Études rurales
Honneur et tradition dans les plantations sucrières du Nordeste
(Brésil)
Lygia Sigaud
Abstract
Honor and tradition on sugarcane plantations in Nordeste (Brazil) The results of field work conducted in 1995 on a sugarcane plantation in northeastern Brazil are used to reconstitute the political
itinerary of Amaro Pedro, a wage-earning peasant who became a union delegate following the 1964 coup. The accounts
collected illustrate the conflict between the peasant movement's political agenda, which advocated recourse to the judicial
system, and the ties of dépendance that, based on honor, protection and gratitude, bound peasants to landowners.
Résumé
À partir d'une enquête de terrain menée en 1995 dans une plantation de canne à sucre du Nord- Est du Brésil, l'auteur
reconstitue l'itinéraire politique d'Amaro Pedro, paysan salarié devenu délégué syndical après le coup d'État militaire de 1964.
Les témoignages recueillis illustrent le conflit entre les enjeux politiques du mouvement paysan qui préconise le recours aux
institutions juridiques et les liens de dépendance qui unissent les paysans aux propriétaires fonciers, fondés sur l'honneur, la
protection et la gratitude.
Citer ce document / Cite this document :
Sigaud Lygia. Honneur et tradition dans les plantations sucrières du Nordeste (Brésil). In: Études rurales, n°149-150, 1999.
Justice et sociétés rurales. pp. 211-228;
doi : https://doi.org/10.3406/rural.1999.4714
https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1999_num_149_1_4714
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HONNEUR
LYGIA SIGAUD
ET TRADITION
PLANTATIONS
DU NORDESTE
(BRÉSIL)
Au Brésil, au lendemain du coup d'État
du 1er avril 1964, le mouvement
paysan connut une répression sanglante.
Ce fut le cas notamment dans la zone des
grandes plantations sucrières du Pernambuco
au Nordeste, où, dès l'extension, en 1963, des
droits sociaux à ceux qui travaillaient la terre, il
y eut des manifestations et des grèves
spectaculaires pour faire respecter ces droits. À Rio Formoso, commune située sur la côte sud-est1, le
syndicat fut saccagé et les leaders qui n'avaient
pas réussi à s'échapper furent mis en prison et
torturés, d'autres furent assassinés par les
militaires après avoir été dénoncés par leurs
patrons. C'est dans cette conjoncture qu' Amaro
Pedro, délégué syndical de la plantation Porto
Alegre, sentant venir le danger, demanda à José
Bezerra, patron d' Amaragi, réputé être un
homme «bon», de le protéger. Celui-ci l'accueillit
dans son engenho (plantation) et, lui donnant
une maison et un lopin de terre, en fit l'un de ses
moradores, comme on appelait alors les salariés
agricoles.
Quelques mois après le coup d'État, grâce à
l'intervention des prêtres de l'Église catholique
auprès des militaires2, les syndicats firent leur
Études rurales, janvier-juin 1999, 149-150 : 211-228
Okm
Amérique du Sud
réapparition et commencèrent leur
restructuration. Les grèves et les manifestations étaient
interdites, mais pas le recours aux institutions
1. Rio Formoso est une des cinquante-six communes de
la zone sucrière du Pernambuco, qui représente 12,6 %
des terres de l'ensemble de l'État. Elle s'est constituée à
partir d'une plantation qui y fut installée vers 1637, lors
de la colonisation portugaise. Dans les années soixante,
elle couvrait 433 km2 et comptait 27000 habitants, dont
les deux tiers résidaient en zone rurale.
2. Sur le rôle de l'Église catholique, voir M. Palmeira
[1977].
LYGIA SIGAUD
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juridiques : les dirigeants syndicaux incitaient
les salariés à dénoncer auprès des tribunaux la
violation des droits sociaux. En 1965, ayant
repris contact avec le syndicat, Amaro Pedro
décida de porter plainte contre Bezerra pour
non-paiement de certains dûs. Le patron eut du
mal à y croire ; il fit venir le salarié qui confirma
les faits. Le jour de l'audience, ils se
retrouvèrent tous deux devant le juge. Bezerra,
condamné, paya sa dette. En rentrant à Vengenho, il fit
dire à Amaro Pedro qu'il ne voulait plus le voir.
Le lendemain, ce dernier, en larmes, lui
demanda pardon et restitua l'argent reçu la veille.
Ils se réconcilièrent.
Le patron, le premier, me rapporta cet
épisode. En 1995, je le rencontrai à Amaragi. Il
avait 74 ans, habitait toujours dans Vengenho,
mais avait déjà pris sa retraite et délégué la
gestion de la plantation à son fils unique, Roberto.
À la fin d'un entretien qui portait sur son
parcours individuel3, il inversa les rôles, disant
qu'il voulait me poser une question : « Pourriezvous m' expliquer pourquoi, après tout ce que
j'ai fait pour lui, il [Amaro Pedro] a fait ça
[aller en justice] contre moi?» Trente ans plus
tard, le vieil homme n'arrivait toujours pas à
comprendre ce qui s'était passé et continuait à
s'interroger. La veille, me dit-il, il avait discuté
avec l'administrateur d' Amaragi. Bezerra
mourut en 1996.
En 1997, je rencontrai Amaro Pedro, âgé
alors de 74 ans. Il avait pris sa retraite et,
depuis 1988, n'habitait plus à Vengenho. Il s'était
installé dans une petite maison de Rio Formoso, tout en conservant son lopin de terre
d' Amaragi, dont s'occupait sa fille aînée. Il
raconta son histoire. C'est à la sortie de
l'audience qu'il avait mesuré la portée de son acte :
«Mais qu'est-ce que j'ai fait à M. José
Bezerra?» Il s'était alors rendu chez son
patron qui eut ces mots : « Allez, au travail. Je ne
vais pas vous haïr ni vous mettre à la porte. »
Porter plainte contre Bezerra fut une « faiblesse
d'esprit», me dit Amaro Pedro, et il ne l'en
regretta que plus. Il n'a plus jamais porté plainte
contre son patron et il a pleuré sa mort.
L'accueil d'un militant syndical, le procès,
la demande et l'accord de pardon étaient des
faits que l'on peut qualifier d'exceptionnels
dans les grandes plantations sucrières.
Traditionnellement, les patrons pouvaient héberger
des personnes accusées de crime, de vol ou bien
des opposants politiques recherchés par la
police, car cette dernière ne défiait pas le pouvoir
des patrons dont l'autorité sur les engenhos
était pleinement reconnue. Mais on ne
s'attendait pas à ce qu'ils abritent des gens qui
remettaient en question l'ordre établi. Dans les
années qui suivirent le coup d'État, intenter un
procès à son patron devint une pratique
courante chez les salariés agricoles. Il n'allait pour
autant pas de soi qu'une personne endettée à
l'égard de son patron le poursuive en justice : la
dette morale annulait généralement la dette
juridique. Le regret néanmoins arrivait toujours
après la plainte et non pas après l'audience,
laquelle ne survenait que dans un délai de trois
mois au moins. Pardonner à quelqu'un qui était
allé jusqu'au bout de la procédure ne
s'envisageait même pas : les patrons recouraient plutôt
à des représailles.
3. À cette époque je menais une recherche sur le
règlement juridique des conflits dans la commune de Rio
Formoso [Sigaud 1996].
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES
Des cas exceptionnels, voire des cas
contraires, mettent en lumière ce qui reste
caché dans les analyses centrées sur les
modèles normatifs, qui finissent par produire une
vision simplifiée et appauvrie du monde social
comme si son fonctionnement était simple et
net. Comme le soulignait Max Weber [1964],
les choses sont floues4. Mais les cas contraires
ne prennent de sens qu'une fois inscrits dans
leur configuration socio-historique. On se
propose ici de restituer les conditions sociales qui
entouraient le cas Bezerra-Pedro. Ce faisant,
on cherchera à comprendre la dynamique
complexe qui a introduit le droit comme régulateur
des rapports sociaux dans les plantations sucrières du Nordeste, ainsi que le processus qui
a incité les individus à agir en se fondant sur le
juridique.
Les nouveaux « droits »
José Bezerra était originaire d'une commune
située dans l'ouest de la zone sucrière. Fils aîné
d'un propriétaire <T engenho, il arriva à Rio Formoso en 1952, à 32 ans, pour prendre en
fermage Amaragi qui appartenait à l'usine Central
Barreiros. Son frère Carlos, venu à la même
époque, devint lui aussi fermier d'un domaine
de la même usine. Ils faisaient partie d'une
famille comptant vingt-deux héritiers, et leur
départ de la maison paternelle n'était
certainement pas sans rapport avec les chances
minimes qu'ils avaient de s'en sortir chez eux.
L'expansion de la production de la canne à
sucre alliée à une conjoncture favorable du
marché international offrait de nouveaux
débouchés ; l'usine mit en place une politique de
valorisation de son patrimoine foncier. Les
terres prises en charge par les deux frères
étaient alors quasiment inexploitées ; ils étaient
censés y développer la culture de la canne et,
selon les termes du contrat de fermage, vendre
à l'usine la production, après la récolte. Depuis
le début de la colonisation portugaise, le sucre
était fabriqué dans les engenhos. Ce n'est qu'au
XXe siècle que sa production sera concentrée
dans des unités industrielles. Cependant, la
culture de la canne s'effectuait toujours dans des
engenhos gérés par les industriels du sucre, par
de grands propriétaires et par des fermiers.
Bezerra ne disposait que d'un petit nombre
d'hommes à Amaragi et il lui en fallait
davantage pour exploiter un engenho de 1 200
hectares : la production de la canne se faisait à
l'époque - et se fait encore de nos jours - avec
de grands contingents de main-d'œuvre. Il fit
venir des centaines de bras supplémentaires et
reproduisit le type de rapports sociaux qu'il
connaissait depuis son enfance dans Y engenho
de son père : la morada5. Dans ce cadre, le
patron nouait un lien personnel avec chacun de ses
salariés. Celui qui voulait travailler dans un
engenho s'adressait au patron pour lui demander
une morada. Celle-ci comprenait une maison, le
droit de cultiver un lopin de terre pour lui-même
et une rémunération pour son travail dans la
4. Dans la tradition anthropologique, E. Leach [1964] a
mis en évidence ce caractère flou des choses dans son
étude du système politique des Kachins, sur laquelle il est
s' appuyé pour faire la critique des modèles à la mode
dans l'anthropologie sociale britannique et chez LéviStrauss.
5. Morada signifie habitation. Les rapports sociaux se
structuraient à partir de la concession d'une maison,
d'où la designation «rapports de morada». Concernant
les * règles de la morada», voir M. Palmeira [1978].
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plantation. Une fois engagé comme morador,
l'employé pouvait compter sur la protection de
son patron, notamment dans les moments
difficiles, tels la maladie et la mort; il savait aussi
que le patron lui ferait des cadeaux (des
vêtements à Noël, du poisson à Pâques et de la
viande fraîche de temps en temps). En échange,
il s'engageait à ne travailler que pour lui et à lui
rester fidèle. Ces choses n'étaient ni formulées
lors de la demande et de la concession de
morada ni consignées. Tout était implicite et tous
connaissaient les règles du jeu. Dans les usines,
la demande de morada était adressée à
l'administrateur de Yengenho. Si les relations avec
le patron n'y étaient pas aussi personnelles,
les industriels tenaient toutefois à respecter
quelques-unes des règles de morada pour ne
pas décourager les salariés : ainsi leur
permettaient-ils également de cultiver leur lopin et les
protégeaient-ils à travers les services sociaux
qu'ils implantaient dans les usines6.
Du point de vue de l'observateur la
protection et les cadeaux étaient des obligations
patronales, le devoir de ne pas travailler ailleurs
et d'être loyal incombait aux moradores. Ces
relations reposaient sur une entente tacite et
leur légitimité était fondée sur la croyance à la
tradition au sens webérien du terme [op. cit.].
Mais, si les devoirs du salarié étaient
considérés comme de véritables dûs, les obligations
du patron étaient perçues comme des dons et
comme l'expression de sa bonté. Si le salarié
avait le sentiment d'être endetté, le patron, lui,
se voyait comme un donateur. Être généreux
était une valeur suprême, et le prestige des
patrons se mesurait, entre autres, aux signes
extérieurs de leur magnanimité7.
José Bezerra faisait tout pour se comporter
comme un « bon patron » et il en avait acquis la
réputation. Il commençait donc à attirer des
ouvriers à Amaragi, recrutant ainsi sa maind'œuvre.
Amaro Pedro naquit dans Yengenho Canto
Alegre, à Rio Formoso, dans une famille de
salariés agricoles depuis des générations. Sa mère
était originaire d'un autre engenho, Porto
Alegre, où elle avait été élevée par la patronne
dans la maison seigneuriale, la casa grande. De
son père on sait seulement qu'il exerçait une
fonction qualifiée : il s'occupait des bêtes de
somme. Comme c'était souvent le cas pour ce
type de personnel, les patrons se le disputaient,
et il avait une forte mobilité professionnelle.
Ainsi, durant son enfance, Amaro Pedro connut
plusieurs engenhos. En 1945, à 23 ans, il vivait
dans la plantation où était née sa mère.
Devenue veuve, la patronne avait délégué la gestion
de Porto Alegre à son fils et s'était installée à
Recife, capitale du Pernambuco. Elle avait
emmené Amaro Pedro, son filleul, et sa sœur :
leurs parents étant décédés, elle s'en sentait
responsable, et elle les incita à faire des études.
Amaro Pedro choisit toutefois de prendre son
destin en main et repartit pour Rio Formoso. Il
se plaça dans divers engenhos, comme le
faisaient les jeunes célibataires qui ne pouvaient
légitimement prétendre à la morada, celle-ci
étant réservée aux chefs de famille. Il travailla
6. Les usines utilisaient l'argument de la protection
sociale pour attirer la main-d'œuvre vers leurs engenhos
[Sigaud 1993 : 27-28].
7. La générosité comme valeur de prestige apparaît
dans les mémoires écrits par les patrons. Voir J. Bello
[1985], J.A. Correa de Oliveira [1988] et J. Nabuco
[1995].
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES
toujours dans des engenhos «particuliers»,
(c'est ainsi qu'on désignait les plantations
exploitées par un propriétaire ou par un fermier
pour les distinguer de celles dirigées par des
industriels) et finit par se réinstaller à Porto
Alegre, où il se maria et devint morador.
Depuis le début des années cinquante, un
ensemble d'indices annonçait un bouleversement
des rapports de morada. Les patrons, toutes
catégories confondues, cherchaient à élargir leur
production: progressivement, ils ôtaient aux
salariés la jouissance des terres d'où ils tiraient
une partie de leur subsistance, et modifiaient les
formes de rémunération dans le but d'accroître
leur productivité. Ils commencèrent en outre à
se dérober à leur rôle de donateurs dans les
moments critiques. Cette rupture unilatérale permit
aux moradores de rompre avec les règles qu'ils
acceptaient comme allant de soi, notamment
celle qui leur dictait d'être loyaux envers leur
patron et de ne pas remettre en cause son
autorité. Vers 1955, dans l'ouest de la zone sucrière,
un important mouvement social aboutit à la
constitution des ligues paysannes8.
Dans les années qui suivirent, le
mouvement paysan gagna le reste de la région. La
création de syndicats fut solidement soutenue
par des militants communistes, trotskistes et
catholiques de gauche, et par le gouvernement
fédéral qui voulait briser le pouvoir des grands
propriétaires fonciers. D'autres organisations
paysannes virent le jour et la pression dans les
campagnes en faveur des droits sociaux et de la
réforme agraire devint de plus en plus forte
après 1961. En 1963 fut votée par le Congrès
national la loi étendant les droits sociaux à
ceux qui travaillaient la terre : Estatuto do trabalhador rural (Statut du travailleur rural).
Elle imposait aux patrons de nombreuses
obligations et, en cas de conflit, la médiation du
tribunal du travail9.
L'extension des droits sociaux aux ouvriers
agricoles fut un événement majeur au Pernambuco. Au lendemain du vote de la loi, le respect
des nouvelles normes juridiques devint un enjeu.
Les conditions politiques étaient favorables avec
l'arrivée au gouvernement de Miguel Arraes.
Élu avec le soutien des forces sociales dites
«progressistes», il garantit la liberté
d'organisation et d'expression dans la région des
plantations: la police militaire n'intervenait plus
pour réprimer les rassemblements dans les
engenhos [Callado 1964]. Les syndicats
appelèrent à la grève et à des manifestations pour le
paiement du salaire minimum et du treizième
mois, et appuyèrent les premiers procès intentés
par les salariés contre la violation des droits.
S'ouvrirent alors cinq tribunaux du travail dans
la région. Grâce à la médiation du gouverneur,
on établit entre les dirigeants syndicaux des
patrons et ceux des salariés le premier contrat
collectif de l'histoire des plantations : il prévoyait,
8. Sur les transformations sociales qui eurent lieu dans
la zone sucrière à cette époque, voir M. Correia de
Andrade [1964], C. Furtado [1964] et L Sigaud [1979].
9. Depuis le milieu des années cinquante, de vives
discussions à ce sujet animaient le Congrès national. Le
projet de loi fut l'aboutissement des efforts du parti
travailliste brésilien (Partido Trabalhista Brasileiro)
d'implantation urbaine et de la coalition qui soutenait le
gouvernement contre les grands propriétaires fonciers
opposés à l'extension de la législation du travail et à la
mise en place des syndicats ruraux. C'est à l'initiative de
la Présidence de la République qu 'en 1962 furent
rédigés les décrets d'application de la loi qui, dès les années
quarante, avait prévu la création de ces syndicats.
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entre autres dispositions, un tableau de
tarification des tâches agricoles, avec pour objectif de
contrecarrer l'imposition patronale des prix et
l'accroissement des tâches, ce qui jusque-là
constituait l'objet principal des conflits.
À Amaragi, Bezerra tenta de s'adapter : il
signa les cartes de travail, se mit en règle avec
quelques-unes de ses obligations et ne s'opposa
pas à ce que le syndicat promeuve l'élection
d'un délégué parmi ses moradores. Sa conduite
était unique à Rio Formoso. Partout, les patrons
résistaient à l'application de la loi et au travail
syndical. Les conflits se multiplièrent autour du
respect des « droits », catégorie très symbolique
utilisée par les salariés pour désigner les
nouveaux devoirs des patrons. À Porto Alegre, ses
compagnons d'engenho et les dirigeants du
syndicat de la commune voulurent faire
d' Amaro Pedro leur délégué syndical : il
refusa. Ne sachant pas lire, il ne se jugeait pas à la
hauteur. Ses amis insistèrent : pour eux, Amaro
Pedro avait une «bonne tête», une «bonne
théorie». Il finit par céder. Les revendications,
à Porto Alegre comme ailleurs, portaient
souvent sur la média, à savoir l'augmentation des
tâches agricoles, et sur sa rémunération.
Lorsqu'ils trouvaient la média exagérée, les
ouvriers chargeaient Amaro Pedro de négocier
avec le patron. S'ils ne parvenaient pas à un
accord, Pedro faisait appel au syndicat. En cas
d'impasse, c'était la grève. Des soulèvements
généraux pouvaient mobiliser les salariés de
toute la commune : ce fut le cas pour le
paiement du treizième mois.
Seul Vengenho d' Amaragi demeurait à
l'écart du mouvement social. Bezerra faisait
des réunions hebdomadaires avec ses
moradores pour leur dire qu'il était de leur côté et
qu'ils n'avaient pas besoin de faire la grève.
C'est ce que me raconta l'ancien délégué
syndical, Zé Chico. Alors, «par respect» ou «par
peur», dit-il, ils n'arrêtaient pas le travail et
étaient, par conséquent, mal vus des autres
salariés de la commune. Trente ans après ces
événements, Bezerra affirmait avec fierté n'avoir
pas eu de grève chez lui parce qu'il était
«bon». L'argument de la «bonté» constituait
une espèce de doxa chez les moradores d'
Amaragi : certains allaient jusqu'à dire que leur
patron « ne méritait pas » une grève.
La chasse aux « communistes »
Après le coup d'État du 1er avril 1964, le
monde s'écroula pour les leaders paysans,
notamment pour Amaro Pedro. D fut dénoncé par
son patron comme «communiste» et
«agitateur», accusations les plus fréquentes à l'
encontre de ceux qui avaient participé activement
au mouvement social. La police vint le chercher
à Porto Alegre. Il réussit à s'échapper et courut
chez Bezerra à Amaragi.
Amaragi était Vengenho le plus productif de
la commune et manquait de bras pour les
moissons. Avec l'autorisation des patrons, Bezerra
faisait venir à l'occasion des salariés de
plantations voisines.
C'est dans ces circonstances qu'Amaro
Pedro commença à fréquenter ces lieux. Le
patron d' Amaragi s'était fait élire maire de Rio
Formoso en 1958, après avoir battu le candidat
soutenu par l'usine locale, et il gouverna la
commune jusqu'en 1962. Bien qu'Amaro Pedro
ne fasse pas précisément référence à la gestion
du maire, il est probable que c'est à cette
époque que Bezerra secourut les habitants de
Porto Alegre. Il savait déjà que Bezerra aidait
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES
beaucoup de monde, allant jusqu'à conduire les
moradores à l'hôpital dans sa propre voiture. De
plus, il put observer les signes d'une bonté qui
l'intéressait davantage : il n'était pas interdit aux
salariés d' Amaragi de cultiver la terre ; plusieurs
d'entre eux possédaient un lopin avec des arbres
fruitiers (sitio), l'idéal des moradores, symbole
d'un rapport plus durable avec le patron
[Palmeira 1978 : 307]. Dans l'acte de donner un
sitio déjà aménagé ou d'autoriser le travailleur à
en aménager un lui-même, le patron signifiait
qu'il l'appréciait et voulait qu'il demeure sur ses
terres. De son côté, le salarié se sentait plus
assuré et plus libre de faire, pour sa famille, un peu
de culture et d'élevage. À Porto Alegre, Amaro
Pedro habitait dans l'enclos de Yengenho, le cercado. Sa femme élevait des chèvres, des porcs et
des poulets, mais ils ne pouvaient avoir de bétail
et n'espéraient pas se voir donner un sitio.
Un jour, Amaro Pedro rencontra Bezerra.
Son récit abonde en détails. Après avoir
travaillé à Amaragi, alors qu'il rentrait chez lui, à
pied, par un des chemins de Yengenho qui
donnait sur Porto Alegre, il croisa le patron
accompagné d'un «employé» (empregado)10,
Bezerra le salua poliment, preuve de sa bonté.
Il demanda à Pedro où il habitait, quel travail il
savait faire, questions types pour un candidat à
la morada. Puis il lui proposa de venir loger
chez lui, à Amaragi, où il pourrait cultiver un
lopin et élever des vaches. Bezerra était
certainement au courant des interdictions imposées
par le patron de Porto Alegre. Inviter
quelqu'un à devenir morador n'était pas fréquent.
C'était plutôt le salarié qui se présentait au
patron pour demander la morada. Certes, à
Amaragi, on avait besoin de bras, mais Bezerra ne
prenait pas n'importe qui. Il avait sûrement
tendu vanter les qualités de Pedro par les
«employés» qui côtoyaient la main-d'œuvre avant
que ne s'engage le dialogue. Amaro Pedro ne
refusa pas, sans accepter pour autant. On peut
penser qu'il préférait rester à Porto Alegre pour
poursuivre ses activités syndicales. À l'heure
où les choses s'envenimèrent, il vint se
réfugier à Amaragi.
Bezerra me raconta qu'en avril 1964 «cet
homme » était arrivé avec deux autres (en fait il
ne prononça pas le nom d' Amaro Pedro). Il me
présenta le personnage ainsi : «l'homme»
n'habitait pas chez lui, il était morador d'un
autre senhor de engenho. Bezerra ajouta que ce
dernier était «un peu pervers» à l'égard de
l'ouvrier, qu'il voulait le mettre à la porte et
l'avait dénoncé. Pour sa part, il connaissait
déjà cet homme et trouvait qu'il était «bon».
Amaro Pedro lui aurait dit : « M. Bezerra, je
suis venu pour que vous me protégiez, parce
que vous savez, vous me connaissez, vous
savez que je ne suis pas un agitateur. Je ne suis
pas ça. C'est untel qui a dit que j'étais un
agitateur et la police est venue me chercher pour
me tuer. J'ai pu m'échapper, mais je crains
pour ma famille. Je voudrais que vous fassiez
venir ma famille dans votre engenho. » Bezerra
lui aurait répondu : « Regarde, tu es un homme
comme tout le monde [. . .] et moi je te connais,
je sais que tu n'es pas comme ça. Mais de toute
façon la police te cherche. Si je fais venir ta
famille, ça sera moi, au lieu de toi, que la police
viendra chercher. Parce que si tu protèges un
voleur, la police vient et si tu ne la laisses pas
l'emmener, c'est toi le responsable. » Sur ces
10. Nom désignant aussi bien l'administrateur (le second
après le patron) qu'un contremaître.
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mots, il permit aux trois hommes de dormir à
Amaragi. Deux repartirent le lendemain et il ne
les vit plus jamais. Une semaine après, il fît
ramener de Porto Alegre la famille et les affaires
de « l'homme ». Le jour même, la police vint à
Amaragi arrêter Amaro Pedro et accusa
Bezerra d'abriter un «agitateur». Celui-ci
répondit : « Non, cet homme n'est pas un
agitateur. Vous devriez mettre en prison le
propriétaire de Vengenho. C'est lui l'agitateur.
Mais pas cet homme. L'homme est pauvre,
démuni. Vous faites ça parce qu'il n'a pas les
moyens de se défendre. Pourquoi vous ne faites
pas ça avec moi ? Pourquoi pas ?» Le capitaine
(c'était en fait l'armée et non pas la police qui
commandait la répression) insista. Bezerra le
menaça : «Ça ne sera pas facile pour vous. Je
vais rassembler les gens d' Amaragi pour
protester dans les rues contre vous. » Et il ajouta :
«Je le fais. Ne le prenez pas sinon je vais le
faire.» Le capitaine s'en alla sans emmener
Amaro Pedro. Par la suite, Bezerra eut des
ennuis avec les militaires qui l' interpelèrent à
plusieurs reprises. Il dut se rendre à Recife pour
faire des dépositions. Comme il avait le statut
d'ancien combattant u, il parvint à se
débarras er des accusations. Ses allers en ville étaient
suivis de près par les moradores d' Amaragi. Le
délégué syndical précisa qu'ils s'inquiétaient
pour lui et se demandaient à chaque fois s'il
allait revenir. Bezerra conclut son récit en
insistant sur la bonté dont il avait fait preuve à
l'égard de son morador Amaro Pedro et sur le
courage qu'il avait déployé pour affronter les
militaires. «C'est ainsi que l'histoire s'est
passée, mon amie. L'homme est resté. Je lui ai
donné une maison. Qu'en pensez- vous ? »
Dans sa version des faits, Amaro Pedro
vint sur la dénonciation faite par son patron et
sur l'épisode de la police. Il ne fit allusion ni
aux deux compagnons ni aux propos que
Bezerra lui attribuait. Il ne raconta pas grandchose. On peut supposer qu'il lui demanda une
maison. Bezerra lui dit qu'il pouvait venir,
qu'il y avait une maison pour lui. Il ne serait
agi là que d'une formule traditionnelle s'il
n'avait ajouté que le patron lui avait affirmé
n'avoir rien à craindre, que la police ne lui
ferait rien parce que, à Amaragi, tout était à lui.
Puis, comme dans la narration de Bezerra, la
police vint le chercher à Vengenho et ne
l'emmena pas, grâce au patron.
Ces faits étaient connus à Rio Formoso. Ils
furent certainement transmis aux plus jeunes
par les vieux militants et peut-être par Bezerra
lui même. Les dirigeants syndicaux
d'aujourd'hui en font souvent mention lorsqu'ils
racontent les événements de 1964 : Bezerra est
cité comme le patron qui s'est comporté
différemment des autres, qui a protégé ceux que les
militaires persécutaient, qui a pris des risques.
Une autre histoire, demeurée dans l'ombre,
survint à Amaragi : l'emprisonnement de Zé
Chico, le délégué syndical. On m'en avait parlé
en 1995, mais sans en préciser les
circonstances. Quatre ans plus tard, au cours d'un
entretien, Zé Chico me dit qu'il avait été enfermé
quinze jours, peu après le coup d'État. La
police était venue le chercher à deux reprises dans
Yengenho. La première fois, il avait réussi à
s'échapper, mais pas la deuxième. Bezerra
prétendit avoir appris après coup seulement son
arrestation et affirma que, grâce à lui, il n'avait
11. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Bezerra
participa aux patrouilles de surveillance sur la côte nordeste.
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES
pas été battu. «Moi, j'en sais rien», ajouta le
délégué, visiblement sceptique. Il rapporta
ensuite les rumeurs qui circulaient parmi les
moi adores d' Amaragi : en arrivant à Vengenho,
les policiers avaient demandé qui était le
délégué; Bezerra leur aurait indiqué un morador
qui connaissait l'adresse de Zé Chico; c'est
ainsi qu'ils avaient trouvé son sitio. L'ancien
délégué croyait évidemment davantage à cette
version qu'à celle du patron, mais il ne lui en
voulait pas. Plusieurs raisons selon lui
justifiaient la conduite de Bezerra : il n'avait pas le
choix, il ne pouvait pas nier l'existence d'un
délégué syndical, etc. À sa sortie de prison, Zé
Chico revint à Amaragi où il vécut et travailla
jusqu'à sa retraite. Comme Amaro Pedro, il
habitait une petite maison dans la ville de Rio
Formoso, et gardait son lopin de terre dans
Vengenho, un des plus beaux d'après les moradores, surtout pour ses arbres fruitiers, lesquels
révélaient un énorme investissement personnel.
Il faudrait en savoir plus sur ces deux
épisodes - la poursuite d' Amaro Pedro et
l'emprisonnement de Zé Chico - pour pouvoir en tirer
des conclusions, mais on peut d'ores et déjà
analyser la conduite du patron. Que Bezerra ait
envoyé ou non quelqu'un montrer la maison de Zé
Chico aux militaires est secondaire. Même dans
le bouleversement de l'ordre social qui fit suite
au coup d'État, on aurait du mal à croire que les
policiers soient entrés dans Vengenho sans que
Bezerra soit au courant. Et si, par hasard, il avait
été absent, ils n'auraient pas osé pourchasser Zé
Chico dans les terres d' Amaragi, sans
l'autorisation du patron. On peut donc supposer que
Bezerra avait été informé. La question qui se
pose alors est de savoir pourquoi il n'a pas
empêché que soit emprisonné un de ses moradores,
à qui il avait témoigné depuis des années sa
confiance en lui attribuant un sitio, alors que,
pour Amaro Pedro qu'il connaissait à peine, il a
pris des risques et a affronté les militaires ? Si le
cas d' Amaro Pedro l'avait déjà obligé à aller
s'expliquer devant les autorités militaires, il
n'était probablement plus en mesure d'affronter
la police. Mais on peut aussi envisager que
l'affaire Zé Chico se soit produite juste après la
prise du pouvoir par les militaires : Bezerra
aurait été pris par surprise ; il se serait senti
impuissant. La situation d' Amaro Pedro lui aurait
fourni une chance de rédemption. Les
circonstances ne sont d'ailleurs pas les mêmes.
Lorsqu' Amaro Pedro vint le voir, c'est bien une
maison qu'il demandait. Tout se passa comme
s'il avait finalement accepté l'invitation de
Bezerra. Ce dernier fut en quelque sorte « coincé » :
dire non, c'était ne pas tenir parole. Pour
quelqu'un comme Bezerra, qui avait de lui
l' image d'un homme « bon », refuser son soutien
à un salarié en danger à cause d'un patron «
pervers» était impensable ; il en deviendrait
lui-même «pervers». Accueillir Amaro Pedro
mettait en jeu son honneur. Zé Chico, quant à
lui, n'avait pas sollicité la protection de son
patron contre la police. Est-ce parce qu'il ne
s'attendait pas à ce qu'on vienne le chercher?
Était-il trop fier pour s'adresser au patron ? C'est
difficile à dire. Les deux épisodes montrent
néanmoins que le pouvoir de Bezerra avait des
limites, que les choses ne se passaient pas
comme il voulait le faire croire à Amaro Pedro :
«Amaragi est à moi. » Lui aussi fut soumis à la
violence de l'État et il ne put remplir son rôle de
protecteur, sauf à empêcher que Zé Chico soit
torturé. L'histoire d' Amaro Pedro fit de lui un
héros ; celle de Zé Chico révéla sa faiblesse.
219
LYGIA SIGAUD
220
Du procès au pardon
Les dirigeants du syndicat de Rio Formoso
étaient liés aux trotskistes ; ils furent les cibles
des militaires. Juste après le coup d'État, ils
disparurent sans laisser de trace. De ceux qui
jouèrent un rôle dans le mouvement social de la
zone des plantations, seuls les dirigeants liés à
l'Église catholique furent épargnés par la
répression. Le jour même de la prise du pouvoir
par les militaires, le syndicat de Rio Formoso
fut saccagé et fermé. Mais, après quelques
mois, à la suite de tractations entre les prêtres et
les militaires, les locaux purent réouvrir. Début
1965 eut lieu la première élection syndicale
surveillée de près par le ministère du Travail
chargé d'encadrer toutes les activités des
syndicats. Des salariés sans expérience militante
préalable arrivèrent aux commandes et
commencèrent à implanter des services juridiques
au sein des syndicats. Le droit du travail n'avait
pas été touché, les institutions juridiques non
plus. Étant donné l'ampleur du mouvement
social, il semblait important aux nouveaux
responsables politiques de généraliser un mode
juridique de règlement des conflits. Grâce à un
accord entre les syndicats et une institution
publique - l'IBRA12 -, les premiers avocats
furent embauchés dans plusieurs communes, dont
Rio Formoso. C'est ainsi qu'apparurent les
plaintes devant les tribunaux.
Amaro Pedro raconta qu'après les
événements, il était resté à Amaragi pour travailler
dans la plantation. Bezerra lui avait assigné
dans la forêt un emplacement pour qu'il y
aménage son sitio : il n'y avait là qu'un cocotier ;
tout était donc à faire. Et soudain, alors que tout
se passait bien, un jour de 1965, il intenta un
procès à son patron. Il ignorait ce qui s'était
passé dans sa tête. Ses regrets, nous en avons
déjà parlé. Je continuai à le questionner.
J'appris alors que Bezerra n'était pas tout à fait
en règle dans ses paiements. Amaro Pedro
s'adressa au syndicat ; à Amaragi il fut le seul à
procéder ainsi. Les dirigeants lui dirent qu'il
devait porter plainte, qu'un avocat était là pour
l'aider : c'est le «conseil» qu'ils lui donnèrent.
Dans le contexte d'implantation des services
juridiques, amener les syndiqués au tribunal
était le rôle par excellence des dirigeants
syndicaux qui ne pouvaient plus en appeler ni à la
grève ni aux manifestations. À Vengenho,
Bezerra donnait à ses mor adores un autre
«conseil» : il ne fallait pas s'adresser au
syndicat, c'était pure perte. «Mais nous, la partie
faible, on ne réfléchit pas. Alors j'ai suivi les
conseils du syndicat et je lui ai fait un procès. »
Traîner son patron en justice n'était pas une
pratique courante en 1965. La violence de la
répression avait contribué à ce que la peur
s'installe dans la commune 13, et il fallut stimuler les
salariés agricoles pour qu'ils reviennent au
syndicat. Amaro Pedro ne précisa pas le moment
où il avait renoué avec ses compagnons. Il est
probable qu'ayant personnellement participé
aux luttes syndicales, il se soit senti redevable
envers les militants. Il apprit que la force des
12. L'IBRA était un organisme rattaché à la Présidence
de la République et créé par les militaires après le coup
d'État pour promouvoir, entre autres, le développement
social à la campagne.
13. Un des dirigeants syndicaux élus en 1965 raconta
que sa mère s'était mise à genoux pour le prier de ne
pas se mêler au syndicat. Dans /'engenho où il habitait
trois salariés avaient été assassinés par les militaires
après avoir été torturés.
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES
syndicats reposait désormais sur le procès et il
fit ce que les dirigeants attendaient de lui : il
porta plainte contre son patron, confirma son
intention, alla à l'audience et accepta de
recevoir l'indemnité versée par Bezerra.
C'est seulement lorsque l'affaire fut réglée
d'un point de vue syndical qu' Amaro Pedro
se demanda : «Qu'est-ce que j'ai fait à M.
Bezerra? Un homme qui m'a sauvé des
bourreaux et moi je lui fais ça ? » II alla alors trouver
son patron pour se faire pardonner. Il ne pouvait
pas agir autrement s'il envisageait de rester à
Amaragi. Étant donné les relations
personnalisées que le patron entretenait dans Yengenho, il
ne pourrait pas continuer à y habiter si celui-ci
ne le saluait plus. Dans son récit, Amaro Pedro
ne livra que les propos du patron : on ne sait pas
ce qu'il dit à Bezerra ou s'il fut question de
larmes ou d'argent. Ce fut certainement un
rituel d'humiliation, et la pudeur lui interdisait de
revenir là-dessus, même trente ans plus tard.
Le procès et la demande de pardon semblent
être restés une affaire privée entre Bezerra et
Amaro Pedro. Dans la commune, personne
n'en parlait tandis que l'épisode de l'accueil
était connu de tous. On peut penser que le
procès a davantage affecté le patron ; c'est lui qui
l'évoqua lors de notre rencontre. Pris dans la
logique du don gratuit mais en fait intéressé,
comme le soulignait Mauss [1991 : 268], il ne
pouvait comprendre qu' Amaro Pedro le traîne
en justice. Accueillir un homme persécuté par
la police était une manifestation presque
sublime de sa magnanimité et il s'attendait à ce
que le contre-don se fasse sous la forme d'une
loyauté indéfectible. Il ne pouvait ressentir le
procès que comme une véritable ingratitude.
Comme il ne voyait dans Amaro Pedro qu'un
«pauvre type», il ne pouvait imaginer qu'il se
sente d'autres obligations qu'envers celui qui
lui avait sauvé la vie. Lorsqu' Amaro Pedro vint
le voir, Bezerra interpréta son geste comme la
reconnaissance par ce dernier de ses torts. Ce
fut une victoire pour lui. En lui accordant son
pardon, il exprimait à nouveau sa bonté et
rétablissait dans Yengenho l'ordre fondé sur son
autorité personnelle. De son côté, Amaro Pedro
ne fit état du procès que parce qu'il savait que
cela m'intéressait. Je recueillis son récit chez le
fils du patron. De lui-même il parla de sa «
faiblesse d'esprit», expression appropriée au lieu
de la conversation. Mais cela correspondait
certainement à la façon dont Amaro Pedro voyait
les choses : la « faiblesse d'esprit » recouvrait le
manquement au don reçu, le sentiment de s'être
comporté comme un ingrat 14.
La protection jusqu'au bout
Dès le vote du Statut des travailleurs ruraux, les
patrons de la zone sucrière du Pernambuco
furent contraints de se soumettre à des
obligations qu'ils n'avaient jamais
connues jusqu'alors : établir un contrat de travail
formel, payer un salaire fixé par la loi, verser
des congés payés, un treizième mois, des
indemnités de licenciement, etc. Les institutions
étatiques, à l'exception des tribunaux du
travail, n'exerçant qu'un faible contrôle, ce fut
aux dirigeants syndicaux d'assumer ce rôle, par
le biais du règlement juridique des conflits
relatifs aux droits sociaux. Le recours à la justice
14. En 1999, j'ai interviewé Amaro Pedro une deuxième
fois : il n 'est pas revenu sur le procès mais a ajouté
d'autres détails sur son rapport à Bezerra et sur les
luttes d'avant 1964.
221
LYGIA SIGAUD
222
devenant progressivement un signe
d'excellence dans le champ syndical, on incitait les
salariés à porter plainte et on mettait à leur
disposition tout un dispositif, dont des
avocats [Sigaud 1999 : 127-129].
Cette dynamique eut des répercussions
importantes dans l'introduction du droit comme
régulateur des rapports sociaux dans les engenhos. Les statistiques de l'appareil
judiciaire indiquent que les procès n'étaient que
très rarement classés sans suite : le plus
souvent, les salariés avaient gain de cause. De
nombreux patrons se conformèrent au droit
pour ne pas être poursuivis ; d'autres se mirent
en règle après un premier procès pour en
éviter d'autres; certains négocièrent des accords
à l'amiable. Comme le coût de la maind'œuvre ne cessait de croître, les propriétaires
des engenhos cherchaient d'autres solutions
pour se pourvoir en salariés : ils faisaient
appel à des sous-traitants (empreiteiros) et
freinaient l'accueil sur leurs terres des
candidats à des contrats formels afin de réduire
les charges sociales et de limiter les risques
de procès si lourds de conséquences et si
déshonorants.
Les années soixante, et plus
particulièrement les années soixante-dix, connurent une
grande expansion de la culture de la canne à
sucre au Pernambuco, grâce à une politique du
gouvernement fédéral favorable à l'
agroindustrie sucrière, notamment pour ce qui
concernait les crédits et l'exportation. Pour
favoriser cet accroissement, une partie
significative de la main-d'œuvre des plantations
provenait de salariés au noir, dont la plupart
habitaient les petites villes de la zone. La morada leur était fermée. Ils se reconnaissaient
eux-mêmes comme clandestinos (clandestins),
par opposition aux fichados (enregistrés), le
rapport aux droits sociaux jouant ici un rôle
classificatoire.
À Rio Formoso, les dirigeants syndicaux,
au nombre de ceux qui s'investissaient le plus
dans les procès, se faisaient aider par un
avocat de gauche qui cherchait à exploiter les
normes juridiques pour protéger du
licenciement les fichados résidant encore dans les
plantations. Cette stratégie eut pour effet
d'assurer la permanence de milliers de salariés
dans les engenhos, mais elle ne put
contrecar er la tendance des patrons à fermer la « porte »
aux nouveaux venus ou à refuser d'établir
avec eux des contrats de travail [Sigaud 1979
et 1993].
À Amaragi, Bezerra ne licencia personne
et continua, comme par le passé, à accueillir
des ouvriers sur ses terres, en en enregistrant
quelques-uns et en en laissant d'autres y
habiter et travailler comme clandestinos. Il
continua à distribuer des sitios et à jouer son rôle
de protecteur. Ce comportement était unique
dans la commune. Son frère, par exemple,
fermier de deux engenhos, poursuivait une
politique qui consistait à détruire les maisons des
salariés qui partaient et à ne plus octroyer de
sitios.
En 1979, date qui marque, au Brésil, le
début du processus de redémocratisation, il y
eut de nouveau des grèves en zone sucrière.
Les syndicats de Sâo Lourenço da Mata et de
Paudalho, communes situées au centre-nord de
la région, proposèrent, avec le soutien de la
Fédération des travailleurs agricoles de l'État
du Pernambuco (FETAPE) et de la
Confédération nationale des travailleurs agricoles
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES
(CONTAG) 15, un contrat collectif de travail
aux syndicats patronaux. N'ayant aucune
réponse après un délai de cinq jours, ils
appelèrent à la grève. Vingt mille salariés des deux
communes cessèrent le travail. Vingt-deux
autres syndicats, y compris celui de Rio Formoso, soutinrent la proposition de contrat
collectif et la grève. Les représentants patronaux
acceptèrent alors de négocier avec les leaders
syndicaux et finirent par signer un accord dont
allaient bénéficier les salariés de toute la zone
sucrière. Celui-ci prévoyait, entre autres, une
augmentation de salaire de 52 %, le
rétablissement du tableau de tarification des tâches
agricoles et de certains droits des salariés, tel le
paiement des heures supplémentaires, etc. Dans
les années qui suivirent, les contrats, dont la
durée était de douze mois, furent renouvelés
dans le cadre d'accords ou grâce à la médiation
du tribunal du travail, souvent à la suite
d'importants mouvements de grève.
Après ce premier contrat, les syndicats
parvinrent à inclure dans leurs revendications des
obligations auxquelles les salariés étaient très
attachés et qui renvoyaient à la tradition de la
morada, tels la concession du sitio, l'entretien
des maisons des salariés dans les plantations, et,
quelques années plus tard, une sorte de
protection des malades dont le transport à l'hôpital.
Lors de mes premiers séjours dans la région au
début des années soixante-dix, les ouvriers se
plaignaient de leurs patrons qui ne leur
donnaient plus de lopin de terre, ne les aidaient plus
lorsqu'ils étaient malades, ne se chargaient plus
de l'entretien de leur maison: ils accusaient les
«droits» ; une fois la loi établie, les patrons
éprouveraient de la «haine» à leur encontre.
Avec les contrats collectifs, des obligations de
la morada furent protégées par la contrainte
juridique : elles devinrent des droits.
Lors de la première grève à Rio Formoso, en
1980, l'arrêt du travail fut massif. Les dirigeants
syndicaux, cependant, ne parvinrent pas à faire
cesser l'activité à Amaragi. Bezerra et son fils
réagirent à l'antrée des leaders dans Yengenho.
Dans les années qui suivirent ils accordèrent
aux salariés des vacances collectives : c'était
leur façon à eux d'assurer l'interruption du
travail tout en faisant plaisir aux dirigeants
syndicaux (avec qui, du reste, ils avaient de bonnes
relations), et de montrer, aux uns et aux autres,
qui détenait le pouvoir à Amaragi. Avec les
grèves, le nombre des procès augmentait dans la
zone sucrière. Rio Formoso venait en troisième
position tandis qu' Amaragi n'en enregistrait
aucun. Les moradores de cet engenho, tout en
étant syndiqués, n'attaquaient pas Bezerra en
justice : la reconnaissance du patron comme un
homme «bon» le leur interdisait moralement.
Pour sa part, Amaro Pedro resta loyal envers
Bezerra, mais ne rompit pas pour autant ses
liens avec le syndicat. Il continua à fréquenter
les réunions et effectua à Amaragi tout un
travail pédagogique auprès des nouveaux venus : il
leur apprit ce qu'était le syndicat, son rôle dans
15. Depuis la légalisation des syndicats ruraux, les
petits propriétaires, métayers, tenanciers et salariés
agricoles devaient appartenir au même syndicat. La
structure syndicale de base était organisée au niveau
communal; dans chaque État, une fédération réunissait
l'ensemble des syndicats communaux (au Pemambuco
il s'agissait de la Federaçâo dos Trabalhadores na Agricultura do Estado de Pemambuco^ ; les fédérations
étaient regroupées dans une confédération nationale
(Confederaçâo National dos Trabalhadores na
Agriculture : CONTAG).
223
LYGI A S1GAUD
224
la défense des « droits » et les incita à participer
à ses activités.
Après l'établissement des contrats
collectifs, les syndicats mirent en place une politique
pour assurer l'enregistrement de tous les
salariés et en finir avec le travail au noir. Les
patrons se virent ainsi contraints d'établir des
contrats avec les clandestinos. En outre, ils
durent payer davantage, les grèves ayant
débouché sur l'augmentation des salaires et le
rétablissement du tableau de tarification des
tâches agricoles. C'est dans ce contexte et afin
de réduire le besoin en bras durant la moisson
que se généralisa l'usage des machines pour le
transport de la canne.
À Amaragi, où, depuis 1983, Bezerra avait
cédé la gestion de la plantation à son fils,
plusieurs clandestinos furent régularisés et on
investit dans de nouvelles machines. Des ouvriers
quittèrent Y engenho pour aller travailler à Sâo
Paulo, dans le sud-est du Brésil. Il s'agissait
tantôt de familles entières, tantôt de jeunes
célibataires dont les parents demeuraient à
Amaragi, Y engenho garantissant une sorte de «point
de chute». Quatre des quatorze enfants
d'Amaro Pedro et le mari de sa fille aînée
partirent pour Sâo Paulo. La fille, qui habitait dans
un engenho voisin, revint alors à Amaragi : elle
alla habiter chez son père avec ses enfants et se
mit à travailler. Deux ans plus tard, le mari
revint, elle le suivit dans une autre plantation tout
en gardant son contrat de travail à Amaragi.
Au début des années quatre-vingt-dix, pris
dans la mouvance néo-libérale, le
gouvernement fédéral changea de politique vis-à-vis de
l'agriculture sucrière : les subventions furent
suspendues, les taux d'intérêts augmentèrent et
les exportations furent privatisées. Dans la zone
des plantations du Pernambuco éclata une grave
crise : des licenciements massifs
ac ompagnèrent les faillites d'engenhos «particuliers» et
d'usines. Des trente-huit usines recensées,
quatorze n'étaient plus en activité en 1997. Après
avoir transformé quelque 26 millions de tonnes
de canne en sucre dans les années quatre-vingts,
ces établissements transformaient à peine 15
millions de tonnes en 1997. Vers la fin des
années quatre-vingt-dix, des quatre usines de Rio
Formoso et des alentours, seule Trapiche put se
restructurer ; Cucaû eut une survie précaire ;
Santo André n'exploitait plus ses engenhos et
Central Barreiros, l'usine la plus puissante du
Pernambuco dans les années soixante-dix,
ferma ses portes. Les syndicats tentèrent de
protéger les salariés du licenciement au moyen de
procès. Mais lorsque la stabilité de l'emploi fut
de plus en plus menacée, le pouvoir de
négociation des syndicats s'affaiblit, et on assista à une
précarisation des contrats de travail. Les procès
se multiplièrent, leur objet se modifia : il ne
s'agissait plus de veiller au respect des droits
sociaux et des contrats collectifs de travail mais
d'assurer le paiement des indemnités. Dans
cette nouvelle conjoncture, le MST
(Mouvement des travailleurs sans terre), organisation
paysanne créée dans les années quatre-vingts au
sud du pays pour promouvoir la réforme agraire
par l'occupation des terres, s'installa au
Pernambuco. En 1992, il organisa sa première
action d'envergure dans la commune de Rio
Formoso : plus de mille personnes, pour la
plupart des salariés agricoles, occupèrent les terres
de Y engenho Camaçari de l'usine Cucau. Les
dirigeants syndicaux de la commune
apportèrent leur soutien et participèrent à cette
opération. Rio Formoso connut d'autres occupations
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES
qui furent toujours marquées par une
conduit à l'hôpital, lui sauvant, d'après lui, la
collaboration entre le MST et le syndicat.
vie une deuxième fois. Accablé, il prit sa
Dès la fin des années quatre-vingts, Roberto, retraite et s'installa en ville, plus près des secours.
le fils de Bezerra, anticipant la crise, s'associa à Sa fille Quitéria, la seule de ses enfants à avoir
un entrepreneur allemand pour reconvertir un contrat de travail à Amaragi, s'occupa de
Amaragi au tourisme. Profitant de sa
son sitio. Le petit-fils qu'il avait élevé, Cabelocalisation privilégiée, entre la route et la partie la plus ludo, ne fut jamais unfichado, ni à Amaragi, ni
belle de la côte du Pernambuco, il fit de la
ailleurs. Né en 1970, il fut en âge de travailler
maison seigneuriale - la casa grande - un gîte rural (vers 14 ans) à une époque où les patrons
et commença à y recevoir un nombre important préféraient embaucher pour la moisson des jeunes
de touristes. Bezerra n'était pas d'accord, mais, avec des contrats à durée déterminée. Avec ce
vieux et malade, il ne put s'y opposer. En 1995, statut, il connut plusieurs engenhos et finit par
la crise gagna Amaragi : endetté auprès de la se stabiliser en ville chez son parrain, ancien
Banque du Brésil et en conflit avec l'usine qui dirigeant syndical. À Rio Formoso, il se lia à des
lui avait confisqué une partie de la production, gens du syndicat qu'il connaissait par ailleurs
Roberto n'était plus en mesure de payer les mo- (puisque son grand-père l'amenait souvent aux
radores. Au début, les salariés s'en sortirent réunions), et effectuait des « petits boulots ». En
avec le produit de leur lopin de terre et de la
1992, lors de l'occupation de Yengenho Camapêche ; quelques-uns travaillèrent au noir pour çari, il était au chômage. Un de ses amis du
d'autres patrons. Au bout de quelques semaines, syndicat l'invita à participer. Il se montra
la faim s'installa à Yengenho. Le fils du fermier réticent : occuper un engenho débordait son
fit tuer trois bœufs et distribua la viande aux
horizon. Une importante opération militaire
familles ; il obtint ensuite un crédit auprès d'un délogea les occupants. Quelque huit cents
magasin d'alimentation de la ville pour que les personnes, parmi lesquelles Cabeludo, décidèrent
de suivre les leaders du MST et du syndicat et
ouvriers puissent s'y approvisionner. La
suspension de la paie était une situation inédite pour les de s'installer dans un autre endroit pour
salariés d' Amaragi. Pour eux, le nouveau pa- * préparer une nouvelle offensive. En moins d'un an,
tron était le principal responsable : il avait
ils en feront trois autres : le groupe se réduisait,
privilégié le gîte et négligé l'agriculture sucrière l6.
mais Cabeludo en faisait toujours partie. En
Ils attendaient de lui qu'il trouve une solution,
1997, lorsque je le rencontrai pour la première
fois,
il était déjà « militant» 17 du MST,
qu'il joue son rôle de protecteur comme son
père. Néanmoins, ils redoutaient qu'il ne parte, responsable d'une micro-zone comprenant quelques
comme d'autres patrons de Rio Formoso, ou
que l'usine ne reprenne Yengenho.
16. La production de canne à Amaragi, qui était de
Lorsque la crise atteignit Amaragi, Amaro 30000 tonnes en 1970, n'excédait pas 6000 tonnes en
Pedro n'y était plus. Quelques années
1995.
auparavant, il avait été victime d'un accident cérébral
auquel il survécut grâce à Bezerra qui l'avait 17. C'est-à-dire permanent du MST.
225
LYGIA SIGAUD
226
communes de la côte, dont Rio Formoso, et il
participait activement aux occupations de
terres.
À Amaragi, Roberto n'arrivait pas à
surmonter la crise et finit par investir de plus en
plus dans le tourisme. Les salariés demeuraient
dans leurs sitios et cherchaient du travail
ailleurs. Le chômage sévissait dans toute la
région ; toutefois, les gens d' Amaragi restaient
privilégiés : ils ne furent pas mis à la porte et
purent continuer de cultiver leur terre pour leur
propre compte.
Le gouvernement fédéral avait entrepris
d'exproprier des plantations de la zone sucrière pour redistribuer les terres, de
préférence là où il y avait des occupations. À Rio
Formoso, deux engenhos avaient déjà été
saisis par l'Incra, institution chargée de
promouvoir la réforme agraire au Brésil. Roberto vit
certainement dans l'expropriation une solution
à la crise d' Amaragi : il pourrait ainsi profiter
d'indemnités compensant toutes les
améliorations que son père avait apportées depuis
1952 ; les indemnités relatives à la terre iraient
à l'usine Central Barreiros dont dépendait
Yengenho. Il s'entendit avec les dirigeants
syndicaux de Rio Formoso pour qu'ils fassent
auprès de l'Incra la demande d'expropriation :
en 1998, Amaragi fut saisi. À la différence
d'autres engenhos de la région qui, quand ils
furent expropriés, étaient déjà presque vides,
tels ceux du frère de Bezerra 18, Amaragi
hébergeait encore pas loin de quatre cents
personnes. Il s'agissait de familles qui résidaient
là depuis des dizaines d'années. Elles avaient
pu rester grâce à la protection exceptionnelle
dont elles bénéficiaient. Et même si, à l'instar
des autres patrons, ni Bezerra ni son fils ne
respectaient l'intégralité des droits sociaux, les
moradores d' Amaragi, par gratitude,
s'abstenaient de porter plainte auprès des tribunaux.
Voulant être à la hauteur de son père, Roberto
fit tout pour leur payer ce qu'il leur devait au
moment de l'expropriation. En accord avec les
dirigeants syndicaux de Rio Formoso, il
demanda que le montant de sa dette soit déduit
de ses indemnités. Il fut le seul de toute la
région à procéder ainsi. Tandis qu'ailleurs les
salariés des engenhos durent aller en justice
pour recevoir leur dû, à Amaragi le patron prit
les devants. Jusqu'à la fin, il voulut préserver
sa réputation et échapper au déshonneur d'être
traîné en justice.
Tout ce que le droit doit à l'honneur
Être reconnu et estimé comme un «homme
bon» fut pour Bezerra le sens par excellence
qu'il donna à sa vie, et il se conduisit en ayant
soin de ne pas ternir cette image I9. Ce souci
l'amena à respecter la tradition de la morada
dans un contexte où les patrons se dérobaient
de plus en plus à leurs obligations et
valorisaient de moins en moins la générosité.
Unanimes, les salariés d' Amaragi le décrivaient
comme un homme «en or», même après sa
disparition. Cependant la vénération qu'ils
avaient pour lui dépassait sa propre personne et
18. De ce frère le vieux Bezerra disait qu'il ne savait
pas «donner», ce qui voulait dire qu'il n'était pas aussi
« bon » que lui.
19. Ce sont les ouvrages de N. Elias, en particulier son
étude sur Mozart [1991], qui ont attiré mon attention
sur le fait qu'il est important de prendre en compte le
sens que les individus donnent à leur vie pour
interpréter leurs conduites.
HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES
correspondait davantage à un attachement
profond à la tradition.
C'est cet attachement à son image qui est à
l'origine de sa relation au droit : n'étant pas un
converti de la législation sociale, Bezerra se mit
néanmoins en règle dès le début. Il évita ainsi
que le mouvement social ne s'étende à Amaragi
et garantit la continuité de son pouvoir et de sa
renommée. Dans ses propos, il s'efforçait de
présenter le respect des droits comme une
preuve de sa bonté et non comme une
soumission de sa part à une autorité juridique. C'est de
cette façon que le percevaient ses hommes : il
exerçait une domination personnalisée.
Le monde avait changé mais Bezerra
persistait à agir comme «avant les droits» et la
révolte paysanne. Il avait accueilli un
«communiste» en la personne d'Amaro Pedro,
l'avait traité comme un de ses moradores,
parce qu'il ne pouvait faire autrement, et lui
avait accordé son pardon lorsque ce dernier
s'était humilié devant lui. En agissant ainsi,
Amaro Pedro avait rendu à Bezerra l'hommage
dont ce dernier avait besoin. Cet exemple
montre jusqu'où un patron peut aller dans la
gestion de ses relations avec ses moradores,
parvenant à cet «anachonique triomphe de
l'honneur», pour reprendre les termes de Duby
[1984 : 186] à propos de Guillaume le
Maréchal, à qui on pourrait comparer le personnage
de Bezerra.
Amaro Pedro était un homme laconique qui
ne se mettait jamais en valeur contrairement à
Bezerra. Son rôle héroïque dans les luttes pour
la défense des nouveaux « droits » ne fut jamais
de sa part l'occasion d'un discours d'autoconsécration. Il acquit cependant une bonne
réputation. Ses qualités étaient certainement
appréciées de ses pairs qui les jugeaient
appropriées pour affronter les patrons. Être un
délégué syndical était une position prestigieuse et il
en était fier au point d'avoir refusé, dans un
premier temps, l'invitation de Bezerra. Au
moment où il fut en danger, ses compagnons
syndicaux ne purent rien pour lui, victimes eux
aussi de la répression. Il ne faillit en rien
lorsqu'il sollicita la protection de Bezerra: lui
qui se battait pour que les rapports à l'intérieur
des plantations soient réglés autrement n'eut
d'autre choix que de recourir à la tradition.
Intenter un procès à son patron un an après avoir
obtenu sa protection ne paraît inconvenant que
si l'on s'enferme, comme Bezerra, dans la
logique du don. Car cet acte témoignait en réalité
de la volonté d'Amaro Pedro de voir le droit
respecté, et de sa loyauté envers ses
compagnons du syndicat.
Il ne revient pas à l'anthropologue de
remettre en cause la version que les
protagonistes ont donnée des événements. Néanmoins
il lui est permis d'émettre d'autres hypothèses :
il est probable qu' Amaro Pedro se soit
interrogé dès le début sur son geste et qu'il se soit
senti tiraillé tout du long entre la déposition de
la plainte et l'audience.
Pendant les vingt-quatre années qu'il passa
à Amaragi, Amaro Pedro n'exerça pas de
véritables fonctions syndicales mais il était
familier des rassemblements et était reconnu des
dirigeants. Durant cette même période, il resta
fidèle à Bezerra et ne remit jamais en cause son
autorité. Il sut concilier ses devoirs à l'égard du
syndicat et à l'égard du patron. Son petit-fils
participe aujourd'hui à la promotion de la
réforme agraire, de la même façon qu'il participa
à la généralisaton des droits sociaux.
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