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Études rurales Honneur et tradition dans les plantations sucrières du Nordeste (Brésil) Lygia Sigaud Abstract Honor and tradition on sugarcane plantations in Nordeste (Brazil) The results of field work conducted in 1995 on a sugarcane plantation in northeastern Brazil are used to reconstitute the political itinerary of Amaro Pedro, a wage-earning peasant who became a union delegate following the 1964 coup. The accounts collected illustrate the conflict between the peasant movement's political agenda, which advocated recourse to the judicial system, and the ties of dépendance that, based on honor, protection and gratitude, bound peasants to landowners. Résumé À partir d'une enquête de terrain menée en 1995 dans une plantation de canne à sucre du Nord- Est du Brésil, l'auteur reconstitue l'itinéraire politique d'Amaro Pedro, paysan salarié devenu délégué syndical après le coup d'État militaire de 1964. Les témoignages recueillis illustrent le conflit entre les enjeux politiques du mouvement paysan qui préconise le recours aux institutions juridiques et les liens de dépendance qui unissent les paysans aux propriétaires fonciers, fondés sur l'honneur, la protection et la gratitude. Citer ce document / Cite this document : Sigaud Lygia. Honneur et tradition dans les plantations sucrières du Nordeste (Brésil). In: Études rurales, n°149-150, 1999. Justice et sociétés rurales. pp. 211-228; doi : https://doi.org/10.3406/rural.1999.4714 https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1999_num_149_1_4714 Fichier pdf généré le 07/01/2019 HONNEUR LYGIA SIGAUD ET TRADITION PLANTATIONS DU NORDESTE (BRÉSIL) Au Brésil, au lendemain du coup d'État du 1er avril 1964, le mouvement paysan connut une répression sanglante. Ce fut le cas notamment dans la zone des grandes plantations sucrières du Pernambuco au Nordeste, où, dès l'extension, en 1963, des droits sociaux à ceux qui travaillaient la terre, il y eut des manifestations et des grèves spectaculaires pour faire respecter ces droits. À Rio Formoso, commune située sur la côte sud-est1, le syndicat fut saccagé et les leaders qui n'avaient pas réussi à s'échapper furent mis en prison et torturés, d'autres furent assassinés par les militaires après avoir été dénoncés par leurs patrons. C'est dans cette conjoncture qu' Amaro Pedro, délégué syndical de la plantation Porto Alegre, sentant venir le danger, demanda à José Bezerra, patron d' Amaragi, réputé être un homme «bon», de le protéger. Celui-ci l'accueillit dans son engenho (plantation) et, lui donnant une maison et un lopin de terre, en fit l'un de ses moradores, comme on appelait alors les salariés agricoles. Quelques mois après le coup d'État, grâce à l'intervention des prêtres de l'Église catholique auprès des militaires2, les syndicats firent leur Études rurales, janvier-juin 1999, 149-150 : 211-228 Okm Amérique du Sud réapparition et commencèrent leur restructuration. Les grèves et les manifestations étaient interdites, mais pas le recours aux institutions 1. Rio Formoso est une des cinquante-six communes de la zone sucrière du Pernambuco, qui représente 12,6 % des terres de l'ensemble de l'État. Elle s'est constituée à partir d'une plantation qui y fut installée vers 1637, lors de la colonisation portugaise. Dans les années soixante, elle couvrait 433 km2 et comptait 27000 habitants, dont les deux tiers résidaient en zone rurale. 2. Sur le rôle de l'Église catholique, voir M. Palmeira [1977]. LYGIA SIGAUD 212 juridiques : les dirigeants syndicaux incitaient les salariés à dénoncer auprès des tribunaux la violation des droits sociaux. En 1965, ayant repris contact avec le syndicat, Amaro Pedro décida de porter plainte contre Bezerra pour non-paiement de certains dûs. Le patron eut du mal à y croire ; il fit venir le salarié qui confirma les faits. Le jour de l'audience, ils se retrouvèrent tous deux devant le juge. Bezerra, condamné, paya sa dette. En rentrant à Vengenho, il fit dire à Amaro Pedro qu'il ne voulait plus le voir. Le lendemain, ce dernier, en larmes, lui demanda pardon et restitua l'argent reçu la veille. Ils se réconcilièrent. Le patron, le premier, me rapporta cet épisode. En 1995, je le rencontrai à Amaragi. Il avait 74 ans, habitait toujours dans Vengenho, mais avait déjà pris sa retraite et délégué la gestion de la plantation à son fils unique, Roberto. À la fin d'un entretien qui portait sur son parcours individuel3, il inversa les rôles, disant qu'il voulait me poser une question : « Pourriezvous m' expliquer pourquoi, après tout ce que j'ai fait pour lui, il [Amaro Pedro] a fait ça [aller en justice] contre moi?» Trente ans plus tard, le vieil homme n'arrivait toujours pas à comprendre ce qui s'était passé et continuait à s'interroger. La veille, me dit-il, il avait discuté avec l'administrateur d' Amaragi. Bezerra mourut en 1996. En 1997, je rencontrai Amaro Pedro, âgé alors de 74 ans. Il avait pris sa retraite et, depuis 1988, n'habitait plus à Vengenho. Il s'était installé dans une petite maison de Rio Formoso, tout en conservant son lopin de terre d' Amaragi, dont s'occupait sa fille aînée. Il raconta son histoire. C'est à la sortie de l'audience qu'il avait mesuré la portée de son acte : «Mais qu'est-ce que j'ai fait à M. José Bezerra?» Il s'était alors rendu chez son patron qui eut ces mots : « Allez, au travail. Je ne vais pas vous haïr ni vous mettre à la porte. » Porter plainte contre Bezerra fut une « faiblesse d'esprit», me dit Amaro Pedro, et il ne l'en regretta que plus. Il n'a plus jamais porté plainte contre son patron et il a pleuré sa mort. L'accueil d'un militant syndical, le procès, la demande et l'accord de pardon étaient des faits que l'on peut qualifier d'exceptionnels dans les grandes plantations sucrières. Traditionnellement, les patrons pouvaient héberger des personnes accusées de crime, de vol ou bien des opposants politiques recherchés par la police, car cette dernière ne défiait pas le pouvoir des patrons dont l'autorité sur les engenhos était pleinement reconnue. Mais on ne s'attendait pas à ce qu'ils abritent des gens qui remettaient en question l'ordre établi. Dans les années qui suivirent le coup d'État, intenter un procès à son patron devint une pratique courante chez les salariés agricoles. Il n'allait pour autant pas de soi qu'une personne endettée à l'égard de son patron le poursuive en justice : la dette morale annulait généralement la dette juridique. Le regret néanmoins arrivait toujours après la plainte et non pas après l'audience, laquelle ne survenait que dans un délai de trois mois au moins. Pardonner à quelqu'un qui était allé jusqu'au bout de la procédure ne s'envisageait même pas : les patrons recouraient plutôt à des représailles. 3. À cette époque je menais une recherche sur le règlement juridique des conflits dans la commune de Rio Formoso [Sigaud 1996]. HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES Des cas exceptionnels, voire des cas contraires, mettent en lumière ce qui reste caché dans les analyses centrées sur les modèles normatifs, qui finissent par produire une vision simplifiée et appauvrie du monde social comme si son fonctionnement était simple et net. Comme le soulignait Max Weber [1964], les choses sont floues4. Mais les cas contraires ne prennent de sens qu'une fois inscrits dans leur configuration socio-historique. On se propose ici de restituer les conditions sociales qui entouraient le cas Bezerra-Pedro. Ce faisant, on cherchera à comprendre la dynamique complexe qui a introduit le droit comme régulateur des rapports sociaux dans les plantations sucrières du Nordeste, ainsi que le processus qui a incité les individus à agir en se fondant sur le juridique. Les nouveaux « droits » José Bezerra était originaire d'une commune située dans l'ouest de la zone sucrière. Fils aîné d'un propriétaire <T engenho, il arriva à Rio Formoso en 1952, à 32 ans, pour prendre en fermage Amaragi qui appartenait à l'usine Central Barreiros. Son frère Carlos, venu à la même époque, devint lui aussi fermier d'un domaine de la même usine. Ils faisaient partie d'une famille comptant vingt-deux héritiers, et leur départ de la maison paternelle n'était certainement pas sans rapport avec les chances minimes qu'ils avaient de s'en sortir chez eux. L'expansion de la production de la canne à sucre alliée à une conjoncture favorable du marché international offrait de nouveaux débouchés ; l'usine mit en place une politique de valorisation de son patrimoine foncier. Les terres prises en charge par les deux frères étaient alors quasiment inexploitées ; ils étaient censés y développer la culture de la canne et, selon les termes du contrat de fermage, vendre à l'usine la production, après la récolte. Depuis le début de la colonisation portugaise, le sucre était fabriqué dans les engenhos. Ce n'est qu'au XXe siècle que sa production sera concentrée dans des unités industrielles. Cependant, la culture de la canne s'effectuait toujours dans des engenhos gérés par les industriels du sucre, par de grands propriétaires et par des fermiers. Bezerra ne disposait que d'un petit nombre d'hommes à Amaragi et il lui en fallait davantage pour exploiter un engenho de 1 200 hectares : la production de la canne se faisait à l'époque - et se fait encore de nos jours - avec de grands contingents de main-d'œuvre. Il fit venir des centaines de bras supplémentaires et reproduisit le type de rapports sociaux qu'il connaissait depuis son enfance dans Y engenho de son père : la morada5. Dans ce cadre, le patron nouait un lien personnel avec chacun de ses salariés. Celui qui voulait travailler dans un engenho s'adressait au patron pour lui demander une morada. Celle-ci comprenait une maison, le droit de cultiver un lopin de terre pour lui-même et une rémunération pour son travail dans la 4. Dans la tradition anthropologique, E. Leach [1964] a mis en évidence ce caractère flou des choses dans son étude du système politique des Kachins, sur laquelle il est s' appuyé pour faire la critique des modèles à la mode dans l'anthropologie sociale britannique et chez LéviStrauss. 5. Morada signifie habitation. Les rapports sociaux se structuraient à partir de la concession d'une maison, d'où la designation «rapports de morada». Concernant les * règles de la morada», voir M. Palmeira [1978]. 213 LYGIA SIGAUD 214 plantation. Une fois engagé comme morador, l'employé pouvait compter sur la protection de son patron, notamment dans les moments difficiles, tels la maladie et la mort; il savait aussi que le patron lui ferait des cadeaux (des vêtements à Noël, du poisson à Pâques et de la viande fraîche de temps en temps). En échange, il s'engageait à ne travailler que pour lui et à lui rester fidèle. Ces choses n'étaient ni formulées lors de la demande et de la concession de morada ni consignées. Tout était implicite et tous connaissaient les règles du jeu. Dans les usines, la demande de morada était adressée à l'administrateur de Yengenho. Si les relations avec le patron n'y étaient pas aussi personnelles, les industriels tenaient toutefois à respecter quelques-unes des règles de morada pour ne pas décourager les salariés : ainsi leur permettaient-ils également de cultiver leur lopin et les protégeaient-ils à travers les services sociaux qu'ils implantaient dans les usines6. Du point de vue de l'observateur la protection et les cadeaux étaient des obligations patronales, le devoir de ne pas travailler ailleurs et d'être loyal incombait aux moradores. Ces relations reposaient sur une entente tacite et leur légitimité était fondée sur la croyance à la tradition au sens webérien du terme [op. cit.]. Mais, si les devoirs du salarié étaient considérés comme de véritables dûs, les obligations du patron étaient perçues comme des dons et comme l'expression de sa bonté. Si le salarié avait le sentiment d'être endetté, le patron, lui, se voyait comme un donateur. Être généreux était une valeur suprême, et le prestige des patrons se mesurait, entre autres, aux signes extérieurs de leur magnanimité7. José Bezerra faisait tout pour se comporter comme un « bon patron » et il en avait acquis la réputation. Il commençait donc à attirer des ouvriers à Amaragi, recrutant ainsi sa maind'œuvre. Amaro Pedro naquit dans Yengenho Canto Alegre, à Rio Formoso, dans une famille de salariés agricoles depuis des générations. Sa mère était originaire d'un autre engenho, Porto Alegre, où elle avait été élevée par la patronne dans la maison seigneuriale, la casa grande. De son père on sait seulement qu'il exerçait une fonction qualifiée : il s'occupait des bêtes de somme. Comme c'était souvent le cas pour ce type de personnel, les patrons se le disputaient, et il avait une forte mobilité professionnelle. Ainsi, durant son enfance, Amaro Pedro connut plusieurs engenhos. En 1945, à 23 ans, il vivait dans la plantation où était née sa mère. Devenue veuve, la patronne avait délégué la gestion de Porto Alegre à son fils et s'était installée à Recife, capitale du Pernambuco. Elle avait emmené Amaro Pedro, son filleul, et sa sœur : leurs parents étant décédés, elle s'en sentait responsable, et elle les incita à faire des études. Amaro Pedro choisit toutefois de prendre son destin en main et repartit pour Rio Formoso. Il se plaça dans divers engenhos, comme le faisaient les jeunes célibataires qui ne pouvaient légitimement prétendre à la morada, celle-ci étant réservée aux chefs de famille. Il travailla 6. Les usines utilisaient l'argument de la protection sociale pour attirer la main-d'œuvre vers leurs engenhos [Sigaud 1993 : 27-28]. 7. La générosité comme valeur de prestige apparaît dans les mémoires écrits par les patrons. Voir J. Bello [1985], J.A. Correa de Oliveira [1988] et J. Nabuco [1995]. HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES toujours dans des engenhos «particuliers», (c'est ainsi qu'on désignait les plantations exploitées par un propriétaire ou par un fermier pour les distinguer de celles dirigées par des industriels) et finit par se réinstaller à Porto Alegre, où il se maria et devint morador. Depuis le début des années cinquante, un ensemble d'indices annonçait un bouleversement des rapports de morada. Les patrons, toutes catégories confondues, cherchaient à élargir leur production: progressivement, ils ôtaient aux salariés la jouissance des terres d'où ils tiraient une partie de leur subsistance, et modifiaient les formes de rémunération dans le but d'accroître leur productivité. Ils commencèrent en outre à se dérober à leur rôle de donateurs dans les moments critiques. Cette rupture unilatérale permit aux moradores de rompre avec les règles qu'ils acceptaient comme allant de soi, notamment celle qui leur dictait d'être loyaux envers leur patron et de ne pas remettre en cause son autorité. Vers 1955, dans l'ouest de la zone sucrière, un important mouvement social aboutit à la constitution des ligues paysannes8. Dans les années qui suivirent, le mouvement paysan gagna le reste de la région. La création de syndicats fut solidement soutenue par des militants communistes, trotskistes et catholiques de gauche, et par le gouvernement fédéral qui voulait briser le pouvoir des grands propriétaires fonciers. D'autres organisations paysannes virent le jour et la pression dans les campagnes en faveur des droits sociaux et de la réforme agraire devint de plus en plus forte après 1961. En 1963 fut votée par le Congrès national la loi étendant les droits sociaux à ceux qui travaillaient la terre : Estatuto do trabalhador rural (Statut du travailleur rural). Elle imposait aux patrons de nombreuses obligations et, en cas de conflit, la médiation du tribunal du travail9. L'extension des droits sociaux aux ouvriers agricoles fut un événement majeur au Pernambuco. Au lendemain du vote de la loi, le respect des nouvelles normes juridiques devint un enjeu. Les conditions politiques étaient favorables avec l'arrivée au gouvernement de Miguel Arraes. Élu avec le soutien des forces sociales dites «progressistes», il garantit la liberté d'organisation et d'expression dans la région des plantations: la police militaire n'intervenait plus pour réprimer les rassemblements dans les engenhos [Callado 1964]. Les syndicats appelèrent à la grève et à des manifestations pour le paiement du salaire minimum et du treizième mois, et appuyèrent les premiers procès intentés par les salariés contre la violation des droits. S'ouvrirent alors cinq tribunaux du travail dans la région. Grâce à la médiation du gouverneur, on établit entre les dirigeants syndicaux des patrons et ceux des salariés le premier contrat collectif de l'histoire des plantations : il prévoyait, 8. Sur les transformations sociales qui eurent lieu dans la zone sucrière à cette époque, voir M. Correia de Andrade [1964], C. Furtado [1964] et L Sigaud [1979]. 9. Depuis le milieu des années cinquante, de vives discussions à ce sujet animaient le Congrès national. Le projet de loi fut l'aboutissement des efforts du parti travailliste brésilien (Partido Trabalhista Brasileiro) d'implantation urbaine et de la coalition qui soutenait le gouvernement contre les grands propriétaires fonciers opposés à l'extension de la législation du travail et à la mise en place des syndicats ruraux. C'est à l'initiative de la Présidence de la République qu 'en 1962 furent rédigés les décrets d'application de la loi qui, dès les années quarante, avait prévu la création de ces syndicats. 215 LYGIA SIGAUD 216 entre autres dispositions, un tableau de tarification des tâches agricoles, avec pour objectif de contrecarrer l'imposition patronale des prix et l'accroissement des tâches, ce qui jusque-là constituait l'objet principal des conflits. À Amaragi, Bezerra tenta de s'adapter : il signa les cartes de travail, se mit en règle avec quelques-unes de ses obligations et ne s'opposa pas à ce que le syndicat promeuve l'élection d'un délégué parmi ses moradores. Sa conduite était unique à Rio Formoso. Partout, les patrons résistaient à l'application de la loi et au travail syndical. Les conflits se multiplièrent autour du respect des « droits », catégorie très symbolique utilisée par les salariés pour désigner les nouveaux devoirs des patrons. À Porto Alegre, ses compagnons d'engenho et les dirigeants du syndicat de la commune voulurent faire d' Amaro Pedro leur délégué syndical : il refusa. Ne sachant pas lire, il ne se jugeait pas à la hauteur. Ses amis insistèrent : pour eux, Amaro Pedro avait une «bonne tête», une «bonne théorie». Il finit par céder. Les revendications, à Porto Alegre comme ailleurs, portaient souvent sur la média, à savoir l'augmentation des tâches agricoles, et sur sa rémunération. Lorsqu'ils trouvaient la média exagérée, les ouvriers chargeaient Amaro Pedro de négocier avec le patron. S'ils ne parvenaient pas à un accord, Pedro faisait appel au syndicat. En cas d'impasse, c'était la grève. Des soulèvements généraux pouvaient mobiliser les salariés de toute la commune : ce fut le cas pour le paiement du treizième mois. Seul Vengenho d' Amaragi demeurait à l'écart du mouvement social. Bezerra faisait des réunions hebdomadaires avec ses moradores pour leur dire qu'il était de leur côté et qu'ils n'avaient pas besoin de faire la grève. C'est ce que me raconta l'ancien délégué syndical, Zé Chico. Alors, «par respect» ou «par peur», dit-il, ils n'arrêtaient pas le travail et étaient, par conséquent, mal vus des autres salariés de la commune. Trente ans après ces événements, Bezerra affirmait avec fierté n'avoir pas eu de grève chez lui parce qu'il était «bon». L'argument de la «bonté» constituait une espèce de doxa chez les moradores d' Amaragi : certains allaient jusqu'à dire que leur patron « ne méritait pas » une grève. La chasse aux « communistes » Après le coup d'État du 1er avril 1964, le monde s'écroula pour les leaders paysans, notamment pour Amaro Pedro. D fut dénoncé par son patron comme «communiste» et «agitateur», accusations les plus fréquentes à l' encontre de ceux qui avaient participé activement au mouvement social. La police vint le chercher à Porto Alegre. Il réussit à s'échapper et courut chez Bezerra à Amaragi. Amaragi était Vengenho le plus productif de la commune et manquait de bras pour les moissons. Avec l'autorisation des patrons, Bezerra faisait venir à l'occasion des salariés de plantations voisines. C'est dans ces circonstances qu'Amaro Pedro commença à fréquenter ces lieux. Le patron d' Amaragi s'était fait élire maire de Rio Formoso en 1958, après avoir battu le candidat soutenu par l'usine locale, et il gouverna la commune jusqu'en 1962. Bien qu'Amaro Pedro ne fasse pas précisément référence à la gestion du maire, il est probable que c'est à cette époque que Bezerra secourut les habitants de Porto Alegre. Il savait déjà que Bezerra aidait HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES beaucoup de monde, allant jusqu'à conduire les moradores à l'hôpital dans sa propre voiture. De plus, il put observer les signes d'une bonté qui l'intéressait davantage : il n'était pas interdit aux salariés d' Amaragi de cultiver la terre ; plusieurs d'entre eux possédaient un lopin avec des arbres fruitiers (sitio), l'idéal des moradores, symbole d'un rapport plus durable avec le patron [Palmeira 1978 : 307]. Dans l'acte de donner un sitio déjà aménagé ou d'autoriser le travailleur à en aménager un lui-même, le patron signifiait qu'il l'appréciait et voulait qu'il demeure sur ses terres. De son côté, le salarié se sentait plus assuré et plus libre de faire, pour sa famille, un peu de culture et d'élevage. À Porto Alegre, Amaro Pedro habitait dans l'enclos de Yengenho, le cercado. Sa femme élevait des chèvres, des porcs et des poulets, mais ils ne pouvaient avoir de bétail et n'espéraient pas se voir donner un sitio. Un jour, Amaro Pedro rencontra Bezerra. Son récit abonde en détails. Après avoir travaillé à Amaragi, alors qu'il rentrait chez lui, à pied, par un des chemins de Yengenho qui donnait sur Porto Alegre, il croisa le patron accompagné d'un «employé» (empregado)10, Bezerra le salua poliment, preuve de sa bonté. Il demanda à Pedro où il habitait, quel travail il savait faire, questions types pour un candidat à la morada. Puis il lui proposa de venir loger chez lui, à Amaragi, où il pourrait cultiver un lopin et élever des vaches. Bezerra était certainement au courant des interdictions imposées par le patron de Porto Alegre. Inviter quelqu'un à devenir morador n'était pas fréquent. C'était plutôt le salarié qui se présentait au patron pour demander la morada. Certes, à Amaragi, on avait besoin de bras, mais Bezerra ne prenait pas n'importe qui. Il avait sûrement tendu vanter les qualités de Pedro par les «employés» qui côtoyaient la main-d'œuvre avant que ne s'engage le dialogue. Amaro Pedro ne refusa pas, sans accepter pour autant. On peut penser qu'il préférait rester à Porto Alegre pour poursuivre ses activités syndicales. À l'heure où les choses s'envenimèrent, il vint se réfugier à Amaragi. Bezerra me raconta qu'en avril 1964 «cet homme » était arrivé avec deux autres (en fait il ne prononça pas le nom d' Amaro Pedro). Il me présenta le personnage ainsi : «l'homme» n'habitait pas chez lui, il était morador d'un autre senhor de engenho. Bezerra ajouta que ce dernier était «un peu pervers» à l'égard de l'ouvrier, qu'il voulait le mettre à la porte et l'avait dénoncé. Pour sa part, il connaissait déjà cet homme et trouvait qu'il était «bon». Amaro Pedro lui aurait dit : « M. Bezerra, je suis venu pour que vous me protégiez, parce que vous savez, vous me connaissez, vous savez que je ne suis pas un agitateur. Je ne suis pas ça. C'est untel qui a dit que j'étais un agitateur et la police est venue me chercher pour me tuer. J'ai pu m'échapper, mais je crains pour ma famille. Je voudrais que vous fassiez venir ma famille dans votre engenho. » Bezerra lui aurait répondu : « Regarde, tu es un homme comme tout le monde [. . .] et moi je te connais, je sais que tu n'es pas comme ça. Mais de toute façon la police te cherche. Si je fais venir ta famille, ça sera moi, au lieu de toi, que la police viendra chercher. Parce que si tu protèges un voleur, la police vient et si tu ne la laisses pas l'emmener, c'est toi le responsable. » Sur ces 10. Nom désignant aussi bien l'administrateur (le second après le patron) qu'un contremaître. 217 LYGIA SIGAUD 218 mots, il permit aux trois hommes de dormir à Amaragi. Deux repartirent le lendemain et il ne les vit plus jamais. Une semaine après, il fît ramener de Porto Alegre la famille et les affaires de « l'homme ». Le jour même, la police vint à Amaragi arrêter Amaro Pedro et accusa Bezerra d'abriter un «agitateur». Celui-ci répondit : « Non, cet homme n'est pas un agitateur. Vous devriez mettre en prison le propriétaire de Vengenho. C'est lui l'agitateur. Mais pas cet homme. L'homme est pauvre, démuni. Vous faites ça parce qu'il n'a pas les moyens de se défendre. Pourquoi vous ne faites pas ça avec moi ? Pourquoi pas ?» Le capitaine (c'était en fait l'armée et non pas la police qui commandait la répression) insista. Bezerra le menaça : «Ça ne sera pas facile pour vous. Je vais rassembler les gens d' Amaragi pour protester dans les rues contre vous. » Et il ajouta : «Je le fais. Ne le prenez pas sinon je vais le faire.» Le capitaine s'en alla sans emmener Amaro Pedro. Par la suite, Bezerra eut des ennuis avec les militaires qui l' interpelèrent à plusieurs reprises. Il dut se rendre à Recife pour faire des dépositions. Comme il avait le statut d'ancien combattant u, il parvint à se débarras er des accusations. Ses allers en ville étaient suivis de près par les moradores d' Amaragi. Le délégué syndical précisa qu'ils s'inquiétaient pour lui et se demandaient à chaque fois s'il allait revenir. Bezerra conclut son récit en insistant sur la bonté dont il avait fait preuve à l'égard de son morador Amaro Pedro et sur le courage qu'il avait déployé pour affronter les militaires. «C'est ainsi que l'histoire s'est passée, mon amie. L'homme est resté. Je lui ai donné une maison. Qu'en pensez- vous ? » Dans sa version des faits, Amaro Pedro vint sur la dénonciation faite par son patron et sur l'épisode de la police. Il ne fit allusion ni aux deux compagnons ni aux propos que Bezerra lui attribuait. Il ne raconta pas grandchose. On peut supposer qu'il lui demanda une maison. Bezerra lui dit qu'il pouvait venir, qu'il y avait une maison pour lui. Il ne serait agi là que d'une formule traditionnelle s'il n'avait ajouté que le patron lui avait affirmé n'avoir rien à craindre, que la police ne lui ferait rien parce que, à Amaragi, tout était à lui. Puis, comme dans la narration de Bezerra, la police vint le chercher à Vengenho et ne l'emmena pas, grâce au patron. Ces faits étaient connus à Rio Formoso. Ils furent certainement transmis aux plus jeunes par les vieux militants et peut-être par Bezerra lui même. Les dirigeants syndicaux d'aujourd'hui en font souvent mention lorsqu'ils racontent les événements de 1964 : Bezerra est cité comme le patron qui s'est comporté différemment des autres, qui a protégé ceux que les militaires persécutaient, qui a pris des risques. Une autre histoire, demeurée dans l'ombre, survint à Amaragi : l'emprisonnement de Zé Chico, le délégué syndical. On m'en avait parlé en 1995, mais sans en préciser les circonstances. Quatre ans plus tard, au cours d'un entretien, Zé Chico me dit qu'il avait été enfermé quinze jours, peu après le coup d'État. La police était venue le chercher à deux reprises dans Yengenho. La première fois, il avait réussi à s'échapper, mais pas la deuxième. Bezerra prétendit avoir appris après coup seulement son arrestation et affirma que, grâce à lui, il n'avait 11. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Bezerra participa aux patrouilles de surveillance sur la côte nordeste. HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES pas été battu. «Moi, j'en sais rien», ajouta le délégué, visiblement sceptique. Il rapporta ensuite les rumeurs qui circulaient parmi les moi adores d' Amaragi : en arrivant à Vengenho, les policiers avaient demandé qui était le délégué; Bezerra leur aurait indiqué un morador qui connaissait l'adresse de Zé Chico; c'est ainsi qu'ils avaient trouvé son sitio. L'ancien délégué croyait évidemment davantage à cette version qu'à celle du patron, mais il ne lui en voulait pas. Plusieurs raisons selon lui justifiaient la conduite de Bezerra : il n'avait pas le choix, il ne pouvait pas nier l'existence d'un délégué syndical, etc. À sa sortie de prison, Zé Chico revint à Amaragi où il vécut et travailla jusqu'à sa retraite. Comme Amaro Pedro, il habitait une petite maison dans la ville de Rio Formoso, et gardait son lopin de terre dans Vengenho, un des plus beaux d'après les moradores, surtout pour ses arbres fruitiers, lesquels révélaient un énorme investissement personnel. Il faudrait en savoir plus sur ces deux épisodes - la poursuite d' Amaro Pedro et l'emprisonnement de Zé Chico - pour pouvoir en tirer des conclusions, mais on peut d'ores et déjà analyser la conduite du patron. Que Bezerra ait envoyé ou non quelqu'un montrer la maison de Zé Chico aux militaires est secondaire. Même dans le bouleversement de l'ordre social qui fit suite au coup d'État, on aurait du mal à croire que les policiers soient entrés dans Vengenho sans que Bezerra soit au courant. Et si, par hasard, il avait été absent, ils n'auraient pas osé pourchasser Zé Chico dans les terres d' Amaragi, sans l'autorisation du patron. On peut donc supposer que Bezerra avait été informé. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi il n'a pas empêché que soit emprisonné un de ses moradores, à qui il avait témoigné depuis des années sa confiance en lui attribuant un sitio, alors que, pour Amaro Pedro qu'il connaissait à peine, il a pris des risques et a affronté les militaires ? Si le cas d' Amaro Pedro l'avait déjà obligé à aller s'expliquer devant les autorités militaires, il n'était probablement plus en mesure d'affronter la police. Mais on peut aussi envisager que l'affaire Zé Chico se soit produite juste après la prise du pouvoir par les militaires : Bezerra aurait été pris par surprise ; il se serait senti impuissant. La situation d' Amaro Pedro lui aurait fourni une chance de rédemption. Les circonstances ne sont d'ailleurs pas les mêmes. Lorsqu' Amaro Pedro vint le voir, c'est bien une maison qu'il demandait. Tout se passa comme s'il avait finalement accepté l'invitation de Bezerra. Ce dernier fut en quelque sorte « coincé » : dire non, c'était ne pas tenir parole. Pour quelqu'un comme Bezerra, qui avait de lui l' image d'un homme « bon », refuser son soutien à un salarié en danger à cause d'un patron « pervers» était impensable ; il en deviendrait lui-même «pervers». Accueillir Amaro Pedro mettait en jeu son honneur. Zé Chico, quant à lui, n'avait pas sollicité la protection de son patron contre la police. Est-ce parce qu'il ne s'attendait pas à ce qu'on vienne le chercher? Était-il trop fier pour s'adresser au patron ? C'est difficile à dire. Les deux épisodes montrent néanmoins que le pouvoir de Bezerra avait des limites, que les choses ne se passaient pas comme il voulait le faire croire à Amaro Pedro : «Amaragi est à moi. » Lui aussi fut soumis à la violence de l'État et il ne put remplir son rôle de protecteur, sauf à empêcher que Zé Chico soit torturé. L'histoire d' Amaro Pedro fit de lui un héros ; celle de Zé Chico révéla sa faiblesse. 219 LYGIA SIGAUD 220 Du procès au pardon Les dirigeants du syndicat de Rio Formoso étaient liés aux trotskistes ; ils furent les cibles des militaires. Juste après le coup d'État, ils disparurent sans laisser de trace. De ceux qui jouèrent un rôle dans le mouvement social de la zone des plantations, seuls les dirigeants liés à l'Église catholique furent épargnés par la répression. Le jour même de la prise du pouvoir par les militaires, le syndicat de Rio Formoso fut saccagé et fermé. Mais, après quelques mois, à la suite de tractations entre les prêtres et les militaires, les locaux purent réouvrir. Début 1965 eut lieu la première élection syndicale surveillée de près par le ministère du Travail chargé d'encadrer toutes les activités des syndicats. Des salariés sans expérience militante préalable arrivèrent aux commandes et commencèrent à implanter des services juridiques au sein des syndicats. Le droit du travail n'avait pas été touché, les institutions juridiques non plus. Étant donné l'ampleur du mouvement social, il semblait important aux nouveaux responsables politiques de généraliser un mode juridique de règlement des conflits. Grâce à un accord entre les syndicats et une institution publique - l'IBRA12 -, les premiers avocats furent embauchés dans plusieurs communes, dont Rio Formoso. C'est ainsi qu'apparurent les plaintes devant les tribunaux. Amaro Pedro raconta qu'après les événements, il était resté à Amaragi pour travailler dans la plantation. Bezerra lui avait assigné dans la forêt un emplacement pour qu'il y aménage son sitio : il n'y avait là qu'un cocotier ; tout était donc à faire. Et soudain, alors que tout se passait bien, un jour de 1965, il intenta un procès à son patron. Il ignorait ce qui s'était passé dans sa tête. Ses regrets, nous en avons déjà parlé. Je continuai à le questionner. J'appris alors que Bezerra n'était pas tout à fait en règle dans ses paiements. Amaro Pedro s'adressa au syndicat ; à Amaragi il fut le seul à procéder ainsi. Les dirigeants lui dirent qu'il devait porter plainte, qu'un avocat était là pour l'aider : c'est le «conseil» qu'ils lui donnèrent. Dans le contexte d'implantation des services juridiques, amener les syndiqués au tribunal était le rôle par excellence des dirigeants syndicaux qui ne pouvaient plus en appeler ni à la grève ni aux manifestations. À Vengenho, Bezerra donnait à ses mor adores un autre «conseil» : il ne fallait pas s'adresser au syndicat, c'était pure perte. «Mais nous, la partie faible, on ne réfléchit pas. Alors j'ai suivi les conseils du syndicat et je lui ai fait un procès. » Traîner son patron en justice n'était pas une pratique courante en 1965. La violence de la répression avait contribué à ce que la peur s'installe dans la commune 13, et il fallut stimuler les salariés agricoles pour qu'ils reviennent au syndicat. Amaro Pedro ne précisa pas le moment où il avait renoué avec ses compagnons. Il est probable qu'ayant personnellement participé aux luttes syndicales, il se soit senti redevable envers les militants. Il apprit que la force des 12. L'IBRA était un organisme rattaché à la Présidence de la République et créé par les militaires après le coup d'État pour promouvoir, entre autres, le développement social à la campagne. 13. Un des dirigeants syndicaux élus en 1965 raconta que sa mère s'était mise à genoux pour le prier de ne pas se mêler au syndicat. Dans /'engenho où il habitait trois salariés avaient été assassinés par les militaires après avoir été torturés. HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES syndicats reposait désormais sur le procès et il fit ce que les dirigeants attendaient de lui : il porta plainte contre son patron, confirma son intention, alla à l'audience et accepta de recevoir l'indemnité versée par Bezerra. C'est seulement lorsque l'affaire fut réglée d'un point de vue syndical qu' Amaro Pedro se demanda : «Qu'est-ce que j'ai fait à M. Bezerra? Un homme qui m'a sauvé des bourreaux et moi je lui fais ça ? » II alla alors trouver son patron pour se faire pardonner. Il ne pouvait pas agir autrement s'il envisageait de rester à Amaragi. Étant donné les relations personnalisées que le patron entretenait dans Yengenho, il ne pourrait pas continuer à y habiter si celui-ci ne le saluait plus. Dans son récit, Amaro Pedro ne livra que les propos du patron : on ne sait pas ce qu'il dit à Bezerra ou s'il fut question de larmes ou d'argent. Ce fut certainement un rituel d'humiliation, et la pudeur lui interdisait de revenir là-dessus, même trente ans plus tard. Le procès et la demande de pardon semblent être restés une affaire privée entre Bezerra et Amaro Pedro. Dans la commune, personne n'en parlait tandis que l'épisode de l'accueil était connu de tous. On peut penser que le procès a davantage affecté le patron ; c'est lui qui l'évoqua lors de notre rencontre. Pris dans la logique du don gratuit mais en fait intéressé, comme le soulignait Mauss [1991 : 268], il ne pouvait comprendre qu' Amaro Pedro le traîne en justice. Accueillir un homme persécuté par la police était une manifestation presque sublime de sa magnanimité et il s'attendait à ce que le contre-don se fasse sous la forme d'une loyauté indéfectible. Il ne pouvait ressentir le procès que comme une véritable ingratitude. Comme il ne voyait dans Amaro Pedro qu'un «pauvre type», il ne pouvait imaginer qu'il se sente d'autres obligations qu'envers celui qui lui avait sauvé la vie. Lorsqu' Amaro Pedro vint le voir, Bezerra interpréta son geste comme la reconnaissance par ce dernier de ses torts. Ce fut une victoire pour lui. En lui accordant son pardon, il exprimait à nouveau sa bonté et rétablissait dans Yengenho l'ordre fondé sur son autorité personnelle. De son côté, Amaro Pedro ne fit état du procès que parce qu'il savait que cela m'intéressait. Je recueillis son récit chez le fils du patron. De lui-même il parla de sa « faiblesse d'esprit», expression appropriée au lieu de la conversation. Mais cela correspondait certainement à la façon dont Amaro Pedro voyait les choses : la « faiblesse d'esprit » recouvrait le manquement au don reçu, le sentiment de s'être comporté comme un ingrat 14. La protection jusqu'au bout Dès le vote du Statut des travailleurs ruraux, les patrons de la zone sucrière du Pernambuco furent contraints de se soumettre à des obligations qu'ils n'avaient jamais connues jusqu'alors : établir un contrat de travail formel, payer un salaire fixé par la loi, verser des congés payés, un treizième mois, des indemnités de licenciement, etc. Les institutions étatiques, à l'exception des tribunaux du travail, n'exerçant qu'un faible contrôle, ce fut aux dirigeants syndicaux d'assumer ce rôle, par le biais du règlement juridique des conflits relatifs aux droits sociaux. Le recours à la justice 14. En 1999, j'ai interviewé Amaro Pedro une deuxième fois : il n 'est pas revenu sur le procès mais a ajouté d'autres détails sur son rapport à Bezerra et sur les luttes d'avant 1964. 221 LYGIA SIGAUD 222 devenant progressivement un signe d'excellence dans le champ syndical, on incitait les salariés à porter plainte et on mettait à leur disposition tout un dispositif, dont des avocats [Sigaud 1999 : 127-129]. Cette dynamique eut des répercussions importantes dans l'introduction du droit comme régulateur des rapports sociaux dans les engenhos. Les statistiques de l'appareil judiciaire indiquent que les procès n'étaient que très rarement classés sans suite : le plus souvent, les salariés avaient gain de cause. De nombreux patrons se conformèrent au droit pour ne pas être poursuivis ; d'autres se mirent en règle après un premier procès pour en éviter d'autres; certains négocièrent des accords à l'amiable. Comme le coût de la maind'œuvre ne cessait de croître, les propriétaires des engenhos cherchaient d'autres solutions pour se pourvoir en salariés : ils faisaient appel à des sous-traitants (empreiteiros) et freinaient l'accueil sur leurs terres des candidats à des contrats formels afin de réduire les charges sociales et de limiter les risques de procès si lourds de conséquences et si déshonorants. Les années soixante, et plus particulièrement les années soixante-dix, connurent une grande expansion de la culture de la canne à sucre au Pernambuco, grâce à une politique du gouvernement fédéral favorable à l' agroindustrie sucrière, notamment pour ce qui concernait les crédits et l'exportation. Pour favoriser cet accroissement, une partie significative de la main-d'œuvre des plantations provenait de salariés au noir, dont la plupart habitaient les petites villes de la zone. La morada leur était fermée. Ils se reconnaissaient eux-mêmes comme clandestinos (clandestins), par opposition aux fichados (enregistrés), le rapport aux droits sociaux jouant ici un rôle classificatoire. À Rio Formoso, les dirigeants syndicaux, au nombre de ceux qui s'investissaient le plus dans les procès, se faisaient aider par un avocat de gauche qui cherchait à exploiter les normes juridiques pour protéger du licenciement les fichados résidant encore dans les plantations. Cette stratégie eut pour effet d'assurer la permanence de milliers de salariés dans les engenhos, mais elle ne put contrecar er la tendance des patrons à fermer la « porte » aux nouveaux venus ou à refuser d'établir avec eux des contrats de travail [Sigaud 1979 et 1993]. À Amaragi, Bezerra ne licencia personne et continua, comme par le passé, à accueillir des ouvriers sur ses terres, en en enregistrant quelques-uns et en en laissant d'autres y habiter et travailler comme clandestinos. Il continua à distribuer des sitios et à jouer son rôle de protecteur. Ce comportement était unique dans la commune. Son frère, par exemple, fermier de deux engenhos, poursuivait une politique qui consistait à détruire les maisons des salariés qui partaient et à ne plus octroyer de sitios. En 1979, date qui marque, au Brésil, le début du processus de redémocratisation, il y eut de nouveau des grèves en zone sucrière. Les syndicats de Sâo Lourenço da Mata et de Paudalho, communes situées au centre-nord de la région, proposèrent, avec le soutien de la Fédération des travailleurs agricoles de l'État du Pernambuco (FETAPE) et de la Confédération nationale des travailleurs agricoles HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES (CONTAG) 15, un contrat collectif de travail aux syndicats patronaux. N'ayant aucune réponse après un délai de cinq jours, ils appelèrent à la grève. Vingt mille salariés des deux communes cessèrent le travail. Vingt-deux autres syndicats, y compris celui de Rio Formoso, soutinrent la proposition de contrat collectif et la grève. Les représentants patronaux acceptèrent alors de négocier avec les leaders syndicaux et finirent par signer un accord dont allaient bénéficier les salariés de toute la zone sucrière. Celui-ci prévoyait, entre autres, une augmentation de salaire de 52 %, le rétablissement du tableau de tarification des tâches agricoles et de certains droits des salariés, tel le paiement des heures supplémentaires, etc. Dans les années qui suivirent, les contrats, dont la durée était de douze mois, furent renouvelés dans le cadre d'accords ou grâce à la médiation du tribunal du travail, souvent à la suite d'importants mouvements de grève. Après ce premier contrat, les syndicats parvinrent à inclure dans leurs revendications des obligations auxquelles les salariés étaient très attachés et qui renvoyaient à la tradition de la morada, tels la concession du sitio, l'entretien des maisons des salariés dans les plantations, et, quelques années plus tard, une sorte de protection des malades dont le transport à l'hôpital. Lors de mes premiers séjours dans la région au début des années soixante-dix, les ouvriers se plaignaient de leurs patrons qui ne leur donnaient plus de lopin de terre, ne les aidaient plus lorsqu'ils étaient malades, ne se chargaient plus de l'entretien de leur maison: ils accusaient les «droits» ; une fois la loi établie, les patrons éprouveraient de la «haine» à leur encontre. Avec les contrats collectifs, des obligations de la morada furent protégées par la contrainte juridique : elles devinrent des droits. Lors de la première grève à Rio Formoso, en 1980, l'arrêt du travail fut massif. Les dirigeants syndicaux, cependant, ne parvinrent pas à faire cesser l'activité à Amaragi. Bezerra et son fils réagirent à l'antrée des leaders dans Yengenho. Dans les années qui suivirent ils accordèrent aux salariés des vacances collectives : c'était leur façon à eux d'assurer l'interruption du travail tout en faisant plaisir aux dirigeants syndicaux (avec qui, du reste, ils avaient de bonnes relations), et de montrer, aux uns et aux autres, qui détenait le pouvoir à Amaragi. Avec les grèves, le nombre des procès augmentait dans la zone sucrière. Rio Formoso venait en troisième position tandis qu' Amaragi n'en enregistrait aucun. Les moradores de cet engenho, tout en étant syndiqués, n'attaquaient pas Bezerra en justice : la reconnaissance du patron comme un homme «bon» le leur interdisait moralement. Pour sa part, Amaro Pedro resta loyal envers Bezerra, mais ne rompit pas pour autant ses liens avec le syndicat. Il continua à fréquenter les réunions et effectua à Amaragi tout un travail pédagogique auprès des nouveaux venus : il leur apprit ce qu'était le syndicat, son rôle dans 15. Depuis la légalisation des syndicats ruraux, les petits propriétaires, métayers, tenanciers et salariés agricoles devaient appartenir au même syndicat. La structure syndicale de base était organisée au niveau communal; dans chaque État, une fédération réunissait l'ensemble des syndicats communaux (au Pemambuco il s'agissait de la Federaçâo dos Trabalhadores na Agricultura do Estado de Pemambuco^ ; les fédérations étaient regroupées dans une confédération nationale (Confederaçâo National dos Trabalhadores na Agriculture : CONTAG). 223 LYGI A S1GAUD 224 la défense des « droits » et les incita à participer à ses activités. Après l'établissement des contrats collectifs, les syndicats mirent en place une politique pour assurer l'enregistrement de tous les salariés et en finir avec le travail au noir. Les patrons se virent ainsi contraints d'établir des contrats avec les clandestinos. En outre, ils durent payer davantage, les grèves ayant débouché sur l'augmentation des salaires et le rétablissement du tableau de tarification des tâches agricoles. C'est dans ce contexte et afin de réduire le besoin en bras durant la moisson que se généralisa l'usage des machines pour le transport de la canne. À Amaragi, où, depuis 1983, Bezerra avait cédé la gestion de la plantation à son fils, plusieurs clandestinos furent régularisés et on investit dans de nouvelles machines. Des ouvriers quittèrent Y engenho pour aller travailler à Sâo Paulo, dans le sud-est du Brésil. Il s'agissait tantôt de familles entières, tantôt de jeunes célibataires dont les parents demeuraient à Amaragi, Y engenho garantissant une sorte de «point de chute». Quatre des quatorze enfants d'Amaro Pedro et le mari de sa fille aînée partirent pour Sâo Paulo. La fille, qui habitait dans un engenho voisin, revint alors à Amaragi : elle alla habiter chez son père avec ses enfants et se mit à travailler. Deux ans plus tard, le mari revint, elle le suivit dans une autre plantation tout en gardant son contrat de travail à Amaragi. Au début des années quatre-vingt-dix, pris dans la mouvance néo-libérale, le gouvernement fédéral changea de politique vis-à-vis de l'agriculture sucrière : les subventions furent suspendues, les taux d'intérêts augmentèrent et les exportations furent privatisées. Dans la zone des plantations du Pernambuco éclata une grave crise : des licenciements massifs ac ompagnèrent les faillites d'engenhos «particuliers» et d'usines. Des trente-huit usines recensées, quatorze n'étaient plus en activité en 1997. Après avoir transformé quelque 26 millions de tonnes de canne en sucre dans les années quatre-vingts, ces établissements transformaient à peine 15 millions de tonnes en 1997. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, des quatre usines de Rio Formoso et des alentours, seule Trapiche put se restructurer ; Cucaû eut une survie précaire ; Santo André n'exploitait plus ses engenhos et Central Barreiros, l'usine la plus puissante du Pernambuco dans les années soixante-dix, ferma ses portes. Les syndicats tentèrent de protéger les salariés du licenciement au moyen de procès. Mais lorsque la stabilité de l'emploi fut de plus en plus menacée, le pouvoir de négociation des syndicats s'affaiblit, et on assista à une précarisation des contrats de travail. Les procès se multiplièrent, leur objet se modifia : il ne s'agissait plus de veiller au respect des droits sociaux et des contrats collectifs de travail mais d'assurer le paiement des indemnités. Dans cette nouvelle conjoncture, le MST (Mouvement des travailleurs sans terre), organisation paysanne créée dans les années quatre-vingts au sud du pays pour promouvoir la réforme agraire par l'occupation des terres, s'installa au Pernambuco. En 1992, il organisa sa première action d'envergure dans la commune de Rio Formoso : plus de mille personnes, pour la plupart des salariés agricoles, occupèrent les terres de Y engenho Camaçari de l'usine Cucau. Les dirigeants syndicaux de la commune apportèrent leur soutien et participèrent à cette opération. Rio Formoso connut d'autres occupations HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIERES qui furent toujours marquées par une conduit à l'hôpital, lui sauvant, d'après lui, la collaboration entre le MST et le syndicat. vie une deuxième fois. Accablé, il prit sa Dès la fin des années quatre-vingts, Roberto, retraite et s'installa en ville, plus près des secours. le fils de Bezerra, anticipant la crise, s'associa à Sa fille Quitéria, la seule de ses enfants à avoir un entrepreneur allemand pour reconvertir un contrat de travail à Amaragi, s'occupa de Amaragi au tourisme. Profitant de sa son sitio. Le petit-fils qu'il avait élevé, Cabelocalisation privilégiée, entre la route et la partie la plus ludo, ne fut jamais unfichado, ni à Amaragi, ni belle de la côte du Pernambuco, il fit de la ailleurs. Né en 1970, il fut en âge de travailler maison seigneuriale - la casa grande - un gîte rural (vers 14 ans) à une époque où les patrons et commença à y recevoir un nombre important préféraient embaucher pour la moisson des jeunes de touristes. Bezerra n'était pas d'accord, mais, avec des contrats à durée déterminée. Avec ce vieux et malade, il ne put s'y opposer. En 1995, statut, il connut plusieurs engenhos et finit par la crise gagna Amaragi : endetté auprès de la se stabiliser en ville chez son parrain, ancien Banque du Brésil et en conflit avec l'usine qui dirigeant syndical. À Rio Formoso, il se lia à des lui avait confisqué une partie de la production, gens du syndicat qu'il connaissait par ailleurs Roberto n'était plus en mesure de payer les mo- (puisque son grand-père l'amenait souvent aux radores. Au début, les salariés s'en sortirent réunions), et effectuait des « petits boulots ». En avec le produit de leur lopin de terre et de la 1992, lors de l'occupation de Yengenho Camapêche ; quelques-uns travaillèrent au noir pour çari, il était au chômage. Un de ses amis du d'autres patrons. Au bout de quelques semaines, syndicat l'invita à participer. Il se montra la faim s'installa à Yengenho. Le fils du fermier réticent : occuper un engenho débordait son fit tuer trois bœufs et distribua la viande aux horizon. Une importante opération militaire familles ; il obtint ensuite un crédit auprès d'un délogea les occupants. Quelque huit cents magasin d'alimentation de la ville pour que les personnes, parmi lesquelles Cabeludo, décidèrent de suivre les leaders du MST et du syndicat et ouvriers puissent s'y approvisionner. La suspension de la paie était une situation inédite pour les de s'installer dans un autre endroit pour salariés d' Amaragi. Pour eux, le nouveau pa- * préparer une nouvelle offensive. En moins d'un an, tron était le principal responsable : il avait ils en feront trois autres : le groupe se réduisait, privilégié le gîte et négligé l'agriculture sucrière l6. mais Cabeludo en faisait toujours partie. En Ils attendaient de lui qu'il trouve une solution, 1997, lorsque je le rencontrai pour la première fois, il était déjà « militant» 17 du MST, qu'il joue son rôle de protecteur comme son père. Néanmoins, ils redoutaient qu'il ne parte, responsable d'une micro-zone comprenant quelques comme d'autres patrons de Rio Formoso, ou que l'usine ne reprenne Yengenho. 16. La production de canne à Amaragi, qui était de Lorsque la crise atteignit Amaragi, Amaro 30000 tonnes en 1970, n'excédait pas 6000 tonnes en Pedro n'y était plus. Quelques années 1995. auparavant, il avait été victime d'un accident cérébral auquel il survécut grâce à Bezerra qui l'avait 17. C'est-à-dire permanent du MST. 225 LYGIA SIGAUD 226 communes de la côte, dont Rio Formoso, et il participait activement aux occupations de terres. À Amaragi, Roberto n'arrivait pas à surmonter la crise et finit par investir de plus en plus dans le tourisme. Les salariés demeuraient dans leurs sitios et cherchaient du travail ailleurs. Le chômage sévissait dans toute la région ; toutefois, les gens d' Amaragi restaient privilégiés : ils ne furent pas mis à la porte et purent continuer de cultiver leur terre pour leur propre compte. Le gouvernement fédéral avait entrepris d'exproprier des plantations de la zone sucrière pour redistribuer les terres, de préférence là où il y avait des occupations. À Rio Formoso, deux engenhos avaient déjà été saisis par l'Incra, institution chargée de promouvoir la réforme agraire au Brésil. Roberto vit certainement dans l'expropriation une solution à la crise d' Amaragi : il pourrait ainsi profiter d'indemnités compensant toutes les améliorations que son père avait apportées depuis 1952 ; les indemnités relatives à la terre iraient à l'usine Central Barreiros dont dépendait Yengenho. Il s'entendit avec les dirigeants syndicaux de Rio Formoso pour qu'ils fassent auprès de l'Incra la demande d'expropriation : en 1998, Amaragi fut saisi. À la différence d'autres engenhos de la région qui, quand ils furent expropriés, étaient déjà presque vides, tels ceux du frère de Bezerra 18, Amaragi hébergeait encore pas loin de quatre cents personnes. Il s'agissait de familles qui résidaient là depuis des dizaines d'années. Elles avaient pu rester grâce à la protection exceptionnelle dont elles bénéficiaient. Et même si, à l'instar des autres patrons, ni Bezerra ni son fils ne respectaient l'intégralité des droits sociaux, les moradores d' Amaragi, par gratitude, s'abstenaient de porter plainte auprès des tribunaux. Voulant être à la hauteur de son père, Roberto fit tout pour leur payer ce qu'il leur devait au moment de l'expropriation. En accord avec les dirigeants syndicaux de Rio Formoso, il demanda que le montant de sa dette soit déduit de ses indemnités. Il fut le seul de toute la région à procéder ainsi. Tandis qu'ailleurs les salariés des engenhos durent aller en justice pour recevoir leur dû, à Amaragi le patron prit les devants. Jusqu'à la fin, il voulut préserver sa réputation et échapper au déshonneur d'être traîné en justice. Tout ce que le droit doit à l'honneur Être reconnu et estimé comme un «homme bon» fut pour Bezerra le sens par excellence qu'il donna à sa vie, et il se conduisit en ayant soin de ne pas ternir cette image I9. Ce souci l'amena à respecter la tradition de la morada dans un contexte où les patrons se dérobaient de plus en plus à leurs obligations et valorisaient de moins en moins la générosité. Unanimes, les salariés d' Amaragi le décrivaient comme un homme «en or», même après sa disparition. Cependant la vénération qu'ils avaient pour lui dépassait sa propre personne et 18. De ce frère le vieux Bezerra disait qu'il ne savait pas «donner», ce qui voulait dire qu'il n'était pas aussi « bon » que lui. 19. Ce sont les ouvrages de N. Elias, en particulier son étude sur Mozart [1991], qui ont attiré mon attention sur le fait qu'il est important de prendre en compte le sens que les individus donnent à leur vie pour interpréter leurs conduites. HONNEUR ET TRADITION DANS LES PLANTATIONS SUCRIÈRES correspondait davantage à un attachement profond à la tradition. C'est cet attachement à son image qui est à l'origine de sa relation au droit : n'étant pas un converti de la législation sociale, Bezerra se mit néanmoins en règle dès le début. Il évita ainsi que le mouvement social ne s'étende à Amaragi et garantit la continuité de son pouvoir et de sa renommée. Dans ses propos, il s'efforçait de présenter le respect des droits comme une preuve de sa bonté et non comme une soumission de sa part à une autorité juridique. C'est de cette façon que le percevaient ses hommes : il exerçait une domination personnalisée. Le monde avait changé mais Bezerra persistait à agir comme «avant les droits» et la révolte paysanne. Il avait accueilli un «communiste» en la personne d'Amaro Pedro, l'avait traité comme un de ses moradores, parce qu'il ne pouvait faire autrement, et lui avait accordé son pardon lorsque ce dernier s'était humilié devant lui. En agissant ainsi, Amaro Pedro avait rendu à Bezerra l'hommage dont ce dernier avait besoin. Cet exemple montre jusqu'où un patron peut aller dans la gestion de ses relations avec ses moradores, parvenant à cet «anachonique triomphe de l'honneur», pour reprendre les termes de Duby [1984 : 186] à propos de Guillaume le Maréchal, à qui on pourrait comparer le personnage de Bezerra. Amaro Pedro était un homme laconique qui ne se mettait jamais en valeur contrairement à Bezerra. Son rôle héroïque dans les luttes pour la défense des nouveaux « droits » ne fut jamais de sa part l'occasion d'un discours d'autoconsécration. Il acquit cependant une bonne réputation. Ses qualités étaient certainement appréciées de ses pairs qui les jugeaient appropriées pour affronter les patrons. Être un délégué syndical était une position prestigieuse et il en était fier au point d'avoir refusé, dans un premier temps, l'invitation de Bezerra. Au moment où il fut en danger, ses compagnons syndicaux ne purent rien pour lui, victimes eux aussi de la répression. Il ne faillit en rien lorsqu'il sollicita la protection de Bezerra: lui qui se battait pour que les rapports à l'intérieur des plantations soient réglés autrement n'eut d'autre choix que de recourir à la tradition. Intenter un procès à son patron un an après avoir obtenu sa protection ne paraît inconvenant que si l'on s'enferme, comme Bezerra, dans la logique du don. Car cet acte témoignait en réalité de la volonté d'Amaro Pedro de voir le droit respecté, et de sa loyauté envers ses compagnons du syndicat. Il ne revient pas à l'anthropologue de remettre en cause la version que les protagonistes ont donnée des événements. Néanmoins il lui est permis d'émettre d'autres hypothèses : il est probable qu' Amaro Pedro se soit interrogé dès le début sur son geste et qu'il se soit senti tiraillé tout du long entre la déposition de la plainte et l'audience. Pendant les vingt-quatre années qu'il passa à Amaragi, Amaro Pedro n'exerça pas de véritables fonctions syndicales mais il était familier des rassemblements et était reconnu des dirigeants. Durant cette même période, il resta fidèle à Bezerra et ne remit jamais en cause son autorité. Il sut concilier ses devoirs à l'égard du syndicat et à l'égard du patron. Son petit-fils participe aujourd'hui à la promotion de la réforme agraire, de la même façon qu'il participa à la généralisaton des droits sociaux. 227 LY6IA SIGAUD 228 Références bibliographiques Bello, J. — 1985, Memôrias de um Senhor de Engenho. Recife, Fundape. 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