER où il leur demande de ne pas s’inquiéter, jugeant que cette condamnation
n’était due qu’à l’ignorance de ses confrères évêques74. Voici ce qu’écrit Mgr Antoine, cité par
cet historien :
Dans les cinq dernières années, je n’ai rencontré de propagande anti-orthodoxe ni dans les éditions de cette
société, ni à l’Institut théologique de Paris qu’elle soutient, ni parmi la jeunesse russe en rapport avec elle.
Quant aux représentants de l’YMCA qui sont en relation immédiate avec les cercles orthodoxes russes,
G.G Koulman, D. Lowrie, etc... Je les considère ouvertement comme des amis de l’Église et de la foi
orthodoxes, dont l’influence sur les étudiants russes ne peut être qu’heureuse… Toutefois, je ne me sens
pas en droit de leur imposer (à ses collègues) mon point de vue 75.
En bref, c'est l'autonomie à laquelle s'attachait Mgr Euloge dans la gestion de son diocèse
d'Europe occidentale qui a provoqué le schisme avec l'ERHF (la création d'un synode diocésain
sans l'aval du Synode de l'ERHF, l'Institut Saint Serge, etc.). Les tensions se sont aggravées
lorsque le synode de l'ERHF a pris la décision de transformer le vicariat berlinois en un diocèse
Tserk. Ved. (1926) 13-14:3; D´Herbigny/Deubner, Evêqes Russes, p. 82 cité par Gernet Seid, op.cit, Chapitre 4.
Struve Nikita, op.cit, p. 70.
75
Ibid.
73
74
indépendant, ce qui impliquait le transfert des paroisses installées à Berlin de la juridiction de
Mgr Euloge au nouveau diocèse indépendant, ce à quoi ce dernier s'est vivement opposé.
Il a été suspendu par le Synode de l’Église russe hors frontières après cette rupture, puis
remplacé par Mgr Séraphin en 1927. Le schisme est donc, dès lors, consommé.
A partir de 1926, il existe donc 4 Églises russes : le Patriarcat de Moscou pour l’Église de
l’« intérieur », puis 3 Églises de l’« extérieur » : l’Église russe hors frontières (dont sont
initialement issus les métropolites Euloge et Platon), l’Archevêché russe de la rue Daru (le
métropolite Euloge), et l'Église russe gréco-catholique orthodoxe aux États Unis (Métropole
de Mgr Platon).
Le deuxième schisme infra-orthodoxe des diasporas russes concerne la séparation de l’Église
russe « de l’extérieur », plus précisément l’Église russe hors frontières, de l’Église russe
officielle « de l’intérieur », c’est-à-dire le Patriarcat de Moscou, à la suite de l’illustre
« déclaration » de loyauté du métropolite Serge en 1927. Celle-ci reconnaissait le pouvoir
soviétique comme étant le pouvoir légitime et légal de Russie. C’est à ce titre qu’un schisme
s’est produit entre l’Église de l’extérieur, et l’Église officielle de l’intérieur. Nous disons ici
l’Église « officielle » de l’intérieur car nous savons que l’Église russe hors frontières
considérait pour véritable Église de l’intérieur celle des Catacombes76.
UNE POLEMIQUE AUTOUR DE LA DECLARATION DE « LOYAUTE » DE MGR SERGE
STRAGORODSKI…
En effet, Mgr Serge (Stragorodski) avait pour souci principal, écrit Nikita Struve, de faire en
sorte que l’Église soit légalement reconnue. Pour cela, Mgr Serge avait écrit une première
déclaration où, tout en distinguant sur le plan idéologique les deux pouvoirs de l’Église et de
l’État, reconnaissait le pouvoir soviétique comme autorité de fait en Russie post-soviétique. En
cela, Mgr Serge ne s’est pas éloigné des premières déclarations du patriarche Tikhon qui
reconnaissait l’avènement du nouveau pouvoir soviétique comme un état de fait en raison du
péché des hommes77.
L’Église dite des Catacombes est cette frange de l’Église russe de l’intérieur n’ayant pas accepté la déclaration de loyauté
du métropolite Serge vis-à-vis du pouvoir soviétique. Cette partie de l’Église russe a donc vécu sa foi dans la clandestinité la
plus totale. Elle comptait parmi elles des fidèles, mais aussi des prêtres et des évêques. De nombreux fidèles et croyants de
l’Église des Catacombes ont été martyrisés en URSS.
77
Nous renvoyons notre lecteur au message adressé par le patriarche Tikhon le 25 septembre 1919, 15/28 juin 1923 ainsi que
le message qu’il adressa suite à sa libération le 18 juin/7 juillet 1923.
76
Néanmoins, cette déclaration n’a pas suffi au pouvoir soviétique. Mgr Serge a écrit une lettre
confidentielle aux évêques russes, leur recommandant de ne pas solliciter le Patriarcat de
Moscou pour régler leurs différends, les invitant par ailleurs à se placer sous l’omophore des
Églises locales dans le cas où un dialogue ne serait plus possible avec l’administration centrale
de l’Église.
Mgr Serge a ensuite été arrêté le 13 décembre 1926, et c’est seulement quelques mois plus tard,
lorsqu’il a été libéré, qu’il a signé une déclaration de « loyauté » à l’égard du pouvoir
soviétique, bien plus certaine que la première. Il a condamné, à la même occasion, les « propos
et attitudes antisoviétiques » des évêques en exil.
Dans cette déclaration de « loyauté », Mgr Serge déclare s’inscrire dans la continuité de
Tikhon, jugeant que son objectif était de conserver de « bonnes relations » avec le pouvoir
soviétique, juste avant sa mort. En effet, il écrit :
L'une des préoccupations de Sa Sainteté le patriarche Tikhon avant son repos était de placer notre Église
orthodoxe russe dans de bonnes relations avec le gouvernement soviétique.
Mgr Serge semble ensuite plus élogieux à l’égard du pouvoir soviétique puisqu’il écrit :
Offrons également publiquement notre action de grâces au gouvernement soviétique pour l'attention qu'il
porte aux besoins spirituels de la population orthodoxe, tout en assurant au gouvernement que nous
n'utiliserons pas à des fins perverses la confiance qu'il nous accorde.
Néanmoins, il semblerait que cette attitude soit également une reconnaissance d’une situation
de fait puisqu’il écrit aussi que :
C'est pour une très bonne raison que l'apôtre nous avertit que pour « vivre tranquillement et paisiblement »
en toute piété, nous pouvons soit obéir à l'autorité légitime (I Tim. II, 2), soit nous retirer de la société.
Seuls les rêveurs en fauteuil peuvent penser qu'une institution aussi vaste que notre Église orthodoxe avec
toute son organisation peut exister pacifiquement dans un pays tout en se séparant des autorités.
Ceci le conduisant, finalement, à « exiger du clergé un engagement écrit de loyauté totale visà-vis du pouvoir soviétique78 ». Cette déclaration de loyauté s’expliquerait, pour Mgr Serge, par
le fait que le Synode de Karlovtsy ne s’était pas dissout en dépit de la décision patriarcale :
La dure rhétorique antisoviétique de certains de nos hiérarchies et prêtres à l'étranger, qui a causé beaucoup
de tort aux relations entre le gouvernement et l'Église, comme vous le savez, a forcé le défunt patriarche à
abolir le Synode à l'étranger (2 mai / 22 avril 1922). Mais le Synode existe toujours sans changement
politique ; de plus, il a récemment, par ses prétentions au pouvoir, même divisé la société ecclésiastique à
l'étranger en deux camps. Afin de mettre un terme à cela, nous avons demandé au clergé à l'étranger de
s'engager par écrit à une fidélité totale au gouvernement soviétique dans toutes ses activités sociales.
78
Déclaration du 29 juin 1927 cité par Nikita Struve, op.cit, p. 72.
Comme l’écrit Nikita Struve, cette déclaration de loyauté exigée du clergé est une aberration
compte-tenu du fait que, ces évêques étant exilés, donc n’étant pas de nationalité soviétique,
n’ont pas à faire allégeance à un pouvoir auquel ils n’appartiennent pas. De plus, Mgr Euloge
a demandé des explications au métropolite Serge quant à la signification du terme « loyauté »,
le métropolite lui a répondu qu’il s’agissait non pas d’une soumission aux lois soviétiques, mais
de l’abstention de tout engagement politique. Le métropolite Euloge s’est donc contenté d’une
telle déclaration pour rester dans la communion de l’Église-mère79. Par une décision du 21 juin
1928, le métropolite Euloge a été confirmé dans ses droits par le métropolite Serge de Moscou,
contre le synode de Karlovci, jugé illégitime par le Patriarcat de Moscou80. Après avoir participé
à une prière pour les chrétiens persécutés en Russie, suite à la politique antireligieuse mise en
place par le nouveau pouvoir, Mgr Euloge a été suspendu de ses fonctions par le métropolite
Serge le 10 juin 1930.
Pour récapituler : il existait donc deux Églises en état de schisme à l’intérieur de la Russie, à
savoir le Patriarcat de Moscou d’une part, et l’Église des Catacombes, à partir de 1927. Puis,
trois Églises russes à l’étranger qui n’étaient pas en communion les unes avec les autres :
l’Église russe hors frontières d’une part, ainsi que les deux Églises des États-Unis et de la Rue
Daru. N’oublions pas, également, que l’Église russe hors frontières avait aussi rompu la
communion eucharistique avec le Patriarcat de Moscou.
Le Patriarcat de Moscou reconnaissait de son côté les trois Églises : à savoir celle du
métropolite Euloge (Rue Daru), celle du métropolite Platon (la Métropole des États-Unis), ainsi
que l’Église russe hors frontières comme des Églises schismatiques. Néanmoins, cela ne l’a
pas empêché de chercher à ramener certains clercs en son sein, les restaurant au même titre sinon davantage - dont ils bénéficiaient jusqu’alors. Quant à l’Église métropolite américaine,
elle n’a été en communion avec l’Église russe hors frontières qu’entre 1936 et 194681.
Il importe néanmoins de ne pas trop comparer les diasporas orthodoxes russes aux États-Unis
et en France. Ce n’est pas parce qu’une partie d’entre elles s’est communément séparée de
l’ERHF qu’il en découle une identité des parcours des émigrés russes. En France, la majorité
de ces derniers étaient des immigrés venus au moment de la Révolution bolchévique, donc par
force, avec le désir de retourner un jour en Russie sitôt la situation stabilisée et pacifiée.
Ibid.
Ibid.
81
Gernet Seid, op.cit, Chap 4.
79
80
Aux États Unis, il y a deux types d’immigrations : l'une datant d'avant 1914, qui réunit des
Russes ayant cherché de meilleures conditions de vie, donc qui se sont implantés durablement
aux États Unis, en parlant anglais et e s'assimilant à la culture du lieu ; la deuxième concerne
plutôt des Russes forcés aussi d’émigrer en raison des évènements révolutionnaires. L'historien
précise que cette deuxième partie de l’émigration était plutôt plus fidèle à l'ERHF en 1926 que
la première, qui était, elle, plus favorable à une implantation en tant que telle de l’orthodoxie
sur le territoire américain.
Rappelons, par ailleurs, que l’Église russe hors frontières ne reconnaissait pas la canonicité des
actes du métropolite Serge du fait qu’il n’était qu’un représentant du Trône patriarcal, c’est-àdire seulement un représentant du locum tenens Pierre de Krutitsy, emprisonné par le pouvoir
soviétique.
Le métropolite Serge n’avait pas le pouvoir, en tant que tel, de faire les déclarations qu’il a
faites sans l’avis et le consentement du locum tenens de jure, lequel avait été nommé par le
patriarche Tikhon avant sa mort. En effet, le patriarche Tikhon avait dressé une liste de trois
noms des métropolites qui pourraient être nommés à la tête du siège patriarcal. Figuraient parmi
eux le métropolite Cyril de Kazan, le métropolite Agathange de Yaroslav, et le métropolite
Pierre de Krutitsy. Du fait que Cyril et Agathange ne pouvaient assurer cette tâche car ils étaient
alors emprisonnés par les bolchéviques, elle a échu de facto à Pierre de Krutitsy qui a lui-même
suivi l’exemple du patriarche Tikhon en dressant une liste de trois noms de ceux qui pourraient
le représenter jusqu’à sa libération, ce qui n’a jamais été le cas.
Lorsque à l’époque, le métropolite Euloge s’était placé sous la protection du Patriarcat de
Moscou après sa rupture avec le synode de l’Église russe hors frontières en 1926, il a aussitôt
été empêché par le métropolite Serge de Moscou, et interdit de célébrer pour avoir participé à
une prière pour les victimes du pouvoir soviétique. Le conseil diocésain du métropolite Euloge
a pris la décision de lui rester fidèle, considérant par ailleurs qu’il ne devait pas y avoir
obéissance à un acte canonique inspiré pour des motifs politiques. Il s’en est donc suivi un
deuxième décret du métropolite Serge, confirmant son interdiction de Mgr Euloge, ce qui a
précipité ce dernier et sa communauté en dehors de la communion avec le Patriarcat de Moscou.
Ainsi le métropolite Euloge s’est mis sous la protection du Patriarcat de Constantinople à partir
du 17 février 1931, date à laquelle le patriarche de Constantinople, Photios II, a accepté
d’accueillir sous son omophore Mgr Euloge et sa communauté de paroissiens. C’est à ce titre
que le patriarche a accordé le titre d’Exarque des paroisses russes en Europe occidentale à Mgr
Euloge82. Lors de ce passage à Constantinople, quelques paroisses ont pourtant souhaité rester
fidèles au Patriarcat de Moscou, comme la paroisse des Trois Saints Docteurs, rue Pétel83.
C’est donc lors du placement de Mgr Euloge et sa communauté de paroissiens sous l’omophore
du Patriarcat de Constantinople que s’est constituée ainsi une troisième juridiction se chargeant
des diasporas orthodoxes russes installées en Occident, et a fortiori, en France.
Jusqu’alors, Mgr Euloge dépendait soit de l’ERHF, soit du Patriarcat de Moscou, mais pas
encore du Patriarcat de Constantinople. C’est donc à partir de 1931 que s’est acté le schisme,
ouvrant la voie à une troisième juridiction orthodoxe de tradition russe en Europe occidentale.
DES ANNEES 30 : DES TENTATIVES DE RECONCILIATION PEU FRUCTUEUSES ENTRE LES
« EULOGIENS » ET « KARLOVTSIENS »
Comme le souligne Pierre Kovalevsky :
les trois obédiences, toutes dogmatiquement d’une fidélité parfaite à l’égard de l’orthodoxie, ne sont plus
en communion entre elles, Mgr Antoine ayant été frappé d’interdit par Moscou, Mgr Euloge à la fois par
Mgr Antoine et par Moscou, et, de surcroît, déclaré « moderniste » et quasiment hérétique par Mgr Antoine
et les « karlovtsiens ». Les passions redoublent alors de violence, divisant entre eux jusqu’aux familles et
aux amis, avec cette pointe paroxystique qui caractérise les querelles religieuses, même secondaires. Les
« Eulogiens » se font traiter de « Grecs »; les « Moscovites » de Soviétiques et de vendus aux Guépéou,
les « Karlovtsiens », de monarchiques, de « cents-noirs », etc…84.
Le Synode des Karlovtsy n’hésita pas à condamner la franc maçonnerie ainsi que l’YMCA en
1932, cette dernière organisation étant proche de l’Archevêché de la Rue Daru. Par une
encyclique du 28 août 1932, destiné « à tous les enfants fidèles de l'Église orthodoxe russe de
la diaspora », Le Synode a pris les résolutions suivantes :
1. Condamner la franc-maçonnerie comme un enseignement et une organisation hostile au christianisme
et de nature révolutionnaire, dans la mesure où elle cherche à détruire les fondements de la souveraineté
nationale.
2. De condamner tous les enseignements et organisations similaires ou liés à la franc-maçonnerie, tels que
la théosophie, l'anthroposophie, la « science chrétienne » et le YMCA.
Kovalevsky Pierre, op.cit, p. 73.
Ross Nicolas dans Chronologie de l’évolution de la situation canonique de l’Archevêché des églises orthodoxes russes en
Europe, 27/02/19 consulté le 21/04/20, https://www.Égliserusse.eu/blogdiscussion/Nicolas-Ross-Chronologie-de-l-evolutionde-la-situation-canonique-de-l-Archeveche-des-Églises-orthodoxes-russe-en-Europe_a5654.html
84
Kovalevsky Pierre, op.cit, p. 73.
82
83
3.De confier aux évêques diocésains et aux chefs de mission le soin de donner au clergé les instructions
nécessaires pour lutter contre ces enseignements et organisations nocifs ainsi que d'avertir le troupeau
orthodoxe russe de ne pas s'impliquer ou participer à leurs activités délétères […] 85.
Pierre Kovalevsky remarque qu’eurent lieu plusieurs tentatives de réconciliation, en particulier
entre les « Karlovtsiens » (l’Église russe hors frontières) et les « Eulogiens » (l’Archevêché de
la Rue Daru à Paris). Cette première tentative a eu lieu lorsque Mgr Euloge s’est rendu chez
Mgr Antoine à Belgrade en 1934, les deux se demandant mutuellement pardon. Le Synode de
Karlovtsy jugeant cette demande de pardon comme un signe de repentance de Mgr Euloge,
rétablissant alors la communion eucharistique entre le Synode de l’ERHF et Mgr Euloge.
En 1935, dévoile toujours père Kovalevsky, le patriarche serbe Barnabé a invité les quatre
provinces ecclésiastiques à se réunir pour mettre en place une organisation ecclésiale commune
et unifiée. Un accord a été trouvé, avec pas mal de concessions de la part de Mgr Euloge.
Cependant, ce dernier ne voulait pas se détacher du Patriarcat œcuménique, et son conseil
diocésain l’avait prévenu des risques éventuels d’un tel accord avec l’ERHF, notamment la
condamnation de Serge Boulgakov comme « hérétique » ou bien les tentatives faites pour
débaucher nombre de paroisses appartenant à Mgr Euloge au bénéfice de l’ERHF.86
Cette condamnation de Serge Boulgakov comme « hérétique » par le synode des Karlovtsiens
(l’Église russe hors frontières) a encore accentué le schisme existant déjà entre l’Exarchat de
la Rue Daru et l’ERHF. Cet acte est particulièrement fort dans la mesure où Serge Boulgakov,
comme nous l’avions indiqué précédemment, a été l’un des fondateurs de l’Institut Saint Serge
ainsi que de l’École théologique de Paris. Serge Boulgakov a été condamné suite à une
controverse au sujet d’une connexion qu’il avait réalisé entre le concept philosophique de
« sophia » (qu’utilise également le philosophe Vladimir Soloviev) et la théologie traditionnelle
orthodoxe. Cette condamnation a été prononcée à la fois par l’ERHF et par le Patriarcat de
Moscou tandis que l’Archevêché de la Rue Daru n’a jamais voulu se prononcer définitivement
sur la question. Néanmoins, si l’on considère cette théologie comme existentielle, l’on
remarque que ses définitions de la « sophia » n’étaient alors qu’à leurs balbutiements. La
démarche de Boulgakov est restée toute personnelle et doit être revue au vu de son itinéraire
de vie. Serge Boulgakov cherchait à intégrer la philosophie idéaliste dans une expérience
mystique du monde.
Cité par Michael Shkarovskii dans The Russian Orthodox Church Outside of Russia and the Holocaust, 2016,
rocorstudies.org
86
Ibid, p. 74.
85
La condamnation du Patriarcat de Moscou a été inspirée par Vladimir Lossky qui était pourtant
l’élève de Boulgakov. Elle date du 24 août 1935, tandis que le décret de l’EHRF condamnant
Serge Boulgakov date du 17-30 octobre 1935.
UN SCHISME QUI VA S ’AGGRAVER DANS LE CONTEXTE DE LA SECONDE GUERRE
MONDIALE…
Néanmoins, le schisme va perdurer, en particulier dans le contexte de la Seconde Guerre
Mondiale. En effet, les « Karlovtsiens » vont tendanciellement se situer du côté de l’Allemagne
nazie tandis que les « Eulogiens » vont tendanciellement se situer du côté de la résistance au
nazisme. Le primat de l’ERHF de l’époque, Mgr Anastase Gribanovsky, successeur de Mgr
Antoine : « juge possible d’envoyer un télégramme de remerciements à Hitler pour l’aide qu’il
a accordée aux paroisses orthodoxes en Allemagne » signale Pierre Kovalevsky87.
Ce remerciement de la part de Mgr Anastase avait été perçu négativement par le patriarche de
Moscou Alexis, à l’époque, jugeant ainsi que le synode des « Karlovtsiens » s’était rallié au
fascisme.
Le synode des « Karlovtsiens » a toujours adopté une attitude ambiguë durant la Seconde
Guerre Mondiale, espérant à cette époque une victoire de l’Allemagne nazie sur le
communisme. Pierre Kovalevsky cite l’exemple de Mgr Séraphin, lequel avait été nommé par
l’ERHF pour remplacer Mgr Euloge, multipliant les déclarations favorables à Hitler. Comme
le révèle Nicolas Ross, Mgr Séraphin représentait l’Église russe hors frontières à Paris et a
cherché auprès des autorités allemandes la « liquidation de l’Exarchat de Mgr Euloge88 ».
Il faut noter qu’à cette époque, le gouvernement du IIIe Reich était largement favorable à
l’ERHF, multipliant les bonnes dispositions en sa faveur. Par exemple, comme l’écrit Vladimir
Moss, écrivain sur l’histoire de l’ERHF, ces dispositions venaient du fait de l’approbation
gouvernementale des statuts du diocèse de Berlin et d’Allemagne qui prévoyaient :
l'accord du gouvernement sur la nomination de la tête du diocèse de Berlin et d'Allemagne ; l'accord des
organes locaux de l'État sur la nomination dans une paroisse d'un prêtre « étranger ou sans nationalité», ce
qui concernait presque tout le clergé du ROCOR en Allemagne ; et la nomination par un évêque des
membres du conseil diocésain et lors de la formation de nouvelles paroisses ou de l'acceptation d'anciennes
dans le diocèse89.
Ibid p. 74.
Ross Nicolas, op.cit, voir note 82.
89
Moss Vladimir, ROCOR and the Nazis, consultable ici : http://www.orthodoxchristianbooks.com/articles/988/rocor-nazis/.
87
88
Pour ce même auteur, cette attitude favorable du IIIe Reich à l’égard du synode des
« Karlovtsiens », donc l’ERHF s’expliquerait par son opposition aux « Eulogiens », ces
derniers étant proches de l’YMCA (organisation protestante dont nous avons parlé
précédemment parlé) accusée d’être proche de la franc-maçonnerie. Michael Shkarovski
rapporte que
la position du clergé de l'Église orthodoxe russe à l'étranger, qui existait depuis 1927 en tant que juridiction
indépendante, peut être caractérisée comme quelque peu différente de celle des représentants de l'Exarchat
d'Europe occidentale90.
A l’inverse, l’Archevêché de la Rue Daru compte parmi leurs rangs des résistants notoires. Par
exemple, Mère Marie de Paris, ou Marie Skobtsokva, qui était une religieuse de l’Archevêché
de la Rue Daru, a fait partie de la résistance française. Lors de la rafle du Vélodrome d’Hiver
en 1942, elle a réussi à sauver 4 enfants juifs qui s’étaient cachés dans des poubelles91. Avec le
père Dimitri Klépinine, Mère Marie a multiplié les faux certificats de baptême pour protéger
les Juifs de l’Occupation. Arrêtée, elle est morte dans les camps d’Auschwitz, gazée en 194592.
Pour revenir aux problèmes juridictionnels qui touchent l’Archevêché de la Rue Daru et les
autres Églises orthodoxes russes, Gernet Seid dresse un récapitulatif des changements
juridictionnels de l’Exarchat russe sous le métropolite Euloge de la Rue Daru. Voici ce qu’il
écrit :
Les paroisses d'Europe occidentale de la Juridiction de Paris (Rue Daru) ont appartenu à leur tour, d'octobre
1920 à juillet 1926, à la juridiction du Synode des évêques de Karlovtsy (Église russe hors frontières) ;
puis d'août 1927 à 1930, au Patriarcat de Moscou ; de février 1931 à mai 1945, à Constantinople ; en
septembre 1945, pour une brève période, de nouveau à Moscou ; puis pendant près de quinze mois comme
«archidiocèse autonome» ; de mars 1947 à 1965, à Constantinople à nouveau, que Constantinople a cette
fois libéré sous la contrainte de Moscou ; de 1965 à 1970, les communautés sont redevenues un diocèse
autonome ; et depuis 1970, ils sont à nouveau sous Constantinople93.
Cette situation ayant changé, nous le savons, depuis fin 2018 en raison de la dissolution de
l’Archevêché de la Rue Daru par le Patriarcat de Constantinople, point sur lequel nous
reviendrons plus tard.
En France, depuis 1931 jusqu’à aujourd’hui coexistaient donc trois Églises orthodoxes en
charge des diasporas russes. D’une part, la juridiction de la Rue Daru (appartenant tantôt au
Michael Shkarovskii dans The Russian Orthodox Church Outside of Russia and the Holocaust, 2016, rocorstudies.org. Voir
à
ce
titre
:
https://www.rocorstudies.org/2019/12/22/the-russian-orthodox-church-outside-of-russia-and-theholocaust/?fbclid=IwAR0vPWCrV_SZi9dWGVWvkYFAk9sbDw6CUWd9VQWskS0_VxNY_8TXBMwxJBY.
91
Sainte Marie Skobtsov de Paris et la rafle du Vélodrome d’Hiver, 2010, Orthodoxie.com http://orthodoxie.com/sainte-marieskobstov-de-paris-et-la-rafle-du-velodromme-dhiver/.
92
Une rue lui fut même dédiée dans le XVe arrondissement en hommage à son héroïsme. Voir à ce titre :
https://www.francebleu.fr/infos/societe/la-resistante-mere-marie-skobtsov-enfin-sa-rue-paris-1459446077.
93
Polsky, Kanonicheskoe polozhenie, pp. 133-155 cité par Gernet Seid, op.cit, chapitre 4.
90
Patriarcat de Moscou, tantôt au Patriarcat de Constantinople, ou bien constituée en diocèse
autonome), d’autre part, l’Église russe hors frontières, et enfin, le Patriarcat de Moscou.
Les diasporas russes orthodoxes sont donc distinctes en trois juridictions de 1931 jusqu’en
2007 (date de la réunification du Patriarcat de Moscou et de l’Église russe hors frontières), puis
distinctes – et non séparées car le Patriarcat de Moscou et de Constantinople étaient en
communion eucharistique à cette époque - en deux juridictions de 2007 à 2018, comptant d’une
part le Patriarcat de Moscou, et d’autre part, l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople
(Rue Daru).
Pour Gernet Seid, il existe une différence de conceptions ecclésiologiques entre ces différentes
branches ecclésiales en charge des diasporas orthodoxes russes installées en France. D’après
lui, l'ERHF est fondée sur la nationalité tandis que le Patriarcat de Constantinople dispose d'une
vision plutôt territoriale de l'Église, même si elle ne semble pas avoir respecté ce principe par
la mise en place d'un Exarchat russe de tradition occidentale en parallèle de la métropole
grecque de France. Cette même situation existe aux États Unis par l'existence de diocèses
russeo-ruthéniens, ukrainiens, albaniens, au sein de l'archidiocèse grec orthodoxe des États
Unis.
L'historien nous rapporte que l'adjectif « russe » n'était pas présent du titre de l'Archidiocèse
de la Rue Daru, ce qui a provoqué un mécontentement. Il y avait donc une certaine forme
d'acceptation du principe territorial, et ce de manière ambigüe, puisque le titre parle
d' « Archevêché des Églises orthodoxes de tradition russe », mais non pas des Églises russes
en tant que tel, contrairement à l’ERHF qui n’a jamais accepté le principe territorial comme
étant au fondement de son ecclésiologie.
S’il faut retenir ce qu’il en est des divisions entre les trois juridictions auxquelles nous avons
fait référence, nous dirions qu’il en est ainsi sur un plan schématique :
II/ A LA RECONQUETE CONTEMPORAINE DES DIASPORAS RUSSES
ORTHODOXES EN OCCIDENT SUR FOND D ’UN CONFLIT
ECCLESIOLOGIQUE
A/ DE LA FIN DE L ’URSS A L’ARRIVEE DE VLADIMIR POUTINE : VERS UNE
RECONQUETE DES DIASPORAS RUSSES ORTHODOXES EN OCCIDENT ?
VERS LA VOLONTE D ’UNE REUNIFICATION DES TROIS ÉGLISES COMME HOMOGENEISATION
DU PAYSAGE RELIGIEUX ORTHODOXE RUSSE EN O CCIDENT …
A la suite de la chute de l’URSS, la configuration religieuse et institutionnelle des diasporas
russes orthodoxes a été profondément bouleversée. En effet, le Patriarcat de Moscou et l’Église
russe hors frontières, alors en état de schisme depuis la déclaration du métropolite Serge en
1927, vont chercher à se réunir. Des pourparlers sont organisés dès les années 90 pour qu’une
réunification puisse avoir lieu entre les deux Églises. Cette première configuration religieuse a
considérablement bouleversé la vie des diasporas orthodoxes russes installées en Occident, et
en particulier en France, du fait notamment des divisions et tensions qu’un tel rapprochement
implique94.
Si notre sujet n’aborde pas les relations entre l’Église et l’État, puisque nous avons pris la
décision d’élargir notre sujet en tenant compte des divisions ecclésiologiques qui existent
aujourd’hui entre les différents patriarcats orthodoxes, en particulier celui du Patriarcat de
Moscou et celui de Constantinople, cela ne nous empêche pas d’aborder les convergences
existantes entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux.
En particulier, la réunification des trois Églises russes était dans l’intérêt à la fois de la
Fédération de Russie et du Patriarcat de Moscou car elle permettait d’homogénéiser le paysage
religieux des diasporas russes qui apparaissaient divisées. Cette recherche d’unification est
d’autant plus vraie à l’arrivée de Vladimir Poutine. En effet, le « renouveau spirituel » fait
partie des objectifs du « concept national de sécurité de la Fédération de Russie », au sein du
94
C’est notamment le cas pour l’église Saint Nicolas à Lyon qui dépend de l’Église russe hors frontières et qui, au début des
années 2000, s’est scindée en deux, l’une partie souhaitant suivre Mgr prénom Lavr, l’autre souhaitant suivre Mgr prénom
Vitaly qui refusait la communion avec le Patriarcat de Moscou.
Ministère des affaires étrangères russes.95 De plus, cette homogénéisation du paysage religieux
orthodoxe à travers l’unification au Patriarcat de Moscou permettait une meilleure emprise sur
les diasporas russes orthodoxes installées en France dans la mesure où l’État russe et le
Patriarcat de Moscou entretiennent alors des relations de convergence, de nature partenariale.
En 2007 a été signé l’acte de réunification entre le Patriarcat de Moscou et l’Église russe hors
frontières. Cette réunification et ce rapprochement avaient été souhaités par Vladimir Poutine,
ce dernier ayant rencontré Mgr Lavr (Skurla) de New York, primat de l’Église russe hors
frontières, en 2003 en ce sens96.
Des pourparlers ont également eu lieu entre l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople
et le Patriarcat de Moscou en 2003. En effet, le Patriarcat de Moscou, à cette époque, a proposé
à l’Exarchat russe de rejoindre le Patriarcat de Moscou tout en gardant sa structure interne
autonome sous la forme d’une métropole auto-administrée. Cette proposition a été faite par le
patriarche de Moscou Alexis II par une lettre envoyée « aux paroisses de tradition russe en
Europe occidentale » le 1er avril 200397. Il est intéressant de remarquer que cette proposition a
été faite aux paroisses de tradition russe directement, sans consultation au préalable de
l’archevêque de la Rue Daru. Il est possible que le patriarche se soit adressé directement aux
paroisses dans l’espérance d’un engouement favorable au Patriarcat de Moscou.
Après que le nouvel archevêque Mgr Gabriel ait été élu à l’Archevêché de la Rue Daru, une
réponse personnelle a été adressée au patriarche Alexis II à peine un mois plus tard. Dans cette
réponse, Mgr Gabriel regrette que cette proposition de réunification ait été faite aux paroisses
orthodoxes, sans mettre au courant, ni le Patriarcat œcuménique, ni le métropolite Antoine de
Souroge à qui devait être confiée l’administration de cette métropole, dans une période de
veuvage pour l’Archevêché qui venait de perdre son archevêque, Mgr Serge, et sans
concertation avec le Saint-Synode de l’Église russe.
Dans cette lettre, Mgr Gabriel met en avant le fait que la composition des paroisses de
l’Archevêché ne se limite plus à des paroisses composées de l’émigration russe, mais se sont
National Security Concept of the Russian Federation, MINISTRY OF FOREIGN AFF. OF THE RUSSIAN FED’N, pt. II
(Jan. 10, 2000), cité par Blitt Robert dans RUSSIA’S “ORTHODOX” FOREIGN POLICY: THE GROWING INFLUENCE OF
THE RUSSIAN ORTHODOX CHURCH IN SHAPING RUSSIA’S POLICIES ABROAD, 2011, p. 6 cité par Imbert Nicolas dans
« Vers la construction d’un partenariat entre l’Église et l’État en Russie post-soviétique ? », Sciences Po Aix, 2019, p. 92.
96
C’est ce que nous mettons en avant dans notre précédent travail, p. 93.
97
Alexis II, Lettre du patriarche de Moscou à l’ensemble des juridictions russes en Europe Occidentale, 1er avril 2003, consulté
le 17 mars 2020 http://www.exarchat.eu/spip.php?article380.
95
ouvertes au fait de devenir des paroisses francophones, néerlandophones, germanophones,
réunissant des paroissiens de toutes origines.
D’après Mgr Gabriel :
Ces paroisses constituent maintenant la majorité des communautés de notre Archevêché, à côté des
anciennes paroisses d’origine russe qui restent attachées, tout comme nous le sommes, à l’usage du slavon
d’église dans leurs célébrations liturgiques. Par notre réalité pastorale, sociologique, linguistique et
culturelle, et par les perspectives qui sont les nôtres, aujourd’hui, en France et en Occident, nous sommes
devenus une entité orthodoxe locale (mestnaïa), qui est en communion avec l’Église de Russie - ce qui
n’était pas le cas il y a encore peu de temps, et ce dont nous nous réjouissons -, tout comme nous sommes
en communion avec toutes les autres Églises orthodoxes locales (pomestnye) qui, de facto, ont maintenant
juridiction ici.
Cette proposition a été refusée par l’Exarchat russe. Néanmoins, pour ce qui est de l’Église
russe hors frontières, la réunification a eu lieu en 2007 après que l’Église russe hors frontières
ait reçue la garantie de conserver sa structure autonome au sein du Patriarcat de Moscou.
SUR FOND D’UNE POLITIQUE CONCURRENTIELLE DE RECONQUETE PATRIMONIALE : LE CAS
DE L’ EGLISE S AINT N ICOLAS DE N ICE
Dans un tel contexte de rapprochement ecclésial voulu par le Patriarcat de Moscou et la
Fédération de Russie, on a également de la part de la Fédération de Russie une politique de
reconquête patrimoniale en étroite collaboration avec le Patriarcat de Moscou. C’est
notamment le cas de l’église Saint Nicolas de Nice.
L’église Saint-Nicolas de Nice dépendait de l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople
jusqu’au procès qui a opposé d’une part, l’association des paroissiens de la cathédrale russe
Saint Nicolas, et d’autre part, la Fédération de Russie qui cherchait à prendre le contrôle
patrimonial de cette église. Ce procès a commencé en 2006 à la suite d’une saisie du TGI par
l’ambassade russe en vue de faire l’inventaire des biens de l’église Saint-Nicolas98. Il est certain
qu’un tel procès n’a pas amélioré les relations entre l’Église russe du Patriarcat de Moscou et
d’autre part l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople.
98
Seneze Nicolas, « Le tribunal de Nice ne tranche pas sur la cathédrale russe », La Croix, 12.04.2006.
En effet, le fait d’un tel procès signifiait pour une partie du clergé de l’Exarchat russe soit de
quitter l’Exarchat pour intégrer le Patriarcat de Moscou99, soit d’abandonner la cathédrale. Il
est intéressant de noter que, suite à la reconquête patrimoniale réussie de la Fédération de
Russie de l’église Saint Nicolas de Nice, la gestion de l’église revenait de fait au Patriarcat de
Moscou et non au Patriarcat de Constantinople.
Ce fait est intéressant dans la mesure où, à cette époque, il n’existait pas une seule Église russe
pour les diasporas orthodoxes installées en Occident, et en France, mais bien deux, si l’on
compte l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople ainsi que le Patriarcat de Moscou,
voire même trois, si l’on compte l’Église russe hors frontières en dépit de son intégration au
sein du Patriarcat de Moscou à partir de 2007100.
Cette reconquête patrimoniale de la part de la Fédération de Russie n’a pas suscité
d’enthousiasme certain au sein d’une large partie des descendants des émigrés russes du XXe
siècle qui dépendaient de l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople.
Le fait de devoir rejoindre le Patriarcat de Moscou sous peine d’être expulsé de l’église a été
une affaire douloureuse, non seulement pour le clergé de l’Exarchat russe du Patriarcat de
Constantinople qui avait la charge de l’église Saint-Nicolas, mais aussi pour une partie des
fidèles qui étaient attachés à cette église autant qu’à l’Exarchat russe de la rue Daru.
Nous souhaitions réaliser une étude ethnographique sur le cas de l’église Saint Nicolas de Nice
afin d’étudier l’évolution – ou non – de la composition des fidèles de cette église suite à ces
événements. Malheureusement, nous avons été bloqués par la crise sanitaire que traverse
actuellement le monde. Nous avons essayé de contacter le prêtre et recteur de la paroisse Saint
Nicolas, mais en vain.
Cependant, nous avons réussi à obtenir un entretien avec le père Jean Gueit, ancien recteur de
la cathédrale Saint Nicolas, ainsi que de son épouse Anne-Marie Gueit qui était à ses côtés
durant ce long procès. Nous souhaitions en savoir plus sur les raisons qui ont pu pousser la
C’est ce que révèle notamment l’ancien archiprêtre de la cathédrale Saint-Nicolas de Nice, le père Michel Philippenko, lors
d’un entretien dont l’extrait est consultable dans notre précédent travail sur les relations entre l’Église et l’État en Russie postsoviétique. Imbert Nicolas, Mémoire cité.
100
Nous parlons ici des Églises orthodoxes dites « canoniques » et « officielles » car nous ne sommes pas en mesure de pouvoir
compter le nombre de juridictions, certes isolées, des Églises orthodoxes « non officielles » de tradition russe qui sont installées
en Occident. Ces Églises sont issues de la partie dissidente de l’Église russe hors frontières, n’ayant pas accepté l’unification
avec le Patriarcat de Moscou en 2007 pour deux raisons principales : d’une part, le « sergianisme » - désignant la politique de
soumission de l’Église russe au pouvoir soviétique en 1927 – dont ne s’est pas repenti publiquement le Patriarcat de Moscou,
d’autre part, l’« œcuménisme » étant entendu ici comme des relations considérées comme trop étroites avec les autres
communautés chrétiennes au point d’altérer le dogme de la foi orthodoxe sur le plan ecclésiologique. Nous renvoyons le lecteur
à notre travail précédemment cité qui aborde la situation sociale des Églises dites « non canoniques ».
99
justice à trancher en faveur de la Fédération de Russie. Plus encore, il était intéressant de les
interroger sur les raisons d’une gestion exclusive en faveur du Patriarcat de Moscou et non de
l’Archevêché de la Rue Daru. Existait-il une concurrence entre le Patriarcat de Constantinople
et le Patriarcat de Moscou au sujet de la gestion des diasporas orthodoxes russes ? Est-ce la
raison pour laquelle la Fédération de Russie a accordé le droit de gestion au Patriarcat de
Moscou ?
Quel intérêt existait-il pour le Patriarcat de Moscou et la Fédération de Russie de récupérer la
cathédrale Saint Nicolas de Nice ? Voici un extrait de notre entretien.
Nous : L’Église Saint Nicolas appartenait-t-elle à l’État russe avant la Révolution ?
père Jean Gueit : On s’est battus pendant 6 ans en justice pour savoir est déterminer qui était le propriétaire
initial. Étant donné qu’à partir de 2006, la Fédération de Russie a prétendu récupérer la cathédrale au motif
qu’elle appartenait à l’Empire russe et que l’URSS était reconnue comme le successeur légitime et
juridique de l’Empire russe, nous nous sommes battus pendant 6 ans pour savoir l’origine de la propriété.
Autrement dit, On s’est battus sur la question de savoir si la propriété était une propriété d’État ou une
propriété privée. Nous avons défendu pendant 6 ans l’idée que c’était une propriété privée et il y avait
suffisamment de points. Mais la notion même de propriété privée était compliquée s’agissant de
l’Empereur. L’Empereur lui-même était propriétaire de toutes les terres russes, cela est vrai que la
distinction entre propriété privée stricte est propriété d’État était ambiguë. La justice a tranché en disant
que c’était une propriété d’État. La Cour d’Appel et surtout la Cour de Cassation ont fini par trancher cela.
Que s’est-il passé à partir de la Révolution ? Que devenait le sort de toutes ces propriétés et en particulier
à l’étranger ? Il y avait là aussi discussion pour savoir de quoi nous étions héritiers. Mais s’est greffé un
autre sujet. Il y a eu un accord de passé entre la France et l’URSS au XX e siècle. Il y a eu renonciation à
toutes les créances. C’est au milieu du XXe siècle. Nous étions sur le point de gagner car nous affirmions
qu’il y avait eu abrogation. Et la Cour de Cassation avait fini par dire que cette abrogation ne concernait
pas les personnes privées et que notre association était privée, donc cela ne marchait pas. La créance d’État
de Russie était donc toujours valable.
Nous : Pourquoi la Fédération de Russie a-t-elle accordé le droit de gestion seulement au PM ?
père Jean Gueit : Parce que l’archevêché de la Rue Daru n’était pas la Russie. L’archevêché de la Rue Daru
était totalement indépendant. C’était donc pour l’Église russe. Le fait d’être d’origine russe ne fait pas de
l’Archevêché de la Rue Daru l’Église russe comme le Patriarcat de Moscou. C’est donc en raison d’un
partenariat entre le Patriarcat de Moscou et la Fédération de Russie qu’ils ont pu obtenir la cathédrale.
C’était une politique qui allait dans le sens d’une relation entre l’Église et l’État, à savoir le fait qu’il y a
des histoires de connivence pour défendre le rayonnement de la Russie. La cathédrale était un symbole
majeur de cette identité russe. Il fallait que cela revienne dans le giron de la Russie et de la Fédération de
Russie. Aujourd’hui, c’est l’État russe, et non l’Église russe, qui est propriétaire, mais le droit de gestion
revient au Patriarcat de Moscou.
Nous : Les relations se sont-elles tendues, à cette époque, entre l’Archevêché et le PM ?
père Jean Gueit : Oui et non. Pas spécialement. Au niveau institutionnel, cela n’a rien changé. Au niveau
des personnes, cela dépendait des personnes.
Nous : Pensez-vous que la division à ce sujet s’est-elle résolue depuis la réunification avec le Patriarcat de
Moscou ?
père Jean Gueit : D’une certaine façon oui, dans la mesure où ce rattachement – et je suis attaché au terme
de « rattachement » - c’est le rattachement d’un diocèse au sein du Patriarcat de Moscou. Le diocèse
bénéficie d’un rattachement canonique mais il est entièrement autonome. Il garde la propriété de tout ce
qu’il a, il y a un petit tiers de paroisses qui n’ont pas suivi ce rattachement. Par exemple, la cathédrale de
la Rue Daru était propriétaire de l’association locale, qui était propriétaire.
Nous : Avez-vous fait mention de l’affaire de Nice lorsqu’il y a eu ce rattachement avec le Patriarcat de
Moscou ?
père Jean Gueit : Il nous a été dit à ce moment-là que ce n’était pas une affaire entre le Patriarcat de Moscou
et nous, mais que c’était une affaire d’État. Mais que si le rattachement pouvait s’effectuer, on pourrait
voir certains aménagements.
De prime abord, l’on peut penser que cette récupération patrimoniale est un levier de
reconquête culturelle et politique des diasporas russes, faisant ainsi partie des leviers du « soft
power » dont dispose l’État russe101.
Ayant déjà abordé les raisons d’un « soft power » dont use l’État russe dans le contrôle des
diasporas russes orthodoxes, nous nous limiterons ici à une simple description du processus en
lien avec les conséquences d’une telle politique sur la vie interne des diasporas orthodoxes
russes et leurs effets au sein de ces dernières. Une description mise en parallèle aux autres types
de conflictualités et d’intérêts qui peuvent coexister à la seule conquête patrimoniale d’une
Église par un État, ici en l’occurrence, la Fédération de Russie.
Le Patriarcat de Moscou avait pour intérêt qu’une telle reconquête ait lieu grâce au concours
de l’État russe afin de bénéficier du droit de gestion de l’église et ce, en concurrence avec le
Patriarcat de Constantinople qui en bénéficiait jusqu’alors. Cette convergence d’intérêts entre
l’État russe et le Patriarcat de Moscou permettait à ce dernier de revendiquer l’unique
monopole de la gestion spirituelle des diasporas russes orthodoxes, étant en concurrence avec
le Patriarcat de Constantinople en terre « étrangère » du point de vue des frontières
traditionnelles et canoniques des Églises orthodoxes102.
Néanmoins, force est de constater qu’il existe une différence « d’intérêt » dans la gestion des
« diasporas russes orthodoxes ». La cathédrale Saint Nicolas de Nice, composée,
historiquement de fidèles issues de l’émigration des Russes blancs, est devenue une vitrine de
la « piété » (post)-soviétique après qu’elle fut transférée au Patriarcat de Moscou. L’exemple
Nous renvoyons notre lecteur à la troisième partie de notre précédent travail, Imbert Nicolas, mémoire cité.
Nous aborderons ce sujet un peu plus tardivement, mais nous pouvons d’ores et déjà dire qu’il existe un flou canonique (et
comme corollaire un litige entre les Églises orthodoxes) au sujet de la gestion des diasporas orthodoxes installées en terre
d’Occident du fait qu’aucun canon de l’Église ne prévoit cette situation inédite où des orthodoxes se trouvant sur le territoire
historique canonique de l’Église de Rome, ces derniers ne peuvent dépendre ni de l’Église de Rome (n’étant plus dans la
communion de l’Église orthodoxe), ni des Églises patriarcales dont les limites, étant définies par les canons de l’Église
orthodoxe, ne prévoient pas d’être étendues au territoire historique de l’Église de Rome.
101
102
le plus emblématique étant celui de la mise en place d’une icône de Sainte Matrone, connue
seulement en Russie post-soviétique, et qui ne parle qu’à la piété des « nouveaux Russes »,
issus du monde (post)-soviétique. La mise en place d’une telle icône révèle ainsi les intérêts de
la Fédération de Russie à concilier le patrimoine orthodoxe russe à l’étranger avec la piété
populaire des « nouveaux Russes » installés ou de passage à Nice.
LA CONSTRUCTION DE LA CATHEDRALE RUSSE SUR LE QUAI BRANLY : UNE CONCURRENCE
GEOPOLITIQUE AVEC LA CATHEDRALE S T A LEXANDRE NEVSKY ?
Le cas de l’église de la Sainte Trinité construite sur le Quai Branly nous semble être un élément
intéressant illustrant, non seulement le rapport nouveau entretenu entre le pouvoir politique et
le pouvoir religieux en Russie post-soviétique, mais aussi et surtout, la manière dont le pouvoir
politique s’affirme pour occuper l’espace religieux orthodoxe russe en France.
En effet, rappelons que la cathédrale de la Sainte Trinité construite aux abords de la Tour Eiffel
a d’abord été inaugurée sans le Président de la Russie en octobre 2016, puis consacrée par le
patriarche Cyrille deux mois plus tard, en décembre 2016.
Il est intéressant de remarquer que la construction de la cathédrale de la Sainte Trinité par la
Fédération de Russie donne la gestion de cette dernière au Patriarcat de Moscou. De plus, la
cathédrale, attachée au centre spirituel et culturel orthodoxe russe, bénéficie d’un statut d’extraterritorialité du fait de son statut diplomatique103.
Néanmoins, il existait déjà une cathédrale historique – qui avait d’ailleurs le statut d’une
« église d’ambassade » - la cathédrale Saint Alexandre Nevsky de la Rue Daru. Cette
cathédrale, comme nous avons pu l’écrire précédemment, dépendait du Patriarcat de
Constantinople. C’est donc sur fond d’une forme de concurrence du territoire religieux qu’a
été prise la décision de créer une « nouvelle » cathédrale orthodoxe de tradition russe, cette
fois-ci dépendant du Patriarcat de Moscou, et financée par la Fédération de Russie.
Il est certain que le fait que la cathédrale saint Alexandre Nevsky ne dépendant pas jusqu’alors
du Patriarcat de Moscou, ne pouvait pas bénéficier d’un soutien de l’État russe, lequel est lié,
Pigozzi Caroline, « Cathédrale orthodoxe L’or de la sainte Russie à Paris », Paris Match, publié et mis à jour le 28/03/2016.
Consulté le 16 mars 2020. https://www.parismatch.com/Actu/Societe/Cathedrale-orthodoxe-l-or-de-la-sainte-Russie-a-Paris936247.
103
non pas au monde orthodoxe de manière générique, mais plutôt au Patriarcat de Moscou avec
lequel il entretient des relations de « convergence », voire même, de partenariat.
La construction du centre culturel orthodoxe russe et de la cathédrale orthodoxe constitue une
certaine forme de concurrence exercée sur les diasporas russes installées en France.
Historiquement, la cathédrale Saint Alexandre Nevsky est composée de Russes issus de
l’émigration blanche, tandis que la cathédrale de la Sainte Trinité accueille davantage de
nouveaux Russes. Néanmoins, nous avons pu remarquer, suite à nos études ethnographiques,
que cette tendance devait être revue au regard de l’évolution de la composition des fidèles se
réunissant soit à la nouvelle cathédrale de la Sainte Trinité du Quai Branly, soit à la cathédrale
Saint Alexandre Nevsky.
En effet, nous avons pu discuter avec l’un des recteurs de la Cathédrale Saint Alexandre
Nevsky, le père Andriy Svynarov et nous avons pu remarquer qu’il y avait une évolution
ethnographique et sociologique de la composition des fidèles depuis les années 20 jusqu’à nos
jours :
Nous : Je souhaiterais vous interroger sur la composition sociologique de la cathédrale Saint Alexandre
Nevsky. Pourriez-vous me dire s'il s'agit plutôt de russes blancs, de nouveaux russes qui composent
majoritairement votre paroisse ? Avez-vous observé une évolution à ce sujet ? Merci beaucoup pour votre
aide.
père Andriy Svynarov : Aujourd’hui quand on parle de la composition de la paroisse de la cathédrale il y
a deux choses : - les paroissiens inscrits et - les paroissiens de passage. Ça c’est la réalité dans toutes les
églises assez grandes et importantes comme la cathédrale. La communauté de la cathédrale St Alexandre
Nevsky dans les années 20 du XXe siècle est en majorité composée des Russes blancs. Aujourd’hui, les
paroissiens inscrits sont en majorité des descendants des Russes blancs mais aussi des Soviétiques issus de
différentes vagues d’immigration des années 70, 80, 90 et 2000. En réalité, pour la célébration dominicale,
vous pouvez voir des Moldaves, des Russes et des Ukrainiens, des Biélorusses, des Serbes et des Bulgares,
des Roumains, et bien sûr des Français convertis par le mariage avec les orthodoxes (plupart) ou par le
choix individuel.
Lors de la construction de la cathédrale de la Sainte Trinité, l’évêque en charge du diocèse de
Chersonèse dont fait partie cette église était Mgr Nestor (Sirotenko) depuis 2010. Il a été muté
en Espagne en 2018 et remplacé aussitôt par Mgr Jean (Roschin).
Néanmoins, quelques mois seulement après sa nomination par le Saint-Synode de l’Église
russe, il a aussitôt remplacé par Mgr Antoine (Sevryuk).
Nous savons, de sources internes au Patriarcat de Moscou, que Mgr Jean a été écarté de la
gestion du diocèse de Chersonèse (et donc de la cathédrale de la Sainte Trinité) pour plusieurs
raisons. La première concernait une gestion autocratique du diocèse, remplaçant le personnel
en place. La deuxième, étant la plus intéressante pour notre étude, concernait les mauvaises
relations entretenues avec l’ambassadeur de la Fédération de Russie. En effet, Mgr Jean
semblait ne jamais répondre au téléphone ni aux sollicitations qui étaient faites par le monde
russe gravitant autour de la cathédrale.
Ce fait mérite notre attention car il montre que, en dépit d’une autonomie de gestion accordée
au Patriarcat de Moscou par rapport au diocèse de Chersonèse et à la cathédrale de la Sainte
Trinité, il n’en demeure pas moins que le Patriarcat de Moscou, ne souhaitant pas froisser ses
relations diplomatiques avec la Fédération de Russie, n’hésite pas à faire en sorte que l’évêque
ayant la charge du diocèse de Chersonèse ait de bonnes relations avec la diplomatie russe. Ceci
s’explique non seulement au regard des relations d’entente qui existent entre le Patriarcat de
Moscou et la Fédération de Russie, mais plus encore au regard des « concessions » favorables
faites au Patriarcat de Moscou, par exemple, la gestion de l’église Saint Nicolas de Nice, ou
bien celle de la cathédrale de la Sainte Trinité sur le Quai Branly.
L’on pourrait ainsi penser qu’il existe une forme de concurrence du territoire religieux des
diasporas russes installées en France - en tout cas jusqu’à la dissolution de l’Exarchat russe du
Patriarcat de Constantinople fin 2018 104 - entre, d’une part, le Patriarcat de Moscou
conjointement lié à la Fédération de Russie, et d’autre part, le Patriarcat de Constantinople,
représenté par son Exarchat russe qui exista depuis 1931 jusqu’en 2018 sous l’omophore du
Patriarcat œcuménique.
Cette concurrence du territoire religieux orthodoxe russe des diasporas ne concerne pas
seulement et toujours le Patriarcat de Moscou associé à la Fédération de Russie contre le
Patriarcat de Constantinople, mais aussi le Patriarcat de Moscou sans soutien apparent de la
Fédération de Russie.
DE LA CREATION DU SEMINAIRE RUSSE D ’ÉPINAY-SOUS -SENART VS L’INSTITUT SAINT
SERGE ?
Nous expliquerons plus tard les raisons de fixer à cette date le bouleversement des rapports concurrentiels vis-à-vis de la
diaspora russe orthodoxe installée en France.
104
C’est notamment le cas lors de la création, le 1er septembre 2009, du séminaire orthodoxe russe
d’Épinay-sous-Sénart du Patriarcat de Moscou. Ce séminaire a pour but :
d'aider le patriarcat de Moscou à se doter de pasteurs polyglottes, ouverts, connaissant leur propre tradition
et l’héritage des chrétiens d’Occident, capables de mener un dialogue de confiance avec les autres Églises
et de s’engager dans la réflexion sociale entreprise par l’Église orthodoxe depuis plusieurs années 105.
Ce séminaire est financé par plusieurs bienfaiteurs, mais n’a aucun lien avec la Fédération de
Russie en tant que telle. C’est la première fois que le Patriarcat de Moscou créé son séminaire
en France alors qu’il existe déjà l’Institut théologique de Saint Serge (dépendant de l’Exarchat
du Patriarcat de Constantinople) créé en 1924 à la suite de l’acquisition d’une église luthérienne
allemande, ensuite transformée en l’église Saint Serge, rue de Crimée106.
Schématiquement, l’on pourrait penser, à l’instar de ce qu’écrit Vassilis Pnevmatikakis qu’il
s’agirait d’un
antagonisme plus large opposant deux visions différentes de l’orthodoxie russe en Occident : l’une,
défendue par la communauté de Nice, opte pour une présence orthodoxe de tradition russe autonome en
Europe occidentale, tandis que l’autre vise l’intégration de l’orthodoxie russe à l’étranger au patriarcat de
Moscou et dans un projet culturel basé sur l’idéologie universaliste de la Sainte Russie et du monde
russe107.
Étant entendu qu’ici, Vassilis Pnevmatikakis entend par la « communauté de Nice » les fidèles
de l’émigration blanche historique de la cathédrale Saint Nicolas de Nice qui restaient attachés
à l’Exarchat du Patriarcat de Constantinople, réunis autour de la figure de l’ancien recteur de
la cathédrale niçoise, le père Jean Gueit, et le père Michel Philippenko.
La division schématique de deux visions géopolitiques et religieuses 108 opposerait donc une
large partie de l’émigration russe blanche, réunie autour de centres historiques, tels que
l’Institut de théologie Saint-Serge, lequel est placé sous l’omophore de l’Exarchat russe, et
dépendait du Patriarcat de Constantinople jusqu’à fin 2018, dans l’objectif d’une présence
orthodoxe locale mais de tradition russe, et d’autre part, la Fédération de Russie et le Patriarcat
de Moscou, réunissant de nombreux « nouveaux Russes », marchant conjointement vers la
reconquête du territoire religieux des diasporas installées en Occident dans une optique
Séminaire russe, Présentation, https://www.seminaria.fr/Presentation_a22.html consulté le 17/03/2020.
Institut Saint-Serge, Fondation et rayonnement, http://www.saint-serge.net/presentation/histoire.html consulté le
17/03/2020.
107
Pnevmatikakis, Vassilis, « La territorialité de l’Église orthodoxe en France, entre exclusivisme juridictionnel et catholicité
locale ». Carnets de géographes, no 6 (1 septembre 2013). https://doi.org/10.4000/cdg.918. Consulté le 17/03/2020.
108
Nous assumons volontairement le fait d’associer deux visions que nous considérons à la fois géopolitiques et religieuses.
Géopolitiques car elles concernent un enjeu de concurrence du territoire sur fond d’une vision plus générale d’une
« communauté » associé à ce territoire, religieuses d’autre part, car la vision de cette concurrence territoriale et communautaire
est autant d’inspiration religieuse, théologique que politique.
105
106
d’universalisation du « russkiy mir » (monde russe), comme implémentation et sauvegarde de
la culture et spiritualité russe en France.
Autrement dit, il s’agirait d’un retour, du point de vue du Patriarcat de Moscou et de la
Fédération de Russie, d’une politique « slavophile », cherchant à faire rayonner la culture et
tradition russe sans tenir compte des particularités du territoire français dans lequel s’insère le
Patriarcat de Moscou. C’est ce que semble confirmer l’avis partiel de Nikita Struve lorsque, la
cathédrale de Nice venant d’être saisie en 2010, il écrivait qu’il s’agit d’une « expropriation »
et « un déni de l’œuvre historique visant à édifier une église indépendante de toute coloration
nationaliste et de toute pression venant d’un pays étranger109 ».
Théologiquement, l’Archevêché de tradition russe (ou Exarchat russe) du Patriarcat de
Constantinople a développé l’idée de l’Église locale en puisant dans des sources patristiques et
ecclésiologiques. C’est notamment le théologien Nicolas Afanassieff qui a développé l’idée
d’une Église locale fondée sur l’Eucharistie, l’Eucharistie étant le lieu de réalisation de la
communion ecclésiale, autour du prêtre qui représente son évêque ou bien de l’évêque luimême110.
Néanmoins, c’est aussi et surtout sous le Patriarcat de Moscou qu’a été développée au XXe
siècle l’idée d’Église locale, notamment par la création d’une communauté orthodoxe de rite
occidental avec le père Eugraph Kovalevsky, à la suite des travaux de la Confrérie Saint
Photius, créée en 1924, et qui comptait parmi elle le théologien Vladimir Lossky. A l’inverse,
l’Institut Saint Serge s’est opposé au projet d’une Église locale de rite occidental, notamment
par la plume d’Olivier Clément111.
De plus, aujourd’hui, la francophonie est autant sinon davantage développée au sein du
Patriarcat de Moscou qu’au sein de l’Exarchat de Daru. Au sein de la cathédrale du Quai
Branly, les offices sont célébrés en français le mercredi, le samedi.
Le séminaire compte des Russes mais tous ses offices sont en français avec le soutien du
patriarche Cyrille. A la cathédrale de rue Daru, les francophones disposent seulement de la
109
Nikita Struve, Service orthodoxe de presse, n°347, avril 2010, p.30-31 dont quelques extraits sont repris ici : (Consulté le
17/03/2020) https://www.Égliserusse.eu/blogdiscussion/Un-article-biaise-de-Nikita-Struve-sur-Nice_a917.html.
110
Afanassief Nicolas, L'Église du Saint-Esprit (coll. Cogitatio Fidei, 83). Préface de O. Rousseau. Traduit du russe par M.
Drobot, Paris, Cerf, 1975.
111
Nous renvoyons à ce titre aux travaux d’Elie de Foucault aux Editions de Forgeville qui récapitule l’essentiel de cette
polémique dans la biographie de Mgr Jean de Saint Denis (ex père Eugraph Kovalevsky).
crypte qui sous-tend la cathédrale. Jamais l’on n’imaginerait une liturgie célébrée en français
au sein de la cathédrale Saint Alexandre Nevsky.
Par ailleurs, la volonté de créer une Église locale sur le fondement de l’Eucharistie a été un
moyen de dépasser le problème canonique de la mise en place d’une Église locale orthodoxe
en insistant davantage sur le caractère ecclésial de la seule Eucharistie, en dépit des nombreuses
juridictions orthodoxes qui coexistent en France. En effet, la mise en place d’une seule
juridiction locale et orthodoxe en France signifierait un froissement des relations diplomatiques
avec le Patriarcat historique de Rome, c’est-à-dire l’Église catholique-romaine, puisqu’il
s’agirait de ne pas reconnaître l’Église de Rome comme étant la véritable Église locale en
Occident, et donc en France.
Enfin, le séminaire russe d’Epinay-sous-Sénart n’est pas forcément une concurrence à l’Institut
Saint Serge dans la mesure où ses objectifs, étant en partie les mêmes que celui de l’Institut
Saint Serge, ne déploient pas les mêmes moyens. Le séminaire d’Epinay-sous-Sénart est
davantage un lieu de vie plutôt qu’un institut de formation puisque aucun cours n’est dispensé
en son sein, chaque étudiant est libre d’étudier là où il le souhaite dans une université ou dans
un institut de son choix. C’est ce que nous révèle l’entretien que nous avons obtenu avec le
recteur du séminaire, le père Alexandre Siniakov.
Nous : Quelle est l’histoire de votre séminaire ?
Le séminaire s’adresse-t-il en priorité à des Russes ou souhaite-t-il s’ouvrir aussi aux Français ? A ce
titre, pourquoi célébrer en français plutôt qu’en slavon ?
Pourquoi avoir créé ce séminaire alors qu’il existait déjà l’Institut Saint Serge ?
Y avait-t-il une forme de concurrence entre l’institut St Serge et le séminaire d’Epinay-sous-Sénart ?
père Alexandre (Siniakov) : Nicolas, notre Séminaire n'est pas un institut de théologie, mais une
communauté de vie. Il accueille des séminaristes ayant déjà terminé un séminaire (ou un cycle du moins)
et leur offre la possibilité d'étudier dans un établissement universitaire à Paris (public ou religieux) :
EPHE, Paris-Sorbonne, INALCO, Institut catholique, Institut Saint-Serge etc. Nous ne dispensons pas
de cours au Séminaire, mais accompagnons nos séminaristes par des conseils et l'aide en français. Par
ailleurs, nous leur permettons également de mener une vie liturgique quotidienne les préparant au
ministère pastoral. Nous célébrons en français, parce que notre communauté est internationale. Hors le
fait que le français est la langue du pays où nous vivons, c'est aussi celle qui nous est commune à tous
(russes, ukrainiens, polonais, serbes, moldaves etc.).
Ainsi donc, si l’on peut admettre qu’il existe une politique volontariste de reconquête
patrimoniale, culturelle et spirituelle des diasporas orthodoxes russes, placées sous l’omophore
du Patriarcat de Constantinople, par le Patriarcat de Moscou, en partie avec la Fédération de
Russie (car nous avons vu que le Patriarcat de Moscou déployait également ses propres moyens
sans le concours de l’État russe, notamment par son séminaire d’Épinay-sous-Sénart) ; cette
politique volontariste ne signifie pas pour autant, d’après nous, la mise en place d’un
antagonisme schématique qui séparerait d’une part les « slavophiles » (réunis autour du
Patriarcat de Moscou et de la Fédération de Russie) et d’autre part, les Russes blancs
« occidentalisant » qui souhaitent la mise en place d’une Orthodoxie locale mais de tradition
russe (réunis autour de l’ancien Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople).
Nous pouvons réfléchir à différentes pistes. Premièrement, le fait que la Fédération de Russie
veuille saisir les biens de la diaspora russe orthodoxe installée en Occident pour en confier la
gestion au Patriarcat de Moscou démontre un lien de « partenariat » existant entre les deux
institutions. Cette « concession » faite par la Fédération de Russie à l’égard du Patriarcat de
Moscou ne signifie pas pour autant une ouverture complète au monde orthodoxe, comme en
témoigne le refus que la cathédrale de Nice, sitôt transmise à la propriété de l’État russe, soit
sous la gestion du Patriarcat de Constantinople.
Deuxièmement, le fait que le Patriarcat de Moscou souhaite s’implanter, et ce, en concurrence
au Patriarcat de Constantinople, montre qu’il existe une forme de « bataille » de gestion des
diasporas orthodoxes russes installées en Occident, et en particulier en France, entre les deux
Patriarcats. Enfin, la convergence qui peut exister entre le Patriarcat de Moscou et la Fédération
de Russie sur la gestion et la reconquête des diasporas orthodoxes russes installées en Occident
ne signifie pas pour autant que le débat se situe autour d’une opposition entre, d’une part, une
tradition slavophile, nationaliste et d’autre part, une tradition plus occidentalisée, ancrée sur
l’idée d’une Église locale, mais de tradition russe, puisque nous avons vu, par les exemples que
nous avons fournis, qu’une telle distinction ne pouvait fonctionner.
Il semblerait donc que le fond du conflit de gestion des diasporas russes ne concerne pas tant
l’implémentation et la sauvegarde de la culture russe d’une part contre une orthodoxie locale
incarnée par l’Exarchat russe, mais davantage un rapport ecclésiologique au niveau des
structures que représentent le Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de Constantinople.
B/ SUR FOND THEOLOGIQUE D’UN CONFLIT ECCLESIOLOGIQUE ANCIEN ENTRE
LE PATRIARCAT DE MOSCOU ET LE PATRIARCAT DE CONSTANTINOPLE
UN CONFLIT THEOLOGIQUE QUI NE PEUT SE COMPRENDRE SANS UN RAPPEL DES
FONDAMENTAUX DE L ’ECCLESIOLOGIE ORTHODOXE…
La concurrence de gestion et de contrôle sur les diasporas russes orthodoxes installées en
Occident qui oppose d’une part, le Patriarcat de Constantinople, et d’autre part, le Patriarcat de
Moscou, n’est pas seulement motivée de raisons patrimoniales ou politiques, mais trouve son
origine dans un conflit multifactoriel, lequel comprend une dimension théologique et
ecclésiologique sur laquelle il convient de revenir.
En effet, rappelons que l’Église orthodoxe est structurée en différents Patriarcats dont les
frontières sont délimitées par les canons de l’Église. L’on ne peut comprendre cet aspect si
essentiel des frontières canoniques d’une Église si l’on ne garde pas à l’esprit l’idée selon
laquelle l’Église orthodoxe est avant tout fondée sur la notion d’Église locale, définie
géographiquement et réunissant tous les fidèles, quels que soient leurs origines, installés sur ce
même territoire. Précisons par ailleurs qu’il convient de ne pas faire de comparaison entre les
Patriarcats orthodoxes et l’actuelle Église catholique-romaine. L’Église orthodoxe est
composée de différents Patriarcats à la tête desquels se trouve un patriarche.
Néanmoins, un patriarche n’a pas de pouvoir sans son Synode auquel il lui est soumis. Chaque
Patriarcat comprend un Synode, composé d’évêques de différents diocèses composant le
Patriarcat. C’est le Synode, en théorie, qui détient le pouvoir suprême dans le Patriarcat. Par
ailleurs, chaque Patriarcat est délimité sur le plan territorial. Autrement dit, théoriquement,
aucun Patriarcat ne peut s’immiscer dans les affaires internes d’une autre Église patriarcale. Il
existe aujourd’hui 19 Églises autonomes, parmi lesquelles on trouve 16 Patriarcats orthodoxes.
Aujourd’hui, hormis le cas de l’Ukraine qui sépare le Patriarcat de Moscou du Patriarcat de
Constantinople, ainsi que le Patriarcat d’Antioche avec celui de Jérusalem, l’ensemble de ces
Patriarcats sont en communion les uns avec les autres.
L’Église orthodoxe est donc fondée sur la notion d’Église locale qui est fondamentale dans
l’ecclésiologie traditionnelle des pères de l’Église. Précisons que les Patriarcats sont des
structures ecclésiales relativement tardives qui se sont imposées avec le temps pour centraliser
les différents diocèses existants en un synode commun qui fera naître ensuite le Patriarcat. A
l’origine, seule l’Église locale compte, avec à sa tête un évêque, en particulier à l’échelle d’un
diocèse. A l’origine, la distinction entre évêque et prêtre est relativement floue, dans la mesure
où celui qui préside l’Eucharistie, c’est l’évêque car il est la source de l’autorité apostolique.
C’est ce que met en avant Jean-Claude Larchet lorsqu’il écrit :
Pour comprendre l'organisation de l'Église primitive, mais aussi l'organisation de l'Église orthodoxe au
cours des siècles et la conception que celle-ci a de l'Église, la notion d’« Église locale" est fondamentale112.
Comme l’entend Jean-Claude Larchet, cette organisation locale de l’Église se fonde sur les
exemples primitifs de l’organisation des premiers chrétiens dont les Églises sont rattachées à
un lieu, si l’on s’en réfère à ce qu’il en est dit dans la Bible lorsqu’il est fait référence à l’Église
des Galates, de Macédoine, d’Antioche, de Jérusalem, etc.
Ainsi, le diocèse ou la paroisse qui célèbre l’Eucharistie n’est pas une partie de l’Église, mais
c’est la plénitude du mystère ecclésial qui se réalise du fait même de la célébration de
l’Eucharistie. Autrement dit, l’Église catholique, étant entendu au sens primitif et orthodoxe,
n’est pas une superstructure, mais là où se célèbre l’Eucharistie, c’est-à-dire la paroisse, là se
vit l’Église dans sa plénitude. Cette plénitude est vécue à l’échelle locale, bien qu’étant dans la
concorde avec l’ensemble des Églises-sœurs qui célèbrent cette même Eucharistie dans la
même foi.
C’est ce qui fait dire à un fidèle orthodoxe - ayant écrit sur l’ecclésiologie - Alexandre
Kalomiros, dans son livre Against False Union que :
Une église orthodoxe locale, quelle que soit sa taille ou le nombre de fidèles, est seule, indépendamment
de toutes les autres, catholique. Et c'est parce qu'elle ne manque de rien de la grâce et du don de Dieu.
Toutes les églises locales du monde entier ne contiennent rien de plus dans la grâce divine que cette petite
église avec peu de membres113.
Le même auteur poursuit en révélant le fait que l’Eucharistie réalise la plénitude de la
catholicité de l’Église, et qu’il n’y a besoin de rien d’autre pour que cette Église locale soit
pleinement l’Église, ce qui fait dire à cet auteur qu’en raison de l’Eucharistie, l’Église locale,
peu importe le nombre de fidèles, ne manque de rien d’autre pour être catholique.
Pour signifier cette Église locale, l’auteur reprend l’exemple de Saint Paul qui parle de l’Église
de Dieu « qui est à Corinthe ». Autrement dit, toujours d’après lui, peu importe qu’elle soit à
Corinthe, donc délimité dans le temps et l’espace, car là se réalise le même mystère, et il est
Jean-Claude Larchet dans l'Église Corps du Christ, Tome I, Nature et structure, Chapitre 4 L'organisation de l'Église
primitive, p 109.
113
Issu du chapitre 28 portant sur l’Ecclésiologie, disponible en libre accès ici : (Consulté le 17/03/2020)
http://orthodoxinfo.com/general/kalomiros.aspx.
112
identique, où qu’il soit réalisé dans le monde, et même à plusieurs reprises en des endroits
différents. Raison pour laquelle il écrit :
Paul, appelé à être un apôtre de Jésus-Christ... à l'Église de Dieu qui est à Corinthe... Oui, c'était vraiment
l'Église de Dieu, même si elle était à Corinthe, à une concrète et limitée endroit. C'est l'Église catholique,
quelque chose de concret dans l'espace, le temps et les personnes. Cette entité concrète peut se produire à
plusieurs reprises dans l'espace et dans le temps sans cesser d'être essentiellement la même.
Ses relations avec les autres églises locales ne sont pas des relations d'interdépendance juridique et
juridictionnelle, mais des relations d'amour et de grâce. Une église locale est unie à toutes les autres
églises orthodoxes locales du monde par le lien d'identité. Tout comme l'un est l'Église de Dieu, l'autre
est aussi l'Église de Dieu, ainsi que toutes les autres.
C’est pour cela qu’il est tout à fait possible de parler d’Église orthodoxe autant que des Églises
orthodoxes au pluriel. Comme le souligne le père Georges Dragas, l’Église est à la fois une et
plurielle, une dans son mystère, c’est-à-dire dans sa foi et dans son Eucharistie, diverse dans
ses manifestations. Il y a identité et diversité au sein de l’Église orthodoxe. Raison pour laquelle
cet auteur écrit que pour l’Église orthodoxe, « aucune tentative n'est faite ou ne devrait être
faite pour subordonner le multiple à l'un (le modèle catholique romain), ni l’un au multiple (le
modèle protestant)114 ».
Ainsi, si l’on regarde la situation moderne des Églises orthodoxes d’aujourd’hui, elles ne sont
plus désignées par un lieu, mais par une identité, un adjectif. En ceci, il s’agit d’un
changement paradigmatique fondamental.
DE LA DISTORSION DU CONCEPT DE L’ÉGLISE LOCALE AU VUE DE LA SITUATION ACTUELLE
DES ÉGLISES ORTHODOXES LOCALES….
Le fait de désigner l’Église locale par des adjectifs est une erreur moderne qui ne correspond
pas à la réalité ecclésiale des premiers siècles. En effet, le père Grigorios Papathomas note :
Essentiellement, l'Église a toujours été eucharistique et, en ce qui concerne les zones géographiques,
territoriale dans l'expression de son identité et de sa présence dans l'histoire. L'ecclésiologie paulinienne,
ainsi que toute l'ecclésiologie patristique qui a suivi, n'a jamais désigné une Église « locale » ou
« localement établie » autrement que par un nom géographique, comme l'indiquent les termes eux-mêmes.
Le critère déterminant d'une communauté ecclésiale, d'un corps ecclésial ou d'une circonscription
ecclésiastique a toujours été le lieu et jamais une catégorie raciale, culturelle, nationale ou confessionnelle.
L’identité d’une Église est décrite, et a toujours été décrite, par une désignation locale, c.-à-d. une église
114
Dragas Georges, Greek Orthodox Theological Review, 26-3, 1981.
locale ou établie localement (par exemple, l'église de Corinthe, l'église de Galatie, le patriarcat de Serbie,
etc.), mais une église précédée d'un adjectif qualitatif (par exemple, l'église corinthienne, l'église de Galatie,
l'église serbe, etc.) n'a jamais existé auparavant existe aujourd'hui 115.
D'après le même auteur, ce constat signifie que
d'après les principes de l'ecclésiologie chrétienne originelle tels qu'on peut les déduire de ces indications,
d'une part, qu'il ne peut pas y avoir plusieurs Églises coexistant en un même lieu, et d'autre part, qu'il ne
peut pas y avoir des Églises par catégories de personnes.
L’église étant fondée sur l’Eucharistie, elle ne peut être célébrée que dans un seul lieu, par un
seul presbytre et/ou évêque. Comme l’enseigne Saint Cyprien de Carthage : « L'évêque est
dans l'église et l'église est dans l'évêque et si quelqu'un n'est pas avec l'évêque, il n'est pas dans
l'église116 ». Il dit encore, à un autre endroit de ses œuvres :
Pourvu que le lien de la concorde subsiste et que le mystère de l'Église catholique demeure indivisible,
chaque évêque règle lui-même ses actes et son administration comme il l'entend, n'ayant à rendre des
comptes qu'au Seigneur117.
Ainsi le souligne Jean Meyendorff:
Aucune règle canonique n’a été affirmée par la Tradition de l’Église avec plus de fermeté que la règle qui
interdit l’existence de structures ecclésiastiques séparées dans un même lieu 118.
Mais aussi Alexandre Schmemann119 :
Il ne saurait y avoir aucun autre principe d’organisation de l’Église sinon le principe local ou territorial
parce que l’adoption de tout autre principe signifierait le remplacement de l’unité surnaturelle et fondée
sur la grâce en Christ par quelque critère naturel : national, racial ou idéologique. Aux divisions naturelles
de ce monde, l’Église oppose l’unité surnaturelle en Dieu, qu’elle incarne par son organisation.
Il en découle qu’il ne peut exister plusieurs juridictions sur un même territoire car à chaque
territoire correspond une réalité ecclésiale, une Eucharistie, célébrée par un seul évêque, ou
presbytre le représentant. Progressivement, les diocèses épiscopaux vont se transformer en
éparchies, puis en métropoles, avant de devenir des patriarcats.
Papathomas, Grigorios, « 70. Territorial Church and Eucharistic Territory in the Age of Post-Ecclesiality (in English) ».
Consulté
le
12
mars
2020.
https://www.academia.edu/19722614/70._Territorial_Church_and_Eucharistic_Territory_in_the_Age_of_PostEcclesiality_in_English_
116
Cyprien de Carthage, Ep. 69.8, PL 4, 406A.
117
Cyprien de Carthage, Lettres, LV (LII), 21, 2.
118
Meyendorff Jean, « Un seul évêque dans la même ville. Canon 8 du Premier Concile Œcuménique », Conta (...) cité par
Vassilis Pnevmatikakis, op.cit.
119
Schmemann A. prénom , « Église et organisation ecclésiale », Le Messager orthodoxe, 146 (1/2008), p. 46.) cité par Vassilis
Pnevmatikakis, op.cit.
115
Pour autant, la centralisation progressive des Églises et leur constitution en patriarcats n’enlève
en rien au fait que l’Église locale reste au fondement de l’ecclésiologie orthodoxe. Jean
Zizioulas écrit par exemple que :
ni une métropole, ni un archidiocèse, ni un patriarcat en peut en soi être appelé une Église mais ne peut
l'être que par extension, c'est-à-dire en vertu du fait qu'il (ou elle) repose sur un ou plusieurs diocèses
épiscopaux/églises locales, qui sont les seuls organismes à pouvoir être appelés Églises en raison de
l'Eucharistie épiscopale120.
Le fait qu’il existe plusieurs juridictions ecclésiastiques sur un seul et même territoire, comme
c’est le cas en France pour les églises orthodoxes, brise l’unité de l’Église d’après le père
Papathomas du fait même que cette communion eucharistique supposée entre les différentes
juridictions n’est pas ecclésiale, mais ethnique puisque les différentes communautés
orthodoxes s’organisent selon leur ethnie ou selon la nation à laquelle ils appartiennent, notions
étrangères à l’ecclésiologie traditionnelle et orthodoxe.
FRANCE : EFFET D ’UN
ETHNOPHYLETISME CONCURRENT DES P ATRIARCATS DE CONSTANTINOPLE ET DE
MOSCOU ?
DE LA MULTI - JURIDICTIONNALITE EN
Comme le souligne le même père Papathomas, la présence d’une diaspora orthodoxe en
Occident qui s’organiserait sur le plan ecclésial selon la nationalité à laquelle elle se réfère et
appartient, est une absurdité sur le plan canonique. Elle est le fruit de l’ethnophylétisme,
doctrine condamnée par le concile panorthodoxe de Constantinople en 1872121.
L’ethnophylétisme repose sur l’idée d’organiser les Églises sur un plan ethnico-culturelle. En
effet, rappelons que le Concile panorthodoxe de Constantinople de 1872 avait réagi avec autant
de vigueur, déjà à l’époque, contre le danger du nationalisme religieux suite à la volonté des
Bulgares de constituer une Église indépendante sur le territoire du Patriarcat de Constantinople
sous l’Empire ottoman, donc de constituer une situation de multi-juridictions ecclésiales sur un
Zizioulas J. prénom, « L'Église locale dans une perspective eucharistique », dans l'Être ecclésial, Genève, 1981, p 186-187,
n. 7 cité par Jean-Claude Larchet dans l'Église Corps du Christ, Tome I, Nature et structure, Chapitre 4 L'organisation de
l'Église primitive, p 109, Editions du Cerf, 2012, consulté le 17/03/2020 : http://foi-orthodoxe.fr/wpcontent/uploads/2018/08/LÉglise-Corps-du-Christ.-Jean-Claude-Larchet.pdf.
121
Bigham Stéphane, « The 1872 Council of Constantinople and Phyletism », Consulté le 19/03/2020.
https://www.academia.edu/35291935/The_1872_Council_of_Constantinople_and_Phyletism.
120
même territoire, non pas fondée sur des raisons théologiques, mais bien sur des motifs
strictement nationaux et ethniques.
En effet, s’appuyant sur le canon 28 du Concile de Chalcédoine, le Patriarcat de
Constantinople, depuis la chute de l’Église de Rome et sa sortie du plérôme 122 de l’Église
orthodoxe, a toujours prétendu détenir une prééminence d’honneur au sein de l’Église.
Autrement dit, le Patriarcat de Constantinople aurait bénéficié des prérogatives de la Première
Rome, étant devenu depuis lors la Nouvelle Rome en qui repose le principe du primus inter
pares.
Que dit exactement le canon 28 du Concile de Chalcédoine (451) ? En voici le texte :
28. Vœu pour la primauté du siège de Constantinople.
Suivant en tout les décrets des saints pères et reconnaissant le canon lu récemment des cent cinquante
évêques aimés de Dieu, réunis dans la ville impériale de Constantinople, la nouvelle Rome, sous Théodose
le grand, de pieuse mémoire, nous approuvons et prenons la même décision au sujet de la préséance de la
très sainte Église de Constantinople, la nouvelle Rome. Les pères en effet ont accordé avec raison au siège
de l'ancienne Rome la préséance, parce que cette ville était la ville impériale, mus par ce même motif les
cent cinquante évêques aimés de Dieu ont accordé la même préséance au très saint siège de la nouvelle
Rome, pensant que la ville honorée de la présence de l'empereur et du sénat et jouissant des mêmes
privilèges civils que Rome, l'ancienne ville impériale, devait aussi avoir le même rang supérieur qu'elle
dans les affaires d'Église, tout en étant la seconde après elle ; en sorte que les métropolitains des diocèses
du Pont, de l'Asie (proconsulaire) et de la Thrace, et eux seuls, ainsi que les évêques des parties de ces
diocèses occupés par les barbares, seront sacrés par le saint siège de l'Église de Constantinople ; bien
entendu, les métropolitains des diocèses mentionnés sacreront régulièrement avec les évêques de leur
provinces les nouveaux évêques de chaque province, selon les prescriptions des canons, tandis que, comme
il vient d'être dit, les métropolitains de ces diocèses doivent être sacrés par l'évêque de Constantinople,
après élection concordante faite en la manière accoutumée et notifiée au siège de celui-ci123.
Il n’est nullement fait mention des diasporas, mais seulement du fait que le Patriarcat de
Constantinople jouit dorénavant des mêmes prérogatives que le Patriarcat de Rome, tout en
restant seconde après ce dernier. Il entend également le fait que les évêques dépendant des
diocèses du Pont, de l’Asie et de la Thrace, ainsi que des parties « occupés par les barbares »
seront sacrés par le saint siège de l’Église de Constantinople.
Néanmoins, et il est important de le remarquer, il n’est nullement fait mention des diasporas
orthodoxes russes, ni même du territoire historique sur le plan canonique de l’Église de Rome.
Lorsqu’il est fait référence des parties « occupés par les barbares », il s’agit ni plus ni moins
Du grec πλήρωμα (pléroma), ce terme désigne, dans notre contexte, la plénitude de l’Eglise. Autrement dit, il s’agit de
l’ensemble de l’Eglise orthodoxe.
123
Canon
28,
Concile
de
Chalcédoine,
consulté
le
19/03/2020,
disponible
ici :
http://www.orthodoxa.org/FR/orthodoxie/droit%20canon/canons4econcileFR.htm.
122
que des territoires « vierges », c’est-à-dire où il n’y a nulle présence ecclésiale. Il est donc
difficile de s’appuyer sur le Canon 28 pour le Patriarcat de Constantinople afin de justifier sa
prééminence dans la gestion des diasporas orthodoxes russes puisque, par définition, aucun
canon n’a prévu cette situation qui est inédite et contemporaine.
Pour le père Papathomas, cette notion de « diaspora » est antinomique avec toute notion
d’ecclésiologie. En effet, il écrit :
Le terme « diaspora » fait exclusivement référence à une entité avec un point de référence spécifique,
unique au monde (État, frontières nationales), tandis que l'Église a un point de référence eucharistique,
l'autel de chaque Église locale représentant l'image du Royaume124.
Il continue :
Par conséquent, un État-nation peut légitimement avoir sa propre diaspora nationale. Mais, par définition,
une Église locale ou établie localement ne peut pas avoir, ni cultiver, ni revendiquer une diaspora. Pour la
même raison, un État accorde une nationalité et fournit un passeport à ses citoyens, tandis qu'une Église,
patriarcale ou autocéphale établie localement, ne peut pas accorder la « nationalité ecclésiale » et fournir
un « passeport ecclésial » à ses fidèles, lorsqu'ils sont loin, en dehors de ses limites125.
Le Patriarcat de Moscou ne faisant pas partie du collège des Églises dites primitives, elle réitère
sa position selon laquelle cette prééminence existe, mais qu’elle n’implique aucun pouvoir
décisionnaire sur l’ensemble du plérôme de l’Église orthodoxe. En effet, dans son document
officiel faisant office de Position du Patriarcat de Moscou sur le problème de la primauté dans
l'Église universelle, l'Église russe indique :
Les canons sur lesquels les sacrés dyptiques sont fondés n'accordent au primat (comme l'évêque de Rome
l'était au temps des Conciles œcuméniques) aucun pouvoir à l'échelle de l'Église. »126
Le document poursuit en indiquant que :
Les distorsions ecclésiologiques attribuant au primat à un niveau universel les fonctions de gouvernance
inhérentes aux primats à d'autres niveaux de l'ordre de l'Église sont dénommées dans la littérature
polémique du second millénaire : papisme127.
Dans ce document, le Patriarcat de Moscou distingue trois types de primauté. La première étant
celle du diocèse épiscopal, la deuxième étant celle de l’Église orthodoxe locale autocéphale, la
troisième étant celle de l’Église universelle.
Cf note 31.
Ibid.
126
Position du Patriarcat de Moscou sur le problème de la primauté dans l’Église universelle, Patriarcat de Moscou, 26/12/2013,
consulté le 19 mars 2020. https://mospat.ru/en/2013/12/26/news96344/
127
Ibid.
124
125
Ces trois niveaux de primauté répondent à des besoins et réalités différentes et ne peuvent faire
l’objet d’un transfert de prééminence, d’après le Patriarcat de Moscou, entre elles. En effet, le
Patriarcat de Moscou écrit :
De transférer les fonctions du ministère de la primauté d'un niveau de l'éparchie au niveau universel signifie
reconnaître une forme spéciale de ministère, notablement, d'un "hiérarque universel" possédant le pouvoir
administratif et magistériel dans l'ensemble de l'Église universelle. En effaçant l'égalité sacramentelle des
évêques, une telle reconnaissance mène à l'émergence d'une juridiction d'un premier hiérarque universel
jamais mentionné ni dans les saints canons, ni dans la tradition patristique, et résultant d'une dérogation,
voire même de l'élimination de l'autocéphalie des Églises locales128.
D’après le Patriarcat de Moscou, le Patriarcat de Constantinople dispose de cette primauté
d’honneur, mais son contenu est défini par un consensus entre l’ensemble des Églises
orthodoxes locales autocéphales. De plus, cette primauté d’honneur n’est pas, pour le Patriarcat
de Moscou, d’origine divine, mais seulement humaine.129
C’est ainsi que le conflit de la gestion des diasporas orthodoxes en Occident et qui oppose le
Patriarcat de Moscou au Patriarcat de Constantinople conduit à une problématique théologique
plus profonde : celle de la question de la distribution des pouvoirs dans le monde infraorthodoxe.
Bien que le Patriarcat de Moscou s’efforce de continuer à dire qu’il ne rejette pas la primauté
d’honneur qui est accordée au Patriarcat de Constantinople 130 , de nombreux éléments nous
permettent de voir qu’il s’agit d’une interprétation minimaliste du rôle de primus inter pares
accordé au Patriarcat œcuménique.131
Le Patriarcat de Constantinople considère, au contraire, qu’il est de son devoir d’exercer
pleinement son droit de primauté dans l’Église orthodoxe au risque de laisser les « brebis sans
berger » comme le fait entendre le patriarche Bartholomée.
Ibid.
Ibid., Chapitre IV. Le Patriarcat de Moscou, en effet, écrit que les théologiens orthodoxes considèrent cette primauté comme
ayant été créée par l’homme et non pas par Dieu.
130
C’est ce qu’affirme, par exemple, le métropolite Hilarion : « La sphère de l'Église grecque a en effet récemment accusé plus
d'une fois l'Église russe de nier soi-disant la primauté du Patriarcat de Constantinople dans le monde orthodoxe et de chercher
à prendre sa place. Cependant, je n'ai pas entendu un seul argument convaincant qui prouverait la validité de ces accusations »
dans un interview accordé à Interfax-religion, le 21 janvier 2020. consulté le 20 mars 2020. Consultable en ligne (source en
russe) ici : http://www.interfax-religion.ru/?act=interview&div=51.
131
Dans le même interview, le métropolite Hilarion affirme qu'il existe une véritable reconnaissance de la part de l'Église russe
s'agissant de la primauté de l'Église de Constantinople, mais que, « sur les cent dernières années, le Patriarcat de Constantinople
a développé une primauté qui, en fait, copies le modèle romain-catholique de la structure de l'Église »… « Bien sûr, cette
compréhension de la primauté du trône de Constantinople est rejetée par l'Église russe comme ne correspondant pas, ni à la
Tradition de l'Église ou à l'ecclésiologie orthodoxe. Mais, malheureusement, cette compréhension de la primauté a prévalu sur
le Phanar et l'a conduit dans l'invasion de l'Église. » (Ibid)
128
129
Voici ce qu’il dit :
Le Patriarcat œcuménique a la responsabilité de placer les choses dans l'ordre ecclésiastique et canonique
parce qu'il a seul le privilège canonique de s'acquitter de ce devoir suprême et exceptionnel... Si le Patriarcat
œcuménique nie sa responsabilité et se retire du monde panorthodoxe, alors le les Églises locales seront «
comme des brebis sans berger ». Parfois, nous sommes confrontés à des épreuves et à des tentations
précisément parce que certaines personnes croient à tort qu'elles peuvent aimer l'Église orthodoxe, mais
pas le patriarcat œcuménique, oubliant qu'elle incarne le véritable ethos ecclésiastique de l'orthodoxie132.
UNE CONCURRENCE ANCIENNE ENTRE LES PATRIARCATS DE CONSTANTINOPLE ET DE
MOSCOU AUJOURD’HUI IRRESOLUE…
Ces prétentions ne sont pas nouvelles, et elles concernent également la vie des diasporas
orthodoxes qui sont installées en Occident, y compris les diasporas russes. En effet, dès 1923,
le patriarche Meletius n’hésitait pas à affirmer sa volonté que le Patriarcat œcuménique
contrôle les paroisses orthodoxes installées en Amérique et en Europe. Après avoir dissout le
Tomos133 de 1908 qui prévoyait un contrôle des paroisses grecques installées en Europe par
l’Église orthodoxe de Grèce, le décret de 1923 prévoit « la supervision directe et la gestion de
toutes les paroisses orthodoxes sans exception en dehors des Églises orthodoxes locales en
Europe, en Amérique et ailleurs » sans préciser s’il s’agissait des paroisses seulement de
tradition grecque, ou bien des paroisses orthodoxes de manière générique, une ambiguïté
demeurant à ce sujet. 134
C’est aussi à la même époque que le Patriarcat de Constantinople a reconnu l’Église vivante en
Russie, c’est-à-dire une Église qui prétendait révolutionner les usages habituels et traditionnels
de l’Église, en particulier sur le plan liturgique et dogmatique. De plus, cette « Église Vivante »
soutenait le pouvoir soviétique. Le Patriarcat de Constantinople avait envoyé une délégation
lors du Concile de l’Église vivante dès août 1922. Initialement, comme l’écrit l’historien
Mikhail Vitalievich Shkarovsky le patriarche de Constantinople Meletius IV n’avait pas
soutenu cette Église « vivante », mais une lettre du 22 octobre 1926 de la part de l’Église
Vivante au patriarche de Constantinople prouve finalement l’inverse.135 L’Église vivante avait,
Discours du patriarche Bartholomée lors de la Synaxe des hiérarques du Patriarcat œcuménique (31 août - 4 septembre
2018) ; consulté le 20/03/20, consultable ici : https://www.uocofusa.org/news_180901_1.
133
Issu du grec, le terme « tomos » désigne un document administratif important émis par l’Eglise orthodoxe.
134
L’Église orthodoxe de Constantinople – Encyclopédie orthodoxe (titre traduit du russe), consulté le 20/03/20, disponible
ici : http://www.pravenc.ru/text/2057124.html.
135
Shkarovsky M.V., dans son article Otnošeniâ Konstantinopolʹskogo Patriarhata i Russkoj Cerkvi v 1917 – načale 1930-h
gg., consulté le 18 avril 2020, https://old.spbda.ru/news/a-3321.html.
132
à cette époque, condamné et « déposé » le patriarche Tikhon dès 1922. Le 6 mai 1924, le
patriarche de Constantinople, Grégoire VII, a envoyé une adresse au patriarche Tikhon, lui
demandant de se retirer, ce à quoi le patriarche Tikhon répondit vivement en indiquant ceci136 :
Nous avons été plutôt gênés et surpris que le chef de l'Église de Constantinople, sans aucun contact
préalable avec nous (…) intervienne dans la vie et les affaires internes de l'Église russe autocéphale. Les
saints Conciles (voir les 2e et 3e règles du deuxième concile œcuménique, etc.) (…) ont toujours reconnu
que la primauté de l'honneur, mais n'ont pas reconnu et ne reconnaissent pas la primauté du pouvoir ou la
primauté en général...
Concernant plus précisément les diasporas russes, c’est en 1931 que le métropolite Euloge s’est
placé sous l’omophore du Patriarcat de Constantinople, soit quelques années après ce projet
d’un « Vatican orthodoxe » représenté par le Patriarcat œcuménique.137
Comme le souligne l’Encyclopédie orthodoxe, le Patriarcat de Constantinople a justifié le fait
de recevoir sous son omophore des paroisses orthodoxes russes pour différentes raisons. La
première étant la volonté de mettre de l’ordre ecclésiastique dans la gestion des diasporas
orthodoxes. La seconde revenant au fait que ces paroisses russes se situent en Europe, territoire
que revendique le Patriarcat œcuménique comme faisant partie de son droit de juridiction du
fait de la chute de l’Ancienne Rome et sur la base du 28e Canon du Concile de Chalcédoine.
La troisième étant liée au fait que le Patriarcat œcuménique se considère comme étant la
première Église dans le plérôme de l’Église orthodoxe, et que par conséquent, il lui revient de
prendre soin des Églises qui sont, pour un temps, séparées de leur Église-Mère, ici en
l’occurrence l’Église russe qui n’avait pas donné son accord pour que le métropolite Euloge se
place sous l’omophore du Patriarcat œcuménique.138
Aujourd’hui encore, le Patriarcat de Constantinople n’interprète pas son rôle de premier parmi
les égaux comme étant une égalité de dignité dans l’épiscopat à laquelle se rattache une seule
primauté d’honneur, mais il interprète cette primauté de cette manière :
Si nous parlons de la source d'une primauté, alors la source de cette primauté est la personne même de
l'archevêque de Constantinople, qui précisément en tant qu'évêque est un « parmi des égaux », mais en tant
Ibid.
Ce projet de « Vatican orthodoxe » a été étudié par Anastassiadis A., Un «Vatican anglicano-orthodoxe» а Constantinople?:
Relations interconfessionnelles, rêves impériaux et enjeux de pouvoir en Méditerranée orientale а la fin de la Grande Guerre
// Voisinages fragiles: Les relations interconfessionnelles dans le Sud-Est européen et la Méditerrannée orientale 1854-1923:
Contraintes locales et enjeux internationaux / Éd. A. Anastassiadis. Athènes, 2013. p. 283-302) cité par l’Encyclopédie
orthodoxe, cf note 39.
138
Cf note 39.
136
137
qu'archevêque de Constantinople, et donc comme œcuménique, le patriarche est le premier sans égal
(primus sine paribus)139.
Autrement dit, il existe deux types de dignité d’après le Patriarcat œcuménique, l’une reposant
sur l’épiscopat, lequel ne change pas et est solidaire à tous les membres de l’épiscopat, l’autre
reposant sur la dignité d’archevêque de Constantinople qui l’élève au rang d’un premier sans
égal, ce qui le place au-delà des autres primats des Églises orthodoxes.
Comme l’écrit Ash Bilge le Patriarcat œcuménique considère l’étendue de sa primauté ainsi140 :
1/ Le patriarche avait le droit d'établir une cour d'appel final pour n'importe quel cas de n'importe où dans
le monde orthodoxe.
2/ Le patriarche avait le droit exclusif de convoquer les autres patriarches et les chefs des Églises
autocéphales à une réunion conjointe de chacun d'eux.
3/ Le patriarche a compétence, autorité ecclésiastique sur les chrétiens orthodoxes qui sont en dehors du
territoire des Églises orthodoxes locales, la soi-disant diaspora.
4/ Aucune nouvelle Église « autocéphale » ne peut voir le jour sans le consentement du patriarche de
Constantinople ; ce consentement devrait exprimer le consensus des Églises orthodoxes locales
Le Patriarcat de Moscou considère que le Patriarcat de Constantinople a outrepassé les droits
qui étaient les siens s’agissant de sa primauté d’honneur au sein du monde orthodoxe pour
recopier un modèle ecclésiologique tout à fait étranger à la primauté d’honneur, c’est-à-dire
celui de l’Église de Rome.
En effet, le Patriarcat de Moscou reprend à son compte les propos du père Mikhail Ulanov qui
considère que le patriarche de Constantinople aurait dû cesser d’être le dépositaire de l’autorité
sacrée lors de la chute de Constantinople :
Avec une stricte adhésion à la lettre des canons, cela n'aurait pas dû se produire, dans la mesure où
Constantinople a cessé d'être la ville de l'empereur et du Sénat, et a cessé d'exister en tant que centre
ecclésiastique, son patriarche était maintenant simplement l'évêque d'Istanbul 141.
Nous pouvons tirer plusieurs conclusions de cette réflexion. Tout d’abord, il est certain qu’il
existe un écart de conception ecclésiologique entre le Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de
Cette affirmation vient d’une réponse de Mgr Elpidophoros Lambriniadis à la position officielle du Patriarcat de Moscou
concernant la notion de primauté dont nous avons fait état précédemment. Cette réponse de Mgr Lambriniadis est présente sur
le site du Patriarcat œcuménique. L’on ne peut pas la considérer comme une réponse officielle au sens strict du terme, mais
l’on peut néanmoins la considérer comme étant concordante avec la position du Patriarcat œcuménique dans la mesure où elle
figure sur son site officiel. Consulté le 20/03/20. https://bit.ly/3dgqNTr.
140
Bilge Ash, MOSCOW AND GREEK ORTHODOX PATRIARCHATES : TWO ACTORS FOR THE LEADERSHIP OF
WORLD
ORTHODOXY
IN
THEPOST
COLD
WAR
ERA,
consulté
le
17
avril
2020.
https://www.esiweb.org/pdf/esi_turkey_tpq_vol7_no3_asli_bilge.pdf.
141
Mikhail Ulanov, « Ecclesiology of the Schism: Historical Reflections | The Russian Orthodox Church ». 22.12.18, Consulté
le 20 mars 2020. https://mospat.ru/en/2018/12/22/news168206/.
139
Constantinople. Le premier considère la primauté du Patriarcat de Constantinople de façon
minimaliste, tandis que le Patriarcat de Constantinople dispose d’une vision maximaliste de sa
primauté. La différence est si grande entre les deux Patriarcats qu’il conviendrait même de
parler d’une différence de nature puisqu’il s’agit, non pas seulement d’une primauté d’honneur,
dans le cas du Patriarcat de Constantinople, mais d’une primauté qui lui accorde des privilèges
exceptionnels, jusqu’à s’introduire dans les affaires internes de l’Église, comme nous le verrons
avec le cas de l’Ukraine.
Le Patriarcat de Constantinople s’appuie sur le 28e canon du Concile de Chalcédoine pour
affirmer sa prééminence dans le monde orthodoxe, et en particulier sur le monde des diasporas
(y compris russe) du fait que ce Patriarcat n’existe qu’à travers les diasporas installées en
Occident. D’autre part, le Patriarcat de Moscou est considéré comme la « Troisième Rome »
pour différentes raisons liées à l’histoire de la Russie, mais aussi du fait qu’il constitue la plus
importante Église orthodoxe en termes de fidèles dans le monde.
A ce titre, le Patriarcat de Moscou ne peut accepter les prétentions du Patriarcat de
Constantinople, révélées lors du cas de l’autocéphalie accordée à l’Église orthodoxe d’Ukraine,
ayant joué un rôle essentiel dans la vie religieuse des diasporas orthodoxes russes en Occident.
Ainsi donc, s’il existe une dimension politique dans la détermination de ce conflit entre le
Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de Constantinople dans la mesure où le Patriarcat de
Moscou est en étroite coopération avec la Fédération de Russie d’une part, et le Patriarcat de
Constantinople trouve l’essentiel de sa diaspora aux États-Unis ; il n’en demeure pas moins
qu’à cette dimension politique s’ajoute également des considérations religieuses qui relèvent
de l’ecclésiologie orthodoxe. Ces écarts sont d’autant plus visibles qu’ils mettent en exergue
l’incapacité des Églises orthodoxes à convoquer un Concile pan-orthodoxe qui puisse régler du
litige de la question de la distribution des pouvoirs en son sein.
Le conflit théologique qui oppose le Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de Constantinople,
mais pas seulement, concernant la gestion des diasporas, et en particulier des diasporas
orthodoxes russes, provient de l’incapacité de l’Église orthodoxe à se positionner par rapport à
l’Église de Rome.
Vsassilis Pnevmatikis écrit :
Dans les années 1950, la nécessité pour les émigrés orthodoxes de se positionner du point de vue
ecclésiologique vis-à-vis des chrétiens catholiques et protestants et le besoin de surmonter le manque
d’unité qui caractérisait leurs propres relations inter-orthodoxes, suscitèrent au sein de l’intelligentsia
orthodoxe de France, réunie autour de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge de Paris12, un vif
intérêt pour l’histoire ecclésiastique et l’ecclésiologie.
L’Église orthodoxe semble incapable de réunir un Concile au cours duquel elle pourrait aborder
les questions ecclésiologiques, en particulier la distribution des pouvoirs en son sein.
Du fait de son incapacité, les Églises locales se livrent à bataille ecclésiologique au sujet de
cette notion floue et ambiguë de « primauté ». S’agit-il d’une primauté seulement d’honneur ?
S’agit-il d’une primauté de juridiction ? Cette primauté implique-t-elle une responsabilité sur
les autres Églises locales existantes ? Cet ensemble de questions ne semble pas trouver de
réponse pour l’heure d’autant qu’aucun Concile œcuménique n’a traité des problèmes
d’ecclésiologie au sein de l’Église orthodoxe.
A fortiori, cette situation est « nouvelle » dans la mesure où tous les conciles œcuméniques ont
été convoqués à l’époque où la communion subsistait entre le Patriarcat de Rome et l’ensemble
des autres Patriarcats orthodoxes. Ainsi donc, depuis le schisme avec l’Occident, l’Orient
orthodoxe est dans l’incapacité à se penser sur le plan ecclésiologique.
C’est d’autant plus vrai pour les diasporas qui, comme l’écrit Vassili Pnevmatikis
Avec la diversité culturelle et linguistique de ses fidèles, la multitude de ses identités ethno-ecclésiales, la
complexité des relations qu’elle entretient avec ses Églises-mères, les inégalités dans sa répartition
géographique et la pluralité des juridictions qui la régissent, l’Église orthodoxe de la diaspora forme un
ensemble confessionnel sans véritable structure et unité intérieures et sans limites clairement définies.
De plus, rappelons que le Patriarcat œcuménique aujourd’hui se réduit essentiellement à un
seul quartier à Istanbul. Il dépend donc de sa survie de s’étendre à l’international par la gestion
des diasporas orthodoxes, et y compris les diasporas orthodoxes russes.
C’est la raison pour laquelle nous pensons que le Patriarcat œcuménique n’a pas eu de remord
à vouloir créer un « Vatican » orthodoxe dès les années 1920, et que, dès les années 1930, il a
accepté de prendre sous son omophore l’Archevêché de la Rue Daru, réuni autour de Mgr
Euloge. Ce conflit « diasporique » ne concerne pas seulement la France, mais aussi l’Occident,
dans la mesure où le Patriarcat œcuménique n’hésitait pas à prendre sous son omophore des
Églises russes installées aux États-Unis et qui dépendaient jusqu’alors du Patriarcat de Moscou
comme nous l’avons démontré précedemment avec l’exemple du Patriache Meletius.Nous
pouvons penser que le Patriarcat œcuménique survit par le moyen des « diasporas » qu’il
prétend régir ainsi que par l’œcuménisme, moyen de s’affirmer comme une Église orthodoxe
mondiale, capable de relations diplomatiques avec les autres Églises chrétiennes.
Dès lors, plusieurs conclusions peuvent être dressées. Premièrement, force est de constater que
ce conflit ecclésiologique qui oppose le Patriarcat de Moscou au Patriarcat de Constantinople
est ancien. Les Patriarcats de Constantinople et de Moscou se livrent à une bataille territoriale
au sujet de la gestion des diasporas orthodoxes, et en particulier des diasporas orthodoxes
russes. Cette « bataille » juridictionnelle n’est pas motivée par des fins seulement politiques,
mais aussi ecclésiologique.
Au fond, la question est de savoir s’il existe une primauté (1), de quelle nature est cette primauté
(2), ce qui fonde cette primauté (3), et qui détient cette primauté (4). Nous pouvons dire que le
Patriarcat de Moscou reconnaît l’existence de cette primauté et que cette dernière est une
primauté d’honneur, non de juridiction. Enfin, nous pensons que le Patriarcat de Moscou
considère ainsi que le prestige d’une Église (le fait d’être capitale d’Empire, par exemple) en
fonde cette primauté d’honneur.
Néanmoins, compte-tenu du fait que Constantinople est tombé depuis la fin du XVe siècle, cette
primauté est considérée de façon la plus minimale possible. Le Patriarcat de Constantinople se
fonde sur le 28e canon de Chalcédoine pour affirmer sa primauté tandis que le Patriarcat de
Moscou lui rappelle que cette primauté ne concerne pas l’affaire interne des Églises. C’est donc
une interprétation minimaliste qui s’oppose à une autre vision maximaliste. Le conflit est donc
ecclésiologique, c’est-à-dire théologique.
Néanmoins, force est de constater qu’en regard de l’incapacité de l’Église orthodoxe à se réunir
en un concile panorthodoxe qui réglerait les questions ecclésiologiques, le conflit perdure,
subsiste, et se répète au fil du temps entre les deux Patriarcats. Ceci se révélant notamment par
le fait d’une incapacité des théologiens orthodoxes modernes et contemporains à s’accorder sur
la notion de primauté. Nicolas Afanassieff ne défend pas cette idée de la primauté, tandis que
Georges Florovsky et Alexandre Schmemann la défendent, considérant qu’elle fait partie de
l’esse même de l’Église.142
Voir à ce titre les travaux de Vlasios Pheidas et de Adam A. J. DeVille dans Orthodoxy and the Roman Papacy: Ut Unum
Sint and the Prospects of East-West, 2011.
142
CONCLUSION :
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le contexte politico-théologique qui oppose le
Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de Constantinople d’un point de vue ecclésiologique n’a
pas été sans conséquences sur la vie des diasporas orthodoxes russes installées en Occident, et
notamment en France, à la suite du cas du schisme ecclésial en Ukraine. Nous considérons
devoir parler de ce schisme pour deux raisons particulières : d’une part, parce qu’il révèle le
conflit ecclésiologique à l’œuvre entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople au sujet
de l’ordonnancement de l’Église, et notamment de la distribution du pouvoir en son sein ;
d’autre part, parce que le cas de l’Ukraine a divisé les diasporas orthodoxes russes et a
notamment bouleversé la vie de l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople.
Tout d’abord, rappelons les faits. Comme nous l’avions déjà écrit dans notre travail précédent
portant sur les relations entre l’Église et l’État en Russie post-soviétique, l’Ukraine fut le terrain
d’une bataille ecclésiastique entre trois juridictions orthodoxes. L’une ayant été le Patriarcat de
Kiev, non reconnu par l’ensemble des Églises orthodoxes et issu d’un schisme créé au sein de
l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou. La deuxième étant l’Église orthodoxe
ukrainienne du Patriarcat de Moscou, reconnue par l’ensemble des Églises orthodoxes. La
troisième ayant été l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, minoritaire et également non
reconnue par le plérôme de l’Orthodoxie mondiale.
C’est à la suite de la persistance de ce schisme que le Patriarcat de Constantinople a décidé de
convoquer un concile de réunification afin d’accorder l’autocéphalie à l’Église orthodoxe
d’Ukraine. Un appel qui a su trouver une réponse favorable au sein des deux Églises orthodoxes
du Patriarcat de Moscou et de l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, du fait de leur
volonté de s’affirmer comme une Église autocéphale, autonome de toute influence étrangère.
A l’inverse, l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou s’est vivement opposée à
la tenue d’un tel Concile.
Comme nous l’écrivions déjà, il n’est pas dans l’intérêt du Patriarcat de Moscou de participer
à ce Concile de réunification en vue d’une autocéphalie accordée à l’Église orthodoxe
d’Ukraine dans la mesure où les paroisses ukrainiennes correspondent à plus de 40% de
l’ensemble des paroisses du Patriarcat de Moscou, ce qui ne constitue pas moins de 10 millions
de fidèles.143
C’est donc le 15 décembre 2018 que s’est tenu le Concile de réunification des Églises auquel
ne participa pas officiellement l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou mais
seulement le Patriarcat de Kiev ainsi que l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne.144
Avant même la tenue du Concile de réunification, le Patriarcat de Moscou a pris la décision de
se couper de la communion eucharistique du Patriarcat de Constantinople du fait de l’admission
du patriarche de Kiev Philarète comme membre du Patriarcat de Constantinople bien que
anathémisé par l’Église de Moscou 145
Il est certain que ces évènements ne sont pas sans conséquence sur la diaspora orthodoxe russe,
et notamment sur l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople. Comme nous l’avions déjà
exprimé précédemment, le Patriarcat de Moscou s’est toujours efforcé de réunir les diasporas
orthodoxes russes sous son omophore, ce à quoi l’Exarchat russe n’avait pas répondu
favorablement en 2003.
Lors de la crise ecclésiale en Ukraine en 2018, certaines paroisses se sont détachées de
l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople car elles considéraient que les actions du
Patriarcat œcuménique en Ukraine « iniques ».146 Cette déchirure liée non seulement au conflit
ecclésial en Ukraine, mais plus largement à la rupture de communion eucharistique entre le
Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople, a ébranlé l’Exarchat russe du Patriarcat de
Constantinople. A tel point que Mgr Jean de Charioupolis a pris la décision d’écrire une lettre
C’est notamment ce que met en avant Rousselet Kathy, L’Église orthodoxe russe et la question des frontières. Sainte Russie,
monde russe et territoire canonique - , Les Etudes du CERI - n° 228-229 - Regards sur l’Eurasie - février 2017, consultable
ici : https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/6gbpjqstm482cp9ri3qbabd8pg/resources/rousselet-etude-228-229.pdf , p52 cité par
Imbert N. dans « Vers la construction d’un partenariat entre l’Église et l’État en Russie post-soviétique ? », p. 114, Sciences
Po Aix, 2019.
144
Quelques évêques du Patriarcat de Moscou bravèrent l’interdiction de participer à ce Concile en désobéissant à leur
hiérarchie, mais il s’agit de cas isolés.
145
Patriarchate.ru. « The Holy Synod of the Russian Orthodox Church has considered it impossible to remain in the Eucharistic
communion with the Patriarchate of Constantinople / News / Patriarchate.ru ». Consulté le 24 mars 2020.
http://www.patriarchia.ru/en/db/text/5286626.html.
146
C’est notamment le cas de la paroisse Saint Nicolas à Florence qui, de ce fait, s’est placée sous l’omophore de l’Église russe
hors frontières de Mgr Hilarion (New York). Florence, la paroisse russe Saint Nicolas décide de se placer sous l’omophore
de
l’EORHF,
Parlons
d’Orthodoxie,
31.10.18,
Consulté
le
17/03/2020,
disponible
ici
:
https://www.Égliserusse.eu/blogdiscussion/Florence-la-paroisse-russe-Saint-Nicolas-decide-de-se-placer-sous-l -omophorede-l-EORHF_a5541.html.
143
dans laquelle il rappelait que les fidèles et clercs pouvaient tout à fait continuer de prier dans
les églises du Patriarcat de Moscou.147
Cette attitude plutôt « conciliante » de Mgr Jean de Charioupolis coïncide avec la dissolution
de l’Exarchat russe par le Patriarcat de Constantinople, survenue quelques temps après, le 27
novembre 2018. 148 Une décision choc qui va être à l’origine d’un schisme au sein même de
l’Exarchat russe sur l’avenir à donner de cette structure, dès lors dissoute par le Patriarcat
œcuménique.
Nous pouvons également rappeler le fait que l’Exarchat russe du Patriarcat de Constantinople
avait déjà connu des tumultes au moment de l’élection de Mgr Job Getcha en 2013. En effet,
plusieurs conflits sont survenus durant et après son élection, notamment sur son mode de
gouvernance, et sur sa personnalité, jugée trop autoritaire par de nombreux paroissiens de la
Rue Daru.
Avant son élection, trois candidats ont été proposés par le conseil d’administration de
l’Archevêché : le père Syméon (Cossac), le père Grégoire (Papathomas), et le père Job
(Getcha). Néanmoins, seul le père Syméon remplissait les conditions de cinq ans d’ancienneté
au sein de l’Archevêché pour être candidat. Le Saint-Synode du Patriarcat de Constantinople a
refusé d’entériner cette liste de candidats.
La solution qui a été trouvée est celle-ci : modifier les statuts de l’Archevêché afin de permettre
aux père Grégoire et père Job de se présenter comme candidats réguliers de l’Archevêché.
Néanmoins, le Patriarcat de Constantinople a encore refusé de valider les trois candidats,
n’acceptant que celle du père Job Getcha, proposant ainsi deux autres candidats additionnels
quasiment inconnus de l’Archevêché : le père Mykhaylo (Anischenko) et l’archimandrite
Bessarion (Komzias). Comme le remarque le même site, c’est un autre point de tension entre
l’Archevêché et le Patriarcat de Constantinople dans la mesure où seul le Conseil
d’administration est en mesure de proposer le candidat, le Saint Synode ne pouvant qu’agréer
ou refuser les candidats proposés par celui de l’Archevêché.
Message pastoral de Mgr Jean, 23 nov 2018, Consulté le 17/03/2020, disponible ici :
http://www.exarchat.eu/spip.php?article2255.
148
« Communiqué du Patriarcat oecuménique au sujet de l’Archevêché des églises orthodoxes de tradition russe en Europe
occidentale – Orthodoxie.com ». Consulté le 25 mars 2020. https://orthodoxie.com/communique-au-sujet-des-Églisesorthodoxes-de-tradition-russe-en-europe-occidentale/.
147
Il importe de savoir que l’esprit de l’Archevêché diffère en partie de l’organisation commune
des Églises orthodoxes.
En effet, suite au Concile de Moscou de 1917-1918, et en particulier sur l’influence de la
Fraternité orthodoxe d’Europe occidentale, l’Archevêché de la Rue Daru s’est toujours attaché
à l’idée que les fidèles doivent participer au gouvernement de l’organisation ecclésiale. Un
évêque ne peut donc rien décider tout seul car il doit se soumettre aux statuts de l’Archevêché
qui prévoit une large participation des fidèles au gouvernement de l’Église.
Plusieurs vidéos ont circulé sur Internet concernant cette opposition entre Mgr Job Getcha et
les fidèles de l’Exarchat, Mgr Job Getcha se défendant du fait que le Christ aurait transmis son
autorité aux Apôtres, lesquels l’ont transmis aux évêques dont il est.
En effet, dès lors cette prise de décision actée par le Patriarcat de Constantinople, l’Exarchat
russe a réuni deux assemblées extraordinaires. La première concernait l’avenir de
l’Archevêché. L’objet de cette première assemblée extraordinaire générale concernait
l’acceptation – ou non – de la dissolution de l’Archevêché pour se fondre dans la métropole
grecque. La seconde concernait la suite qui devait être donnée à cette dissolution, où était
question le rattachement de l’Exarchat au Patriarcat de Moscou.
C’est à la suite de ce cette deuxième assemblée générale que l’Exarchat russe de la Rue Daru
a pris la décision de rejoindre le Patriarcat de Moscou. Une décision qui n’a pas suscité
l’unanimité, en particulier à l’étranger149.
Cette décision de réunification au Patriarcat de Moscou bouleverse un certain nombre de
paramètres. Jusqu’alors, l’Exarchat de la Rue Daru dépendait du Patriarcat de Constantinople.
Le fait de dépendre du Patriarcat de Constantinople mettait en concurrence deux Églises
patriarcales au sujet de la gestion des diasporas russes : le Patriarcat œcuménique d’une part,
et le Patriarcat de Moscou d’autre part.
Nous avons vu que le Patriarcat de Moscou (en partie conjointement avec la Fédération de
Russie) a toujours cherché à réunifier les 3 Églises russes présentes à l’étranger : l’Église russe
hors frontières, l’Exarchat de la Rue Daru, et le Patriarcat de Moscou. Cette réunification n’a
pas toujours réussi et il a donc fallu que ce soit le Patriarcat de Constantinople qui abandonne
l’Exarchat de la Rue Daru pour que ce dernier se joigne au Patriarcat de Moscou. Il est certain
149
En effet, l’Exarchat de la Rue Daru comptait des paroisses dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, et en Angleterre.
que cet Exarchat n’avait pas vraiment le choix de faire autrement bien que des propositions
avaient été faites de la part du Patriarcat de Roumanie, d’autres considérant qu’il soit possible
de se constituer en une Église locale autonome.
En effet, jusqu’alors, il existait trois Églises orthodoxes russes, l’Église russe hors frontières
d’une part (davantage présente aux États-Unis), l’Exarchat de la Rue Daru (présent
essentiellement en Europe occidentale) et le Patriarcat de Moscou.
Pour ce qui est de l’Église russe hors frontières, depuis la réunification de 2007, nous savons
qu’il existait au moins deux Églises non réunies – bien qu’étant en communion eucharistique
– savoir l’Église russe du Patriarcat de Moscou d’une part, et l’Église russe de l’Exarchat de la
Rue Daru, d’autre part.
C’est donc la dissolution de l’Exarchat de la Rue Daru au sein du Patriarcat de Constantinople
qui précipita l’Archevêché dans les bras de Moscou.
La configuration géopolitique des diasporas orthodoxes russes s’en est trouvée bouleversée. Si
jusqu’alors, il existait une concurrence entre le Patriarcat œcuménique et le Patriarcat de
Moscou au sujet des diasporas orthodoxes russes, il semblerait qu’à la suite de l’affaire de
l’Ukraine, les enjeux ne soient plus les mêmes.
Néanmoins, il existe un certain nombre de paroisses russes ayant refusé de rejoindre le
Patriarcat de Moscou avec l’Exarchat de la Rue Daru. Parmi elles, on trouve environ 19
paroisses et communautés monastiques installées en France (et en Espagne pour deux
communautés monastiques dépendant de l’église de Biarritz)150.
Les paroisses n’ayant pas accepté de rejoindre le Patriarcat de Moscou se sont constituées en
un Vicariat sous la métropole grecque de France. Ce Vicariat permet à ces paroisses et
communautés de conserver leurs traditions liturgiques russes et une relative autonomie dans la
gestion de leurs affaires ecclésiastiques. C’est ainsi que le métropolite Emmanuel écrit à ces
paroisses en novembre 2019 :
Dans ma lettre du 7 février 2019, je vous ai renouvelé́ à tous cette proposition, en vous confirmant la
possibilité́ de vous accueillir au sein d’un vicariat fonctionnant sous ses propres statuts et garantissant le
Cette information est présente dans la première lettre du Vicariat du Patriarcat de Constantinople, c’est-à-dire du Vicariat
qui est en charge des paroisses et communautés de tradition russe de l’ancien Exarchat de Daru qui ont souhaité rester fidèles
au Patriarcat œcuménique. En tout, il y avait 57 paroisses dépendant de l’Exarchat. C’est donc une minorité (1/3) qui n’a pas
rejoint le Patriarcat de Moscou.
150
maintien de vos traditions liturgiques vous permettant de poursuivre votre œuvre de témoignage orthodoxe
en France.
C’est ainsi que la plupart de ces paroisses installées en France ont rejoint le Patriarcat de
Constantinople et se sont constitués en un « Vicariat » au sein de la métropole grecque,
conservant leurs usages liturgiques. Il importe de savoir que le « Vicariat » de la métropole
grecque se considère comme étant le véritable Archevêché de la Rue Daru, car le métropolite
Jean de Doubna n’avait pas acquis la majorité requise par les statuts de l’Archevêché pour
rejoindre le Patriarcat de Moscou. Aujourd’hui, il semblerait qu’une bataille juridique sépare
les deux juridictions.
Il est intéressant de voir qu’il existe, parmi ces opposants au Patriarcat de Moscou, plusieurs
« profils ».
Il existe des paroisses de tradition russe mais qui sont largement acquis à la francophonie,
comme la paroisse Saint Jean le Théologien à Meudon, avec pour recteur le père Serge
Sollogoub. Ce sont des anciens fidèles de l’Exarchat de la Rue Daru. Ces paroisses, du fait
même de la francophonie des services liturgiques, réunissent plusieurs familles françaises
d’origine russe, de la deuxième ou troisième génération, d’autres qui sont des convertis.
Précisons que ce développement de la francophonie s’explique du fait qu’une grande partie des
nouvelles générations issues de la diaspora russe ne parlent plus, ou quasiment plus, le russe.
D’autre part, elle s’explique aussi d’une volonté d’ouverture à l’Occident.
Nous avons voulu rencontrer l’un de ces paroissiens, issu de l’ECOF 151 , et qui fréquente
aujourd’hui cette paroisse Saint Jean le Théologien à Meudon, Jacques Raoult.
Nous avons voulu savoir quelle était la composition sociologique de la paroisse Saint Jean le
Théologien à Meudon pour situer leur opposition dans la réunion de l’Archevêché de la Rue
Daru avec le Patriarcat de Moscou. De même, nous avons posé la question à Stéphane
Rakovitch, paroissien de cette même paroisse, et membre actif au sein de l’Action chrétienne
des étudiants russes (ACER) dont nous avions parlé brièvement lors de ce travail.
L’Église catholique orthodoxe de France (ECOF) est une Église locale orthodoxe de rite occidental qui a été créée par Mgr
Jean de Saint Denis (Eugraph Kovalevsky) et qui s’est attachée à réaliser la nécessité canonique d’une Église locale orthodoxe
de France. Elle est aujourd’hui en dehors de la communion des Églises orthodoxes.
151
Jacques Raoult, paroissien de St Jean le Théologien, nous rapporta que, au sujet du
rattachement de l’Archevêché au Patriarcat de Moscou suite à sa dissolution par le Patriarcat
de Constantinople :
la question a été assez débattue, plusieurs étaient pro-Moscou. Un des éléments qui a fait pencher la balance
c'est la décision de père Serge qui était pour la solution Constantinople et qui a signifié qu'il était prêt à se
retirer si la paroisse ne le suivait pas dans sa décision.
Nous avons donc voulu savoir quelles étaient les raisons qui avaient pu pousser le père Serge
à refuser de joindre le Patriarcat de Moscou. Jacques Raoult nous répondit :
La majorité a été choquée par la décision de Constantinople de retirer l'omophore à Mgr Jean et il y avait
aussi une certaine hostilité envers Mgr Emmanuel mais de l'autre côté il y a aussi beaucoup d'antis Moscou
avec des arguments (lien Église/KGB ?), rivalités (cathédrale de Nice etc...), le problème de la rupture de
communion du patriarcat de Moscou...
En gros c'était pas la joie de faire un choix mais comme père Serge notre recteur s'était positionné très
franchement les paroissiens ont décidé de suivre le choix de leur recteur... mais on ne peut pas vraiment
parler d'un réel vote d'adhésion.
Les raisons de père Serge en faveur de Constantinople (je ne les partage pas entièrement) c'est que seul le
Patriarcat œcuménique est légitime en Occident, donc en France Mgr Emmanuel et que toutes les autres
Églises devraient se rattacher au Patriarcat œcuménique, du coup il voit un peu le retrait de Mgr Jean
comme une étape vers l'unification des orthodoxes en une Église locale sous l'omophore du PO (Patriarcat
œcuménique).
Cela est intéressant dans la mesure où plusieurs arguments se rejoignent dans l’opposition au
Patriarcat de Moscou. Tout d’abord, on remarque que cette paroisse n’était pas ni vraiment
favorable, ni défavorable au Patriarcat de Moscou mais qu’en raison d’un attachement à son
recteur, la paroisse a choisi de suivre le père Serge Sollogoub en faveur de Constantinople.
De plus, il est intéressant de voir que l’affaire de la cathédrale de Nice, ainsi que le passé
soviétique, font partie des arguments d’opposition à la réunification de l’Archevêché de la Rue
Daru au Patriarcat de Moscou.
Enfin, l’on remarque qu’il existe un autre argument, celui de la notion d’Église locale. Il
semblerait que le père Serge Sollogoub se place du côté de Constantinople dans la gestion des
diasporas à l’étranger. Autrement dit, le Patriarcat œcuménique serait plus légitime que le
Patriarcat de Moscou pour s’implanter en Occident. Pourquoi donc ? Nous supposons qu’une
telle position vient du fait du conflit ecclésiologique dont nous avons parlé précédemment et
qui oppose le Patriarcat œcuménique au Patriarcat de Moscou. Autrement dit, le Patriarcat
œcuménique est le seul à revendiquer une « primauté » au sein de l’Église, s’appuyant sur le
28e Canon du Concile de Chalcédoine que nous avons étudié précédemment.
Outre la paroisse Saint Jean le Théologien, il existe également des paroisses « russes » qui
s’opposent au Patriarcat de Moscou tout en conservant le slavon et leurs usages liturgiques
russes. Ils considèrent que le Patriarcat de Moscou ne s’est toujours pas débarrassé de son
héritage soviétique. L’on compte, parmi eux, par exemple, la paroisse située à Exelmans, à
Paris, qui s’oppose au Patriarcat de Moscou au nom d’une « russéité » prérévolutionnaire.
C’est donc différents profils qui se sont opposés au rattachement au Patriarcat de Moscou. Ces
paroisses restent, néanmoins, minoritaires pour le cas de la France car la majorité des paroisses
dépendant de l’Ex-Daru Constantinople ont suivi leur évêque dans le rattachement au Patriarcat
de Moscou.
Après la réunification de l’Église russe hors frontières avec le Patriarcat de Moscou en 2007,
puis dorénavant, l’Archevêché de la Rue Daru avec le Patriarcat de Moscou en 2019, peut-on
dire qu’il s’agit d’une « victoire » de réunification en faveur du Patriarcat de Moscou ? Plus
encore, l’on se demande si ce bouleversement de la configuration institutionnelle des Églises
orthodoxes russes à l’étranger, en particulier en France, ne rend pas inopérantes toutes les
concurrences précédant la dissolution de l’Archevêché de la Rue Daru par le Patriarcat de
Constantinople. Autrement dit, peut-on dire qu’aujourd’hui, cette concurrence a toujours lieu
entre le Patriarcat de Constantinople et le Patriarcat de Moscou, pour ce qui est du cas de la
France, dans la mesure où la majorité des diasporas orthodoxes installées en France se sont
rattachées au Patriarcat de Moscou ?
Comme nous l’avons évoqué, il existe toujours quelques paroisses orthodoxes russes,
récalcitrantes envers Moscou, qui se sont opposées à ce rattachement, mais elles restent
minoritaires. L’on peut ainsi se demander si une telle décision de dissoudre l’Archevêché de la
Rue Daru par le Patriarcat de Constantinople était une décision « d’abandon » volontaire des
diasporas russes en France. S’agissait-il d’un aveu d’incompréhension mutuelle entre le
Patriarcat œcuménique et les diasporas russes installées en France ? Ou bien le Patriarcat
œcuménique croyait, en prenant une telle décision, récupérer une majorité de paroisses ainsi
que de leurs biens, en particulier l’Institut Saint Serge ?
Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre compte-tenu de l’imprévisibilité de
l’agenda orthodoxe. Néanmoins, ce que l’on peut tirer comme conclusion, c’est que de telles
décisions, aussi momentanées soient-elles, bouleversent considérablement la vie religieuse des
diasporas orthodoxes russes installées en Occident.
TABLE DES MATIERES :
Remerciements .......................................................................................................................... 2
Introduction............................................................................................................................... 3
I/ Le contexte d’émergence d’une diaspora russe et orthodoxe en Occident divisée au XXe
siècle ........................................................................................................................................ 12
A/ Le contexte politico-historique d’émergence d’une diaspora russe et orthodoxe en Occident
........................................................................................................................................................... 12
Du lien entre russéité et appartenance à l’Orthodoxie au sein des diasporas russes
orthodoxes… ..................................................................................................................... 12
La périodisation des différentes migrations russe et leur nombre en France .................... 15
Quelle politique d’accueil des réfugiés russes en France ? ............................................... 19
Quelle vie politique, sociale et religieuse des diasporas russes en France ? ..................... 21
Quel œcuménisme et rapport des diasporas vis-à-vis du catholicisme ? .......................... 26
B/ Une diaspora russe orthodoxe divisée en Occident et sous une triple influence religieuse .. 27
A l’origine de l’Église russe hors frontières, première Église russe à l’étranger des
diasporas orthodoxes russes, fondée sur l’ethnie et non sur le territoire…....................... 27
Vers un schisme infra-orthodoxe des diasporas orthodoxes russes : la coexistence de
différentes Églises orthodoxes russes à l’étranger… ........................................................ 32
Une polémique autour de la déclaration de « loyaute » de Mgr Serge Stragorodski… .... 34
Des années 30 : Des tentatives de reconciliation peu fructueuses entre les « eulogiens » et
« karlovtsiens ».................................................................................................................. 38
Un schisme qui va s’aggraver dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale… ......... 40
II/ A la reconquête contemporaine des diasporas russes orthodoxes en Occident sur fond
d’un conflit ecclésiologique .................................................................................................... 44
A/ De la fin de l’URSS à l’arrivée de Vladimir Poutine : vers une reconquête des diasporas
russes orthodoxes en Occident ? .................................................................................................... 44
Vers la volonté d’une réunification des trois Églises comme homogénéisation du paysage
religieux orthodoxe russe en Occident… .......................................................................... 44
Sur fond d’une politique concurrentielle de reconquête patrimoniale : le cas de l’église
Saint Nicolas de Nice ........................................................................................................ 46
La construction de la cathédrale russe sur le Quai Branly : une concurrence geopolitique
avec la cathédrale St Alexandre Nevsky ? ........................................................................ 50
De la creation du Seminaire russe d’Épinay-sous-Senart vs l’Institut Saint Serge ? ........ 52
B/ Sur fond théologique d’un conflit ecclésiologique ancien entre le Patriarcat de Moscou et le
Patriarcat de Constantinople ......................................................................................................... 57
Un conflit théologique qui ne peut se comprendre sans un rappel des fondamentaux de
l’ecclésiologie orthodoxe… .............................................................................................. 57
De la distorsion du concept de l’Église Locale au vue de la situation actuelle des Églises
orthodoxes locales…. ........................................................................................................ 59
de la multi-juridictionnalite en France : effet d’un ethnophyletisme concurrent des
Patriarcats de Constantinople et de Moscou ? ................................................................... 61
Une concurrence ancienne entre les Patriarcats de Constantinople et de Moscou
aujourd’hui irrésolue… ..................................................................................................... 65
Conclusion : ............................................................................................................................ 71
Table des matières :................................................................................................................. 80
Bibliographie :......................................................................................................................... 82
Declaration On recognition of the Soviet Regime ................................................................. 89
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Annexes
DECLARATION ON RECOGNITION OF THE SOVIET REGIME
By the grace of God humble Sergius, Metropolitan of Nizhni Novgorod, deputy locum tenens
of the Patriarch and Provisional Patriarchal Holy Synod.
One of the concerns of His Holiness Patriarch Tikhon before his repose was to place our
Russian Orthodox Church in the correct relationship with the Soviet government and this way
to provide the Church with a chance for a perfectly legitimate and peaceful existence. Dying,
His Holiness said: “I need to be alive for three more years.” And, of course, had not his sudden
death ended his hierarchical labors, he would surely have completed this task. Unfortunately,
various circumstances, mainly words and actions by foreign enemies of the Soviet state, which
included not only ordinary faithful of our Church, but also their leaders, were the cause of a
natural and justified distrust of the government toward the church leaders in general, which
hampered the efforts of His Holiness and he was not destined to see these efforts bear fruit in
his lifetime.
Now the lot to be temporary deputy locum tenens of our Church again fell on me, the unworthy
Metropolitan Sergius, and together with that lot did fall on me the duty to continue the work of
the reposed one and by using all possible means to strive to achieve a peaceful resolution of
our concerns. My efforts in this field, with the contributions of other Orthodox hierarchs, seem
to not remain fruitless and with the establishment under my authority of the Provisional
Patriarchal Holy Synod the hope is rising of bringing all of our Church administration in due
order and discipline, and the confidence is increasing in the possibility of our peaceful life and
work within the law.
Now that we have almost reached the goal of our aspirations, the actions of our foreign enemies
do not stop: murders, arson, attacks, explosions, and similar parts of the underground struggle
are in front of everybody’s eyes. All this destroys peaceful life, creating an atmosphere of
mutual distrust and suspicion of all kinds. So much more is it necessary for our Church and
mandatory for all of us, who cherish her interests, who want to put her on the path of legal and
peaceful existence, so much more obligatory is it for us now to show that we the Church leaders
are not on the side of the enemies of our Soviet state or on the side of crazy instruments of their
intrigues, but with our people and with our government.
Witnessing this is the first and foremost purpose of our (mine and Synod’s) message.
We further inform you that in the month of May of the current year, after my initiative and with
the permission of the authorities, there was organized an Interim Holy Synod under the
leadership of the locum tenens of the Patriarch, consisting of all the undersigned hierarchs (in
the absence of His Eminence Metropolitan of Novgorod Arseni, who has not yet arrived, and
the Archbishop of Kostroma Sebastian, due to illness). Our petition for permission for the
Synod to start managing the activities of the Orthodox All-Russian Church was successful.
Now our Orthodox Church in the Soviet Union has not only a canonical, but also a completely
legal, according to the civil law, central administration, and we hope that legalization will
gradually spread to the lower levels of our Church administration: diocesan, county, etc. In
light of this It is hardly necessary to explain the meaning and the consequences of the changes
in the position of our Orthodox Church, its clergy, all Church leaders and institutions …Let us
offer up our prayers of thanksgiving to the Lord, Who favored our Holy Church in such a
way. Let us offer our thanksgiving publicly also to the Soviet government for the attention to
the spiritual needs of the Orthodox population, while at the same time assuring the government
that we will not use for evil purposes the trust bestowed by it upon us.
Having embarked, with the blessing of God, on our synodic work, we clearly realize the
magnitude of the problem we as well as all the members of the Church in general face. We
need to show not just in words but in deeds that trustworthy citizens of the Soviet Union, loyal
to the Soviet regime, are not only those indifferent to Orthodoxy, not only its apostates, but
also its most ardent supporters for whom it, with all its dogmas and traditions, with all its
canonical and liturgical order, is as dear as truth and life themselves. We want to be Orthodox
and at the same time to be conscious of the Soviet Union as our civil motherland, whose joys
and successes are our joys and successes and whose failures, failures. Any blow directed at the
Union, be it a war, a boycott, some kind of public calamity or just a treacherous murder, like
one in Warsaw, is recognized as a blow aimed at us. While remaining Orthodox, we remember
our duty to be citizens of the Union “not only out of fear, but also for conscience’ sake,” as the
Apostle teaches us (Romans XIII, 5). And we hope that with God’s help and with our common
cooperation and support we shall achieve this task.
The only thing that can impede us now is the same as was impeding the ordering of Church
life on the basis of loyalty in the first years of the Soviet government. This thing is insufficient
awareness of the seriousness of what was accomplished in our country. The establishment of
the Soviet authority seemed to many a mistake, random and therefore short-lived. People were
forgetting that for a Christian nothing happens by chance and that in what was accomplished
here, as at all times and places, acts the same right hand of God, steadily leading each nation
to its destined goal. To those people who do not want to understand the “signs of the times” it
may seem that it is impossible to break with the old regime, and even with the monarchy,
without breaking with Orthodoxy. This attitude of certain Church circles which was expressed,
of course, both in words and deeds and was making the Soviet authorities suspicious was
hindering the efforts of His Holiness the Patriarch to establish peaceful relations between the
Church and the Soviet government. It is for a very good reason that the Apostle admonishes us
that in order “to quietly and peacefully live” in all godliness, we can either obey the legitimate
authority (I Tim. II, 2) or withdraw from society. None but armchair dreamers can think that
such a vast institution as our Orthodox Church with its entire structure organization can exist
peacefully in a country while walling itself off from the authorities.
Now that our Patriarchate, while doing the late Patriarch’s will, decidedly and undoubtedly
takes the path of loyalty people of the said opinion will either have to overcome themselves
and leave their political preferences at home, bringing to Church only their faith and working
with us only in the name of the faith, or, if they cannot overcome themselves at once, at least
not to hinder us and to move temporarily away from the affairs of the Church. We are confident
that they will again, and very soon, return to work with us having been convinced that what
has changed is only our attitude toward the government while the faith and the Orthodox life
remain intact.
In this situation, the matter of the clergy who left the country with the emigrants becomes
especially acute. The harsh anti-Soviet rhetoric of some of our hierarchs and priests abroad
which has caused much harm to the relations between the government and the Church, as you
know, forced the late Patriarch to abolish the Synod Abroad (2 May/22 April 1922). But the
Synod still exists without changing politically; moreover, it has recently, by its claims to power,
even split the Church society abroad into two camps. In order to stop this, we asked the clergy
abroad to commit in writing to complete loyalty to the Soviet government in all of its social
activities. The clergy who would not make such a commitment or break one are to be excluded
from the ranks of clergy subordinated to the Moscow Patriarchate. We think that by placing
such a line of demarcation we will be secured from any surprises from abroad. On the other
hand, our ruling may perhaps cause many to wonder whether it is time to reconsider the matter
of their relations with the Soviet government in order not to break off from their own Church
and Motherland.
No less important do we consider the task of preparing a convening and then the actual
convening of our second Local Council, which will elect not a temporary but a permanent
central Church administration and will also make a decision regarding all the “thieves of
ecclesiastic authority” who tear asunder the tunic of Christ. The agenda, the time of convening,
the objectives of the Council’s meetings, and other details will be worked out later. Right now
we only express our firm belief that this upcoming council of ours, while solving many urgent
problems of the inner life of our Church, at the same time through its collective mind and voice
will also give a final approval to our attempt to establish the right relationship between the
Church and the Soviet government.
In conclusion, we zealously ask all of you, Eminent Hierarchs, priests, brothers and sisters, to
help us, each in your own rank, with your sympathy and assistance to our work, with your zeal
for the cause of God, with your faithfulness and obedience to the Holy Church, and especially
with your prayers for us to the Lord so that we may successfully and in a manner pleasing to
Him to complete the task given to us for the glory of His Holy Name, to the benefit of our Holy
Orthodox Church and for our common salvation.
The grace of our Lord Jesus Christ and the love of God the Father and the communion of the
Holy Spirit be with you all. Amen.
Signing for the acting locum tenens of the Patriarch : Sergius, Metropolitan of Nizhny
Novgorod; and members of the Provisional Patriarchal Holy Synod: Metropolitan Seraphim
of Tver, Archbishop Sylvester of Vologda, Archbishop Alexy of Hutyn, managing Novgorod
diocese, Archbishop Anatoly of Samara, Archbishop Paul of Vyatka, Archbishop Philip of
Zvenigorod, manager of the Moscow diocese, Bishop Konstantin of Sumy, managing Kharkov
diocese. Executive officer Bishop Sergius of Serpukhov.