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LE MOYEN AGE R E V U E E T 2 / 2018 Tome CXXIV D E D ’ H I S T O I R E P H I L O L O G I E COMPTES RENDUS – LE MOYEN ÂGE – CXXIV – 2018 471 Les Saints face aux barbares au haut Moyen Âge. Réalités et légendes, éd. Edina BOZOKY, Rennes, P.U. Rennes, 2017 ; 1 vol., 208 p. (Histoire). ISBN : 978-2-7535-53941. Prix : € 20,00. Les douze études réunies par E. Bozoky, dont la plupart font suite à la journée d’études organisée le 22 novembre 2013 au Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale (CESCM) de l’Université de Poitiers, explorent différentes facettes des figures du saint et du barbare dans la littérature hagiographique des VIe –XIIIe siècles, mettant ainsi en lumière la pluralité des façons dont l’Occident médiéval se représente celui qui lui est étranger et ses propres attitudes vis-à-vis de lui. Une langue distincte de la culture classique, une origine ethnique extérieure au monde « civilisé » de la Romanité, un comportement ne s’accordant pas avec les préceptes du christianisme : tels sont les traits du barbare que l’on voit se dessiner au sortir de l’Empire romain dans les Dialogues de Grégoire le Grand (VIe siècle) esquissés par B. Judic (p. 81–94). Sa violence notamment, lorsqu’il en viendra à agresser les populations chrétiennes, se fera l’incarnation du châtiment de Dieu face au relâchement moral de la société. Le rôle du barbare – dans ce genre de récit souvent minime – n’est pas tant d’être vaincu que de mettre en exergue l’action protectrice du saint, dont la mise en scène s’avère par ailleurs révélatrice du contexte rédactionnel. Les rapports nuancés que Séverin († 482, Vie composée au début du VIe siècle), protecteur des communautés romaines du Norique face à l’avancée germanique, entretient avec certains barbares illustrent la situation complexe de l’Église vers la fin de l’Empire romain (M. Saghy, p. 17–27). La confrontation de Géminien, évêque de Modène au IVe siècle, est relatée différemment selon que les rédacteurs souhaitent mettre en valeur la puissance temporelle épiscopale (V1, début Xe siècle) ou démontrer l’intemporalité de la virtus de ses reliques (V2, XIe siècle) ainsi que le souligne T. Granier (p. 109–125). Derrière la transformation de la figure de Livier entre le XIIe et le XVIe siècle, passant de prétendu martyr des Huns à héros épique, transparait la volonté de Metz d’exalter son passé glorieux (E.B., p. 179–187). Quant au choix de Nicaise, un évêque de Reims du Ve siècle (dossier IXe–Xe siècles) qui meurt pour expier les fautes de sa communauté après avoir servi l’Église jusqu’à la fin de la meilleure façon qu’il soit (édifier le peuple chrétien), il symbolise le comportement épiscopal le plus accompli dans la conception carolingienne (M.C. Isaïa, 472 COMPTES RENDUS – LE MOYEN ÂGE – CXXIV – 2018 p. 53–68). Cette exhortation à suivre les commandements des guides spirituels est également au centre de la Vie de saint Germain (VIe siècle), évêque de Paris au VIe siècle dont les souffrances sont à imputer non pas au barbare – par ailleurs absent – mais à la société chrétienne lorsqu’elle s’écarte du chemin de la vraie foi (B. Dumézil, A. Wagner, p. 69–80). Les critères déterminant la sanctification ou non des victimes des envahisseurs et le succès de leur culte en tant que martyr constituent une autre question intéressante. Un tour d’horizon sur l’hagiographie altomédiévale de la Gaule du Nord permet de constater la primauté que conserveront longtemps les martyrs antiques (morts pour le Christ) sur les saints médiévaux victimes des incursions, dont le nombre d’élévations semble avoir été limité (K. Krönert, C. Mériaux, p. 29–51). Cette dernière constatation s’observe également pour la production des XIe–XIIe siècles entre Meuse et Escaut – où le motif de leur irruption et massacres d’ecclésiastiques est par ailleurs fréquent (F. De Vriendt, p. 127–146). Tout aussi interpellante est la volonté, dans la littérature hagiographique de la Bretagne insulaire antérieure à sa christianisation (ca 600), de ne pas attribuer la passion d’un de leurs martyrs à un Anglo-saxon, pourtant décrit comme l’archétype du barbare (A. Gautier, p. 95–108). Lorsque le récit franchit les frontières du monde civilisé, l’Autre, à l’image de son espace, est à vaincre et à christianiser. Devenant à la fois un ennemi païen et un sujet révolté, sa conversion équivaut à une démonstration de fidélité au souverain. Quant à sa bestialité et sa fureur, elles contrastent singulièrement avec le modèle de sérénité incarné par le saint dont le rôle est de servir les efforts de christianisation. En cherchant à convertir les païens pour finir martyrisé par eux, Adalbert (évêque de Prague du Xe siècle, dossier Xe–XIIe siècles) en offre un bel exemple (G. Bührer-Thierry, p. 147–159). Le cas d’Olaf de Norvège († 1030, dossier XIe–XIIe siècles) éclaire quant à lui la façon dont, dans ces régions du nord récemment christianisées (ca 1000), les modèles de royauté sacrée et de martyr chrétien se sont interpénétrés pour composer la figure du saint (un roi dont l’obéissance à Dieu assure la stabilité) et celle du barbare (son adversaire politique et ennemi du christianisme), et ainsi répondre aux besoins de ceux qui en ont diffusé la légende (les missionnaires pour enraciner durablement la nouvelle religion, les élites pour renforcer l’institution de la royauté, les archevêques pour intimer aux aristocraties de rester loyales), comme le démontre S. Coviaux (p. 161–177). En conclusion, deux figures antagonistes qui ont offert aux hagiographes d’infinies possibilités d’incarner les conceptions idéologiques et discours politiques de leur époque (A. Dierkens, p. 189–194). Un index des noms de personnes et de lieux complète l’ouvrage (p. 195–204), bien que la consultation aurait pu être facilitée par la multiplication des entrées. On peut également regretter que l’É. n’ait pas jugé utile de rassembler les références citées en note dans une bibliographie en fin de volume. Au-delà de ces petits détails, ce beau recueil rappelle avec force que les continuels flux de populations n’ont cessé de confronter les hommes à leur propre altérité (qu’elle ait été culturelle, ethnique ou religieuse) et que, face à l’Autre et à ce que l’on ne connait pas, nos réactions n’ont pas nécessairement à être hostiles. Des réflexions plus qu’actuelles, en somme. Valentine JEDWAB