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Lettre de visite à mes amis lyonnais En 1646, Jean Puget de la Serre publia Le Secrétaire à la mode, contenant des dizaines de modèles de lettres, classées par genres. Je n’ai pas trouvé dans les lettres d’excuse le moyen d’être présente ce soir par un artifice épistolaire, car selon l’auteur, ce sont des réponses à des lettres « de plainte ou de reproche ». Or la très grande gentillesse de Claudio Galleri, qui a bien voulu m’inviter à cette conversation, l’a empêché de se plaindre de ma défection de ce soir, ou pire, de m’accuser. Mais Puget de la Serre parle plus loin des lettres de visite qui « servent à entretenir l’amitié entre les absens, & tiennent le lieu des visites qu’on donnerait à ses amis, si on demeuroit proche d’eux. » J’espère donc être un peu présente-absente grâce aux mots, une fois de plus. L’auditoire aura assez de bonté pour penser que si je suis « sans le voir », ce n’est pas par nonchalance mais pour des raisons qui tiennent à l’aménagement du territoire et à la distribution des récompenses. Le premier, de nos jours, rend presque impossible à moins de disposer d’un Falcon de circuler de Nancy à Bar-le-Duc via Lyon sans passer la nuit à Paris ! Quand à la seconde, dont Callot nous a donné un aperçu célèbre, j’en fais l’expérience aujourd’hui : les conseils généraux de Lorraine me réclament pour me remettre avec pompe leur prix littéraire annuel. Or si j’avais envisagé de me risquer dans des spéculations hardies sur les correspondances ferroviaires, il était plus délicat d’indisposer nos édiles, qui n’eussent pas manqué d’interpréter mon absence comme un mépris de leur reconnaissance. La plume comme l’épée ne se manie pas sans péril, et si l’inconfort du voyage pesait peu au regard du plaisir d’être avec vous, en revanche il était impossible de décevoir ceux qui ont voulu non sans courage défendre un livre où est défendue l’indépendance d’esprit dans la manière de Callot. 1 La recherche et l'hypothèse. Reconstruire le parcours d'un artiste, le contexte d'une production. Spécificité de la gravure. L'approche littéraire. Dans la postface de Renard-Pèlerin, je m’en explique. Le livre est fait de « pièces et morceaux » qui sont tirés des documents anciens, de beaucoup de détails inédits aussi, que j’ai trouvés dans les archives, souvent savoureux, tellement vraisemblables qu’ils atteignent à une véracité supérieure. Je n’ai inventé que des choses insignifiantes, comme les noms des chats et des chiens. Il arrive qu’à force de proximité avec un personnage réel du passé, avec un très grand artiste qui a autant dessiné et gravé, sans jamais se livrer mais en frôlant toujours la limite la plus intime et secrète de la confidence, on parvient à une sorte de dialogue. On perçoit presque le grain de sa voix. C’est ce qui s’est produit pour moi avec Callot, peut-être aussi à force de mettre mes pas dans les siens quotidiennement, de respirer le même air dans des sites, devant des œuvres qui comptèrent beaucoup pour lui. Nancy, Rome, Florence... : des lieux que j’ai longuement habités, avec leur météorologie propre (au sens étymologique : le météore, c’est ce qui est en haut, d’où l’importance de l’admiration). Beaucoup de chapitres sont nés vraiment sur place, in situ. C’est une alchimie très curieuse. En même temps très contrôlée, maîtrisée. Je déteste les fantasmagories à propos des artistes et de leur activité. 2 France-Italie(-Flandres) : géographie et identité, l'inspiration, les expériences et les modèles Au départ, je voulais écrire une série de petits « poèmes en prose » sur des gravures et des dessins de Callot que j’admire particulièrement. Donc c’était impersonnel. Puis soudain la première personne (Callot locuteur) s’est imposée. Quelle audace inouïe ! Mais alors il devenait un peu pédagogue ; il parlait à des jeunes, à ses amis comme Israël Henriet ; ils font de la critique d’art ensemble. Alors ils parlent de la création, de l’inspiration, en hommes de métier, « à qui on ne la fait pas ». Ils ne se paient pas de mots, ils sont entre eux. A la même époque, je faisait un atelier d’écriture avec des étudiants de licence : la règle était unique, la forme dialoguée. Cela a donné des résultats inespérés, étonnants . Il faut arriver à trouver un seul ton, celui de la vérité intérieure, complexe mais unitaire d’un être. Quand il est dans le monologue rétrospectif, il est impossible qu’il « se la joue », même s’il sait que les mots sont trompeurs. Tout l’art de Callot parle de cela : des ravages de certaine fausseté (celle du renard qui fait le saint, qui est un motif central pour lui). Or cette fausseté est souvent liée à une stupide revendication d’identité : j’ai ainsi inventé une scène dans laquelle, à Rome, fort jeune, il rencontre un cousin de Lorraine, un fat, et il fait semblant de ne pas le connaître. La scène, je l’ai inventée, mais le personnage, et même sa psychologie, je les ai trouvés dans les archives romaines, et son lien de parenté avec Jacques Callot est réel. 3 techniques : le passage du bois à la taille-douce, le burin et l'eau-forte, les états (le recyclage par les éditeurs) Callot ne semble pas s’être intéressé au bois. (Mais qui sait, après tout ?) Non, c’est un autre métier, un autre milieu même, à cette époque. Il a tout de suite été plongé dans l’art du métal : contraintes du premier apprentissage chez un orfèvre, comme c’était fréquent encore, puis contraintes de l’époque de relative servitude – mais très formatrice – chez Thomassin. Je l’ai amené dans une séquence au début du livre (p. 43 sq.) à analyser de près ces expériences. N’oublions pas que Callot ne savait guère dessiner, au départ. L’eau-forte dut lui apparaître (déjà à Rome, timidement, même dans la gravure de traduction) comme un moyen de la liberté graphique à laquelle il aspirait, un encouragement à laisser s’épanouir son propre ductus, ce que ne permet pas le burin. Puis en Italie, c’était assez facile à cette époque de se spécialiser dans l’eau-forte. Pour un acteur important de l’histoire de la gravure comme Antonio Tempesta, cela allait de soi : pour répondre à toute sorte de commandes, il fallait être prompt et se dispenser du concours d’exécutants plus ou moins habiles. Je voudrais bien pouvoir rapprocher l’itinéraire technique de Callot de celui de Bellange, très grand et rare maître de l’eau-forte, car il l’a obligatoirement un peu côtoyé à Nancy pendant son adolescence. Cependant c’est différent : Bellange a fait ses propres expériences non à partir du métier de la taille-douce, mais à partir de curiosités passionnées pour la gravure telle qu’elle était accessible à un peintre et dessinateur, un peu comme Parmigianino l’avait fait. Sans aucun doute, Callot a très bien assimilé cette leçon, venant d’un génie comme Bellange : l’inspiration n’attend pas, la technique doit suivre ! 4 les thèmes, les sujets des compositions ; commanditaires et destinataires, rôle de l'image et liberté de l'artiste ; particularité des frontispices, la diversité des thèmes par Callot Dans la conception, avec Daniel Ternois, de l’exposition de 1992, nous avions voulu déployer très largement l’œuvre de Callot, qui comme on sait compte environ 1500 gravures et autant de dessins. L’exposition réunissait 800 pièces. L’un des buts était de confronter dessins et estampes, ce qui a été fait avec des prêts magnifiques. Et nous voulions montrer la diversité des formats : des pièces minuscules, comme les sujets religieux destinés à être découpés et portés en médailles sur la poitrine, jusqu’aux sièges, qui sont immenses et en plusieurs feuilles, ou les thèses. Quant aux sujets, c’était extraordinaire : je voulais absolument bousculer un peu la chronologie pour éviter la succession événementielle et la dimension trop biographique. Daniel Ternois résistait un peu : il avait peur, avec raison, que je me lance dans des séquences thématiques, ce qui est séduisant mais souvent finalement assez stérile. Or sans forcer, les grands thèmes sont venus naturellement se glisser, s’entrelacer dans un découpage historique : le théâtre et les spectacles, le paysage, la guerre, ou encore ce que j’avais appelé « l’humaine comédie », autrement dit les sujets de genre et de mœurs, les types sociaux... Mais aussi, des thèmes inattendus se sont dégagés, comme l’ornement, qui l’a passionné à Florence. Plus encore que les thèmes, ce sont des « fils conducteurs » qui peuvent nous guider dans une production aussi variée et vaste que celle de Callot : par exemple les démarches qui tiennent au relevé et au calcul (l’ingénieur : Callot se rêva ingénieur), à l’optique, à la scénographie ; puis il y a les pentes, les penchants, comme l’onirisme fantastique, et à l’opposé l’échappée visionnaire et mystique ; et il y a des motifs qui reviennent de façon obsédante, comme les roquets frétillants. Dans un prochain livre, je voudrais explorer ces aspects-là, qui sont bien connus mais qui ont rarement été isolés et approfondis. Il faut reconnaître qu’à son retour à Nancy en 1621, d’abord Callot fut obligé de graver à nouveau des suites fameuses, comme les Caprices, ou une pièce exceptionnelle comme La Foire d’Impruneta. Puis il fut confronté à un autre univers, plus étriqué, il faut bien le dire, car il ne faut pas s’illusionner sur les fastes de la cour de Lorraine ! La Réforme catholique triomphante, c’est bien, mais ça a ses limites, je le montre dans le livre. Il y a une bigoterie en face de laquelle il faut vraiment avoir un talent supérieur pour continuer à être imaginatif. Et Callot a su très bien non pas adapter son art à cela, mais rester lui-même et se surpasser : les conditions « existentielles », le climat moral, les allégeances lui importaient peu. Il avait son activité commerciale à Paris, un excellent réseau. C’est l’exemple même du génie qui se donne les moyens sociaux, pratiques de sa création. Raison pour laquelle son « engagement » (pro-français ou lorrain) est non seulement une question anachronique, mais surtout une question dénuée de sens. On oublie trop que le travail créateur est un isolement naturel ; pensons aux conditions de l’écriture selon Paul Valéry : un « gros œil », une « chambre », un mur. Ce qui se grave est indifférent aux conditions extérieures, donc même aux sujets que dicte un commanditaire, l’amitié de tel ou tel. 5 Le livre illustré, le recueil d'estampes ; l'image dans le livre, les images comme un livre Dans l’exposition de 1992, j’avais voulu mettre un bon nombre de livres. Evidemment pas n’importe quoi : des livres illustrés par Callot, des éditions originales avec parfois des ex libris émouvants. Lui-même avait une petite « librairie », une bibliothèque personnelle non insignifiante. C’était assez nouveau dans un musée, et je me souviens que Marc Fumaroli, qui avait préfacé le catalogue, m’a dit sa grande satisfaction. Il faut distinguer ici les albums de planches reliées en livre, les recueils de planches avec du texte, comme Le Combat à la barrière par exemple, et les ouvrages où Callot a gravé seulement le frontispice. Mais il a aimé faire ces frontispices, c’est manifeste ! Il y a toujours mis le meilleur de sa pointe, sans rien de contraint ou de conventionnel. Les pages ouvrant de petits ouvrages de dévotion sont des merveilles de délicatesse, aimables et spirituels. L’idée de la porte, du seuil, de l’ouverture, de l’accès y est très sensible : pourtant la rigidité qui pourrait être dans une architecture s’y efface, et c’est un autre réel qui intervient, la conscience de s’avancer dans un monde qui est un livre. La conscience, concentrée, est très présente, très vigoureuse chez Callot. Et c’est parfaitement une expérience de lecteur : lire, c’est procéder dans un monde dont on perçoit très bien la porte d’entrée. Aussi ai-je essayé d’en faire la démonstration avec Renard-Pèlerin : le récit commence un soir de Carnaval, dans la « chambre obscure » de la mémoire d’une scène enfantine, habitée par le rêve éveillé et le rêve nocturne que densifient la fièvre et la dernière maladie. Le livre, le seuil et la porte jouent déjà un grand rôle dans cette scène première. Le narrateur s’y initie à sa vie entière en même temps qu’il y conduit le lecteur. La présence de la plaque de cuivre recouverte de noir de fumée pour qu’y surgisse l’éclat métallique du trait gravé, la griffure et la morsure y sont bien plus que des métaphores. De toute manière, il n’y a pas de métaphores dans le livre, pas plus que d’allégories pures chez Callot : tout y est intensément réel.