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La déportation pour motif d’homosexualité : mémoire et histoire

"La déportation pour motif d’homosexualité : mémoire et histoire", in Déportations en héritage, Revue de Phénoménologie et de Psychanalyse, numéro spécial

La déportation pour motif d’homosexualité : mémoire et histoire Thamy Ayouch Qui parle ? J’éprouvai, à tenter de rédiger ce texte, un ensemble de difficultés qui m’ont mené aux limites de l’écriture. Dans l’objectif de prendre connaissance des faits de la déportation pour motif d’homosexualité, puis de les comprendre, j’ai parcouru une multiplicité d’articles et d’ouvrages d’historiens, de témoignages, de films et documentaires, d’œuvres théâtrales et poétiques, d’articles de presse couvrant toutes les cérémonies du souvenir des dix dernières années, de sites Internet d’associations de déportés, de résistants, de militants lesbiens et gays, et de militants pour la reconnaissance de la mémoire de la déportation. J’ai eu également l’occasion de m’entretenir à ce sujet avec des historiens spécialistes de la question et de lire leurs écrits, ou avec des responsables d’associations mémorielles, et je souhaiterais remercier ici Florence Tamagne, Mickaël Bertrand, Arnaud Bouligny et Philippe Couillet pour leur aide précieuse. La réflexion et l’écriture se sont alors avérées particulièrement ardues. Comment rendre compte d’un ensemble de faits parfois encore tristement contestés, éclatés dans le temps, de 1933 à nos jours, et dans l’espace, de l’Allemagne à la France ? Comment rendre justice à chaque moment, raviver chaque trace, laisser résonner chaque parole, dans la fidélité de la mémoire et l’exactitude du discours ? Comment ne rien oublier ? Je pensai alors à Funes el memorioso, Funes ou la mémoire, nouvelle parabolique de Borges, où le personnage méconnaît l’oubli et retient le moindre détail jusqu’à sombrer dans la folie et l’obscurité de sa propre histoire. Pour Ireneo Funes, paralysé depuis sa chute, « le présent est intolérable de tant de richesse et de netteté, mais c’est le cas aussi des souvenirs les plus anciens ou les plus insignifiants (…) Penser, c’est oublier les différences, généraliser, abstraire. Dans le monde saturé de Funes, il n’y avait que des détails, quasi immédiats » [6]. 1 Penser, c’est pouvoir oublier. Cette mémoire, dont j’ignorais bien des aspects il y a encore quelque temps, insistait, par sa masse et la profusion de ses éléments, semblait m’exhorter à écrire, mais aussi paralyser la pensée et empêcher toute symbolisation, par cette même persistance. Je reprenais un ensemble de réflexions anciennes sur les rapports de la mémoire à l’histoire, relisais d’autres témoignages, noircissais des pages de notes, mais ne parvenais pas à subsumer l’ensemble dans la narrativité d’un texte. Plutôt que d’élaborer et d’écrire, je répétais, dans un contre-transfert particulier. A travers mon incapacité à exprimer l’éclatement de faits insoutenables, ma crainte d’oublier le moindre détail, mon effort de ne rien laisser échapper, ma prétention d’exhaustivité, et, somme toute, cette discursivité impossible, je répétais, à mon niveau, les vicissitudes d’une singulière histoire de la mémoire de la déportation homosexuelle. Cette mémoire a connu en effet un destin particulier d’effacement ou d’insistance jusqu’au paradoxal obscurcissement. Elle n’apparaît officiellement que très tard, près de six décennies après les faits qu’elle rappelle. Ses procédures de transmission furent longtemps furtives ou clandestines, sa présence spectaculairement provocante ou silencieusement opératoire, son destin mêlé à celui de ce qu’on nomme, dans une problématique unité, « la » communauté homosexuelle. Plus, probablement, que d’autres mémoires, celle-ci semble particulièrement liée au présent, à la situation actuelle de cette « communauté » ; son traitement s’avère éminemment politique, sa portée fondamentale pour la compréhension du présent. En ce sens, elle témoigne d’un rapport particulier entre la mémoire vivante et la mémoire savante, la mémoire collective et le discours historique qui s’en différencie pour mieux la perpétuer. Dans sa préface à l’ouvrage de Jean-Luc Schwab et Rudolph Brazda, Itinéraire d’un triangle rose, Marie-José Chombart de Lauwe distingue deux modalités de traitement de la mémoire de la déportation : on peut, d’un côté, postuler que la mémoire s’impose par devoir et adopter ainsi une attitude de prostration et d’effroi ; on peut aussi, plutôt que cette plongée toute rituelle dans l’histoire mortifère, « se servir de cette histoire pour faire une lecture critique du présent » [9]. Elle conclut alors : « La persécution de l’homosexualité par le régime national-socialiste est une clé d’accès à l’analyse critique du présent et des normes comportementales qui le caractérisent » [9]. Ce n’est toutefois pas en historien mais en psychanalyste que je souhaiterais aborder cette mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité, à travers une herméneutique historique visant à penser les rapports du présent au passé. Mon propos n’est pas d’évoquer les faits, mais leur réception, en considérant cette mémoire collective à la lumière de quelques notions analytiques. C’est en psychanalyste que je parle également parce que, par delà cette tentative d’articuler des concepts analytiques de manière 2 analogique, la procédure analytique implique, dans l’abord d’un quelconque sujet, la prise en compte des effets de ce sujet sur l’entreprise visant à en rendre compte. Ici, comme en séance, l’altérité de l’expérience de l’autre ne s’atteste pas directement, par une appréhension cognitive immédiate, mais par une analyse de ce qui, dans cette relation actuelle avec l’autre, se répète des histoires de chacun/e. En outre, une approche psychanalytique vise à réfléchir plutôt que sur l’énoncé, contenu d’un discours, sur l’énonciation, posture depuis laquelle ce discours est émis. Le propos de la psychanalyse à l’endroit d’autres théories a souvent consisté à souligner l’articulation des logiques de la connaissance et du désir, en révélant le soubassement pulsionnel de toute perspective de connaissance. Quels sont alors les enjeux du traitement discursif, social, politique et historiographique de la déportation homosexuelle, et depuis quelle posture sont émis ces discours ? Interroger cette posture n’exempte toutefois pas le discours qui met à la question de s’appliquer lui-même ce questionnement. Ici, c’est moi qui parle, pour les raisons personnelles et affectives qui m’ont conduit à me pencher sur ce sujet, l’intérêt éveillé par les procédures d’affirmation ou de contestation de cette déportation, mon rapport subjectif aux discours majoritaires, minoritaires et à la normation, mais aussi les effets de fluidité psychique ou de paralysie de la pensée que cette recherche ne manque pas d’avoir sur moi. En outre, doit être questionnée également la pertinence d’un abord par la psychanalyse de cette mémoire de la déportation homosexuelle. Comment ne pas ici interroger certains discours analytiques dans leurs propos sur les homosexualités, leurs procédures d’explicitation du désir par la norme, ou leur tentative de prescrire ou proscrire les modalités symboliques de l’alliance et de la filiation, et de statuer pour le législateur1 ? 1 Les exemples ici sont malheureusement bien nombreux, et manifestent les prises de positions publiques, de manière le plus souvent médiatique, de psychanalystes dans le débat du PaCs, du mariage pour tous ou de l’homoparentalité. Les publications « scientifiques » se font plus « mesurées », mais ne manifestent pas moins, bien souvent, une particulière homophobie. On pourra se reporter, à ce sujet et à titre d’exemple, aux articles suivants : Ali Magoudi, Le Monde, 5 novembre 1997 ; Serge Lesourd, Le Monde, 14-15 mars 1999 ; Christian Flavigy, « Le PaCs, l’enfant et Freud », Libération, 19 octobre 1999 ; Jean-Pierre Winter, « Gare aux enfants symboliquement modifiés », Le monde des débats, mars 2000 et Homoparentés, Paris, Albin Michel, 2010, ou, avec Monette Vacquin, « Non à un monde sans sexes », in Le monde, 4 décembre 2012 ; Michel Schneider, « Malaise dans la sexualité? Du nouvel ordre sexuel au nouvel ordre matriarcal », Esprit, mai 2002 ou Big Mother. Psychopathologie de la vie politique¸ Paris, Odile Jacob, 2002 ; Simone Korff-Sausse, « PaCS et clones : la logique du même », Libération, 7 juillet 1999. Pierre Legendre, dans Le Monde de l’éducation de décembre 1997, et à nouveau dans « Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme », Le Monde, 23 octobre 2001, n’hésite pas à comparer la « subversion de l’Interdit » (celui, assurément, de la différence des sexes) par les homosexuels à la « mise à sac » de la « Cité » opérée par les hitlériens…A ce sujet, les positions du prêtre psychanalyste Tony Anatrella dans « Ne pas brouiller les repères symboliques », Le Figaro, 16 juin 1998, « A propos d’une folie », Le Monde, 26 juin 1999, La différence interdite, Flammarion, 1998 ou Le règne de Narcisse. Les enjeux de la différence sexuelle, Presse de la renaissance, 2005 sont également paradigmatiques, et de manière à peine caricaturale, d’un dogmatisme au nom de la psychanalyse, gratifiant la communauté de préférences subjectives bien peu soumises à l’analyse du contre-transfert, et reproduisant les stéréotypes les plus poussifs dans un habillage de métapsychologie éternitaire. Apparaît ici un noyau pulsionnel peu analysé, un 3 Selon Eric Fassin [13], l’actualité marque une rupture historique, une inversion de la question homosexuelle : si la psychanalyse et l’ensemble des savoirs sur la sexualité s’interrogent depuis plus d’un siècle sur l’homosexualité, ce sont aujourd'hui les homosexualités qui interroge sur ces disciplines. Les tribulations d’une mémoire de la déportation homosexuelle n’opèrent-elles pas alors une similaire inversion de la question mémorielle ? Ce ne serait pas tant l’historien/ne qui mettrait ce tragique épisode de la déportation à la question, que le singulier destin d’une mémoire éclatée et peu reconnue, qui retournerait la question sur la procédure même de l’histoire, et les modalités officielles, sociales, politiques, académiques, de transmission de la mémoire. Ainsi donc, d’où parle-t-on lorsque l’on procède à une affirmation, une dénégation voire un déni de la déportation homosexuelle ? Que s’est-il passé pendant le demi siècle qui a suivi ces événements, et pourquoi demeure-t-il toujours problématique d’évoquer ce sujet ? De quoi cela ferait-il symptôme, et quels enjeux psychiques, singuliers et collectifs, seraient ici à l’œuvre ? Je me cantonnerai ici à examiner ces questions sans prétendre y apporter une réponse exhaustive. Quel héritage ? C’est sur le tragique héritage des déportations, dans ses enseignements multiples, que porte cet ouvrage collectif sur La Déportation en héritage. La question qui se pose est alors de savoir de quel héritage il s’agit dans cette mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité, et qui en sont les destinataires. La notion d’héritage convoque naturellement celle de transmission, qui ici s’avère bien problématique. Que l’on s’interroge d’abord sur la possibilité, longtemps après la fin de la guerre, d’un témoignage des déportés pour motif d’homosexualité, lorsque ce dont ils souhaiteraient témoigner reste considéré comme infamant, parfois encore illégal. Que l’on s’interroge également sur la transmission d’une mémoire historique homosexuelle, qui, faute de continuité transgénérationnelle, est longtemps restée vouée au court terme, revisitée, réapprise ou revivifiée par chaque génération de gays et lesbiennes. Que l’on s’interroge enfin sur l’apparition bien tardive, en France plus que dans d’autres pays, d’une historiographie des homosexualités et des faits qui leurs sont liés « soit, écrit punctum caecum que l’on peut retrouver au fondement de toute théorie, et dont la théorisation analytique n’est pas exempte. Ce recours à une métapsychologie éternitaire littéralisée – où les contenus du « Symbolique » de la « différence des sexes », de la « fonction paternelle » ou du « phallus » sont imaginarisés ou ramené à des réalités sociétales – est, en soi, une autre forme de résistance à la psychanalyse. 4 Florence Tamagne, parce que le sujet était regardé comme trivial, ou tabou, soit parce que l’idée même d’une histoire du genre ou des minorités sexuelles semblait renvoyer à un modèle américain souvent qualifié de ‘communautariste’ et considéré avec suspicion par les milieux universitaires » [30]. Si la déportation homosexuelle fait l’objet d’un « héritage », c’est d’abord par une voie toute singulière de la transmission : celle du militantisme gay et lesbien. Cette mémoire de la déportation homosexuelle doit-elle toutefois être portée par les seules voix du militantisme ? A la question des modalités de transmission de cet héritage s’ajoute donc ici celle des légataires de cette mémoire : concernerait-elle uniquement une hypothétique « communauté homosexuelle », ou ne revient-elle pas de droit à toutes et tous ? On reproche souvent aux militants gays et lesbiens la « confusion » entre des revendications générales LGBTQ et la particularité historique et mémorielle de la déportation homosexuelle, qui serait alors « instrumentalisée » à cet effet. La participation d’associations gays et lesbiennes aux rituels de célébration de la mémoire de la déportation reste problématique, soit parce qu’on oppose la cause militante homosexuelle générale à une cause mémorielle, soit parce qu’on juge leur présence inopportune, pour n’avoir pas vécu la déportation en personne, à l’instar des déportés. Sont ici mises en exergue les questions des relais de la mémoire, du sens et de la portée de sa communautarisation et de la posture depuis laquelle elle peut être défendue. En outre, la singularité de cet héritage tient à ceci que la déportation homosexuelle a été, jusqu’à une période très récente, non pas tant niée, qu’effacée des mémoires. Dans une article faisant autorité à ce sujet, Michel Celse et Pierre Zaoui évoquaient, plus qu’une négation, prérogative active de contestation d’un fait établi, une dénégation de cette déportation, vouée au silence et à l’oubli. Cette dénégation est ici une procédure insensible d’effacement avant même toute écriture : c’est le destin tragique qu’est susceptible de connaître toute mémoire que ne reprendrait pas une histoire. En ce sens, la question de la mémoire de la déportation homosexuelle concerne celle de toute mémoire de la déportation, et excède les seules revendications militantes gay et lesbiennes. Si la dénégation de cette mémoire n’a pas eu besoin du négationnisme d’une extrême droite, elle pointe, comme horizon catastrophique, l’aboutissement de toute procédure négationniste qui ne devrait plus nier activement mais laisserait s’effectuer insensiblement l’effacement de la mémoire2. 2 « Mais c'est sans doute là où la question de cette dénégation croise de la façon la plus intriguante la question du négationnisme actuel : une telle dénégation n'eut pas besoin de la remontée récente des groupes d'extrême-droite pour s'imposer, comme "naturellement", dès l'immédiat après-guerre. Autrement dit, la dénégation de crimes 5 Enfin, de manière probablement paradigmatique, les aléas de cette mémoire renseignent également sur la transmission de la mémoire par delà le seul témoignage des survivants. Il n’y a aujourd’hui que quelques rares survivants de la déportation pour motif d’homosexualité – Heinz Heger [21] est décédé en 1994, Pierre Seel [26] en 2005, Rudolph Brazda [28] en 2011. La perpétuation toute singulière de cette mémoire, par d’autres voies que celle du témoignage direct, semble donc avoir posé, très tôt, la question générale de la transmission du souvenir de la déportation. Nous sommes donc toutes et tous, lesbiennes, gays, hétérosexuel/les, transgenres et cis-genres, les héritier/es de cette mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité, en ce qu’elle soulève la question de la trace de la persécution, des accidents de sa reconnaissance, et des effets actuels, sur chacun/e, de son effacement ou de son rappel. Militantisme et historiographie Pour interroger le lieu depuis lequel sont émis les discours sur la mémoire de la déportation homosexuelle, il convient d’éclairer les modalités particulières selon lesquelles l’historiographie la reprend. Je commencerai par rappeler à grands traits3 quelques faits propres à la transmission de cette mémoire. Le dispositif répressif persécutant les homosexuels en Allemagne et dans les territoires annexés est antérieur au régime nazi, bien qu’il ait été radicalisé par celuici. Il ne manqua toutefois pas de lui survivre : le paragraphe 175 resta en vigueur en Allemagne jusqu’en 1994. En France, l’ordonnance du 6 août 1942, proposée par un gouvernement antérieur à la guerre mais mise en acte par Vichy, prévoyait une amende et une peine de prison comprise entre 6 mois et 3 ans pour tout acte homosexuel perpétré avec un/e mineur/e de moins de 21 ans, là où la majorité sexuelle était fixée à 13 ans pour les hétérosexuel/les. Toujours en vigueur après la guerre, cette législation fut aggravée en 1960 par l’amendement Mirguet, faisant de l’homosexualité, jusqu’en 1982, un « fléau social ». Dans ces conditions, témoigner d’une déportation pour motif d’homosexualité est particulièrement malaisé. contre l'humanité, et c'est sans doute là sa dimension la plus pernicieuse, n'eut même pas besoin d'une extrêmedroite forte pour exister. Ce qui donne alors à penser : le principal danger des négationnistes n'est sans doute pas tant qu'ils parviennent à leurs fins explicites, mais qu'ils rendent possibles, au-delà même des succès ou des échecs de la logique politique qui sous-tend leur projet, une nouvelle forme de dénégation de la Shoah, comparable, à un certain niveau, à celle que subit la mémoire des homosexuels. Et c'est aussi en cela que la mémoire de la Shoah a nécessairement partie liée avec celle de la déportation des homosexuels », [8], p 5. 3 Pour plus de précision, ou pourra se reporter à Florence Tamagne [30] ou Jean Le Bitoux [22]. 6 Par ailleurs, l’historiographie de cette déportation est exceptionnellement réduite : si Eugène Kogon souligne en 1946, dans L’Etat SS, les persécutions subies par les homosexuel/les dans les camps nazi, son travail reste toutefois sans écho chez la génération suivante d’historiens. C’est alors la revue homophile Arcadie qui, en France, publie trois témoignages sur la question, en 1960 [2], 1974 [10] puis 1975 [29]. Interdite en kiosque et en librairie, elle ne perpétue cette mémoire que dans le cadre limité d’une communauté gay et lesbienne. Les mouvements homophiles sont alors les premiers à évoquer la question, le COC aux Pays Bas, le Homosexuelle Aktion Westberlin en RFA ou le FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaire) en France. Ce dernier, plus radicalement militant, reprend, dans son « Rapport contre la normalité » en 1971, le premier article d’Arcadie et fait de cette histoire confisquée et tue un élément crucial de la condition historique des lesbiennes et des gays dans le siècle. Apparaissent alors les premiers témoignages directs de survivants, d’abord celui de Heinz Heger, en 1972, traduit en français en 1981 et préfacé par Guy Hocquenghem, qui dénonce « le plus grand mensonge historique encore vivant ». L’ouvrage suscite une importante polémique dans un contexte de concurrence mémorielle. La pièce Bent de l’auteur juif gay Martin Sherman créée à Londres en 1979 puis à Paris en 1981 contribue à transformer l’opinion publique. Puis, de manière contemporaine, le magazine Gai Pied consacre, dès son premier numéro, de nombreux articles à la déportation homosexuelle. L’incompréhension entre historiens et journalistes militants reste toutefois mutuelle : les chiffres parfois fantaisistes – d’aucuns, tels Jean Boisson [5], parlent d’un million de déportés - ou les approximations n’inspirent pas grande confiance aux premiers ; leur silence participe, pour les seconds, de l’occultation générale. D’autres témoignages, tel celui de Pierre Seel, se font alors entendre. Ce dernier suscite pourtant peu de réactions de la part des pouvoirs publics ou des associations de déportés. En France, les cérémonies du souvenir sont souvent le lieu d’affrontements entre ces associations et les associations gays et lesbiennes à qui l’on refuse l’accès ou le dépôt d’une gerbe. Depuis 1989, l’association Mémorial de la Déportation Homosexuelle tente de coordonner les actions des différentes associations LGBT à l’occasion de la journée du souvenir, et la tension entre associations de déportés reste toujours présente. Depuis 2003, l’action du MDH est relayée par l’association des Oubliés de la Mémoire, qui adopte une posture plus consensuelle, et obtient quelques résultats : des délégations pour la reconnaissance de la mémoire de la déportation homosexuelle participent aux cérémonies ; des lieux de mémoire sont créés, telle la plaque rappelant la déportation pour motif d’homosexualité inaugurée au camp du Struthof en septembre 2010. Plus récemment, par exemple, l’association LGBTQ lilloise « Les Flamands Roses » a été intégrée à la cérémonie du souvenir des héros et victimes de la déportation, le 27 avril 2014. 7 Conjointement, les autorités publiques reconnaissent progressivement cette déportation, comme le montrent des discours de Lionel Jospin en 2001, de Jacques Chirac en 2005, ou la présence et le discours de maires ou de préfets lors des cérémonies organisées par les militants gays et lesbiens après la cérémonie principale dont ils se voient refuser l’accès. C’est donc un militantisme gay et lesbien qui relance le discours historiographique à ce sujet. La déportation pour motif d’homosexualité est d’abord évoquée par Michel Pollak dans un ouvrage dirigé par François Bédarida en 1989 [3]. De nouveaux textes historiques paraissent alors à partir du milieu des années 1990 en France, près de deux décennies après les premiers travaux publiés en Allemagne, Autriche ou aux Etats-Unis. Citons ici la thèse de Florence Tamagne, l’article de Michel Celse et Pierre Zaoui, ou les travaux d’Arnaud Bouligny et de Mickaël Bertrand – notamment lors d’un colloque organisé en 2007 à l’Université de Bourgogne, dont les actes sont publiés en 2011 [4]. De quoi rendent compte ces travaux ? Au sein du Reich, parmi les 50 000 à 63 000 homosexuels condamnés à une peine de prison en vertu du paragraphe 175, seule une partie – de 5000 à 15 000 selon les chiffres actuels, - fut envoyée ensuite en camp de concentration pour une « rééducation » par le travail, la majorité étant intégrée à l’armée allemande. Si la déportation d’homosexuels à Dachau ou à Orianenbug avait commencé dès 1933, le triangle rose ne fut introduit qu’en 1937-38, à Dachau : les homosexuels étaient identifiés par d’autres signes, le chiffre 175, la lettre « A » (pour « Arschficker »), et plus tard, pour les lesbiennes, les triangles rose avec LL (Lesbische Liebe) ou les triangles rouges (politiques), noirs (asociales) ou verts (criminelles). Les lesbiennes, pour beaucoup d’entre elles, échappèrent aux persécutions et ne furent arrêtées qu’au titre de la loi autrichienne réprimant l’homosexualité féminine, ou déportées au motif de leur asocialité ou de leur communisme. Certaines d’entre elles, rapporte Florence Tamagne, furent placées dans les bordels des camps et firent l’objet de viols systématiques [30]. Constituant moins de 1% de l’effectif global des camps, les triangles roses étaient, pour éviter la contagion, séparés habituellement des autres prisonniers (à l’exception de Buchenwald, comme en témoigne Rudolf Brazda). Leur sort variait toutefois d’un camp à l’autre et en fonction de leur période d’internement : au camp de Sachsenhausen, entre 1940 et 1943, on enregistre la mort de près de 600 d’entre eux. 60%, des déportés, soit 3000 à 9000 personnes, périrent dans les camps, ce qui, au regard d’une population allemande homosexuelle estimée alors entre 1,5 et 2 millions montre, comme le rappelle Florence Tamagne, qu’une majorité d’homosexuels réussit à survivre sous le nazisme, rendant ainsi indécente toute comparaison avec la Shoah. Le régime 8 nazi n’en soumit pas moins toute la population homosexuelle à une indignité totale et à une constante menace pour sa vie. En France, par souci de précision historique, les derniers travaux ont revu à la baisse le chiffre de 210 déportés français pour motif d’homosexualité avancé par le rapport Mercier en 2001. A ce jour, en France, 63 cas de déportés homosexuels français ont été recensés par la FMD, dont 22 ont été arrêtés en Alsace-Moselle, 35 au sein du Reich et 6 en zones occupés (notamment à Paris) [4]. Histoire et mémoire L’avènement tardif d’une historiographie de la déportation homosexuelle en France décide d’un rapport particulier entre la mémoire et l’histoire. La perspective de l’herméneutique historique, définie par Hans Georg Gadamer dans son ouvrage Vérité et méthode, semble ici susceptible de rendre compte de ce rapport complexe. C’est d’abord la nécessaire historicité de l’historien/ne et de sa perspective qui est mise en avant. Dans sa tentative d’articuler un savoir historique, c’est depuis son être historique que l’historien/ne appréhende l’histoire : il/elle est fait/e de l’étoffe des événements dont elle/il souhaite rendre compte. « Toute herméneutique historique, écrivait Gadamer, doit commencer par abolir l’opposition entre tradition et science historique (Historie), entre l’histoire (Geschichte) et le savoir de l’histoire » [19]. Le fondement d’une herméneutique de l’histoire est donc à trouver non pas dans l’objet visé par la recherche historique, mais dans le mouvement historique qui inclut la vie de l’historien/ne. C’est alors par une pleine assomption de la posture depuis laquelle le discours d’un/e historien/ne est émis que ce discours peut prétendre à l’exactitude : « Quiconque croit être sans préjugés en s’appuyant sur l’objectivité de ses méthodes et en niant qu’il est historiquement conditionné subit comme une vis a tergo la puissance des préjugés, qui le dominent en échappant à son contrôle. Quiconque ne veut pas reconnaître les jugements qui le dominent, se trompera sur ce qui se révèle à leur lumière. (…) La conscience historique désireuse de comprendre la tradition (…) doit en réalité également avoir à la pensée sa propre historicité » [19]. L’émergence récente d’une tendance historiographique portant son attention sur la déportation homosexuelle révèle ainsi un certain nombre de préjugés depuis lesquels se déployait le discours historique précédent, mais aussi l’engagement assumé d’une historiographie nouvelle ne boudant pas le commerce avec Gender and Queer Studies. 9 Pour Paul Ricoeur, ne cédant pas à la « fascination d’une fausse objectivité » [23], la pratique historienne reste en tension entre une objectivité à jamais incomplète et la subjectivité d’un moi de recherche, « subjectivité de réflexion » [23], tout à la fois en position d’extériorité par rapport à son objet, et d’intériorité par l’implication de son intentionnalité de connaissance. La subjectivité de l’historien/ne intervient dans un premier temps dans le « jugement d’importance » [23] présidant à la sélection explicite ou implicite, mais inévitable, des objets d’analyse4. Le choix tardif de porter l’attention historienne sur la déportation homosexuelle prend ainsi son sens : il procède d’une sélection, décidant de ce qui est digne de figurer au titre d’événement historique, et de ce qui, au nom de valeurs dominantes, en est écarté. Par un travail de « compréhension-explicitation » [25], l’histoire produit des « représentations scripturaires », construites à partir de l’archive ou du témoignage, mais s’en différenciant. Une mémoire collective n’accède au statut d’histoire que par cette mise en forme scripturaire, lui permettant d’atteindre la dimension véritative spécifique du discours historique. Toutefois, dans cette herméneutique historique, l’opposition habituelle entre une histoire « scientifique » et une mémoire « fantasmatique » doit être redéfinie, a fortiori lorsque le discours porte sur une histoire contemporaine, dont les liens avec l’actualité s’avèrent multiples. Si l’histoire relève, selon Ricoeur, d’une ambition de vérité, et la mémoire, par distinction, d’une ambition de fidélité, une méfiance trop poussée à l’endroit de la mémoire sacraliserait la posture historienne, et la substitution de la seule mémoire à l’entreprise de l’histoire empêcherait l’indispensable élaboration que fournit l’histoire. C’est en ce sens qu’il convient d’entendre, me semble-t-il, l’avertissement en exergue de La mémoire, l’histoire et l’oubli, et que Ricoeur formule en ces termes : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués » [25]. La recommandation semble particulièrement pertinente eu égard à la déportation pour motif d’homosexualité, dans les revers d’oubli, de mémoire militante ou de procédure de négation active par lesquels cette histoire vivante passe, avant que d’être inscrite dans une histoire savante. C’est alors en traversant un nécessaire oubli, « oubli de réserve » et oubli qui préserve la mémoire, que celle-ci peut faire l’objet d’une reprise/déprise par la narrativité du discours 4 Trois autres facteurs de subjectivité sont définis par Ricoeur : les liens de causalité mis en exergue, la distance historique et l’impossible adéquation de la langue à l’objet contraignant l’historien à un effort d’imagination, et enfin l’aspect humain de l’objet historique, impliquant le « transport dans une autre subjectivité » [23] et l’intersubjectivité toujours ouverte à de nouvelles interprétations et lectures. 10 historique. Que la mémoire, pour se faire histoire, soit inséparable d’un travail d’oubli, c’est là ce que j’expérimentai en évoquant, au début de ce texte, l’histoire de Funes et la mémoire. Plus qu’à l’impératif catégorique d’un « devoir de mémoire » risquant d’être entendu comme une « invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire » [25], le memento conduit, chez Ricoeur, à un tout analytique « travail de mémoire ». Dans ce dernier, les processus de la mémoire sont conçus à la manière des processus psychiques individuels appréhendés par la psychanalyse. Abordons maintenant plus précisément ce parallélisme entre la constitution du fait historique et l’élaboration psychique. Histoire et psychanalyse : analogiae La pratique analytique est, pour Ricoeur, suggestive pour l’historien/ne : dans l’écriture par l’analysant/e de sa propre histoire en séance, l’identité narrative est constituée par la double médiation de l’oreille tierce autorisant le récit, et du langage le soumettant à une communauté symbolique. L’expérience analytique apparaît ainsi comme modèle pour l’écriture d’une mémoire entrecroisant le privé et le public. Plus encore, c’est la question d’une « vérité historique » qui semble joindre la pratique de l’analyse et celle de l’histoire. Hans Georg Gadamer considère l’histoire comme le lieu d’une transmission de traditions constituant une « culture » et véhiculant un ensemble de « contenus de vérité ». Ces « contenus de vérité », offerts au déchiffrement et à l’interprétation et convoquant autant l’objet interprété que la subjectivité de l’interprète semblent se rapprocher de la notion psychanalytique de « vérité historique ». Dans la séance analytique, les souvenirs surgissant chez l’analysant/e, les hallucinations ou formations délirantes et les constructions de l’analyste présentent tous un morceau de vérité historique. Cette vérité advient non pas par conformation d’une représentation à un contenu - modalité classique de la vérité entendue comme adequaetio res et intellectus mais par les mouvements affectifs qu’elle convoque. Le travail analytique porte sur ces motions affectives qui, mises à jour, déterminent l’évolution psychique de l’analysant/e bien plus que des représentations particulières remémorées. Nous aurions, de même, aujourd’hui, une « vérité historique » de la mémoire de la déportation homosexuelle à travers ses multiples avatars, autant dans le silence des déportés survivants que dans le maintien et parfois le renforcement d’une législation pénalisant l’homosexualité, le surgissement, dans les années 70, d’une clameur militante, le déploiement d’une nouvelle historiographie, les revendications d’associations gays ou lesbiennes ou le refus de la question par d’anciens déportés et combattants. Toutes ces réalités sont autant d’attestations d’une même vérité historique affleurant sous des manifestations multiples, 11 et liant le déroulement effectif de la déportation homosexuelle, dans le passé, aux questions actuelles de la militance, de la distinction des mémoires et de la perception des homosexualités. Par analogie, de même que le travail analytique consiste à prendre acte de l’inscription d’une vérité dans la réalité actuelle pour mieux la ramener au passé, de même, un travail d’herméneutique historique s’attachera à considérer les enjeux actuels d’une mémoire pour mieux entendre le passé qu’elle évoque. A ces différentes attestations d’une même « vérité historique » par le silence ou la militance, s’ajoute celle de l’écriture historique. Sa particularité tient moins à l’exactitude des faits visée par son ambition véritative, qu’à leur mise en forme narrative. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’histoire peut développer n’importe quel discours mais plutôt de porter l’accent sur la légitimation de la mémoire que le discours historique peut apporter. La mémoire en souffrance, dans le double sens d’une douleur et d’une attente, convoque alors une autre analogie entre la procédure de l’écriture historique et celle de l’analyse. Condamnée à insister pour être symbolisée, elle conduit à la répétition et à l’impossibilité d’une élaboration tant qu’elle ne fait pas l’objet d’un travail de deuil. « Le trop de mémoire, écrit Ricoeur, rappelle particulièrement la compulsion de répétition », substituant « le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé » [25]. C’est alors seulement à travers un travail de deuil, conçu comme retrait libidinal [17], lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement, que peut être élaborée une écriture de la mémoire. Il convient alors d’entendre la notion ricoeurienne de « travail de mémoire » en écho à celle, freudienne, de « travail de deuil ». Poursuivant cette analogie entre le travail de scripturalité historique et celui de l’analyse, je considèrerais ici les vicissitudes de la mémoire de la déportation homosexuelle et son déploiement par l’engagement militant puis par l’historiographie nouvelle comme autant d’avatars du trauma. Au sein d’une population persécutée et menacée dans sa vie en raison de ses pratiques affectives et sexuelles, la déportation pour motif d’homosexualité fait trauma : c’est un événement ayant eu lieu mais n’accédant à aucune symbolisation par la narrativité. Le péril à témoigner d’un motif de persécution toujours considéré comme délictueux, le maintien d’une législation discriminante, la honte5 de l’infamie dans laquelle on plonge les gays et lesbiennes, le souci de préserver la « réputation » de leurs proches, ou le refus de se voir reconnaître un statut de victimes octroyé à d’autres catégories de déportés sont autant d’éléments suspendant, dans les limbes du nonsymbolisable, l’événement de la déportation pour motif d’homosexualité. La mémoire insiste, le militantisme gay et lesbien s’en empare, et, dans cette visée d’une 5 La honte est ici un affect tout particulier, caractérisant ce que Nicolas Abraham et Maria Torok appellent la crypte, secret inconscient honteux transmis transgénérationnellement [1]. 12 symbolisation par la narrativité, la donne à entendre et à voir : témoignages publiés dans les années 60, 70 et 80, procédures actives de revendication par le FHAR, interventions dans les cérémonies du souvenir, suscitations de réactions et de demandes de reconnaissance. Hors de ce militantisme, transmise à la manière d’une crypte inconsciente, charriée comme une obscure menace de persécution radicale, cette mémoire se heurte à la réalité d’une nouvelle menace dans les années 1980 : le SIDA vient refaire trauma en agissant, dans le réel, le fantasme qu’on puisse mourir de cette sexualité. C’est alors par une procédure historienne de symbolisation, mêlant l’ambition de véracité à la mise en forme narrative, que la répétition peut espérer se résoudre dans une élaboration, l’hypermnésie dans un oubli de réserve permettant une mémoire plus apaisée. En d’autres termes, seule une procédure de reconnaissance par l’historiographie, telle qu’elle commence à être déployée, peut appuyer et soulager l’engagement militant de la transmission de cette mémoire, mais aussi normaliser les rapports entre associations de déportés et anciens combattants et associations militantes gays et lesbiennes. Il reste à souligner ici, bien sûr, que cette comparaison ne vise aucune psychanalyse appliquée, mais emploie analogiquement des notions analytiques pour éclairer les vicissitudes de la mémoire de la déportation homosexuelle. Il ne s’agit en aucun cas de « psychanalyser » cette mémoire, l’analyse n’ayant de sens que dans le dispositif dialogique et interactif d’un/e analysant/e et d’un/e analyste. En outre, il n’existe pas de psyché collective, et la mémoire de la déportation pour motif d’homosexualité est à la croisée d’une multitude de psyché individuelles, aux processus différents et incommensurables. C’est toutefois uniquement à partir d’un présent collectif moins discriminant, plus sensible à la diversité sexuelle, que l’insistance de cette mémoire peut donner lieu à une reprise historienne : comme le notait Halbwachs [20], c’est au présent que s’effectue la reconstruction du passé. L’efficace, dans le présent, des discours de mémoire d’un groupe a partie liée avec les revendications de reconnaissance émises par ce groupe. Le surgissement tardif d’une histoire de la déportation homosexuelle n’est donc pas à dissocier de la position dominée ou stigmatisée des lesbiennes et des gays dans l’espace social, ni de la représentation que ces groupes peuvent constituer d’eux-mêmes au travers d’une appropriation et d’une légitimation de leur passé. 13 Conclusion Les relations longtemps tendues entre associations LGBTQ, associations mémorielles pour la reconnaissance de la déportation homosexuelle et associations d’anciens déportés et combattants viennent traduire une difficile intégration de cette mémoire à la mémoire collective. A la revendication d’une visibilité de la question semble faire pendant la subsistance d’une procédure d’effacement, où l’un des symboles de cette déportation, le triangle rose, reçoit un sens tout particulier. Porté renversé, la pointe en haut en signe de résistance, le triangle rose, récupéré par Act Up dans les années 80, est une référence directe à la déportation pour motif d’homosexualité. Il articule un appel à réagir contre le silence et l’indifférence dans la lutte contre le SIDA. Il reste toutefois, dans l’ « iconographie » gay et lesbienne, un symbole au sens originel perdu. Si l’étoile jaune fonctionne comme le symbole le plus lourd et le plus violent de la Shoah, le triangle rose peut se porter sans nullement renvoyer aux crimes nazis. « Sa signification, écrivaient Michel Celse et Pierre Zaoui, est médiate, le symbole d'alors ne dit pas “n'oublions jamais” ce qui s'est produit entre 1933 et 1945, mais bien que ce qui s'est produit alors a été si bien ignoré que depuis tout se passe comme si rien ne s'était passé » [8]. Repris dans le logo de bien des associations LGBTQ, ce triangle rose est rarement rattaché à la déportation homosexuelle, et nombreux sont ceux qui en ignorent toujours le sens. La dénégation ne manque donc pas de se perpétuer, jusques à travers les revendications de visibilité présentées par le triangle rose. Cette dénégation peut, en outre, apparaître également dans l’alternative opposant l’universalisme républicain à un communautarisme identitaire, souvent évoquée pour séparer la mémoire de la déportation homosexuelle de toute revendication militante. Comme le note Eric Fassin [12], le débat s’organise en France autour de l’opposition convenue entre universalisme ou différentialisme, républicanisme ou communautarisme. Toutefois, pour éviter l’alternative obligée d’une « barbarie universaliste » refusant la différence, ou d’une « barbarie différentialiste » l’hypostasiant, il conviendrait de s’interroger sur les usages sociaux de la rhétorique universaliste abstraite. L’universalisme peut, selon les contextes, faire le jeu d’un discours et de son contraire, de l’anti-racisme comme du racisme, de l’homophobie, de la transphobie, ou du plus banal hétérosexisme. Il n’est, le plus souvent, que le particularisme propre à une position masculine, blanche, hétérocentrée et cis-genre, qui ne s’escrime pas tant à viser l’ « universel » qu’à décréter comme absolues les particularités culturelles, sociales et politiques qui sont les siennes. 14 La définition du discours républicain par un principe universaliste, abstrait de tout contexte social, suppose ainsi, comme le souligne Eric Fassin, une « forclusion de la vérité stratégique du discours politique » [12]. Par delà cette fausse alternative d’un universalisme abstrait et d’un communautarisme identitaire, il convient de faire de l’enjeu des débats moins la reconnaissance des identités que celle des discriminations. C’est cette distinction qui permet alors de passer d’une politique identitaire à une politique minoritaire. Une minorité est ainsi non pas une communauté identitaire, mais une catégorie naturalisée par la discrimination, définie par l’assujettissement dans un rapport de pouvoir. Lorsqu’elle porte sur des gays et lesbiennes, cette discrimination est désignée par le terme d’homophobie6, à entendre, comme le fait Eric Fassin [14], dans le double sens d’un rejet individuel de l’homosexualité – homophobie « psychologique », - et d’une conception de l’inégalité des sexualités – homophobie « idéologique » ou hétérosexisme. Si la déportation homosexuelle fait encore l’objet d’une dénégation, parfois d’un déni, c’est en raison de cette discrimination. Il semble alors bien peu judicieux de parler d’ « instrumentalisation » de cette déportation par des associations militantes qui l’utiliseraient pour « servir leur cause ». Cette « cause » n’a d’autre objet que de lutter contre l’homophobie psychologique ou idéologique conduisant à ne pas octroyer aux individus des droits égaux du fait de leur sexualité ou de leur sexuation. Or la déportation homosexuelle et l’homophobie restent indissociables : l’homophobie est la fois cause de la déportation pour motif d’homosexualité et raison de sa non-reconnaissance officielle. En effet, c’est un ensemble de considérations homophobiques qui maintiennent cette histoire dans le déni, et rendent, sept décennies après la fin de la guerre, sa reconnaissance encore malaisée. A rebours, la dénonciation de la déportation homosexuelle comme persécution radicalisée des gays et lesbiennes par une homophobie officielle met en exergue les conséquences meurtrières que peut charrier tout discours homophobique. Rappeler la déportation revient à souligner le lien qu’il peut y avoir entre la persécution socialement, politiquement et juridiquement légitimée d’un ensemble de sujets du fait de leur sexualité, et le refus, à ces mêmes sujets, bien des décennies plus tard, de l’accès à des droits dont jouit une majorité. Bibliographie [1]Abraham, N., Török, M. (1987). L'Écorce et le noyau, Flammarion, Paris. 6 Au sujet de l’homophobie, voir également D. Welzer-Lang [34], Daniel Borrillo [7], et Louis-Georges Tin [32]. 15 [2] B. M., (1960). « Les homophiles dans les camps de concentration de Hitler », in Arcadie, octobre 1960, p.616-618 [3] Bédarida, F. (1992). Le génocide et le nazisme, Presses Pocket, Paris. [4] Bertrand M. (dir.) (2011). La déportation pour motif d’homosexualité en France. Débats d’histoire et enjeux de mémoire, Mémoire active, Dijon. [5] Boisson, J. (1987). Le triangle rose¸ Robert Laffont, Paris. [6] Borges, J.L. 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