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Entretien n°1 Entretien avec Léon Perahia, Réalisé le 08/1998 Quand j’ai décidé de travailler sur le retour des survivants, j’ai pensé que mes parents étaient les personnes les plus accessibles pour moi et que je n’avais qu’à commencer par faire des entretiens avec eux, en guise d’entretiens exploratoires. C’est ainsi que je me suis arrangée pour les interroger chacun seul, bien qu’ils aient fait le voyage de retour ensemble. Il semble évident que chacun a vécu ce retour de manière différente et ce, pour diverses raisons qui apparaissent clairement dans leurs entretiens respectifs. L’entretien avec mon père fut particulièrement pénible à cause de son état de santé. En effet, à 78 ans, Léon Perahia est -comme on dit pudiquement en français- fatigué. L’entretien fut très laborieux parce que, d’une part mon père se répétait en oubliant ce qu’il m’avait dit cinq minutes auparavant et, d’autre part, connaissant son histoire, je savais ce que je voulais qu’il raconte et je l’ai pratiquement harcelé en insistant lourdement à plusieurs reprises. Voici, en quelques mots, l’histoire de la déportation de L. P. : Né en 1920, mécanicien - tourneur de son métier, il a été déporté en avril ’43 de Salonique, avec ses parents. Son frère aîné était parti rejoindre les forces armées grecques au Moyen Orient. À Auschwitz, il a survécu parce qu’il avait une belle voix et fut protégé par des Polonais et autres kapos qui l’ont fait travailler à l’usine de Krupp, ou, plus tard, à l’Union. Là, il avait un poste de responsable, ce qui lui a permis de voler du matériel pour fabriquer différentes choses qu’il vendait au marché noir. Il a évité la marche de la mort à l’évacuation du camp en se cachant dans le camp. 1 E. Z. Bien. Je sais qu’après la libération du camp d’Auschwitz en janvier ’45 et jusqu’à octobre de la même année vous êtes restés en Russie. L. P. Non. Nous avons passé environ un mois à Tchernovitch et de là nous sommes partis en Russie. D’abord à Lublin et de Lublin en Russie. E. Z. En Russie tu as travaillé, n’est-ce pas ? L. P. Oui. J’étais assistant d’Alberto Florentin qui était conducteur de camion de 3 tonnes, de ceux que les Russes avaient reçu des Américains. En Russie nous sommes restés assez longtemps pour qu’on se dise avec Alberto qu’il nous était pas possible de flâner toute la journée. C’est ainsi que nous avons demandé d’aider à la vie du camp militaire où nous vivions. C’était aussi notre façon de remercier l’armée russe qui nous a libérés. E. Z. Je voudrais que tu me racontes l’histoire à partir du moment où ils vous ont rassemblé pour vous annoncer que vous repartez en Grèce. Raconte-moi le voyage et puis ce qui s’est passé quand vous êtes arrivés en Grèce. Est-ce que tu te rappelles quand vous êtes parti de Russie ? On sait que vous êtes arrivés en octobre. Combien de temps a-t-il duré ce voyage ? L. P. Environ un mois et demi. Comme la plupart des voies ferroviaires étaient détruites, à chaque fois qu’il y avait un convoi militaire qui circulait sur la voie, ils nous parquaient sur le côté, on attendait que les militaires passent et on repartait. Parce que la guerre n’était pas encore tout à fait finie. E. Z. Étiez-vous nombreux Grecs à revenir par ce convoi ? L. P. Je crois que nous étions environ 150. E. Z. Alors. Raconte-moi le voyage. L. P. Je ne sais pas si tu sais, mais je le dis parce que cela me fait encore mal : tandis que les Juifs bulgares nous attendaient depuis deux jours sur les quais de la gare à Sofia –ils ont fait bouillir des poulets, ils ont collecté autant des cigarettes qu’ils le pouvaient, tout ça pour nous – les soldats bulgares ont voulu nous reprendre ces cigarettes et nous, on les a données aux soldats russes qui nous ont escortés jusqu’à la frontière bulgaro- grecque. 2 À la frontière grecque, les soldats russes nous ont remit entre les mains de la police grecque qui nous a escorté à Sidirokastro1. E. Z. Est-ce que tu pourrais me décrire cette scène précise ? L. P. Ce dont je me souviens c’est que quand je suis entré [il craque et fond en larmes]… je me suis agenouillé et j’ai embrassé la terre grecque. Je n’oublierais jamais ce moment. Ce n’était pas une mise en scène. C’est venu du cœur. Notre Grèce bénie. E. Z. Et les autres Grecs autour de toi, que faisaient-ils ? Comment ont-ils réagis ? L. P. Ils chantaient, ils bondissaient de joie… E. Z. Et ceux qui vous ont reçu, comment se sont-ils comporté avec vous ? L. P. Ils nous ont souhaité la bienvenu à la mère patrie… ils ont vu notre émotion, ils ont comprit que nous portions la Grèce dans nos cœurs. Et c’était la vérité. C’est là bas que nous avons trouvé Buenica Sarfati que l’on connaissait et qui faisait partie de Maguen David Adom2 qui nous a reçus. Elle a tout de suite téléphonée à Hasdaï [le père de Lina, ma mère] pour lui dire que sa fille était vivante et venait d’arriver en Grèce. Et le lendemain Hasdaï était sur place. E. Z. Toi, quand tu es arrivé, à part ton frère qui était parti au Moyen Orient, tu ne t’attendais pas à trouver quelqu’un d’autre de ta famille, n’est-ce pas ? L. P. Il y avait aussi le frère de mon père, Yoshua Perahia et sa famille qui était à Athènes. C’est tout ce qui me restait de la famille. Personne d’autre. Tous partis. Par la cheminé. E. Z. Là bas, à Sidirokastro, vous êtes resté combien de temps ? L. P. Trois ou quatre jours. E. Z. Et que faisiez-vous à longueur de journée ? L. P. Rien. Nous dansions, nous chantions… E. Z. Comment mangiez-vous ? Qui s’est occupé de vous ? L. P. L’armée. Nous étions dans une caserne militaire. 1 2 Ville frontalière où se faisait l’accueil des déportés. La Croix Rouge israélienne, où, à l’époque, Palestinienne. 3 E. Z. Avez-vous essayé d’avoir des nouvelles de vos familles ? Apprendre qui avait survécu ? L. P. Nous savions déjà que nos familles n’existaient plus. Tous n’étaient pas aussi chanceux que Lina 3. E. Z. Tu savais déjà que Yoshua Perahia se trouvait à Athènes et n’avait pas été déporté ? L. P. Non. Je ne le savais pas encore. C’est en rentrant à Salonique que je l’ai retrouvé. Il était revenu à Salonique et on me l’a dit quand je suis arrivé ici. E. Z. Bien. Alors, Hasdaï arrive à Sidirokastro. Que ce passe-t-il après ? L. P. Nous sommes venus à Salonique. Le premier soir Hasdaï m’a accueilli chez lui. Après, il a refusé. Non, Je me trompe. Le premier soir nous avons dormi à la synagogue. E. Z. C’est qui nous ? Lina aussi ? Elle n’a pas dormi chez son père ? L. P. Non. Parce que Hasdaï a amené à Sidirokastro des papiers seulement pour Lina. Il ne savait pas que j’existais. Et Lina a déclaré qu’elle ne partait pas à Salonique sans moi. Et donc Hasdaï fut obligé de se débrouiller pour avoir des papiers pour moi aussi. C’est ainsi que nous sommes arrivés ensemble à Salonique. Le premier soir à Salonique, moi j’ai dormi à la synagogue. E. Z. Quelle synagogue ? L. P. Pas celle de la rue Syngrou. Une autre. Je me suis couché par terre, sur le ciment. E. Z. Qui t’a envoyé dormir là bas ? L. P. La Communauté Juive. E. Z. Donc, en arrivant à Salonique tu es allé à la Communauté. L. P. Non. Je ne suis pas allé à la Communauté. Quelqu’un de la Communauté est venu et nous a dit cela. E. Z. Qui c’est «nous» ? La famille de ma mère fut l’une de deux familles à Salonique où sur cinq personnes déportées, les quatre ont survécu. 3 4 L. P. Ceux du convoi. De Sidirokastro nous sommes partis tous ensemble, quelqu’un de la Communauté nous a conduit à la synagogue, Lina est parti chez Hasdaï, les autres qui n’avaient pas les papiers que Hasdaï avait eu pour Lina et moi sont partis en quarantaine dans la caserne de Pavlos Melas. Et je suis resté seul à la synagogue. Le lendemain… [silence] E. Z. Tu n’arrives pas à te rappeler. Alors, essaie de me raconter en général ce que tu as fait. Par quoi as-tu commencé ? L. P. C’est la Communauté qui s’est occupée de tout. Que crois-tu ? Commencer à faire quoi ? Nous étions complètement perdus. Comme perdus au milieu du désert ! La Joint4 nous a distribué des habits, des sous-vêtements… Et de quoi manger. La Joint. Je me souviens du responsable. Il était Juif américain. C’est lui qui s’occupait de tout. Et la Communauté nous a fourni nos papiers. E. Z. Bien. Alors tu as de quoi t’habiller, de quoi manger, où dormir. Mais que faisaistu dans la journée ? Qui as-tu allé voir ? Qu’as-tu fait dans Salonique ? L. P. On se rassemblait dans les locaux de la Communauté. Tous les survivants. Et on discutait. Nos aventures après la libération, comment chacun est revenu, qui est revenu… E. Z. Étiez-vous les derniers à rentrer ? L. P. Non. Après nous il y a eu un autre convoi. E. Z. Alors, essaie de me raconter maintenant, qui as-tu allé voir, qui as-tu essayé de trouver, comment tu t’y es pris ? L. P. J’ai cherché mon frère à Athènes. J’ai appris que mon oncle était à Salonique. Je suis allé le voir. E. Z. Et que c’est-il passé ? L. P. Il y a eu des embrassades mais il ne m’a pas dit «viens à la maison». C’était sa femme qui décidait. E. Z. Tu t’es donc rendu compte que de ce côté tu n’aurais pas d’aide. 4 Référence à l’American Jewish Joint Distribution Committee. 5 L. P. Oui. Mais, il faut que je te dise : J’ai n’y ai même pas pensé, je n’attendais rien. J’étais tellement indifférent à tout… Tout ce qui m’importait c’était que j’étais en vie et que je me trouvais à Salonique, ma patrie. Cela n’a même pas effleuré qu’il y avait lieu de me poser des questions sur les raisons pour lesquelles mon oncle, le frère à mon père ne m’a même pas proposé de m’héberger provisoirement. C’était sans importance. Celui qui est mouillé ne craint pas l’averse. Ce que mon oncle a fait pour moi c’était de s’arranger pour que la Communauté me donne un emploi. Non. C’était la Joint. Je suis donc devenu employé de la Joint. Je m’occupais du recensement des survivants, où ils étaient, par où ils sont passés, etc. E. Z. As-tu pensé aller visiter des amis, des connaissances ? L. P. Je savais que je n’avais plus personne. Je suis allé visiter mon quartier. E. Z. Qu’as-tu trouvé là bas ? L. P. Le désert. Dans les petites maisons de 1515 des réfugiés s’étaient installés. Tout avait été saccagé. Et c’est la Communauté qui s’est occupé plus tard pour que les familles des réfugiés partent et que nous puissions récupérer nos maisons. E. Z. As-tu trouvé des anciens voisins, des copains grecs orthodoxes ? L. P. Bien sûr. E. Z. Raconte-moi. L. P. Nous avons pleuré. Tous les deux. Comme tu sais, ma maison se trouvait à la lisière du 151 et touchait le quartier de Agios Fanourios. Ils pleuraient et moi aussi. Nos voisins. Ils n’arrivaient pas à imaginer comment toute cette population a pu être tuée. Ils nous regardaient incrédules quand on racontait ce qui s’était passé. Ils pensaient qu’on mentait… E. Z. Ça c’était les voisins. Es-tu allé voir des amis à toi ? L. P. Oui. Je suis allé chez monsieur Pandelis qui habitait la maison à côté de la nôtre. Puis chez Giorgakis, un autre ami, chez Nanos, je ne me rappelle pas des noms de famille. Puis, je suis allé… Tu sais qu’avant guerre je faisais partie de la chorale de Salonique. Alors, nous chantions des psaumes à l’église de Ste Sophie. Et je suis allé à Ste Sophie. Quand père Léonidas, l’évêque, paix à son âme, m’a vu, il m’a reconnu, «le 5 Faubourg de Salonique. 6 petit juif ! » il dit. Moi j’étais en larmes. Je me sentais comme un enfant devant lui. Il m’a caressé la tête… E. Z. Quand as-tu été le voir ? Longtemps après ton retour ? L.P. Non. Très vite. Puisque je suis retourné voir mon quartier. Et je me devais d’aller le voir. Les voisins chrétiens pleuraient quand je leur ai dit que mes parents avaient été tués… Ils nous aimaient beaucoup. Et nous les aimions aussi. Nous étions très liés. Il n’y avait pas entre nos familles des problèmes de racisme comme il a pu y en avoir à Salonique avant-guerre. E. Z. Ces voisins se sont-ils intéressés à toi, à ton avenir ? Est-ce qu’ils t’ont interrogé sur l’endroit où tu logeais, ce que tu faisais pour subsister, etc. L. P. Non. Cela ne les intéressait pas. Heureusement que la Communauté et la Joint s’occupaient de nous. E. Z. Comment et quand as tu pu être logé convenablement ? L. P. Le dernier à avoir logé à la synagogue c’était moi. Mon frère a entrepris une action juridique pour récupérer la maison parentale. La Justice a commencé par obliger les occupants de la maison de m’octroyer une chambre. Ils avaient deux jours pour vider une chambre de la maison et me permettre d’y loger. Parce que je revenais de la déportation. Effectivement, je suis allé dormir dans cette chambre. E. Z. Quelles étaient les relations avec ceux qui habitaient chez toi ? L. P. Pas bonnes. Normal. On les expulsait de chez eux. Eux aussi étaient des réfugiés. Ils avaient trouvé une maison vide, ils ont trouvé à se loger. Peu importe le degré d’humanité que tu possèdes, quand on t’expulse de chez toi…Le mari ne m’adressait pas la parole. Sa femme, si. Mais c’était superficiel. Je rentrais du travail et j’allais dans ma chambre. E. Z. Cela a duré combien de temps ? L. P. À peu près un mois. Puis, ils ont été obligés de quitter les lieux. E. Z. Et tu t’es retrouvé dans une maison vide. Qu’as-tu fait ? 7 L. P. Rien. Je dormais par terre. J’avais reçu une couverture et un matelas et des petites choses. La maison était complètement vide. Tout avait été prit. Tout. Même les volets des fenêtres. E. Z. Nous sommes en automne de 1945. N’est-ce pas ? L. P. Oui. Le 28 octobre de ’45 j’étais à Salonique. Donc j’ai commencé à travailler pour la JOINT. Ils m’ont même donné un costume. Le soir après le travail on se rencontrait ceux d’entre nous qui revenions de la déportation, on mangeait à la Communauté, on discutait un peu et chacun rentrait chez lui. Et je voyais Lina tous les jours. Maintenant que je pense. Je crois que le premier et le deuxième soir j’ai dormi aussi chez tante Allègre. Là où Hasdaï habitait. Il n’avait pas encore récupéré l’appartement. C’est après que j’étais obligé d’aller à la synagogue. E. Z. Quelle est ton impression des gens à Salonique quand tu es rentré ? S’intéressaient-ils à vous qui veniez de rentrer ? L. P. Ceux qui me connaissaient m’ont cherché. Ils voulaient voir celui qui est rentré vivant. E. Z. Et quelqu’un c’est intéressé à ton sort, quelqu’un t’a proposé du travail… L. P. Non. Mais j’avais du travail. Je n’étais pas demandeur. E. Z. Toi tu préférais le travail à la Joint ? Tu ne cherchais pas à retrouver du travail en tant que mécanicien ? L. P. Non, je ne cherchais pas de travail en tant que mécanicien. Bien sûr que non. E. Z. Toi tu sentais que tu étais revenu chez toi. Est-ce que t’as ressenti une quelconque hostilité de la part des Saloniciens ou as-tu senti un accueil chaleureux ? L. P. Ils m’ont accueilli et avec joie. Je me rappelle de la mère d’un collègue de travail d’avant guerre. Elle m’a invité chez eux pour le déjeuner, un dimanche. Elle a commencé à me poser des questions sur la déportation. Quand j’ai commencé à raconter, le père, la mère la sœur et mon copain étaient en larmes. Alors je leur ai dis, je ne suis pas venu chez vous pour vous faire pleurer. Oubliez tout, fermez ce chapitre. Je ne pouvais pas les voir pleurer. Ces gens n’arrivaient pas à imaginer que de telles choses ont pu avoir lieu. 8 E. Z. Bon. Raconte-moi ce qui s’est passé après. Que c’est-il passé avec Lina, l’armée, etc. L. P. Hasdaï a vu que je n’avais pas d’argent et ne voulait pas de moi pour gendre. Donc j’ai dû quitter la maison de tante Allègre. Mais Lina ne démordait pas. Elle a déclaré qu’elle allait me suivre. Mais il faut aussi que je dise qu’il y avait aussi autre chose qui faisait que Hasdaï ne voulait pas qu’on se marie avec Lina. J’étais censé aller à l’armée. On appelait les jeunes de mon âge. Il ne voulait pas que sa fille, à peine mariée, se retrouve veuve. C’était une pensée de père. Et il ne voulait pas qu’on se marie. Donc je suis parti de chez tante Allègre. Mais le temps a passé et Lina insistait. Elle a aussi beaucoup souffert dans ce conflit avec son père. Hasdaï a fini par comprendre que Lina n’allait pas céder. Il s’est donc fait à l’idée. Moi je suis allé à l’armée et puis… E. Z. Alors raconte-moi l’armée. L. P. J’ai été appelé. Malheureusement. J’avais cru que c’était la fin des souffrances mais je me trompais. Et ça c’est le tort que la Grèce m’a fait : J’ai survécu à la mort et Elle m’a renvoyé à la mort. Servir dans l’armée, oui. Avec grande joie. Mais de là à m’envoyer en première ligne en pleine guerre… Moi qui suis revenu de la mort… Comme si les cent, cent cinquante Juifs mobilisés allaient faire la différence et allaient vaincre les partisans… Ils m’ont envoyé à Papades, dans la montagne de Drama6. En ’46. Et même qu’avant j’ai eu un sursis. Je suis allé passer une visite médicale pour l’armée et l’officier, le médecin en chef, a voulu m’ausculter. Je lui ai dit alors, ce n’est pas la peine de m’ausculter, si je te donne un coup je te laisse K.O. Je suis en parfaite santé. Mais je n’ai aucune idée de ce qui se passe autour de moi, je suis seul au monde, je n’ai pas de foyer, je suis complètement perdu. Il a compris. Il m’a donné un an de sursis. Puis, quand l’année du sursis est arrivée à sa fin, il y avait Léon Cohen. Il était officier et médecin. Je n’ai pas eu à lui expliquer. Il savait lui-même par où j’étais passé. Encore une année de sursis. Mais pendant cette deuxième année de sursis il y a eu un ordre que même les sursitaires devaient se présenter. Y compris les boiteux et les aveugles. Tous mobilisés. Parce qu’il y a eu beaucoup de Grecs qui avaient des connaissances haut placées et ne sont pas partis à l’armée. Mais nous, nous sommes allés. Et j’ai dû partir. Donc en ’47. Malheureusement. Ils nous ont pris. Et ils nous ont 6 Localité au nord-est de la Grèce. 9 envoyés en première ligne. Ça je n’arriverais pas à l’oublier jusqu’à ma mort. Ça vient du cœur. Servir ma patrie aurait été un honneur. Servir la Grèce. Mais en première ligne… Et les frelons qui ont du piston sont planqués dans les bureaux… E. Z. As-tu trouvé d’autres survivants là où tu étais ? L. P. Non. J’étais le seul Juif du bataillon. Mais ils m’aimaient, ils avaient de l’estime pour moi. Surtout les officiers. Quand ils ont apprit mon histoire… il y avait des Saloniciens là bas qui connaissaient les Juifs… ils m’aimaient beaucoup ! E. Z. Ont-ils essayé de te préserver, d’une manière ou d’une autre ou il n’y avait pas lieu ? [il ne comprend pas ma question] Je veux dire, vous étiez en guerre, ils donnaient les ordres, est-ce qu’ils t’envoyaient à l’attaque comme les autres ou ont-ils essayé de te protéger ? L. P. N’oublie pas ma chérie que j’ai toujours été adroit de mes mains. Je me faisais remarquer partout. Dieu ait son âme, Papageorgopoulos qui était lieutenant, militaire de carrière, quand un de mes camarades s’est insurgé à propos de je ne sais quel traitement de faveur auquel j’ai eu droit, lui a dit «quand tu arriveras à un centième du rendement de Perahia, tu auras droit au même traitement». Parce que pour tout ce que je faisais, j’y mettais du cœur. E.Z. Et que faisais-tu ? L. P. J’étais opérateur radio. C’est eux qui m’ont appris. Ils m’aimaient bien. E. Z. Combien de temps cela a duré ? L. P. Deux ans, deux ans et quelque. Au début nous étions près de Salonique. Puis, ils nous ont envoyés à Papades. Entre temps, ici, à Salonique, ils ont cherché du piston. Ils ont trouvé le mari de Adilé Nehama. C’était Argyropoulos. Il était haut placé dans l’armée. C’est Lina qui s’en est occupé. Je suis revenu à Salonique. Puis, ils m’ont envoyé aux chasseurs alpins. J’étais de nouveau opérateur radio. Mais je me souviens de mon commandant, Xanthopoulos. Je ne sais pas s’il est encore en vie aujourd’hui. Il demandait toujours mon avis sur tout : Léon, que penses-tu de ceci, de cela…Parce que j’avais quand même un certain âge. J’avais 27 ans. Et avec l’experience que j’avais vécu, tu imagines que question débrouillardise et jugement des situations, j’étais imbattable. Il y avait un autre, Gourlis. Lui, il était militaire de carrière. Lieutenant, à 10 l’époque. Il n’aimait pas les Juifs. Il était de Salonique. Et moi je lui disais : « Moi j’arriverais à te faire dire que les Juifs sont valeureux ». Il entendait les autres officiers dire tout le temps du bien de moi et cela ne passait pas. Il avait la haine des Juifs. À la fin il fut obligé d’admettre que Léon… n’a pas froid aux yeux. [mon père utilise ici une autre expression qui fait référence à sa virilité, mais c’est ce que cela veux dire] Et après la démobilisation il a cherché à me revoir. Il avait peut être des remords. Après avoir vu mon dossier. E. Z. Tu veux dire qu’il t’a rendu la vie dure quand tu étais sous ses ordres ? L. P. Oui. De manière sournoise. Mais moi, je lui disais : « Gourlis, tu peux toujours courir. Tu n’arriveras pas à me faire plier. Moi je me suis joué de Hitler. Toi tu es moins que rien ». Textuellement. Je disais ce que je pensais. Et il voyait que ce n’était pas normal qu’il soi le seul à me trouver des torts. D’ailleurs, les autres officiers lui disaient bien de ne pas m’embêter. Ici l’entretien s’arrête pour la journée parce qu’arrive ma mère et mon père me dit qu’il veut me parler de son beau-père Hasdaï, sans la présence de ma mère. Nous reprenons le lendemain. L. P. Était venu à Salonique un lieutenant colonel de l’armée juive. Pour quelle raison, je ne sais pas. Mais je l’ai rencontré à la synagogue un vendredi soir. J’étais très ému. Un lieutenant colonel de l’armée de la Palestine ! Et je n’arrivais pas à retirer mon regard de lui. Quand la cérémonie de shabbat a prit fin, on a chanté « Col od ba lev »7. J’y ai mis tout mon cœur. Ce chant est sorti avec une telle force que l’officier m’a remarqué. Et moi je pleurais et je chantais. J’étais vraiment très impressionné. Un lieutenant colonel de la Palestine… E. Z. Mais vous n’avez pas discuté. L. P. Non. En quelle langue ? Le peu d’hébreu que je connaissais, je l’avais oublié. E. Z. Avais-tu songé aller en Israël ? L. P. Partir ? Lina n’était pas d’accord. E. Z. Tu y as donc pensé. 7 L’hymne national israélien. 11 L. P. D’emblée [en français dans le texte] dès que nous sommes arrivés à Salonique. Je lui ai demandé de partir avec moi en Israël. Mais tu penses. Elle venait de retrouver pratiquement toute sa famille. Elle m’a dit « je viens de retrouver mon père, mon frère et ma sœur. Si je pars, qui s’occupera d’eux ? » Elle avait raison. E. Z. Pourquoi voulais-tu aller en Israël ? L. P. Quitte à recommencer une vie, autant que ça soit là bas. E. Z. Pourquoi ? L. P. Parce que d’ici ils m’ont chassé. Ne m’ont-ils pas chassé parce que j’étais Juif ? E. Z. C’est ce que tu ressentais ? Que les Grecs t’ont chassé ? L. P. Ils ne pouvaient faire autrement. Au fait, c’était les Allemands qui nous ont pris. Mais quand même, ils m’ont chassé de Salonique. Donc, pourquoi ne pas aller à une patrie sûre ? Ici je servais la Grèce, je faisais la guerre pour l’armée grecque et il s’est trouvaient quand même des soldats, des camarades, pour m’appeler sale juif. Et les officiers grecs de les engueuler comme du poisson pourri. E. Z. C’est bien toi qui te sens si grec et la Grèce c’est ta Patrie. Mais tu voulais quand même partir parce que les Grecs t’ont chassé. L. P. Pour ne plus entendre «sale juif ». Je veux reparler de Papageorgopoulos. J’ai moi-même entendu, je me trouvais au bureau à côté et Papageorgopoulos et Gourlis ne le savaient pas, Papageorgopoulos lui dit « pourquoi tu en as après Léon ? qu’est ce qu’il t’a fait ? » Et quand j’avais affaire à Gourlis je pensais toujours à «ein emouna ba goï, afilou arbaïm shanim ba cèver»8. Mais je ne veux pas généraliser parce que je serais injuste. Il y avait des comme ça mais tous ne sont pas ainsi. Des qui aiment les Juifs et d’autres qui ne les aiment pas. Pour l’une ou l’autre raison. [Long silence]…Je ne sais plus à quel endroit, nous passons à l’attaque. Et moi j’avais douze soldats sous mon commandement. J’ai trouvé un sentier pour contourner les communistes et me trouver derrière eux. Je m’étais débrouillé pour que mes soldats aient chacun une mitrailleuse et non pas un fusil. Je me suis donc aperçu un moment que nos camarades étaient en Proverbe en hébreu qui veut dire «ne faire aucune confiance au gentil, même si cela fait 40 ans qu’il est enterré ». 8 12 danger et je suis parti avec mon groupe pour prendre l’ennemi à revers. Il n’y avait que 5 officiers qui étaient au courant de notre mouvement. Mais après l’attaque cela s’est su que c’est Léon et son groupe qui ont fait croire aux communistes qu’un autre bataillon les attaquait et ils ont pris la fuite. Depuis, ce salopard de Gourlis n’a plus rien osé contre moi. Quand Argyropoulos est passé pour l’inspection de notre section, il est venu directement devant moi et m’a félicité pour mon courage. J’aimais la Grèce. Que veux-tu ? C’est ici que je suis né. Ce fut peut être le scoutisme ou bien l’école, ils m’ont apprit l’amour de la Patrie. E. Z. Quel scoutisme ? Puisque tu été scout à la « Macabbi » qui était un mouvement sioniste. L. P. Chez nous c’était double : sioniste et patriotique grec. C’était la politique de l’organisation. E. Z. Bon. Je crois que l’on va s’arrêter ici. 13 Entretien n°1 Entretien avec Léon Perahia, Réalisé le 08/1999. Quand j’ai décidé de travailler sur le retour des survivants, j’ai pensé que mes parents étaient les personnes les plus accessibles pour moi et que je n’avais qu’à commencer par faire des entretiens avec eux, en guise d’entretiens exploratoires. C’est ainsi que je me suis arrangée pour les interroger chacun seul, bien qu’ils aient fait le voyage de retour ensemble. Il semble évident que chacun a vécu ce retour de manière différente et ce, pour diverses raisons qui apparaissent clairement dans leurs entretiens respectifs. L’entretien avec mon père fut particulièrement pénible à cause de son état de santé. En effet, à 78 ans, Léon Perahia est -comme on dit pudiquement en français- fatigué. L’entretien fut très laborieux parce que, d’une part mon père se répétait en oubliant ce qu’il m’avait dit cinq minutes auparavant et, d’autre part, connaissant son histoire, je savais ce que je voulais qu’il raconte et je l’ai pratiquement harcelé en insistant lourdement à plusieurs reprises. Voici, en quelques mots, l’histoire de la déportation de L. P. : Né en 1920, mécanicien - tourneur de son métier, il a été déporté en avril ’43 de Salonique, avec ses parents. Son frère aîné était parti rejoindre les forces armées grecques au Moyen Orient. À Auschwitz, il a survécu parce qu’il avait une belle voix et fut protégé par des Polonais et autres kapos qui l’ont fait travailler à l’usine de Krupp, ou, plus tard, à l’Union. Là, il avait un poste de responsable, ce qui lui a permis de voler du matériel pour fabriquer différentes choses qu’il vendait au marché noir. Il a évité la marche de la mort à l’évacuation du camp en se cachant dans le camp. 14 E. Z. Bien. Je sais qu’après la libération du camp d’Auschwitz en janvier ’45 et jusqu’à octobre de la même année vous êtes restés en Russie. L. P. Non. Nous avons passé environ un mois à Tchernovitch et de là nous sommes partis en Russie. D’abord à Lublin et de Lublin en Russie. E. Z. En Russie tu as travaillé, n’est-ce pas ? L. P. Oui. J’étais assistant d’Alberto Florentin qui était conducteur de camion de 3 tonnes, de ceux que les Russes avaient reçu des Américains. En Russie nous sommes restés assez longtemps pour qu’on se dise avec Alberto qu’il nous était pas possible de flâner toute la journée. C’est ainsi que nous avons demandé d’aider à la vie du camp militaire où nous vivions. C’était aussi notre façon de remercier l’armée russe qui nous a libérés. E. Z. Je voudrais que tu me racontes l’histoire à partir du moment où ils vous ont rassemblé pour vous annoncer que vous repartez en Grèce. Raconte-moi le voyage et puis ce qui s’est passé quand vous êtes arrivés en Grèce. Est-ce que tu te rappelles quand vous êtes parti de Russie ? On sait que vous êtes arrivés en octobre. Combien de temps a-t-il duré ce voyage ? L. P. Environ un mois et demi. Comme la plupart des voies ferroviaires étaient détruites, à chaque fois qu’il y avait un convoi militaire qui circulait sur la voie, ils nous parquaient sur le côté, on attendait que les militaires passent et on repartait. Parce que la guerre n’était pas encore tout à fait finie. E. Z. Étiez-vous nombreux Grecs à revenir par ce convoi ? L. P. Je crois que nous étions environ 150. E. Z. Alors. Raconte-moi le voyage. L. P. Je ne sais pas si tu sais, mais je le dis parce que cela me fait encore mal : tandis que les Juifs bulgares nous attendaient depuis deux jours sur les quais de la gare à Sofia –ils ont fait bouillir des poulets, ils ont collecté autant des cigarettes qu’ils le pouvaient, tout ça pour nous – les soldats bulgares ont voulu nous reprendre ces cigarettes et nous, on les a données aux soldats russes qui nous ont escortés jusqu’à la frontière bulgaro- grecque. 15 À la frontière grecque, les soldats russes nous ont remit entre les mains de la police grecque qui nous a escorté à Sidirokastro9. E. Z. Est-ce que tu pourrais me décrire cette scène précise ? L. P. Ce dont je me souviens c’est que quand je suis entré [il craque et fond en larmes]… je me suis agenouillé et j’ai embrassé la terre grecque. Je n’oublierais jamais ce moment. Ce n’était pas une mise en scène. C’est venu du cœur. Notre Grèce bénie. E. Z. Et les autres Grecs autour de toi, que faisaient-ils ? Comment ont-ils réagis ? L. P. Ils chantaient, ils bondissaient de joie… E. Z. Et ceux qui vous ont reçu, comment se sont-ils comporté avec vous ? L. P. Ils nous ont souhaité la bienvenu à la mère patrie… ils ont vu notre émotion, ils ont comprit que nous portions la Grèce dans nos cœurs. Et c’était la vérité. C’est là bas que nous avons trouvé Buenica Sarfati que l’on connaissait et qui faisait partie de Maguen David Adom10 qui nous a reçus. Elle a tout de suite téléphonée à Hasdaï [le père de Lina, ma mère] pour lui dire que sa fille était vivante et venait d’arriver en Grèce. Et le lendemain Hasdaï était sur place. E. Z. Toi, quand tu es arrivé, à part ton frère qui était parti au Moyen Orient, tu ne t’attendais pas à trouver quelqu’un d’autre de ta famille, n’est-ce pas ? L. P. Il y avait aussi le frère de mon père, Yoshua Perahia et sa famille qui était à Athènes. C’est tout ce qui me restait de la famille. Personne d’autre. Tous partis. Par la cheminé. E. Z. Là bas, à Sidirokastro, vous êtes resté combien de temps ? L. P. Trois ou quatre jours. E. Z. Et que faisiez-vous à longueur de journée ? L. P. Rien. Nous dansions, nous chantions… E. Z. Comment mangiez-vous ? Qui s’est occupé de vous ? L. P. L’armée. Nous étions dans une caserne militaire. 9 Ville frontalière où se faisait l’accueil des déportés. La Croix Rouge israélienne, où, à l’époque, Palestinienne. 10 16 E. Z. Avez-vous essayé d’avoir des nouvelles de vos familles ? Apprendre qui avait survécu ? L. P. Nous savions déjà que nos familles n’existaient plus. Tous n’étaient pas aussi chanceux que Lina 11. E. Z. Tu savais déjà que Yoshua Perahia se trouvait à Athènes et n’avait pas été déporté ? L. P. Non. Je ne le savais pas encore. C’est en rentrant à Salonique que je l’ai retrouvé. Il était revenu à Salonique et on me l’a dit quand je suis arrivé ici. E. Z. Bien. Alors, Hasdaï arrive à Sidirokastro. Que ce passe-t-il après ? L. P. Nous sommes venus à Salonique. Le premier soir Hasdaï m’a accueilli chez lui. Après, il a refusé. Non, Je me trompe. Le premier soir nous avons dormi à la synagogue. E. Z. C’est qui nous ? Lina aussi ? Elle n’a pas dormi chez son père ? L. P. Non. Parce que Hasdaï a amené à Sidirokastro des papiers seulement pour Lina. Il ne savait pas que j’existais. Et Lina a déclaré qu’elle ne partait pas à Salonique sans moi. Et donc Hasdaï fut obligé de se débrouiller pour avoir des papiers pour moi aussi. C’est ainsi que nous sommes arrivés ensemble à Salonique. Le premier soir à Salonique, moi j’ai dormi à la synagogue. E. Z. Quelle synagogue ? L. P. Pas celle de la rue Syngrou. Une autre. Je me suis couché par terre, sur le ciment. E. Z. Qui t’a envoyé dormir là bas ? L. P. La Communauté Juive. E. Z. Donc, en arrivant à Salonique tu es allé à la Communauté. L. P. Non. Je ne suis pas allé à la Communauté. Quelqu’un de la Communauté est venu et nous a dit cela. E. Z. Qui c’est «nous» ? La famille de ma mère fut l’une de deux familles à Salonique où sur cinq personnes déportées, les quatre ont survécu. 11 17 L. P. Ceux du convoi. De Sidirokastro nous sommes partis tous ensemble, quelqu’un de la Communauté nous a conduit à la synagogue, Lina est parti chez Hasdaï, les autres qui n’avaient pas les papiers que Hasdaï avait eu pour Lina et moi sont partis en quarantaine dans la caserne de Pavlos Melas. Et je suis resté seul à la synagogue. Le lendemain… [silence] E. Z. Tu n’arrives pas à te rappeler. Alors, essaie de me raconter en général ce que tu as fait. Par quoi as-tu commencé ? L. P. C’est la Communauté qui s’est occupée de tout. Que crois-tu ? Commencer à faire quoi ? Nous étions complètement perdus. Comme perdus au milieu du désert ! La Joint12 nous a distribué des habits, des sous-vêtements… Et de quoi manger. La Joint. Je me souviens du responsable. Il était Juif américain. C’est lui qui s’occupait de tout. Et la Communauté nous a fourni nos papiers. E. Z. Bien. Alors tu as de quoi t’habiller, de quoi manger, où dormir. Mais que faisaistu dans la journée ? Qui as-tu allé voir ? Qu’as-tu fait dans Salonique ? L. P. On se rassemblait dans les locaux de la Communauté. Tous les survivants. Et on discutait. Nos aventures après la libération, comment chacun est revenu, qui est revenu… E. Z. Étiez-vous les derniers à rentrer ? L. P. Non. Après nous il y a eu un autre convoi. E. Z. Alors, essaie de me raconter maintenant, qui as-tu allé voir, qui as-tu essayé de trouver, comment tu t’y es pris ? L. P. J’ai cherché mon frère à Athènes. J’ai appris que mon oncle était à Salonique. Je suis allé le voir. E. Z. Et que c’est-il passé ? L. P. Il y a eu des embrassades mais il ne m’a pas dit «viens à la maison». C’était sa femme qui décidait. E. Z. Tu t’es donc rendu compte que de ce côté tu n’aurais pas d’aide. 12 Référence à l’American Jewish Joint Distribution Committee. 18 L. P. Oui. Mais, il faut que je te dise : J’ai n’y ai même pas pensé, je n’attendais rien. J’étais tellement indifférent à tout… Tout ce qui m’importait c’était que j’étais en vie et que je me trouvais à Salonique, ma patrie. Cela n’a même pas effleuré qu’il y avait lieu de me poser des questions sur les raisons pour lesquelles mon oncle, le frère à mon père ne m’a même pas proposé de m’héberger provisoirement. C’était sans importance. Celui qui est mouillé ne craint pas l’averse. Ce que mon oncle a fait pour moi c’était de s’arranger pour que la Communauté me donne un emploi. Non. C’était la Joint. Je suis donc devenu employé de la Joint. Je m’occupais du recensement des survivants, où ils étaient, par où ils sont passés, etc. E. Z. As-tu pensé aller visiter des amis, des connaissances ? L. P. Je savais que je n’avais plus personne. Je suis allé visiter mon quartier. E. Z. Qu’as-tu trouvé là bas ? L. P. Le désert. Dans les petites maisons de 15113 des réfugiés s’étaient installés. Tout avait été saccagé. Et c’est la Communauté qui s’est occupé plus tard pour que les familles des réfugiés partent et que nous puissions récupérer nos maisons. E. Z. As-tu trouvé des anciens voisins, des copains grecs orthodoxes ? L. P. Bien sûr. E. Z. Raconte-moi. L. P. Nous avons pleuré. Tous les deux. Comme tu sais, ma maison se trouvait à la lisière du 151 et touchait le quartier de Agios Fanourios. Ils pleuraient et moi aussi. Nos voisins. Ils n’arrivaient pas à imaginer comment toute cette population a pu être tuée. Ils nous regardaient incrédules quand on racontait ce qui s’était passé. Ils pensaient qu’on mentait… E. Z. Ça c’était les voisins. Es-tu allé voir des amis à toi ? L. P. Oui. Je suis allé chez monsieur Pandelis qui habitait la maison à côté de la nôtre. Puis chez Giorgakis, un autre ami, chez Nanos, je ne me rappelle pas des noms de famille. Puis, je suis allé… Tu sais qu’avant guerre je faisais partie de la chorale de Salonique. Alors, nous chantions des psaumes à l’église de Ste Sophie. Et je suis allé à Ste Sophie. Quand père Léonidas, l’évêque, paix à son âme, m’a vu, il m’a reconnu, «le 13 Faubourg de Salonique. 19 petit juif ! » il dit. Moi j’étais en larmes. Je me sentais comme un enfant devant lui. Il m’a caressé la tête… E. Z. Quand as-tu été le voir ? Longtemps après ton retour ? L.P. Non. Très vite. Puisque je suis retourné voir mon quartier. Et je me devais d’aller le voir. Les voisins chrétiens pleuraient quand je leur ai dit que mes parents avaient été tués… Ils nous aimaient beaucoup. Et nous les aimions aussi. Nous étions très liés. Il n’y avait pas entre nos familles des problèmes de racisme comme il a pu y en avoir à Salonique avant-guerre. E. Z. Ces voisins se sont-ils intéressés à toi, à ton avenir ? Est-ce qu’ils t’ont interrogé sur l’endroit où tu logeais, ce que tu faisais pour subsister, etc. L. P. Non. Cela ne les intéressait pas. Heureusement que la Communauté et la Joint s’occupaient de nous. E. Z. Comment et quand as tu pu être logé convenablement ? L. P. Le dernier à avoir logé à la synagogue c’était moi. Mon frère a entrepris une action juridique pour récupérer la maison parentale. La Justice a commencé par obliger les occupants de la maison de m’octroyer une chambre. Ils avaient deux jours pour vider une chambre de la maison et me permettre d’y loger. Parce que je revenais de la déportation. Effectivement, je suis allé dormir dans cette chambre. E. Z. Quelles étaient les relations avec ceux qui habitaient chez toi ? L. P. Pas bonnes. Normal. On les expulsait de chez eux. Eux aussi étaient des réfugiés. Ils avaient trouvé une maison vide, ils ont trouvé à se loger. Peu importe le degré d’humanité que tu possèdes, quand on t’expulse de chez toi…Le mari ne m’adressait pas la parole. Sa femme, si. Mais c’était superficiel. Je rentrais du travail et j’allais dans ma chambre. E. Z. Cela a duré combien de temps ? L. P. À peu près un mois. Puis, ils ont été obligés de quitter les lieux. E. Z. Et tu t’es retrouvé dans une maison vide. Qu’as-tu fait ? 20 L. P. Rien. Je dormais par terre. J’avais reçu une couverture et un matelas et des petites choses. La maison était complètement vide. Tout avait été prit. Tout. Même les volets des fenêtres. E. Z. Nous sommes en automne de 1945. N’est-ce pas ? L. P. Oui. Le 28 octobre de ’45 j’étais à Salonique. Donc j’ai commencé à travailler pour la JOINT. Ils m’ont même donné un costume. Le soir après le travail on se rencontrait ceux d’entre nous qui revenions de la déportation, on mangeait à la Communauté, on discutait un peu et chacun rentrait chez lui. Et je voyais Lina tous les jours. Maintenant que je pense. Je crois que le premier et le deuxième soir j’ai dormi aussi chez tante Allègre. Là où Hasdaï habitait. Il n’avait pas encore récupéré l’appartement. C’est après que j’étais obligé d’aller à la synagogue. E. Z. Quelle est ton impression des gens à Salonique quand tu es rentré ? S’intéressaient-ils à vous qui veniez de rentrer ? L. P. Ceux qui me connaissaient m’ont cherché. Ils voulaient voir celui qui est rentré vivant. E. Z. Et quelqu’un c’est intéressé à ton sort, quelqu’un t’a proposé du travail… L. P. Non. Mais j’avais du travail. Je n’étais pas demandeur. E. Z. Toi tu préférais le travail à la Joint ? Tu ne cherchais pas à retrouver du travail en tant que mécanicien ? L. P. Non, je ne cherchais pas de travail en tant que mécanicien. Bien sûr que non. E. Z. Toi tu sentais que tu étais revenu chez toi. Est-ce que t’as ressenti une quelconque hostilité de la part des Saloniciens ou as-tu senti un accueil chaleureux ? L. P. Ils m’ont accueilli et avec joie. Je me rappelle de la mère d’un collègue de travail d’avant guerre. Elle m’a invité chez eux pour le déjeuner, un dimanche. Elle a commencé à me poser des questions sur la déportation. Quand j’ai commencé à raconter, le père, la mère la sœur et mon copain étaient en larmes. Alors je leur ai dis, je ne suis pas venu chez vous pour vous faire pleurer. Oubliez tout, fermez ce chapitre. Je ne pouvais pas les voir pleurer. Ces gens n’arrivaient pas à imaginer que de telles choses ont pu avoir lieu. 21 E. Z. Bon. Raconte-moi ce qui s’est passé après. Que c’est-il passé avec Lina, l’armée, etc. L. P. Hasdaï a vu que je n’avais pas d’argent et ne voulait pas de moi pour gendre. Donc j’ai dû quitter la maison de tante Allègre. Mais Lina ne démordait pas. Elle a déclaré qu’elle allait me suivre. Mais il faut aussi que je dise qu’il y avait aussi autre chose qui faisait que Hasdaï ne voulait pas qu’on se marie avec Lina. J’étais censé aller à l’armée. On appelait les jeunes de mon âge. Il ne voulait pas que sa fille, à peine mariée, se retrouve veuve. C’était une pensée de père. Et il ne voulait pas qu’on se marie. Donc je suis parti de chez tante Allègre. Mais le temps a passé et Lina insistait. Elle a aussi beaucoup souffert dans ce conflit avec son père. Hasdaï a fini par comprendre que Lina n’allait pas céder. Il s’est donc fait à l’idée. Moi je suis allé à l’armée et puis… E. Z. Alors raconte-moi l’armée. L. P. J’ai été appelé. Malheureusement. J’avais cru que c’était la fin des souffrances mais je me trompais. Et ça c’est le tort que la Grèce m’a fait : J’ai survécu à la mort et Elle m’a renvoyé à la mort. Servir dans l’armée, oui. Avec grande joie. Mais de là à m’envoyer en première ligne en pleine guerre… Moi qui suis revenu de la mort… Comme si les cent, cent cinquante Juifs mobilisés allaient faire la différence et allaient vaincre les partisans… Ils m’ont envoyé à Papades, dans la montagne de Drama14. En ’46. Et même qu’avant j’ai eu un sursis. Je suis allé passer une visite médicale pour l’armée et l’officier, le médecin en chef, a voulu m’ausculter. Je lui ai dit alors, ce n’est pas la peine de m’ausculter, si je te donne un coup je te laisse K.O. Je suis en parfaite santé. Mais je n’ai aucune idée de ce qui se passe autour de moi, je suis seul au monde, je n’ai pas de foyer, je suis complètement perdu. Il a compris. Il m’a donné un an de sursis. Puis, quand l’année du sursis est arrivée à sa fin, il y avait Léon Cohen. Il était officier et médecin. Je n’ai pas eu à lui expliquer. Il savait lui-même par où j’étais passé. Encore une année de sursis. Mais pendant cette deuxième année de sursis il y a eu un ordre que même les sursitaires devaient se présenter. Y compris les boiteux et les aveugles. Tous mobilisés. Parce qu’il y a eu beaucoup de Grecs qui avaient des connaissances haut placées et ne sont pas partis à l’armée. Mais nous, nous sommes allés. Et j’ai dû partir. Donc en ’47. Malheureusement. Ils nous ont pris. Et ils nous ont 14 Localité au nord-est de la Grèce. 22 envoyés en première ligne. Ça je n’arriverais pas à l’oublier jusqu’à ma mort. Ça vient du cœur. Servir ma patrie aurait été un honneur. Servir la Grèce. Mais en première ligne… Et les frelons qui ont du piston sont planqués dans les bureaux… E. Z. As-tu trouvé d’autres survivants là où tu étais ? L. P. Non. J’étais le seul Juif du bataillon. Mais ils m’aimaient, ils avaient de l’estime pour moi. Surtout les officiers. Quand ils ont apprit mon histoire… il y avait des Saloniciens là bas qui connaissaient les Juifs… ils m’aimaient beaucoup ! E. Z. Ont-ils essayé de te préserver, d’une manière ou d’une autre ou il n’y avait pas lieu ? [il ne comprend pas ma question] Je veux dire, vous étiez en guerre, ils donnaient les ordres, est-ce qu’ils t’envoyaient à l’attaque comme les autres ou ont-ils essayé de te protéger ? L. P. N’oublie pas ma chérie que j’ai toujours été adroit de mes mains. Je me faisais remarquer partout. Dieu ait son âme, Papageorgopoulos qui était lieutenant, militaire de carrière, quand un de mes camarades s’est insurgé à propos de je ne sais quel traitement de faveur auquel j’ai eu droit, lui a dit «quand tu arriveras à un centième du rendement de Perahia, tu auras droit au même traitement». Parce que pour tout ce que je faisais, j’y mettais du cœur. E.Z. Et que faisais-tu ? L. P. J’étais opérateur radio. C’est eux qui m’ont appris. Ils m’aimaient bien. E. Z. Combien de temps cela a duré ? L. P. Deux ans, deux ans et quelque. Au début nous étions près de Salonique. Puis, ils nous ont envoyés à Papades. Entre temps, ici, à Salonique, ils ont cherché du piston. Ils ont trouvé le mari de Adilé Nehama. C’était Argyropoulos. Il était haut placé dans l’armée. C’est Lina qui s’en est occupé. Je suis revenu à Salonique. Puis, ils m’ont envoyé aux chasseurs alpins. J’étais de nouveau opérateur radio. Mais je me souviens de mon commandant, Xanthopoulos. Je ne sais pas s’il est encore en vie aujourd’hui. Il demandait toujours mon avis sur tout : Léon, que penses-tu de ceci, de cela…Parce que j’avais quand même un certain âge. J’avais 27 ans. Et avec l’experience que j’avais vécu, tu imagines que question débrouillardise et jugement des situations, j’étais imbattable. Il y avait un autre, Gourlis. Lui, il était militaire de carrière. Lieutenant, à 23 l’époque. Il n’aimait pas les Juifs. Il était de Salonique. Et moi je lui disais : « Moi j’arriverais à te faire dire que les Juifs sont valeureux ». Il entendait les autres officiers dire tout le temps du bien de moi et cela ne passait pas. Il avait la haine des Juifs. À la fin il fut obligé d’admettre que Léon… n’a pas froid aux yeux. [mon père utilise ici une autre expression qui fait référence à sa virilité, mais c’est ce que cela veux dire] Et après la démobilisation il a cherché à me revoir. Il avait peut être des remords. Après avoir vu mon dossier. E. Z. Tu veux dire qu’il t’a rendu la vie dure quand tu étais sous ses ordres ? L. P. Oui. De manière sournoise. Mais moi, je lui disais : « Gourlis, tu peux toujours courir. Tu n’arriveras pas à me faire plier. Moi je me suis joué de Hitler. Toi tu es moins que rien ». Textuellement. Je disais ce que je pensais. Et il voyait que ce n’était pas normal qu’il soi le seul à me trouver des torts. D’ailleurs, les autres officiers lui disaient bien de ne pas m’embêter. Ici l’entretien s’arrête pour la journée parce qu’arrive ma mère et mon père me dit qu’il veut me parler de son beau-père Hasdaï, sans la présence de ma mère. Nous reprenons le lendemain. L. P. Était venu à Salonique un lieutenant colonel de l’armée juive. Pour quelle raison, je ne sais pas. Mais je l’ai rencontré à la synagogue un vendredi soir. J’étais très ému. Un lieutenant colonel de l’armée de la Palestine ! Et je n’arrivais pas à retirer mon regard de lui. Quand la cérémonie de shabbat a prit fin, on a chanté « Col od ba lev »15. J’y ai mis tout mon cœur. Ce chant est sorti avec une telle force que l’officier m’a remarqué. Et moi je pleurais et je chantais. J’étais vraiment très impressionné. Un lieutenant colonel de la Palestine… E. Z. Mais vous n’avez pas discuté. L. P. Non. En quelle langue ? Le peu d’hébreu que je connaissais, je l’avais oublié. E. Z. Avais-tu songé aller en Israël ? L. P. Partir ? Lina n’était pas d’accord. E. Z. Tu y as donc pensé. 15 L’hymne national israélien. 24 L. P. D’emblée [en français dans le texte] dès que nous sommes arrivés à Salonique. Je lui ai demandé de partir avec moi en Israël. Mais tu penses. Elle venait de retrouver pratiquement toute sa famille. Elle m’a dit « je viens de retrouver mon père, mon frère et ma sœur. Si je pars, qui s’occupera d’eux ? » Elle avait raison. E. Z. Pourquoi voulais-tu aller en Israël ? L. P. Quitte à recommencer une vie, autant que ça soit là bas. E. Z. Pourquoi ? L. P. Parce que d’ici ils m’ont chassé. Ne m’ont-ils pas chassé parce que j’étais Juif ? E. Z. C’est ce que tu ressentais ? Que les Grecs t’ont chassé ? L. P. Ils ne pouvaient faire autrement. Au fait, c’était les Allemands qui nous ont pris. Mais quand même, ils m’ont chassé de Salonique. Donc, pourquoi ne pas aller à une patrie sûre ? Ici je servais la Grèce, je faisais la guerre pour l’armée grecque et il s’est trouvaient quand même des soldats, des camarades, pour m’appeler sale juif. Et les officiers grecs de les engueuler comme du poisson pourri. E. Z. C’est bien toi qui te sens si grec et la Grèce c’est ta Patrie. Mais tu voulais quand même partir parce que les Grecs t’ont chassé. L. P. Pour ne plus entendre «sale juif ». Je veux reparler de Papageorgopoulos. J’ai moi-même entendu, je me trouvais au bureau à côté et Papageorgopoulos et Gourlis ne le savaient pas, Papageorgopoulos lui dit « pourquoi tu en as après Léon ? qu’est ce qu’il t’a fait ? » Et quand j’avais affaire à Gourlis je pensais toujours à «ein emouna ba goï, afilou arbaïm shanim ba cèver»16. Mais je ne veux pas généraliser parce que je serais injuste. Il y avait des comme ça mais tous ne sont pas ainsi. Des qui aiment les Juifs et d’autres qui ne les aiment pas. Pour l’une ou l’autre raison. [Long silence]…Je ne sais plus à quel endroit, nous passons à l’attaque. Et moi j’avais douze soldats sous mon commandement. J’ai trouvé un sentier pour contourner les communistes et me trouver derrière eux. Je m’étais débrouillé pour que mes soldats aient chacun une mitrailleuse et non pas un fusil. Je me suis donc aperçu un moment que nos camarades étaient en Proverbe en hébreu qui veut dire «ne faire aucune confiance au gentil, même si cela fait 40 ans qu’il est enterré ». 16 25 danger et je suis parti avec mon groupe pour prendre l’ennemi à revers. Il n’y avait que 5 officiers qui étaient au courant de notre mouvement. Mais après l’attaque cela s’est su que c’est Léon et son groupe qui ont fait croire aux communistes qu’un autre bataillon les attaquait et ils ont pris la fuite. Depuis, ce salopard de Gourlis n’a plus rien osé contre moi. Quand Argyropoulos est passé pour l’inspection de notre section, il est venu directement devant moi et m’a félicité pour mon courage. J’aimais la Grèce. Que veux-tu ? C’est ici que je suis né. Ce fut peut être le scoutisme ou bien l’école, ils m’ont apprit l’amour de la Patrie. E. Z. Quel scoutisme ? Puisque tu été scout à la « Macabbi » qui était un mouvement sioniste. L. P. Chez nous c’était double : sioniste et patriotique grec. C’était la politique de l’organisation. E. Z. Bon. Je crois que l’on va s’arrêter ici. 26 Entretien n° 3 Entretien avec Yvonni Capon, Réalisé le 27/08/98 Yvonni Capon est une des cousines de ma mère. Elle a eu la chance de ne pas avoir été déportée, étant cachée, à Athènes, avec sa famille. Bien qu’elle ne soit pas à Salonique au retour de mes parents, elle a vécu auprès d’autres survivants de la famille, qui eux sont rentrés à Athènes. Ceci dit, les nouvelles allaient vite, même au temps de l’après-guerre. C’est ainsi que Y. C. a entendu ses parents faire des commentaires sur l’allure et les attitudes de sa cousine Lina, à son retour de la déportation. C’est une de ces remarques à propos de ma mère qui ont motivé ma réflexion et ma recherche sur la re-culturation des survivants. En effet, Y. C. a dit un jour que Lina avait perdu au camp ses bonnes manières ! C’est cette phrase donc qui a attiré mon attention et j’ai voulu en savoir plus. Il n’est donc pas surprenant qu’elle fut une des premières personnes à qui j’ai demandé un entretien. 27 E. Z. Merci de bien vouloir m’aider dans mon travail. Je voudrais tout d’abord que tu me donnes ton nom, le lieu et la date de ta naissance. Puis, je voudrais que tu me racontes en gros ce qui s’est passé jusqu’à la guerre de 1940. Y. C. Mon nom de jeune fille est Yvonni Perahia. Je suis née le 4 juin 1929, me je ne suis pas responsable du crach économique de l’époque. J’ai donc aujourd’hui plus de 69 ans, disons 70. Je suis née à Salonique. Je suis la fille aînée. Après moi il y a eu trois autres enfants, dont l’un est mort pendant l’occupation suite à une pneumonie. A l’époque il n’y avait pas d’antibiotiques. C’est grâce à mon père que nous avons été sauvés. Mon père était peureux. Quand les Allemands sont entrés à Salonique, nous habitions au coin de la rue Tsimiski et Aristotelous. Pas exactement au coin où se trouvait un entrepôt de briques, juste à côté. Je ne me rappelle pas à quel étage, peutêtre au troisième. Quand les Allemands sont entrés dans la ville, nous avons fermé les volets et nous regardions par les interstices. Nous les avons vus passer sur l’avenue avec leurs Jeeps et leurs tanks, et mon père a tout de suite prit la décision de partir à Athènes qui était occupée par les Italiens. Il s’est mit d’accord avec ses associés que lui partirait travailler à la succursale d’Athènes. Il a dit qu’il ne pouvait pas vivre sous cette menace. Il a dû insister et aller à l’encontre de l’entourage qui attendait la suite des événements. C’est ainsi que nous sommes partis à Athènes. Nous avons déménagé en emportant tout. Le balai, la pelle, tout. Le ménage entier. C’est pour cela que quand les autres (la famille de ta mère, les autres parents) ont commencé à arriver comme réfugies à Athènes, c’est chez nous qu’ils se procuraient qui une casserole, qui un matelas, qui une couverture, puisque nous, nous avions tout. Cela s’est passé en ‘40. En ’41, lors de la grande famine, nous n’avons manqué de rien. Nous avions fait tant des provisions, et pas seulement de la farine, du riz ou je ne sais quoi de première nécessité, des sacs de noix, tout. Les gens mouraient de faim dans la rue, ils venaient mendier les restes des citrons pressés parce qu’on disait qu’ils contenaient des vitamines et c’est quelque chose que d’habitude on jette. Ma mère disait «on me demande les déchets des citrons. Je voudrais leur donner d’autres denrées mais j’ai peur qu’ils nous tuent pour nous voler s’ils se rendent compte que nous avons de quoi manger. Mon petit frère mourut à l’âge de 25 jours. Puis, l’Italie a capitulé et les Allemands ont ordonné aux Juifs d’Athènes de se faire enregistrer. Alors nous nous sommes cachés. Mon père avait déjà prévu le tout. Nous nous sommes tous cachés, chacun dans une maison différente. Mimis, bien que très 28 jeune, (il n’avait que deux ans et commençait tout juste à parler), fut pris en charge par une famille. Quand ils lui ont-ils demandé «que manges-tu au petit déjeuner ? », Il a répondu «des croissants avec du beurre et de la confiture » ! Et les gens se sont dits qu’est ce que ce numéro, où croit-il que l’on trouvera des choses pareilles ? En pleine occupation ! Moi je suis allée me cacher chez une famille, les Psaropoulou, au Neo Faliro17. C’était une dame âgée avec ses deux fils, des beaux jeunes hommes. La fille de la dame était une amie de Maurice Amarachi qui lui était un ami de papa. C’est ainsi que je suis arrivée dans cette maison. Peu de temps après Dolly est venu aussi, là bas, au Neo Faliro. Quelques mois plus tard, les alliés ont bombardé la gare près de Neo Faliro et papa et maman ont pris peur parce qu’il y a eu des obus dans notre jardin. Ils nous ont repris de là. Entre temps ils se sentaient plus à l’aise là où ils habitaient et nous nous sommes retrouvés tous ensemble chez les Anastasiades. Nous habitions un sous-sol rue du 3 septembre d’où nous voyions des pieds passer dans la rue. La nuit nous ouvrions pour prendre un peu l’air, nous ne sortions pas du tout de la maison… Maman faisait sécher les draps dans la cuisine parce que dans cette maison étaient sensés habiter un couple avec leur petite fille et si quelqu’un voyait tant des draps étendus, il aurait pu se poser des questions. Et donc, dans la maison il y avait en permanence du linge étendu, puisque, le temps pour qu’une partie sèche, il y avait de nouveau du linge sale. Et maman était occupée tout le temps avec le ménage. Là bas on a eu faim. Notre dernière trouvaille fut un sac de pois cassés. C’était une vraie trouvaille. Nous n’avions rien d’autre. Le matin, au petit déjeuner nous mangions une soupe légère de pois cassés. À midi, une soupe de pois cassés un peu plus consistante. Et le soir, de nouveau des pois cassés mais maman se débrouillait pour les présenter sous différentes formes : des boulettes, en tarte, etc. Mais c’était des pois cassés. Les mains de maman avaient pris une couleur jaunâtre à force de frotter et de travailler les pois cassés… Ça t’intéresse tout ça ? E. Z. Oh ! Oui. Mais je voudrais que tu me dises un peu plus sur les modalités pratiques de votre arrangement avec la famille Anastasiades. Est-ce que tu sais par exemple si tes parents louaient ce sous-sol ? Savaient-ils que vous étiez Juifs ? Y. C. Non, ils ne louaient pas. Ils savaient, ils nous cachaient. Lui avait perdu son travail et tandis que pour un moment nous vivions de notre argent, nous avions nos 17 Faubourg d’Athènes. 29 ressources et eux les leurs, quand il a perdu son travail nous avons crée une sorte de caisse commune du peu que nous avions tous pour pouvoir survivre. Ils avaient une fille pas très jeune mais qui avait une hydropisie au genou. C’est ainsi je crois que l’on nommait cela. C’était quelque chose comme une phtisie de l’os. Et on la mettait dans une poussette de bébé pour pas qu’elle se fatigue en marchant. Le docteur avait dit que cette enfant devait manger un œuf par jour. Les parents se mettent en quatre pour trouver l’œuf, ils trouvaient l’œuf, et pour que cet œuf soit plus consistant, ils battaient le jaune avec du sucre et du cacao et faisaient frire le blanc. Je me rappelle que Dolly et moi, quand ils battaient l’œuf, et que le sucre grinçait dans le récipient, nous bouchions nos oreilles…Nous voulions tellement avoir, nous aussi, un œuf… mais on savait que l’enfant était malade et nous ne disions rien. À la Libération nous nous sommes rattrapées sur les œufs battus ! Mais je ne peux pas te décrire cette envie d’œuf battu au moment où on le préparait pour la fille. J’aurais donné mon royaume…C’est là bas que nous avons été libérés. Sont passé devant notre porte ces groupes qui étaient dans la résistance…EAM, ELAS18 que sais-je, avec des drapeaux grecs, des hourra, et tout ça…J’ai crié « papa, les Allemands sont partis ». Mais au point où on était, enfermés depuis si longtemps, nous le sommes restés trois jours de plus, attendant qu’ils soient partis encore plus loin avant d’oser s’aventurer au dehors. Papa ne nous a pas laissés sortir tout de suite. Papa qui était si peureux et que c’est probablement grâce à ça que nous n’avons pas été déportés. Donc la Libération. Puis nous nous sommes trouvés au milieu du Mouvement…[le Mouvement Révolutionnaire Grec et la guerre civile qui a suivi] À la libération nous étions tous jaunâtres et maigres. Tout ce temps là dans le sous-sol nous n’étions pas sortis au soleil, nous n’avions pas mangé à notre faim… Papa avait un cousin médecin radiologiste, Perez. Nous sommes tous allé chez lui pour faire des radios. Nous n’avions aucune lésion, heureusement. Ce n’était plus l’été. Je ne sais pas quelle époque de l’année c’était, mais ce n’était pas l’été. Quelqu’un qui avait une maison à Glyfada 19, dans la montagne de Glyfada, pas à la mer, nous l’a prêté pour que l’on soit un peu exposés au soleil et à l’air pur. Dans cette maison nous avons accueilli Alice [la sœur de ma mère Lina Capon ] et sa copine Laura qui revenaient du camp de EAM : Front de Libération Nationale. ELAS (la branche armée de EAM) : Armée Populaire de Libération Nationale. 19 Faubourg d’Athènes. 18 30 concentration. Et un monsieur, c’était peut-être un certain docteur Cohen, je ne suis pas sûre. Mais je sais qu’il était parent du mari de la sœur à ma mère, Sarina. C’était un survivant que ma mère, «au nom de tous les miens» [en français dans le texte] l’a accueilli comme Alice et Laura. Je me rappelle la première fois que l’on a fait un déjeuner. Je pense que mon père a dû emprunter de l’argent pour cela. Il y avait sur cette table…comment te dire…des fromages, des olives, des œufs…un festin. Et ils nous ont dis, «mangez, mangez les enfants»… Nous avons mangé cinq olives, on n’en pouvait plus. « Mais allez-y, maintenant il y a à manger » Eh non ! J’étais rassasiée. J’aurais voulu pouvoir manger mais je ne pouvais pas. Notre estomac s’était habitué au peu et nous ne pouvions plus manger normalement. Et ce Cohen ! Un jour, ma mère avait cuisiné des spaghetti bolognèse ou je ne sais quoi, et pour le lendemain des haricots verts. Et le matin, à la table du petit déjeuner, il dit à ma mère, «Lili, je veux te dire quelque chose, s’il te plaît ne me gronde pas. Je me suis levé au milieu de la nuit et j’ai mangé tous les haricots verts de la marmite». Et ma mère ne l’a pas grondé. Il était si affamé… Il avait bien mangé avant de se coucher mais l’idée des haricots verts dans la marmite ne l’a pas laissé dormir. Je me souviens d’Alice. Alice avec un ventre gonflé et son visage plein de tâches noires comme des boutons, mais c’était des points noirs…Et je me rappelle qu’à chaque fois qu’elle se lavait et les pores étaient ouverts, mon père lui enlevait quelques points noirs jusqu’au jour où son visage était propre. En ce qui concerne son ventre, on lui demandait si elle n’avait pas eu des relations sexuelles et si elle se retrouvait enceinte. Elle pouvait le dire, on n’allait pas lui tenir rigueur, vu l’endroit terrible d’où elle venait. Et elle disait «non, non, je n’ai rien fait»…Mais je ne comprends pas, ils ne l’ont pas amené chez le docteur… En fait, son ventre était plein de liquide, elle n’était pas enceinte. Laura m’avait beaucoup plu… J’écoutais insatiablement tout ce qu’ils racontaient et j’avais eu l’inspiration d’un roman. Bon. J’étais petite, j’ai écrit cinq pages et le roman c’est arrêté là. E. Z. Quel âge est-ce que tu avais à l’époque ? Y. C. Disons, en 1944, j’avais 15 ans. Mais ne compare pas à une fille de 15 ans d’aujourd’hui. À cause de l’enfermement nous avons eu du retard non seulement sur le plan physique mais aussi sur notre évolution mentale. Nous n’avions pas des stimulations extérieures. Enfermées dans la maison, soit nous nous disputions avec 31 Dolly, soit nous jouions au trictrac. Les grands nous avaient appris à jouer au trictrac pour que nous puissions nous distraire. E. Z. Vous ne sortiez pas du tout ? Y. C. Non. Quand nous étions à la maison de Neo Faliro nous sortions. Pas seulement nous sortions mais nous étions inscrites à l’école de Tsouris en tant qu’auditrices. Je ne sais pas ce que le directeur de l’école savait puisque pour l’inscription il fallait des actes de naissance et autres papiers officiels. Mais nous étions inscrites en tant qu’auditrices. Et les après midis nous allions au catéchisme pour les yeux du voisinage. Dans le quartier il y avait d’autres enfants avec qui nous jouions à la marelle. C’était la paroisse de St Dimitri. Je connais tous les cantiques de St Dimitri par cœur. E. Z. Aviez-vous changé des noms ? Y. C. Bien sûre. Je m’appelais Zoe Dimitriou. Et tu ne sais pas une chose bizarre : Le faux nom de mon futur mari était aussi Dimitriou ! Euh…mon futur mari et ta mère, tous ceux là, qui étaient en fait mes cousins, je les ai vraiment connus en ’40, quand nous sommes allés habiter chez tante Allègre, durant les bombardements à Salonique, parce que chez elle il y avait je ne sais combien des plaques de béton et qu’il y avait une meilleure protection contre les bombes. Nous nous sommes rassemblés là bas toute la tribu…C’est de là bas que je me souviens de ta mère pour la première fois. Elle était peut-être ma cousine mais nous n’avions pas des relations sociales. J’admirais ta maman et Dora [une autre cousine, sa future belle-sœur] qui avaient six ans de plus que moi…six ans, quand tu as 11 ans c’est une très grande différence. Elles étaient des jeunes filles. Le matin elles aidaient au ménage, nous étions quand même un régiment dans l’appartement, elles mettaient des bigoudis à leurs cheveux et le soir elles se coiffaient à la « page ». Je les admirais beaucoup quand elles s’habillaient et sortaient se promener le soir. C’était bien là bas, tous ensemble… À chaque victoire de l’armée grecque en Albanie, à chaque ville qui tombait, Koritsa, Argyrokastro, Tepeleni20, oncle Haïm, ton grand père et les autres amenaient des plateaux remplis de pâtisseries pour fêter la victoire. Les quantités d’aliment étaient terrifiantes. Il est vrai que nous étions tant de familles…Je me souviens que quand elles nettoyaient des épinards, c’était une montagne posée sur le plancher de la cuisine, cela n’entrait pas ni dans l’évier, ni dans une bassine…une montagne par terre et les femmes tout autour nettoyaient peu à peu 20 Respectivement les villes albanaises Korçë, Gjirokastër et Tepelene. 32 les feuilles. Je me souviens qu’ils achetaient du halva dans des énormes récipients. Tout été acheté en gros, puisque nous étions tant des bouches à nourrir. À l’époque, l’arrière-grand-mère était vivante…j’ai des histoires avec elle. En ce temps là les enfants n’avaient pas les jouets qu’ils ont maintenant. Les couvercles des paquets de cigarettes on les mettait dans un cercle dessiné sur la terre, on visait et on jetait une pierre et le couvercle qui sortait du cercle était à nous. Et nous avions chacun nos trésors. Moi je jouais avec Lietto, le petit frère de Benjamin [son futur mari]. Benjamin était grand et allait travailler au magasin. Il ne s’occupait pas de moi. Il avait trois ans et demi de plus que moi ! Alors je jouais avec Lietto qui avait à peu près le même âge que moi. En ce qui concerne Bill [le fils de Haïm et Allégre], comment te dire… il ne nous laissait pas une minute en paix. Un matin l’arrière-grand-mère s’est levée aux aurores pour allumer le feu sous le chauffe-eau parce que c’était le jour où venait la dame qui faisait la lessive. Elle n’avait pas de quoi démarrer le feu et Bill est allé chercher nos trésors que la bis-nona 21 a utilisé en lieu et place de fagots. J’étais inconsolable. Quelles années…À la famille Perahia, en fait, mon nom de jeune fille est Perahia 22 ils avaient attribué la salle à manger. Mais dans la salle à manger on mangeait aussi, en trois groupes : Les petits, les moyens et les grands. Il n’y avait pas de la place pour tout le monde. Et la nuit, nous mettions la table de côté et nous installions les matelas pour nous coucher par terre. Chaque soir ma mère disait à Benjamin : «Aide-moi à tirer la table et moi, quand tu seras grand je te donnerais ma fille pour femme». Et moi j’entendais et je la laissais dire, c’était une parole gentille, sans plus…Elle est drôle la vie… Comme je t’ai dit, j’admirais Lina, jeune fille qui s’habillait, sortait, etc. Quand elle a disparu, parce que les autres sont rentrés mais pas ta mère, - on avait des témoins qui l’ont vu tomber à l’évacuation du camp et nous ont dits qu’elle était morte – oncle Hasdaï, ton grand-père, disait : j’avais une brave fille…Comme s’il insinuait que ses deux autres enfants, Alice et Bino n’étaient pas mal, mais Lina, elle, c’était autre chose. Il l’aimait particulièrement bien ou alors il avait plus d’estime pour elle, je ne sais pas. Ce que je veux te raconter maintenant ne son pas mes propres constatations, c’est ce que j’ai entendu chez moi, parce que moi je n’étais pas à Salonique quand Lina est revenu. 21 22 L’arrière-grand-mère, en judéo-espagnol. Sans lien de parenté avec la famille de mon père. 33 E. Z. Avant que tu me racontes cela, je voudrais que tu me donnes tes impressions et observations quand vous avez accueilli Alice, Laura et le docteur Cohen à Athènes. Y. C. C’était la première fois que les grands discutaient et j’étais autorisée à écouter. Je me tenais tranquille, j’ouvrais grand mes oreilles, j’entendais des choses incroyables et je voyais chez eux une attitude…comment te dire, c’est sûr, ils étaient reconnaissants disons à Dieu ou à leur chance d’avoir survécu, mais pour ce qui est du reste, ils s’en fichaient totalement. Ils avaient une attitude quasi provocatrice… Puisque nous sommes passés par cette expérience, rien n’est important, tout le reste nous est indifférent. C’était à peu près ça. Un soir nous avons décidé d’aller nous promener sur la place de Glyfada, Alice et Laura se sont mises sur leur trente et un : chacune habillée d’une jupe faite à partir des sacs de jute… On leur a dit que cela n’était pas une tenue pour aller se promener. Elles nous ont répondu qu’elles s’en fichaient et que c’était ça leurs habits du dimanche. Je ne me rappelle pas de leurs chaussures, c’est possible que je confonds avec tout ce que j’ai entendu de Lina, que c’était des sandales fabriquées à partir de tresses des bouts de tissu…je ne me rappelle pas…ni de ce qu’elles racontaient. J’ai entendu et j’ai lu tant d’histoires, que je suis incapable de me rappeler qui a dit quoi. Mais je sais que cela a toujours évoqué en moi l’horreur et le fait que ces récits allaient au delà de ce que notre imagination peut créer. Moi, jusque là, j’avais l’impression d’avoir beaucoup souffert d’enfermement et de faim dans notre cachette durant l’occupation. Mais en entendant tout ça je me rendais compte qu’au moins, je n’ai pas vécu sous la menace constante de la mort. E. Z. Est-ce que tu te souviens de la réaction de tes parents à tous ces récits ? Croyaientils ce qu’ils entendaient ? Y. C. Il me semble qu’ils avaient dépassé ce stade, puisque avant qu’on accueille ces trois rescapés à la maison, ils avaient entendu d’autres survivants témoigner et c’est sûr que pour les premiers arrivés on disait que les pauvres étaient devenus fous. Mais au bout de quelque temps ils se sont rendus compte que les récits concordaient et qu’il n’était pas possible que tous soient devenus fous et que de surcroît ils racontent la même histoire. Oui. Mes parents les croyaient. Maman pleurait en écoutant, tous demandaient après leur famille, as-tu vu untel, quand était-ce la dernière fois que vous avez aperçu tel cousin, etc. Il semble que les parents de ma mère sont partis directement à la chambre à gaz. D’une certaine manière cela nous consolait, ils avaient été épargnés de la souffrance du camp…C’est seulement maintenant - que moi j’ai grandi – 34 que je pense parfois qu’en fait, ils étaient jeunes. À l’époque je pensais que quelqu’un de 40 ans était vieux. Maintenant je me dis qu’ils étaient jeunes. Et pourtant, les quinquagénaires partaient directement aux crématoires. Ils étaient considérés âgés. E. Z. À part cette histoire de jupes en toile de jute, tu ne te rappelles pas d’autres incidents qui t’ont marqué ? Y. C. En fait, après quelque temps, - Laura est partie en Israël par l’intermédiaire de « l’akshara »23 et Alice habitait chez nous - …Elle a commencé à sortir avec Elio. Et même qu’elle m’amenait avec elle comme chaperon, on sortait ensemble nous promener, ils me laissaient au cinéma et revenaient me reprendre à la fin du film. Et moi j’étais très contente, tous les jours au cinéma… À cette époque où Alice était à la maison, j’ai voulu organiser une fête pour mes camarades de classe. Ça se faisait beaucoup alors. J’ai demandé de l’argent. Ils m’ont donné si peu que cela a suffi pour acheter deux miches de pain. On les a coupé en tout petits morceaux et sur chaque morceau nous avons mit ¼ d’olive. Et puis, je voulais avoir un peu de vin. Alice m’aidait à l’organisation. Et l’argent ne suffisait pas. Alors, Alice a fait un grand sacrifice : elle avait une paire de longs caleçons en laine. Elle les a vendus et m’a donné l’argent pour acheter le vin. Et je me souviens que je lui avais dit qu’elle n’avait pas besoin des caleçons comme cela puisqu’elle ne les portait pas et elle m’avait répondu que c’était du patrimoine, cela représentait de l’argent, que c’était un bien que l’on pouvait monnayer. Ce fut la première et la dernière boum de ma vie. Nous avons donc acheté une dame-jeanne de vin, nous avons convaincu maman de se cantonner dans sa chambre, nous avons mis de la musique sur le tourne-disque… Une heure et demie passa, maman est sortie de la chambre, elle a vu mes copains de classe… à l’époque les garçons portaient longtemps des pantalons courts, pas comme maintenant. Elle m’a dit, ce ceux là tes copains de classe ? Ha ha, elle s’est esclaffée ironiquement. Bon, allez, les enfants bien élevés ne restent pas à cette heure-ci en dehors de chez eux. Allez, tout le monde rentre. La fête était finie dans le déshonneur, j’en étais malade et je n’ai plus jamais essayé. Et Alice s’était défait de son patrimoine ! Tu vois, c’est ce qui m’a marqué. Elle possédait un article dont elle ne se servait pas mais qui avait une certaine valeur marchande. C’est exactement ce qu’ils faisaient tous dans les camps. Des choses qu’ils pouvaient échanger contre un morceau de pain ou toute autre chose 23 Les groupes sionistes qui après guerre amenaient les survivants en Palestine. 35 utile sur le moment. Et cela s’est passé longtemps après leur libération et Alice gardait toujours les longs caleçons en laine, au cas où. E. Z. Alors, un jour vous êtes rentrés à Salonique. Y. C. Non. Moi je suis rentrée seulement quand je me suis mariée. En ’48. Et c’est ta mère qui m’a accueillie chez elle. Donc ta mère est rentrée aussi et je sais que je les entendais parler. Je ne sais pas si certaines choses je les ai effectivement entendues de la bouche des mes parents ou si ce sont mes propres présomptions avec ma cervelle de l’époque. Donc Lina est revenue. Elle était vivante. Mais dans quel état… Je ne sais pas pourquoi ils ont mentionné les sandales, puisqu’ils savaient très bien par où ces gens sont passés, étaient-ils tellement choqués par ses sandales ? Ils ont dit « elle portait aux pieds des sandales fabriqués à partir des bouts de chiffons. Une cigarette au bec et un homme avec lequel elle vit et ils ne sont même pas mariés ». Pour moi, cela équivalait à une prostituée. Je me suis dis, vraiment, que Lina était devenu une prostituée. Je ne pense pas que chez moi ce mot fut prononcé. Mais pour moi, cette description du retour de Lina ça voulait dire ça. En accord avec la norme morale de l’époque. Mais quand j’ai vécu à côté de ta mère, ce n’était pas seulement qu’elle fumait. C’était comme ce que j’avais remarqué chez Alice et Laura. Ce n’était pas seulement qu’elle fumait. D’autres fumaient aussi. Elle avait une attitude provocatrice et un comportement impertinent, quelque chose qui rappelait les «durs» du port… Comme si elle disait à tous «je suis comme ça et je vous emmerde». Et à cette époque son père lui rendait la vie impossible à cause de Léon. Et moi je pensais ce qu’il disait de sa fille quand il la croyait perdue. Mais quand Lina est revenue, il voulait qu’elle fasse ce que lui avait décidé. E. Z. Tout ce que tu me racontes sur l’impertinence et le style provocateur de Lina, tu l’a constaté en ’48, quand tu est arrivée à Salonique. Y. C. Écoute. Il est possible que cela ne soit que le fait du caractère de Lina. Quand je l’ai connue avant qu’on parte à Athènes, j’admirais sa coiffure mais je ne savais pas beaucoup de choses d’elle. Elle ne se confiait pas à moi. Peut être que c’est moi qui la voyais comme ça. Mais on pourrait aussi comprendre. Après tout ce qu’elle a vécu, elle ne se souciait guère de plaire, d’être «comme il faut». C’est moi qui décelais une certaine provocation. Et cette impertinence. Je ne sais pas comment l’exprimer autrement. Et avec le problème qu’elle avait avec Léon…Elle aimait Léon, son père n’était pas d’accord pour qu’elle l’épouse… mais c’est une histoire banale, beaucoup 36 ont eu à y faire face… Avec Lina nous dormions dans le même lit. Et si tu veux savoir comment je me suis soudainement retrouvée en mai ’48 à Salonique en plein milieu de l’année scolaire… Exilée ! J’étais tombée amoureuse d’un «goy»24 à l’école. Et mes parents m’ont envoyé en exil. Oncle Hasdaï était venu à Athènes pour affaires et on m’a confiée à lui. Ce fut mon premier voyage en avion. Pour m’éloigner du danger. La bande des copains, ici, les premiers rescapés, Pepo, Jeanneau, Bino, je ne me rappelle pas si Alfredo était là aussi, je crois qu’Alfredo était à l’armée avec ton père. Ils étaient tous au courant. Déry était là. Il me taquinait. Ils venaient le soir me chercher pour sortir. Seulement moi. Lina ne sortait pas les soirs, elle restait à la maison au cas où Léon l’appellerait. Dèry me disait, tu vois la lune ? Il regarde la même, d’Athènes… Bon, je ne sais pas si mon histoire t’intéresse… E. Z. Mais si, continue s’il te plaît. Y. C. Un jour, papa est venu me voir parce qu’un de ses amis m’a demandé en mariage. Avec cet ami j’avais dansé une fois, durant une sortie avec mon père et ses amis. Mon père et moi nous avions un écart de 25 ans. Disons qu’avec son ami l’écart était de 20 ans. Je ne me rappelle pas exactement. Il s’appelait Constandinis. Alors, mon père me dit, Constandinis te demande en mariage. Et moi je me rappelais que quand on avait dansé ensemble, il transpirait beaucoup. Et donc, j’ai dit à mon père que je ne voulais pas de lui parce qu’il transpire beaucoup. Mon père ne trouvait pas que cela fut une raison assez sérieuse pour refuser une demande en mariage... Bref. Ce type était très riche et papa essayait de m’appâter en me disant que pour le voyage de noces on irait en Europe, que j’aurais une femme de chambre… Moi j’insistais, il sue trop, je n’en veux pas. Comment lui dire que j’étais amoureuse de l’autre ? Bon. À force d’insister, il avait presque réussi à me persuader, quand, un soir, nous sommes allés toute la bande au cinéma, sur la place Aristotelous. Et je me suis assise à côté de Bino qui a mit son bras autour des mes épaules et me dit «il fait froid, il est temps d’être à deux… Es-tu d’accord pour te marier avec moi ? » Il ne faisait pas du tout froid. Je ne lui aie pas répondu mais j’ai pensé qu’au moins ça m’éviterai le mariage que mon père me proposait. Et puis, ainsi je resterais à Salonique et ça m’éviterait d’être tentée à Athènes par mon amoureux et risquer de déshonorer ma famille. Alors, le soir au lit avec Lina, quand elle m’a - comme à son habitude – demandé comment était la soirée, 24 Non-Juif. 37 je lui ai raconté. Elle m’a demandé quelle fut ma réponse et je lui ai dit que j’avais trouvé ça une bonne idée mais que par timidité je n’avais pas donné de réponse. Alors Lina m’a dit de ne pas m’en faire, elle s’occuperait de tout. Le lendemain elle est allée au magasin de Bino et lui a demandé s’il était sérieux. Bino a dit que oui, mais qu’il avait des scrupules envers mon père, son cousin, qui avait trouvé un si bon parti pour sa fille et que lui commençait à peine de s’installer dans la vie. Alors Lina a fait l’intermédiaire. La proposition a plut à mon père. D’abord, Bino on le connaissait. Puis, il n’avait pas beaucoup d’exigences en ce qui concernait la dot. L’autre voulait que mes parents se vendent eux-mêmes pour tout ce qu’il demandait. Ils ont téléphoné à maman et maman était très contente. Et qui plus est, elle tenait la promesse qu’elle avait faite à Bino en ’40 ! Tout le monde était contant, donc, nous nous sommes fiancés et cinq semaines plus tard nous étions mariés. Maman est venue ici et a commencé a faire des achats pour constituer ma dot. Des draps, des habits, des serviettes de toilette… Cela m’a donné le tournis. À l’époque moi je portais encore des socquettes, j’avais peut être une ou deux robes mais pas davantage…Nous sommes rentrés dans un magasin, maman demande des robes, c’était l’été et elle demandait des robes d’hiver, et ils nous montrent une robe bordeaux et une verte. Et maman, pour la première fois me demande à moi de choisir. Jusque là c’était toujours elle qui décidait et la plupart du temps elle rajustait pour moi une de ses robes. Je ne savais même pas choisir. Alors j’ai dit que je ne savais pas laquelle je préférais et maman dit, allez, on achète les deux ! Incroyable ! Dans un autre magasin, elle redemande des habits d’hiver, je lui fais signe, je lui dis, on vient d’en acheter, tu as oublié ? Elle me dit qu’on allait en acheter plein d’autres… J’en revenais pas. J’avais l’impression d’être une princesse de contes de fées. Plus tard je me suis quand même rendu compte que ma dote ne fut pas si extraordinaire que cela. Mais comme je n’avais pratiquement rien, il fallait combler le vide. Et on m’a expliqué que pendant un moment je ne devais pas faire faire des dépenses à mon mari pour qu’il puisse démarrer convenablement dans ses affaires. C’est donc pour cela qu’ils ont acheté des habits pour les saisons à venir. Bien que Bino savait aussi que j’étais amoureuse de quelqu’un d’autre, nous avons fini par construire une relation basée sur le respect mutuel et ce fut sûrement une relation beaucoup plus solide qu’un amour d’adolescence. 38 E. Z. Je voudrais qu’on revienne à Lina. Il t’est arrivé de dire que «Lina, au retour de la déportation, avait perdu ses bonnes manières». Cela fut quelque chose que tu as constaté toi-même ou tu l'as entendu chez tes parents quand ma mère est rentrée à Salonique ? Y. C. Entre nous, c’était une façon très édulcorée pour exprimer ce que je pensais de Lina. Je la trouvais tellement provocatrice et impertinente, de toute façon elle avait un caractère complètement diffèrent du mien, elle était très exigeante et très autoritaire… Pendant le temps qu’elle m’hébergeait chez eux, je l’aidais pour le ménage. Évidement, je n’avais pas le statut de l’invitée pour qu’elle m’apporte le café au lit, je l’aidais. À l’époque il y avait des planchers en parquet qu’il fallait faire briller avec un machin très lourd, c’était une pièce rectangulaire de fer ou de fonte sous laquelle on plaçait une étoffe en laine et un long manche nous permettait de la diriger. Et vas-y que je frotte tout en faisant attention de ne pas heurter les pieds de tables ou des chaises pour ne pas les abîmer, bon, je finissais la pièce que je devais faire, Lina, que veux-tu que je fasse d’autre ? Alors, elle venait vérifier si ça brillait bien partout, là bas, dans le coin, tu as mal frotté… recommence. Je recommençais. Et tout ce que je faisais, elle devait l’inspecter. Bien qu’il lui est arrivé de dire que je travaillais pas mal. Un jour j’avais dit que même si un jour je meurs de faim, je n’irais pas comme femme de ménage chez Lina… Ça lui plaisait bien ma façon de travailler mais elle n’avait aucune confiance. Il fallait que tout soit fait selon sa façon. Pour ce qui est du reste, elle s’occupait beaucoup de son père, elle a toujours fait des petits plats selon les goûts (pas toujours les mêmes) de son père et de son mari. Ce qui avait comme résultat des heures infinies passées à la cuisine. Ce n’est donc pas qu’elle était une égoïste finie, elle se mettait en quatre pour faire plaisir aux autres. Mais en même temps il fallait que tout se fasse selon sa volonté. Peut-être c’est normal et que moi, qui étais timide et n’exigeais jamais que les choses se fassent selon mon idée, je trouvais cela aberrant. E. Z. Mais quand tu dis « elle avait perdu ses bonnes manières, tu penses à cette impertinence ou il y avait encore autre chose ? Savait-elle encore manger avec un couteau et une fourchette, par exemple. Y. C. Mais oui. Naturellement. Mais, par exemple, à l’époque où cela ne se faisait pas de fumer dans la rue, Lina, en sortant du cinéma allumait une cigarette, cela ne l’intéressait nullement que les gens la prennent pour une…femme de mœurs légères. 39 E. Z. Pour ce qui est d’Alice et Laura, que tu les as vu tout juste à leurs retour, as tu remarqué des comportements qui, disons ne cadraient pas dans un environnement «civilisé» ? Y. C. Je peux te dire qu’elles se sont acclimatées très vite. Au début elles étaient réticentes quand on leur faisait remarquer que, par exemple, on ne sort pas habillé comme cela ou telle autre chose ne se fait pas… elles disaient «quoi, moi je suis passée par l’enfer, tu vas me dire si comment je dois me comporter…» Ça a passé très vite. Au début, ils étaient tous des rebelles. Ils étaient… Je ne sais pas si c’est exactement le mot, ils étaient en colère pour ce qu’ils ont subi. Et ne donnaient pas un kopeck pour le reste du monde. Ils disaient qu’ils n’avaient rien à fiche des autres, après ce qu’ils ont vécu et après avoir survécu à une telle épreuve… Ça a passé très vite. Laura est partie et Alice, quand elle était avec Elio était coquette, elle faisait des efforts pour être bien habillée, etc. C’est chez nous que nous avons fait confectionner sa robe de mariée, par une couturière qui travaillait chez les gens à la journée. Mais Alice a toujours été coquette. Lina pas tellement. Un autre genre de personne. Et c’est toujours vrai aujourd’hui. E. Z. Bien. Y. C. Je ne sais pas s’il y a autre chose que j’oublie… Je ne crois pas. Comme je t’ai déjà dit, la première impression que l’on a eu des survivants, ce fut que les pauvres, par quelles souffrances ils ont dû passer et ils sont devenus fous. Et ma mère, quand au cinéma ils nous montraient « les actualités » des convois des déportés qui rentraient vers les différents pays d’Europe, elle croyait tout le temps reconnaître des personnes de sa famille : celui-là ressemble à mon neveu, cette femme ressemblait à ma sœur, peut être ils sont vivants, peut être on les retrouvera, ils sont peut être perdus quelque part et n’arrivent pas à se rappeler qui ils sont… Elle espérait encore de voir sa famille revenir. E. Z. Bon. On s’arrête là. Merci beaucoup. 40 Entretien n°4 Entretien avec Dinos Christianopoulos Réalisé le 13/12/98 Dinos Christianopoulos est né à Salonique en 1931. Il a fini ses études de Lettres classiques à l’université de Salonique en 1954 et fut le documentaliste de la bibliothèque municipale de 1957 à 1965. Puis, il a gagné sa vie comme correcteur d’épreuves tout en tenant une galerie qui exposait de nouveaux espoirs de l’art plastique grecque (1974-1995). Depuis 1950 où il a publié une première collection de ses poèmes, (L’époque des vaches maigres), il tient une place éminente au sein du monde littéraire grec. Son œuvre comprend, outre ses livres de poésie, des nouvelles, des essais, des paroles de chansons populaires, et entre 1958 et 1983 il a publié et dirigé la revue littéraire «Diagonios». J’ai connu D. Ch. à l’époque où il avait encore sa petite galerie. C’est un homme délicieux, très cultivé et une mine de connaissances en ce qui concerne la vie de Salonique (vie artistique, littéraire et profane). Il a une mémoire monumentale et pardessus tout, il sait raconter. Je suis très heureuse qu’il ait bien voulu m’accorder cette interview en sachant que c’est un homme très sollicité à cause de toutes ses qualités. Il est vrai que l’entretien ne se rapporte pas directement au thème de mon mémoire -il m’a bien averti qu’il n’avait pas de liens avec les Juifs de Salonique d’avant guerre- mais j’ai pensé qu’à travers son témoignage j’aurais une esquisse d’une Salonique vue d’une manière différente. Mon seul regret en ce qui concerne ce témoignage est que je suis sure de ne pas pouvoir, en le traduisant, transmettre la langue exquise qu’il emploi et toute la vivacité de son discours. Dinos habite un appartement sur les hauteurs de la vielle ville, du côté des remparts. C’est là bas qu’il m’a reçu, un beau dimanche matin du mois de décembre. Comme il m’était arrivé à plusieurs reprises de l’entendre raconter des histoires sur l’Occupation durant la guerre, je savais à peu près ce que j’allais chercher. Et il ne m’a pas déçue. 41 E. Z. Merci de m’accueillir chez vous. Comme je vous ai expliqué, je voudrais que l’on commence par votre nom, date et lieu de naissance. D. Ch. Bien. Je m’appelle Dinos Christianopoulos, je suis né en 1931 à Salonique, de parents réfugiés. E. Z. Maintenant j’aimerais que vous me racontiez comment et où vous avez vécu les années de l’Occupation. D. Ch. Depuis que je suis né, je n’ai jamais quitté Salonique. Nous avons simplement changé de quartier. Mais dans quelque quartier que nous soyons allés -et ils se situaient tous entre Kamara et l’église de Sainte Sophie, cela veut dire plutôt vers les haut de la ville, entre la rue Egnatia et la rue de St. Dimitri- leur caractéristique principale était d’être de quartiers de réfugiés. C’est-à-dire qu’il y avait une forte concentration de familles de réfugiés et si étrange que cela puisse paraître, il n’y avait pas un seul Juif. Je donc fais partie de ces cas rares nés,, élevés et éduqués à Salonique, dans des maisons, cours, jardins et quartiers où il n’y avait pas de Juifs. À l’école primaire non plus nous n’avions ne serait ce qu’un seul camarade de classe juif. Tandis que, par exemple, je me souviens que nous avions un Serbe. Un camarade de classe Serbe, que nous n’aimions pas parce qu’il était Serbe. Et que nous étions de Grecs. Donc, à l’école primaire je n’avais pas de camarades juifs. Mais j’en avais au lycée, et je t’en parlerais après à propos de ça. De plus, tu comprends que dans ces quartiers à population dense de réfugiés, il y avait une forte concentration de préjugés. Mais il se trouve que j’ai appris très tard l’existence de Juifs dans cette ville, pour que des préjugés sur eux m’atteignent. Ma maman était une réfugiée de Constantinople,25 où elle est arrivée en ’24 avec mon père, des jeunes mariés. Ils venaient de se marier et ils sont arrivés en tant qu’«échangeables»26. Échangeables étaient ceux qui n’étaient pas inscrits en tant qu’indigènes à la préfecture de Constantinople, mais qu’ils étaient venus des différentes parties de la Turquie. Tous ce là ont été chassés. Mon père venait d’une petite ville qui s’appelle Chili, ma maman d’une autre petite ville qui s’appelait Artaki, donc, ils étaient arrivés à Constantinople quand ils avaient vingt ans et quand le moment est venu et qu’il fallait faire les comptes et décider qui restera et qui sera chassé, les miens faisaient partie des ceux qui furent chassés. Mais, heureusement, ils ne sont pas arrivés 25 26 Istanbul. Dans le cadre de l’échange des populations, entre la Turquie et la Grèce, en 1922. 42 dans l’urgence et de manière tragique. Ils sont venus normalement. Ils ont prit leurs affaires, et sont venus dans un bateau autrichien. Ma mère donc, à Constantinople, a connu de gens de toutes les communautés. Y comprit des femmes turques, parce qu’elle était la couturière d’un harem turc. Si tu peux l’imaginer. Oui. Il y avait encore des harems. Elle a connu des arméniennes. Parce que dans ce harem, la cuisinière était une arménienne. Elle a connu des juives. Evidement pas dans le harem, mais là où ils vivaient, ils habitaient près de Phanari27. C’est là bas qu’elle a connu des juives. Elle a aussi connu des albanaises. Elle me racontait donc, puisqu’elle avait connu toutes ces races très bien, qu’elle avait été marquée du fait que les juifs étaient les plus propres. En ce qui concerne la maison. Elle est allée chez eux et elle avait été impressionnée par la propreté. Puis venaient les Arméniens, puis les Turcs et les Grecs pas du tout propres. Ainsi que les Albanais. Les « Arnaoutes » comme ils les appelaient. Mais les Juives, les Arméniennes et les Turques, les femmes, donc, -elle a probablement connu que des femmes- étaient très propres. Aussi ma mère, depuis Constantinople, avait l’habitude de chanter la belle petite chanson «un samedi soir, un dimanche matin, je suis sortis me promener dans un quartier juif ». C’était apparemment une chanson populaire mais urbaine, pas de la campagne. Chanson donc populaire urbaine, très chantée à Constantinople, très chantée aussi par ma mère. Tant et si bien que je l’ai apprise moi aussi et je la chantais avant même d’avoir vu un seul juif. Cette chanson dit donc : « un samedi soir, un dimanche matin, je suis sortis me promener dans un quartier juif. Je vois une jeune fille juive qui se lavait les cheveux. Je lui dis, jeune fille juive deviens chrétienne, tu te laveras le samedi, tu te changes le dimanche et tu iras à confesse à Noël et à Pâques. » C’est ça la chanson. C’est un prosélytisme érotique, un effort pour que la jeune fille juive devienne chrétienne. La chanson, la mélodie, sont très belles. Cela fut à peu près ma première prise de conscience de l’existence de juifs. Mis à part les histoires de ma mère sur ses relations avec les juives de Constantinople. Mais ici, à Salonique, rien. E. Z. Quand vous dites que vous avez toujours habité les quartiers des réfugiés, de quels réfugiés parlez-vous ? D. Ch. Nous parlons toujours des réfugiés de l’Asie Mineure de 1922. Parce qu’il y a eu d’autres réfugiés, d’une époque antérieure que je ne connais pas du tout. L’un de 27 Phanari fut le quartier grec par excellence d’Istanbul. 43 quartiers qui est celui de Constantin Mélénikou, très près de Kamara, était habité donc des réfugiés que je connais, ainsi que l’autre, celui de Constantin Paléologue. D’autre part, mon père, qu’était un homme tout à fait analphabète, était irrité parce que les indigènes, les Saloniciens, le jour du vendredi saint avaient l’habitude de brûler l’effigie de Judas. Il ne m’a pas dit si à Constantinople ils ne le brûlaient pas, mais il est évident que cette coutume ne faisait pas partie de la tradition qu’il connaissait. Cette habitude, ce rite, était accompli ici à Salonique seulement dans les quartiers habités par de Saloniciens de souche. C’est-à-dire, on faisait ça, par exemple, dans le quartier de l’église d’Acheropoiiitos. L’Acheropoiitos, régulièrement, tous les ans, brûlait Judas. Je suis même allé regarder comment cela se passait. Ils prenaient de vieux habits qu’ils remplissaient de paille, et cela prenait facilement feu. Donc cela se faisait régulièrement à Acheropoiitos, à l’église de la Panagia Dexia qui se trouvait très près de chez nous, ainsi qu’à l’église de la Nea Panagia. Sais-tu où se trouve Nea Panagia ? Du côté de Ilissia, Près de la mer, en bas de la rue Pavlou Méla, vers la Tour Blanche, une petite église, très basse. Là-bas c’est un très vieux quartier chrétien. Mon père, donc, réagissait. Et comment réagissait-il ? Il ne me laissait pas y aller. Mais moi, par curiosité enfantine, je voulais y aller. Voir comment ils le brûlent, comment ils le préparent, qu’est-ce que les autres enfants disent… et il me disait : n’y va pas mon enfant, n’y va pas, cette chose n’est pas correcte. Mais pas de juifs aux alentours. La première allusion que j’ai entendue sur les juifs, fut en 1942, au début. Disons en mars. Le mois de mars de ‘42 fut un moment terrible. Inimaginable. Parce que nous étions très pauvres, bien avant cette époque d’ailleurs, déjà, au début de 1942 nous étions presque mourants. Moi-même j’ai été en danger de mort par inanition deux fois, durant l’année ‘42. Une fois au début et une fois durant l’été. La première fois où j’étais en danger de mort, c’est quand ma mère, qui dans son village avait un statut de demoiselle quasi noble, -son père était capitaine, il avait deux grands bateaux, l’un a fait naufrage, l’autre fut réquisitionné par les Turcs et ils sont partis à Constantinople pour recommencer leur vie- alors, ma mère qui avait été élevée dans le coton, voyant… papa était vraiment pauvre… voyant que nous allions mourir de faim, elle s’est prise par la main et est allée travailler comme femme de ménage chez les Allemands. Les Allemands avaient réquisitionné différentes belles maisons, petites ou grandes, … moi en tout cas je me souviens de trois petits pavillons, l’un à côté de l’autre, juste à l’intersection de Marc Botsaris et la rue Papanastassiou. Au coin. Là bas, si tu connais, il y a une 44 ancienne église, de ceux de l’ancien calendrier, elle s’appelle l’église des Trois Prélats. Derrière cette église il y avait trois belles maisons récentes que les Allemands ont tout de suite réquisitionnées et y ont installé un bataillon entier. Le bataillon s’est divisé en trois. Chaque maison avait besoin d’une femme de ménage pour qu’elle fasse le ménage, qu’elle… Non, c’est tout. Elle devait faire le ménage. Ce qui n’était pas peu. Alors, se sont trouvées trois femmes, même que les deux autres étaient de jeunes filles, ma mère était la plus âgée, et donc elle travaillait en tant que femme de ménage. C’est toute une autre histoire que de te raconter l’arrogance des Allemands à cette époque. Je te dis cela parce que ma mère a été obligée de travailler à nouveau dans un service allemand en ‘44 et tu ne peux pas imaginer de l’énorme différence d’attitude… Mais en ‘42 c’était de monstres. Parce que ma mère était très faible et elle risquait de mourir là bas, au travail, et sans que nous puissions être mis au courant, mon père s’est mis d’accord avec moi pour que j’aille avec elle, soit disant pour que je l’aide à faire le ménage, -j’avais dix ans- mais en réalité pour que l’on puisse faire le trajet de l’allerretour à pied, et la distance entre Marc Botsaris et Achiropoiitos est grande, et aux pieds des fausses chaussures en toile… c’était une terrible tragédie… Nous y allions, nous revenions, et très souvent nous y retournions l’après-midi… Incroyable… Les Allemands donc, qui étaient terriblement hautains et arrogants, ne lui donnaient même pas un quignon de pain. Pour ne pas te raconter qu'ils avaient une fois des loukoums qu'ils ont laissés ouverts sur la table et ma mère m’a dit : Gare à toi s’il te vient à l’esprit d’en piquer un. Nous n’allons pas leur donner le droit de penser que nous sommes de voleurs... Evidemment, moi... ils me faisaient tellement envie... Alors, ils ont vu que pendant deux - trois jours les loukoums sont restés intacts et finalement ils ont tout mangé et, tiens-toi bien, ils m'ont laissé la boite avec la "poussière de loukoums". Ils étaient des salauds, parce que j'ai connu les Allemands de 1944 et c'étaient d'autres histoires... si je te racontais… que des pleurs, et vas-y que je te montre mes enfants en photo dans le portefeuille, et que je distribue du pain et autres denrées... comment te dire... un effort permanent pour faire bonne impression, pour gagner ta confiance. Mais ils savaient évidemment qu’ils avaient perdu la partie. Au début de '44. J’allais donc avec ma mère et je revenais avec ma mère. Les Allemands s’étaient habitués à moi, d’ailleurs ils ne s’occupaient pas de nous. Apparemment, ils partaient pour la journée et à leur retour le soir, il fallait qu’ils trouvent tout en ordre et propre. Et donc, nous on pouvait travailler sans être dérangés et moi je pouvais aider ma mère, sans que 45 quelqu’un nous observe. Mais de temps en temps ils faisaient des incursions-surprise... Tu me diras pourquoi je te raconte tout cela maintenant. C’est pour te dire que nous travaillions mais que nous ne nous sentions pas moins faibles et que la situation empirait. Moi je voyais ma mère décliner et ma mère me voyait moi perdre mes forces. Nous étions alors soit en février, soit en mars 1942. Une soirée, vers cinq heures, nous avions fini notre travail et nous rentrions. Mais, déjà dès les premiers pas, ma mère ne pouvait presque plus avancer. Nous avons quand même marché un peu, un arrêt de bus, nous sommes arrivés où ? Un endroit où l’on pourrait voir un signe du destin : À la Place des Martyrs Juifs, (comme on l’appelle depuis 1987) laquelle place était très surélevée. Plus de trois mètres. Et elle était surélevée avec de la terre. De la terre. Nous, nous marchions bien sûr sur le trottoir mais cette chose était surélevée. Et... [silence] subitement ma mère s’est arrêtée et m’a dit : « c'est ici la fin. Moi je ne peux plus marcher. » Et j'ai dit aussi, "moi non plus". [Silence] Ma mère dit : «que pouvons nous faire? Nous allons nous laisser tomber par terre et nous allons attendre la mort. » Alors, comme si on s'était mis d'accord -nous avions une grande différence d'âge pourtant, en '42 elle avait 47 ans et moi j’en avais 10, elle m’avait fait tardivement- et il y avait de ces neiges... terrible. Et c’était de la neige qui datait de plusieurs jours et elle était gelée, comme du cristal de concert donc, nous nous couchons sur la neige. Et nous attendons de mourir. Ça, ce n'était pas quelque chose de rare. Quelqu’un qui entend ça maintenant, pourrait croire que cela était fait extraordinaire. Des milliers de personnes mouraient de cette façon. C’est-à-dire que quand ils se sentaient exténués, ils se couchaient là où ils se trouvaient et attendaient de geler pendant la nuit et ne pas se réveiller le matin. Mais quelques-uns, plus intelligents, essayaient de geler devant l'église d'Achiropoiitos, tu vois le petit parc devant l’église ? Dans ce petit parc se trouvaient chaque soir des dizaines, pour ne pas dire des centaines qui étaient décidés à mourir. Sans exagération. Ceux là donc faisaient la même chose que nous avions décidé de faire. C’est-à-dire, simplement se coucher par terre, sur la neige, et comme il faisait très froid, tu gelais tout doucement et le matin tu étais mort. Mais ceux devant l’église avaient un très grand avantage : Ils savaient que le matin passerait le corbillard municipal pour les ramasser. Et je l’ai vu moi-même, le corbillard les ramassait par pelletées. Et ils se disaient qu'au moins ils allaient être enterrés. Tandis nous là bas et tous ceux qui se couchaient à des endroits improbables, nous n'avions aucun espoir. Qui s'occuperait de nous ? Toutefois, avec nous il y avait les autres filles qui rentraient. 46 Celles qui travaillaient à côté, dans les autres maisons des Allemands. Et soudain, l'une d'elles passe et nous dit : « mais voyons, que faites-vous ici ? » C'était une blague, évidemment, parce que tous savaient ce que nous faisions ici. Ma mère alors, en prenant un air mélodramatique, lui dit: « laissez-nous, notre heure a sonné, c'est la fin. » Ou quelque chose dans ce goût. «Mais que dis-tu là? Comment ça tu vas mourir? Lève-toi de suite. » Elle était jeune, au sang bouillant, probablement. «Laissez-nous, nous ne pouvons plus avancer, laissez-nous, partez chez vous. » «Mais ça ne va pas dans ta tête, tu as ton gamin avec toi et tu le laisseras mourir ? » «Il n'a plus de force non plus. Il a assez souffert. » Cette fille s'appelait Kaliopitsa. Kaliopitsa donc, avec deux autres filles, a insisté «mais non, votre heure n’est pas venue, vous n’allez pas vous laisser mourir. » Elles nous attrapent alors de force et nous obligent à nous asseoir. Et alors passe un petit garçon juif, ça ne se voyait pas, ils ne portaient pas encore les cocardes, un jeun garçon juif, à peu près de mon âge, dans les 10 ans, peutêtre un peu plus, 12, je ne sais pas, et il vendait du chènevis grillé. E. Z. Comment saviez-vous qu'il était Juif ? D. Ch. Ça s’entendait beaucoup à son accent. Tu sais, ils avaient tous l’accent judéoespagnol. Ce garçon criait : « du chènevis grillé ». Mais comment il disait ça. « Du chènevis grillé » [D. Ch. imite l'accent chantant des juifs d'avant guerre]. Et tu n’as pas besoin d'entendre plus. Tu comprends tout de suite. Mais je crois que nous n’avions pas la tête à entendre des accents à ce moment là. C’est Kaliopitsa qui l’a dit plus tard. Toi tu ne dois pas savoir quelle était l’importance du chènevis à l’époque. Le chènevis contenait de l’huile. Nourrissant. Et c’était une denrée importante. Très importante. Parce que les autres choses qu’on mangeait La «kiouspa» par exemple. La «kiouspa» était de la farine de caroubes. Il n’y avait pas du tout de calories. Rien. Et c’était recherché. Mais le chènevis grillé était à la fois extrêmement savoureux et extrêmement nourrissant. Evidemment on ne prenait qu'une toute petite quantité à la fois. C’est-àdire que le garçonnet avait une petite tasse de café, le plus petit que tu puisses imaginer, parce que, effectivement je me souviens qu'à cette époque nous avions des toutes petites tasses, c'est après qu'elles ont grandi. Alors, il la remplissait de son petit sachet avec du chènevis, il le mettait dans du papier et nous nous l’achetions, je ne sais pas combien cela coûtait, mais nous l’achetions. Kaliopitsa donc appelle le gamin et elle achète une petite tasse de chènevis pour moi et une pour maman. Elle l’a payé et le gamin est parti. C'est alors que Kaliopitsa nous a dits que c’était un petit juif qui était 47 obligé de vendre du chènevis pour vivre. Pour la première fois j’ai vu un petit juif. La même année, en été... Oui, bon, nous avons été sauvés. Je ne vais pas te raconter toute l'histoire. Kaliopitsa a trouvé un cheval, non, une charrette à cheval qui venait de Kapoutsida, (Pyléa), elle s’est mise d'accord avec le charretier, elle nous a fait monter sur la charrette et nous a amenés jusqu’à la maison où nous attendait mon père avec le brasero allumé et nous nous en sommes sortis pour cette fois ci. Peu après, les Allemands nous ont renvoyés parce que maman n’arrivait plus à travailler correctement. L’été donc, j’ai failli mourir pour la deuxième fois. C'est alors que j’ai appris un tas de choses que je ne connaissais pas. Je ne savais pas, par exemple que j’avais un oncle riche. Et je ne le savais pas parce que mes parents s’étaient brouillés avec cet oncle. Je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi ils se sont brouillés mais je soupçonne que l’oncle, qui avait un caractère d’extrême rudesse, les avait offensés une fois ou deux. Et ma mère qui était très susceptible, n’a plus voulu entendre parler de lui. Ils n'étaient pas simplement brouillés. Il y avait de la haine entre les deux familles. La preuve en est que moi je ne connaissais même pas l’existence de l’oncle. L’oncle était plus ou moins illettré mais assez riche parce qu’il était directeur d'un hôtel. L'hôtel ne lui appartenait pas mais il était le directeur de l’hôtel "Cosmopolite". Et il avait épousé une Juive. De tout cela je n’étais absolument pas au courant. La Juive, dont le nom de famille était Counné, c’est-à-dire Cohen, était d’une beauté indescriptible. Je l’ai vu deux ou trois fois et j’ai pu me faire une opinion personnelle de sa beauté. D’autre part, elle était assez bien éduquée, contrairement à mon oncle, et elle était surtout charitable. Très. C’est-à-dire que la Juive avait des principes. Devant elle, l’oncle était comme tout nu. La seule chose qui le grandissait, était le grand amour qu’il lui vouait. Il l’adorait. Et quand un peu plus tard la Juive mourut, l’oncle n’a jamais voulu se remarier et il est resté veuf jusqu’à la fin pour honorer sa mémoire. La Juive donc, en apprenant que le neveu est en danger de mort à cause de la famine, -c’est bien plus tard que j’ai appris cela- elle dit à l’oncle : «Kosta, il faut faire quelque chose pour ton neveu. D’abord, comment est-ce que ton amour propre te permet-il de laisser mourir cet enfant. Et d'autre part, qu'est-ce que les gens vont dire quand ils apprendront que le neveu de Kosta est mort de faim. Moi j'ai de la sympathie pour cet enfant» qu’elle dit, parce qu’elle savait que j’étais le premier de ma classe. Un très bon élève. Cette femme ne connaissait rien d'autre sur moi. «Comment peut-on laisser mourir un si bon élève ? » Mais comme mon oncle ne cédait pas, la tante s’est obstinée et lui a dit : «Si tu m’aimes 48 vraiment comme tu le prétends, tu te débrouilles pour sauver cet enfant. Je te le demande comme une faveur. » Evidemment il fallait avant que je sois sauvé, résoudre le problème des relations entre nos deux familles. Je ne sais pas ce qui s’est passé exactement. Je me rappelle que ma mère est allée... fut obligée d’aller une fois à l'hôtel pour qu’ils se mettent d’accord. Le résultat fut que dès le lendemain venait pour moi un laitier, envoyé par l’oncle pour m’apporter quotidiennement un verre de lait. Non, pas un verre. C’était une petite bouteille qui contenait un verre de lait. Mais tous les jours. Cela a duré trois mois, six mois, je ne peux pas me rappeler. Le fait est que j'ai repris le dessus et par conséquent je fus sauvé pour une seconde fois et ce salut je le dois entièrement à cette femme. Que j'ai rencontrée et qui m'a montré beaucoup d'affection ! Je l’ai vu deux ou trois fois. C’est elle qui a obligé mon oncle de subvenir financièrement aux frais de ma scolarité. L’école à l’époque était très chère. Il y avait des frais de scolarité d’une part et des frais d’examens d’autre part. Et mon père, qui était peintre en bâtiment, ne pouvait absolument pas me payer des études. Alors, ce fut l’oncle. Mais sur l’incitation de la tante. Parce que l’oncle, lui, gardait toute l’animosité envers ma famille. J'ai donc poursuivi toute la scolarité au lycée avec l’argent de l’oncle, ainsi que les deux premières années universitaires, jusqu’au jour où, subitement, je me suis rudement heurté à l’oncle parce qu’il m’a aussi offensé grossièrement et j’ai compris alors les raisons de ma mère. L’oncle avait le chic pour offenser les autres, ma mère ne lui pardonnait pas, moi je pensais que ma mère exagérait mais quand j’ai vu comment il s’est comporté avec moi sous prétexte qu’il était mon bienfaiteur, j’ai compris qu’il m’était impossible de supporter cela. Toutefois, tout cela se passe quand ? Quand la tante mourut. Parce que tant que la tante était en vie, l’oncle n'osait pas donner libre cours à sa grossièreté. La tante est morte du cancer, encore très jeune et très belle, en 1950. Depuis 1943, date à laquelle je l’ai connu, jusque en 1945, elle était très belle, vivait elle aussi dans l’hôtel. Ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait énormément, et avaient décidé qu’ils allaient me laisser en héritage tous leurs biens. Et subitement ils ont un enfant : Yiannaki Megas, mon cousin, né en '45, donc de quatorze ans mon cadet. C’était un événement heureux parce que Yannis a donné, par sa présence, une signification à leur vie. Mais peu après elle est tombée malade, elle a réussi à survivre encore trois - quatre ans. Elle est morte en 1950 et c'était une grande perte. La tante avait aussi une sœur, laquelle est toujours en vie, Frida M. La sœur était de beaucoup plus jeune que la tante. Et comme tu sais 49 que ça se fait dans les familles juives, cette jeune sœur était censée succéder à la sœur aînée. C’est-à-dire qu’elle était prête à épouser l’oncle, mais l’oncle a catégoriquement refusé. Il est resté veuf. Frida était une personne extraordinaire. Je l’ai mieux connu que sa sœur. La seule chose que l’oncle a accepté, fut que Frida se charge de l’éducation de l’enfant. Frida habitait, et habite encore, très près de la maison de Sami28. Deux ou trois maisons plus loin. C’est ainsi donc que j’ai fait la connaissance et de la tante et de sa sœur. Mais sans que l’on développe des relations particulières. Toute cette reconnaissance à la tante, et c’est une véritable reconnaissance, parce tout ce qui s’est passé c’était grâce à elle et non grâce à l’oncle, fut exprimé dans la dédicace de mon livre sur les Juifs. Et personne n’a trouvé à redire. Yiannakis par exemple ne m'a rien dit bien que quand je lui ai dit que j’allais dédicacer le livre à sa mère, il a été très surpris. C’est ainsi donc qu'en '42 ma vie change, après avoir été sauvée, grâce à une Juive. Elle avait une grande famille. Mon oncle a réussi à les sauver tous, je croie en les envoyant à Koritsa29, c’est-à-dire, pas sur le sol grec. En Albanie. Ou à Klissoura. En tout cas ils ont été sauvés. Les deux parents et Frida. Grâce aux dispositions prises par mon oncle. E. Z. Et la tante ? N'a-t-elle pas eu des problèmes avec les Allemands sous l'occupation? D. Ch. Non. Et tu sais pourquoi ? Elle s'était convertie au christianisme en 1938 et la loi était très claire : Tous ceux qui ont pu se convertir jusqu’à l'année 1940, à la déclaration de la guerre de la Grèce contre l'Italie étaient considérés comme chrétiens à part entière et donc pas comptabilisés comme Juifs. Et effectivement elle n’a pas été inquiétée. Je me souviens, parce que l'hôtel était réquisitionné par des officiers supérieurs allemands qui circulaient là bas, évidemment, beaucoup d’entre eux faisaient aussi des faveurs, s’ils étaient bien payés, et mon oncle était assez débrouillard dans ce genre d’affaires. Je me rappelle donc que les Allemands connaissaient ma tante et son origine juive, ils lui faisaient le baisemain, qu’ils la respectaient l’aimaient bien, mais elle n’a pas eu à souffrir. Et le reste de la famille fut sauvé. Néanmoins, la même année, en 1942, et peut-être début '43 et jusqu’à l’été, j’ai connu un jeune juif, un camarade de classe au lycée. Le lycée était le « 2e Lycée de Ami commun qui habite près de l’hôpital "Ippokratio". La ville albanaise de Korçë. 28 29 50 Garçons »30 derrière l’église Ste Sophie. Un très grand lycée. Surtout pendant la période de l’Occupation où les effectifs avaient drôlement gonflé. Et plus tard, durant la guerre civile, il y avait encore plus d’élèves. Nous avons atteint le chiffre de 220 élèves par classe ! Si tu peux imaginer. Le lycée a eu aussi des aventures. Les Allemands l’ont réquisitionné et ils ont chassé les élèves. Je me rappelle que nous suivions des cours d’abord dans les bâtiments de l’archevêché et puis à Ste Sophie, là haut, dans les gynécées. Il y avait donc parmi tous ces élèves, un petit juif dont je ne peux pas me rappeler le nom. Et sais-tu pourquoi ? En principe j’ai une très bonne mémoire. Il n’était pas à 100% un camarade de classe. Je veux dire que nous n’étions pas dans la même classe. Déjà nous avions des classes mammouths, il était peut-être dans une classe au-dessous de la mienne, oui, je pense qu’il était plus jeune que moi parce que je le regardais avec amour durant la descente … Oui, il était plus jeune. Et me disaient tous : « le petit juif… ». Et peut-être, au fond, il y avait cette inimitié si connue… Mais notre propre vie était si horrible que toutes les méchancetés se trouvaient paralysées. Je me souviens seulement de la chose suivante : quand nous avions cours de religion, le petit juif devait quitter la classe. Je ne comprends toujours pas pourquoi, il aurait pu par exemple rester et apprendre lui aussi l’histoire du Christ. Aujourd’hui nous avons dépassé ces préjugés, puisque tout se fait au nom d’une «religiologie31 ». «Religiologie» est la science qui étudie les relations entre les religions. Bref. Nous avions donc un professeur qui nous faisait le cours de religion, lequel, dès qu’il entrait en classe, disait «le petit juif dehors ». Et le petit juif sortait de la classe. Mais sortir de la classe, que crois-tu que cela signifiait ? Tu crois que cela voulait dire que pendant toute l’heure du cours il allait attendre que ça passe sans rien faire ? Que nenni. Cela voulait dire que le petit juif devait aller trouver et rejoindre la classe qu’à cette heure avait un cours de gymnastique. Il ne pouvait pas avoir une heure de paix. Il devait aller souffrir un peu plus. Et même pas avec sa propre classe et ses propres camarades. Il faisait donc de la gymnastique afin qu’il ne soit pas considéré comme privilégié par rapport aux autres élèves qui eux suivent le cours. C’est donc tout ce dont je me souviens. Mais je me souviens d’avoir vu ce jeune juif avec la cocarde. Et puis, peu après il a disparu. Qui était-il ? D’où venait-il ? Je ne sais rien d’autre sur lui. En C’est ainsi (par un chiffre) que sont désignées les écoles publiques en Grèce. Je garde exprès le terme qu’il utilise pour exprimer ce qu’on appellerait en français « l’histoire des religions ». 30 31 51 1947, basé sur ces minces souvenirs de ce petit juif, j’ai écrit un poème. Ce poème qui est très médiocre, pour ne pas dire que c’est encore en dessous, -cela a même été traduit en français- «Tes yeux» ça s’appelle, inspiré donc par ce petit juif, parce que ses yeux m’avaient impressionnés qui étaient un peu fatigués, un peu tristes, un peu affligés, etc., Et évidemment c’était « tes yeux » quelques mois avant sa disparition. Je parle donc de juin ’43, mai ou juin, et puis il a disparu. Et nous n’avons jamais apprit ce qu’il s’est passé. Manifestement il s’est passé ce que nous attendions tous. Ainsi j’ai écrit un poème, lequel, bien que très médiocre, je l’ai inclus dans l’anthologie des poèmes sur les Juifs. Il fut considéré très bon par beaucoup de gens, Juifs et Chrétiens, mais ce n’est pas un bon poème, il n’est pas mûr et il a des influences étrangères. Ainsi, avec ce petit juif, j’ai eu un autre goût, un autre contact, bien qu’indirect, puisque nous n’étions pas dans la même classe. Pour faire plus court, à partir de cette époque là j’ai commencé à m’éveiller au monde. Tout d’abord j’ai assisté à tout ce fameux exode. C’est-à-dire la caravane de Juifs des quartiers Est –donc du «151», etc., vers le quartier du Baron Hirsch. Et pourquoi ai-je assisté à cela ? D’abord parce qu’on habitait du côté haut de la rue Egnatia et pour aller à l’école je devais aller vers le côté bas. Par conséquent je montais et descendais la rue Egnatia quotidiennement. Mise à part mes sorties pour l’école, parce que nous étions dans un dénuement extrême, l’après-midi je sortais dans la rue pour vendre des cigarettes ou des bestels32, samali33, des amandes en guise de gain à la roulette…nous avions une roulette rudimentaire, le client donnait un franc34 et demandait «combien d’amandes me donneras-tu ? » Moi je faisais tourner la roulette et si, par exemple elle montrait 12, c’était ma ruine. Mais elle pouvait montrer 2. Et alors j’étais gagnant. Je faisais donc aussi des petits boulots comme cela, j’allais à l’école, j’allais aussi faire une ou deux courses, bref, j’étais très souvent sorti sur la grande rue Egnatia. Là bas, devant l’église de Aï Thanassi, j’ai vu toutes les caravanes. Enfin. Je ne pourrais pas jurer que je les ai tous, vraiment tous vu, mais j’en ai vu beaucoup. Et pas seulement je les ai vus. Je me tenais là, debout, et je voyais une caravane sans fin. En regardant comme ça, tu ne voyais pas la fin. Et même si tu attendais une demi-heure, cette colonne continuait. Et comme tu me connais, je suis très sensible et très observateur… Cela n’est pas un hasard que j’écrivais des Une pâte à base de sésame et de miel. Une pâte à base de semoule, d’eau et de sirop de sucre. 34 « Frango » en grec, est une appellation populaire de la monnaie grecque, appellation qui persiste jusqu’à nos jours. Ici, un franc est tout simplement une drachme. 32 33 52 poèmes dès ma plus tendre enfance. J’avais des yeux, j’observais, je voyais ces gens. C’était des familles entières, des vieux, des bébés qui pleuraient, les mères qui essayaient de les calmer… Je voyais beaucoup de détails. Par exemple, les gens étaient bien habillés. Parce que je lisais quelque part qu’ils sont partis en loques et sans chaussures… Non. Ces gens étaient bien habillés. C’est-à-dire décents. Il ne faut pas oublier qu’on allait les envoyer à Cracovie pour commencer une nouvelle vie. Ils avaient donc des espoirs et ils entendaient, même les familles les plus pauvres, être dignes et présentables jusqu’au bout du voyage. Mais ce spectacle n’était pas pour autant moins triste. D’autre part, les Allemands, dont on a dit qu’ils les escortaient et qu’ils étaient rudes et grossiers envers eux en hurlant «vite, vite», ils ne hurlaient pas. Je ne me souviens pas avoir vu de telles scènes. Je me souviens des Allemands les escortant, à des intervalles réguliers, mais ils ne hurlaient pas et ne les insultaient pas. C’était une procession silencieuse. Muette. Parce que je ne sais pas ce qu’ils croyaient qu’il arriverait, mais ce qu’ils pressentaient n’était pas rien. D’ailleurs, ils avaient vu les Allemands se comporter rudement envers eux au départ, quand on les a obligés de quitter leurs maisons. On les avait bouclés dans des ghettos, ils savaient qu’ils avaient entouré de barbelés le ghetto du Baron Hirsch – et ces barbelés sont restés là jusqu’en 1960 et j’allais les voir et je les montrais à tout le monde et je leur disait «ces barbelés sont ceux du ghetto». Ils connaissaient donc le comportement des Allemands. Et s’ils ne le connaissaient pas, ils le pressentaient. Malgré tout, ils n’étaient pas dans une phase d’avilissement total, c’est-à-dire se traîner en loques, pieds nus. Non. Néanmoins, le spectacle était déchirant. Je me rappelle aussi que certains – parce que je n’étais pas seul à regarder, il y avait plein de gens comme moi- reconnaissaient dans la colonne quelqu’un de leurs amis et voulaient le saluer. Mais ils avaient peur parce que l’Allemand était à côté. Et ce n’était pas tout. Il y avait aussi une atmosphère empoisonnée par la propagande. Il y avait sur les murs des affiches, beaucoup, qui montraient… Je ne me rappelle pas bien. Je me rappelle, vaguement, «le Capital américain» dont la moitié du visage était celui d’un Américain –banquier ?- et l’autre moitié été celui d’un Juif –banquier- bref, dans ce goût là. Et évidemment, il n’y avait pas marqué «à bas les Juifs», mais tout cela étaient des mots d’ordre de Goebbels, bien pires et subtiles. Que l’Europe doit être nettoyée de ces miasmes –les Juifs et le capitalisme américain- et je ne sais quoi d’autre… Les Juifs qui dirigent l’économie 53 mondiale et ont détruit l’Europe, etc. Empoisonnants. Terribles. [à ce moment sonne le téléphone et moi j’arrête momentanément l’enregistrement] E. Z. Vous parliez de l’atmosphère empoisonnée par la propagande allemande. D. Ch. Ainsi, d’une part la propagande allemande contre les Juifs avec ces affiches terriblement empoisonnantes qui d’une manière ou d’une autre influençaient la situation et les sentiments et, d’autre part, ces caravanes sans fin des Juifs et qui ne finissaient pas et tu ne savais pas si le lendemain tu allais revoir le même spectacle – parce que moi je ne me rappelle plus combien des fois, sous quelles conditions et à quel moment de la journée…parce que je sortais le matin, je les voyais, je rentrais à midi, je les voyais, l’après-midi je ressortais, je les voyais, quand est-ce que prenait fin cette histoire ? - Ceci dit, il est vrai que je les voyais seulement en me tenant devant Aï Thanassi. C’est-à-dire qu’il ne m’est jamais passé par l’esprit d’aller vers Vardaris35 pour voir l’aboutissement. Cet aspect des choses m’a été raconté par des amis. De toute façon, à Vardaris on voyait la même chose et c’est seulement à leur arrivée à l’ancienne gare peut-être que les choses s’envenimaient. C’est-à-dire que ce que moi j’ai vu c’était l’aspect le plus innocent du drame, et déjà cela était déchirant. Mais j’ai vu. E. Z. Est-ce que c’était un sujet de conversation ? D. Ch. Bien sûr ! Ce n’était pas possible autrement. Comment te dire ? Si par exemple il y a un léger accident de voiture, juste là, dans ma rue, deux voitures se touchent, rien de grave, tu as tout de suite un tas de gens qui s’attroupent, qui posent des questions, qui donnent des explications, qui commentent… Bien sûr que cela se commentait. Je me souviens des gens à leurs balcons qui regardaient les processions. Je voudrais donc te dire que cette expérience de l’été ‘43 était unique. Maintenant, si cette expérience n’est pas devenue littérature, cela n’est pas de ma faute. Parce que personne ne sait ce qui nourrit la thématique des poèmes. J’ai quand même eu le bonheur de créer cette petite anthologie pour laquelle je suis fier parce qu’elle est très bonne et que c’est une petite pierre qui contribue à sauvegarder la mémoire de toute cette histoire. J’ai eu le bonheur d’une part de rassembler les plus importants poèmes des poètes saloniciens autour de ce thème, et, d’autre part de le dédier à ma tante. Je suis donc très content. Ainsi, avec cette caravane, finit une grande dose du goût –amère- aux yeux d’un enfant 35 Le quartier à l’Ouest de la ville où se trouvait la gare d’où partaient les déportés. 54 de douze ans, des Juifs de Salonique. Depuis, j’ai continué de vivre sans avoir de connaissances parmi les Juifs. Parce que, soit mon cercle, soit mes différents quartiers, soit le catéchisme, ont fait que je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer des Juifs. Je me souviens seulement d’une chanson sur laquelle Petropoulos36 a écrit toute une étude. C’est une chanson très ambiguë. C’est le fameux : « Maudit soit l’Allemand qui a chassé tout le ‘jidio’37 et l’a amené à Cracovie… » Je ne me souviens pas de la suite, mais c’est assez long. Cette chanson était chantée à une époque dans les rues de Salonique. Malheureusement il m’est impossible de me souvenir si elle était chantée en ’44 ou en ’45. C’est-à-dire, avant ou après la Libération. Je crois que Petropoulos dit, et il a peut-être raison, qu’elle était chantée avant la Libération. Et qu’elle était chantée par les « tagmatasphalites » . 38 De cela moi je n’ai aucun souvenir. Mais je crois me souvenir vaguement qu’elle se chantait aussi en ’45. Mais je ne suis absolument pas sûr. En tout cas, quand Petropoulos a fait paraître l’étude sur cette chanson, elle m’est tout de suite revenue. Cette chanson faisait très clairement partie de mes souvenirs. Cette chose m’a longtemps préoccupée. Parce que, je te l’ai déjà dit, les relations entre Juifs et Chrétiens n’ont jamais été idéales. Il existait une inimitié cachée et muette. Mais elle n’était pas exprimée. Jamais. Je pourrais même dire qu’il existait un équilibre dans les relations. La preuve en est le nombre de gens qui ont fait quelque chose pour les sauver. Je te dirais quelques petites choses là dessus. Mais cette chanson constitue une fracture. C’est-à-dire que j’ai l’impression qu’elle est clairement antisémite. Et pas simplement antisémite. Elle est tellement ironique, tellement sarcastique… C’est un poison, une bile. Et si elle se chantait avant que les Allemands ne partent, je dirais que cela serait moins grave. Mais j’ai l’impression qu’elle se chantait aussi après. Cela c’est donc quelque chose qui m’a fait peur. Parce qu’il n’y a eu aucun cas. Même l’incendie du faubourg de Campbell39, à vrai dire moi j’étais bébé, je ne connais pas les faits et par ailleurs je ne suis pas sûr… Mais depuis, je ne connais aucun autre cas. Il a Ilias Petropoulos : Né à Athènes en 1928, a étudié le Droit à la Faculté de Salonique. Il est l’auteur d’études sur les chansons de la pègre grecque, d’un dictionnaire du langage des homosexuels, de nombreux autres essais, textes lyriques et manifestes qui lui ont valu maintes condamnations et même l’incarcération. 37 Jidio, en judéo-espagnol veut dire juif. Dans la chanson grecque, il y a des mots soit carrément en judéo-espagnol, soit des mot grecs déformés à la manière des juifs qui parlaient très mal le grec et déformaient les mots. 38 « Les Bataillons de Sécurité », la garde prétorienne du gouvernement de collaboration mise sur pied par Rallis au printemps 1943. Eudes (D.), Les Kapetanios, la guerre civile grecque de 1943 à 1949, p. 64. 39 Pogrom –unique dans l’histoire des Juifs de Salonique- qui a eu lieu en 1932, dans un faubourg populaire de population majoritairement juive et provoqué par l’organisation fasciste de EEE. 36 55 même été officiellement interdit de brûler l’effigie de Judas. Déjà cela ne se faisait que dans trois églises, mais même là ce fut interdit. Je ne sais pas si c’est l’Etat qui l’a interdit ou l’Eglise, mais on l’a interdit. Donc il n’y avait pas d’antisémitisme exprimé, après ce qui s’est passé sous l’Occupation. C’était impensable. Et subitement apparaît cette fleur maligne. Et je suis content que Petropoulos a écrit cet essai pour que cette triste partie de notre histoire soit sauvegardée. Mais je voudrais te raconter aussi quelques histoires que j’ai apprises après-coup, sur les cas de gens qui ont porté assistance aux Juifs. Parce que, comme tu comprends, cette affaire m’intéressait. Je n’ai pas eu l’occasion d’être le témoin oculaire de ces cas, mais petit à petit, après la guerre, j’assemblais les éléments. Par exemple, j’ai été impressionné par le grand amour que portait mon proche collaborateur monsieur Carolos Tsizek40 aux Juifs. Cela n’était pas un fait du hasard. Tsizek, qui était élevé à l’italienne, c’est-à-dire qu’il est né à Brescia, en Italie, s’est trouvé à Salonique à neuf ans et évidemment il allait à l’école italienne, où la majorité de ses camarades étaient des Juifs. C’est avec eux qu’il s’est lié d’amitié, il est même tombé amoureux de certaines Juives durant ces années, beaucoup d’entre eux qui sont partis au Canada avant guerre pour se sauver ont longtemps correspondu avec lui, et le plus important, il a donné à son fils le nom de son ami juif. Cette histoire, dont je fus le témoin, est la suivante : Quand Tsizek a épousé Corinne, il a eu un seul enfant. Et naturellement, il a voulu baptiser son enfant d’après le nom de son père, Frangisco. Tsizek, qui à l’origine était catholique, s’était converti à l’orthodoxie pour pouvoir se marier avec Corinne. Quand l’heure est venu de baptiser l’enfant, le pope a refusé en disant que le nom «Frangisco» est le nom d’un saint de l’église catholique avec la quelle les Orthodoxes n’ont aucun lien. Il a donc dit qu’il n’allait pas procéder au baptême à moins de changer le nom. C’est alors que Tsizek a eu l’idée de le baptiser Isidore. Isidore est un saint de l’église orthodoxe mais aussi un nom international. Et le meilleur ami de Tsizek, depuis l’école italienne, s’appelait Isidore Tazartes et était parti au Canada. C’est ainsi que Tsizek, pour honorer son meilleur ami, qui par ailleurs l’avait aidé depuis le Canada quand les choses n’allaient pas bien, a baptisé son fils Isidore. Tsizek donc, aimait les Juifs. Et dans la revue «Kohlias», qui à l’époque était ce qui se faisait de mieux en revues littéraires et que moi 40 Ecrivain et artiste peintre, né en 1922, d’origine tchèque. Vie et travaille à Salonique. 56 je lisais assidûment, Tsizek a écrit un grand texte que Mme Abatzopoulou41 considère comme le meilleur de textes en prose écrit sur les Juifs à Salonique. C’est Tsizek qui à force de me parler des Juifs qu’il aime tant, m’a aidé à apprendre et à comprendre beaucoup de choses. Mais, quand j’ai commencé à éditer la revue «Diagonios», qui est une grande histoire de 26 ans, et où j’ai collaboré avec au moins 500 personnes, 250 écrivains et 250 artistes peintres, j’ai apprit beaucoup de choses au contact de tous ceux là. Et comme tu dois savoir, dans «Diagonios» nous avons publié de la littérature yiddish, une première en Grèce, une très belle nouvelle d’un certain Salman Isaac Aronson, écrit en yiddish, mais aussi dans l’esprit yiddish, c’est-à-dire conservateur, etc. comme par exemple que la seule chose qui nous sauvera, nous les Juifs, c’est la fidélité à notre religion. C’est le thème de base. Mais à part ça, nous avons publié Yehuda Amichaï, qui est le meilleur poète d’Israël d’aujourd’hui, ainsi que Leonard Cohen, le meilleur poète et compositeur au Canada. Tout cela, pour la première fois à Salonique, pour ne pas parler des proses de Kafka, etc. Parmi toutes les expériences que j’ai eues en tant que directeur de «Diagonios», la revue et la petite galerie, j’ai subi les assauts du vieux et grand écrivain Stratis Doukas. Stratis Doukas était très âgé et avait déjà fini son œuvre. Moi je l’ai conseillé de ne pas hésiter d’élaborer et peaufiner les textes inachevés pour pouvoir les publier aussi. Il a suivi mon conseil et grâce à mes indications ont été publiés trois nouveaux livres. J’avais déjà publié deux de ses anciens textes et à mes frais, tandis que la règle était que ceux qui étaient publiés par les éditions « Diagonios » participaient aux frais. Mais il était très pauvre et j’ai tout pris en charge. Nous avons donc publié une belle biographie de Giannoulis Halepas et une sorte d’aphorismes et de pensées… «Conversations avec moi-même» cela s’appelait. Ainsi que deux nouveaux textes, l’un s’appelle «le marcheur» qui est un récit lyrique et puis un autre dont je ne me rappelle pas le nom. Nous nous sommes beaucoup lié et il a même pensé me nommer légataire de ses manuscrits, mais il a finalement préféré de les léguer à la Faculté de Philosophie pour que cela soit la propriété d’une institution et pas entre les mains de personnes privées. Je lui ai rendu visite chez lui, au 3 rue Ormyliou, qui est une petite rue derrière l’hôtel Hilton d’Athènes. Stratis Doukas fut depuis toujours très pauvre, réfugié de Aï Vali [en Asie Mineure] et il était aussi marié à Dimitra Douka pour laquelle je crois que c’était le Professeur de littérature et auteur de nombreux essais. Depuis le début des années ’90 elle s’intéresse activement à la collecte et à la publication de témoignages des déportés. 41 57 second mariage et qui avait deux enfants dont l’un appartenait à ELAS42 et fut fusillé, ou c’était l’autre fils. Je ne sais plus. En tout cas il y a aussi une tragédie de ce genre dans la famille Doukas. Doukas donc, très pauvre, habitant dans un taudis, avec une femme qui a des enfants dans l’ELAS, fusillés où dans le maquis, en tout cas tout ce qu’il faut pour qu’elle soit soupçonnée par la milice, parce qu’on sait que là il y a des maquisards, ces choses se savaient, et donc, sous de telles conditions pitoyables Stratis Doukas reçoit un jour la visite de Pentzikis,43 son très bon ami, c’est-à-dire que Pentzikis a prit le train d’ici, il est descendu à Athènes, est allé voir Stratis Doukas pour lui dire plus ou moins ce qui suit : « Je connais une famille juive que je veux absolument sauver. Ils sont quatre. Le père, la mère et leurs fils, deux jeunes hommes. Acceptes-tu de les cacher ?» Dans ce sous-sol. Et sans hésitation, Doukas a dit oui. Et effectivement, bientôt Pentzikis refait son apparition avec toute la famille, laquelle, d’après ce que je sais, doit être la famille de Léon Recanati, grand banquier et directeur de… d’une association, B’neï-Brith. Mais je ne suis pas sûr qu’il s’agit exactement de Recanati ou de quelqu’un d’autre mais de la même association, B’nai Brith. L’association B’nai Brith est aussi celle qui a publié l’œuvre de Joseph Elia en ’38 et de manière générale il paraît que Recanati était un grand homme. Et je comprends bien cette volonté de Pentzikis qui avait avec les Recanati des relations entre nobles, parce que la famille de Pentzikis est une grande famille de la vieille aristocratie de Salonique. Il n’allait pas se préoccuper de n’importe qui. Ainsi donc Doukas a caché dans son sous-sol et durant toute l’Occupation, les quatre membres de cette famille, en ayant lui à peine de quoi manger… Je ne sais pas si eux avaient pu cacher des pièces en or, mais je sais que ce sous-sol avait aussi une trappe où il les cachait à chaque fois qu’il flairait un danger quelconque. Parce que la famille était marquée. Par trois fois il y a eu une perquisition par les Allemands dans ce sous-sol à cause du fils de Dimitra. Heureusement ils n’ont jamais rien trouvé, la perquisition prenait fin, les gens ressortaient de leur cachette à la surface. Evidement il y a eu des liens qui se sont créés. Doukas était un homme cultivé, savait parler, ils discutaient… Tu comprends que cela aurait été très difficile pour cette famille de vivre avec des gens pas cultivés, sans pouvoir échanger durant les deux années de l’Occupation. Tout cela Armée Populaire de Libération Nationale. La branche armée de la Résistance sous l’Occupation, à sensibilité communiste. 43 Nikos-Gavriil Pentzikis : Autre grand écrivain grec. 42 58 m’a été rapporté beaucoup plus tard par Doukas lui-même, tout à fait par hasard, parce que je suis allé chez lui et c’est là qu’il m’a dit, sais-tu, moi dans cette maison qui j’ai caché ? Et que ces gens là lui témoignaient une très grande gratitude. Peu après, j’ai confirmé ces informations en posant des questions à Pentzikis. Pentzikis avait écrit beaucoup de livres de contenu hébraïque, dont une pièce de théâtre, qui, pour pas qu’il tombe entre les mains des Allemands, était cachée dans un puits ou dans la terre et quand les Allemands sont partis, elle était devenue poussière, elle a été perdue. J’apprends par ailleurs que Pentzikis avait encore d’autres amis juifs et il a porté assistance à d’autres encore mais je ne connais pas les détails, il ne m’a rien dit. Voilà donc ce que Stratis Doukas me racontait, jusqu’au moment où il fut obligé d’aller dans un asile de vieillards. Et, quelle tristesse, sont entrés dans le même asile mari et femme et ils étaient séparés, l’un dans la section hommes, l’autre dans la section femmes. C’est là bas qu’ils sont morts en ‘84. Peu avant qu’il meure, Doukas a accordé un très long interview à Pilihos44 qui a été publié en deux fois dans le journal «Ta Néa». Et là il dévoile ce qu’il ne m’avait pas raconté quand je suis descendu dans le sous-sol de la rue Ormyliou. Léon Recanati, avec sa femme et ses enfants, sauvés, -mais je maintiens toujours mes doutes sur le nom de la famille- en tout cas je sais que c’est un notable de « Bneï Brith », dès la Libération ils sont partis en Palestine. Où Recanati, d’après ce que je sais, a fondé une grande banque. Sa première action fut, dès qu’il est arrivé en Palestine, de se mettre en contact avec Doukas, s’assurer qu’il est toujours en vie, et de commencer a lui envoyer des mandats comme preuve de reconnaissance. Tout cela Doukas ne me l’a pas raconté. C’est ce que je lis dans l’entretien avec Pilihos. Et les mandats n’étaient pas des sommes dérisoires. C’était un salaire complet tous les mois. Un salaire convenable tous les mois. Ainsi donc, Doukas qui n’a jamais eu un travail et qu’il devait de surcroît entretenir une femme qui ne travaillait pas non plus, a pu manger à sa faim pour un bout de temps grâce à Recanati. Et pas seulement il a pu manger mais il a pu publier ses livres, mis à part les quatre que j’ai publié. Mais Recanati était déjà très vieux et il est mort. À la lecture de son testament, les enfants découvrent que la première volonté du père est de continuer l’envoie des mandats à Doukas. Ainsi fut fait jusqu’à sa mort à l’asile des vieillards, en 1984. C’est-à-dire, depuis 1945 jusqu’en ‘84, cela fait combien, 39 ans, oui, 39 ans. Pour te dire ce que fut 44 Journaliste. 59 cette famille mais aussi ce que fit Doukas qui avait pleine conscience du risque qu’il encourait. C’est donc ainsi que j’ai apprit l’histoire entière. Mais Varvitsiotis45 le poète lyrique, aussi a aidé des Juifs. Malheureusement je ne connais pas beaucoup des détails sur ce que Varvitsiotis a fait exactement parce qu’il ne parle pas beaucoup et la seule chose qu’il m’a dite c’était, « oui, moi aussi j’ai aidé une famille juive ». Et évidemment, celui qui a beaucoup fait était mon oncle. Megas. Lequel apparemment, parce qu’il ne me parlait pas beaucoup non plus, et quand nous nous sommes tout à fait réconciliés, parce que nous étions pour un temps brouillés, il ne me racontait pas grandes choses. Apparemment l’oncle, à part le fait qu’il ait sauvé la famille de sa femme, il a pu sauver d’autres, un bon nombre, en les envoyant dans des villages, parci, par-là, et par ailleurs il avait les moyens, il savait que si ça tournait mal, certains Allemands pouvaient, et allaient l’aider à s’en tirer. Donc cela fait trois personnes que moi je connais qui ont œuvré pour aider les Juifs. Evidemment, au fil du temps j’ai entendu d’autres histoires, mais si je ne les ai pas apprises par la personne même, je ne peux pas être sûr, ni de te les raconter. Madame Roula Papadimitriou –une ancienne du monde littéraire qui publiait une revue féminine- a aussi raconté des histoires analogues. Elle, les a même écrites ces histoires. Elle a écrit un roman sur la manière dont certains Juifs furent sauvés, c’est-à-dire comment elle a contribué au sauvetage d’une famille. Mais je reconnais que je connais que des cas dans les cercles de la « bonne société » à laquelle appartenaient sauveteurs et sauvés. Je ne connais pas autre chose. Si jusque là je te parle de souvenirs, tu comprends qu’à partir d’un certain moment vient la connaissance de certaines choses. De tout ce que j’ai lu, de tous ceux que j’ai côtoyés… Et, est-il nécessaire que je te dise que j’ai été l’ami intime de monsieur Molho46, qui vient de nous quitter, Salomon. Lui, il a été sauvé en partant sur une petite île, comme tu dois savoir. À Scopelos. Et tout de suite après l’Occupation et l’Eamocratie,47 c’est-à-dire en mars 1945, il a ouvert la librairie, à l’endroit où elle se trouve aujourd’hui, parce qu’avant-guerre elle se trouvait en face. Et je me souviens qu’au début, la librairie vendait seulement deux misérables revues de provenance britannique. L’une qui s’appelait «Selection» qui était internationale et était traduite Poète, de reconnaissance internationale, né en 1916 dans une famille de l’aristocratie salonicienne. La librairie Molho est à Salonique pratiquement une institution pour la littérature étrangère en général et la littérature française en particulier. 47 Il nomme ainsi la courte période durant laquelle Salonique était entre les mains de la Résistance. E. A. M. : Front de Libération Nationale. 45 46 60 dans toutes les langues, une très bonne revue populaire, petite, gracieuse, et l’autre était la fameuse «La Revue anglo-grecque» Revue spirituelle et littéraire très sérieuse. Ainsi la librairie a démarré avec ces deux revues et petit à petit il a commencé à importer… bien que Molho soit de culture française, il amenait à l’époque beaucoup de littérature de langue anglaise, parce qu’à l’époque c’est ça la demande. J’ai donc suivi l’évolution du père Molho depuis qu’il était tout jeune, en 1945. Et nous avons longuement discuté, nous avons dit beaucoup des choses, j’ai même écrit là dessus. Il m’a raconté comment ils [les Allemands] ont détruit l’imprimerie, moi j’ai noté tout cela et j’ai tout publié. L’imprimerie fut détruite à cause d’un autre libraire de la ville qui avait collaboré avec les Allemands, qui était dénonciateur, Georgios Vosniadis, comment il fut sauvé sur l’île –et il m’a dévoilé pas mal des choses : Sais-tu que Molho, par gratitude envers le chef de la petite commune, il a fait bâtir toute une église, tu le sais ça ? Non ? Pourquoi ? 48 Alors c’est moi qui te l’apprends. Molho fut donc sauvé dans un petit village de Skopelos. Dans le village, tous savaient qu’il était Juif. E. Z. Etait-il seul ? D. Ch. Oui. Il était arrivé tout seul. Salomon était de ces rares Juifs qui ont abandonné la famille, avec son consentement, -et effectivement les autres furent déportés et ne son pas revenus- il avait décidé de tout faire pour survivre, et il a survécu. Donc tout le village était au courant. Personne n’a jamais rien dit. Il fut sauvé. Et une fois sauvé, il leur a fait cadeau d’une église. C’est-à-dire, avec architecte, ingénieur et entrepreneur à ses frais, il a construit toute une église avec tout ce qu’il faut. Une fois qu’elle fut bâtie, il a fait construire le clocher, a acheté le mobilier, par exemple l’autel, tous les ustensiles nécessaires à la messe, tout ça à ses frais, il a gardé des liens étroits avec le village, même que quand il fut décoré à l’Institut Français, le vieux maire du village est venu de Skopelos pour être présent et partager la joie de Molho. Et Molho me disait : « Tu vois ? Nous, les Juifs, c’est ça. Si nous avons de la reconnaissance, nous ferons tout pour la montrer. Mais si jamais il y a quelqu’un que nous ne pouvons pas supporter, nous ferons aussi tout pour le sortir de notre chemin. » Bref j’ai appris beaucoup avec lui. Heureusement j’ai tout écrit dans quelques-uns uns de mes textes et en plus j’ai peux m’enorgueillir d’une très belle étude sur «la maison d’édition de la librairie Molho» depuis sa fondation en 1888. J’ai trouvé tous les livres qu’ils ont Il se moque de moi parce qu’il sait que je suis très amie avec les enfants de Salomon Molho, mais il sait aussi que la famille ne parle pas de ces choses là. 48 61 publiés, il y en avait même des livres que Molho ne connaissait pas. Ainsi, je veux te dire que petit à petit, les anciens souvenir laissent leur place aux expériences, au vécu, de par les survivants, des livres, des essais. Je voyais, je savais et je lisais. Et peut-être il n’y a plus aucun sens pour toi que je te raconte autre chose, à moins que tu aies des questions à me poser, sur des points précis. Mais il me semble que j’ai beaucoup bavardé. Tu feras un petit tri de tout cela parce que mon bavardage n’a pas de limites. E. Z. Je transcrirais l’entretien intégralement. D. Ch. Il est vrai que ce sont des événements terribles et significatifs. Et l’épisode où nous avons failli mourir sur la Place des Juifs Martyrs, et… E. Z. Mais à l’époque elle ne s’appelait pas comme ça. D. Ch. Non. Il y avait une école là-bas. Au sommet de la hauteur, tu entrais dans une école. Cette même école que les Juifs ont reconstruit après-guerre et offert à l’État grec. Je te disais donc que cet épisode sur cette petite place, mes expériences avec mon oncle, nos brouilles familiales, ainsi que le fait d’avoir vu toutes ces caravanes des Juifs qui partaient… parce qui peut encore témoigner de les avoir vus ? Je connais, allez, mettons encore une dizaine de personnes qui m’ont dit les avoir vus, les avoir regardé partir. Il n’y a plus beaucoup de témoins. Et aussi mon effort a posteriori de chercher qui a sauvé des Juifs et d’avoir découvert que des personnes que je connais bien ont contribué à sauver quelques-uns, tout cela est de première main et a peut-être un intérêt. Mais comme moi je suis un bavard, je pense qu’il faudra que tu fasses quelques retouches. Et si tu ne veux pas, je t’en fait cadeau pour que tu te souviennes de moi. Tu as là toute une conférence ! E. Z. Une question, si vous permettez : de la même manière dont vous avez vu Molho revenir après la guerre, est-ce que vous vous souvenez avoir vu ou d’avoir entendu parler du retour des survivants des camps ou ceux de Juifs qui s’étaient caché ? D. Ch. Non. Malheureusement. Je ne vois rien. Et c’est bizarre. Parce que plus ou moins, apparemment j’avais quelques relations avec des Juifs. Et pourtant, des cas de gens qui sont revenus ou qui se soient cachés… Par exemple, je me souviens que quand je me suis réconcilié avec mon oncle, mon oncle m’a amené et m’a présenté à la famille Kounio. Tu sais, Erika, Heintz, Hella… mais surtout Heintz. C’est alors que j’ai vu pour la première fois le numéro sur le bras. Eux, ils montraient tout, et en plus, quand ils se rendaient compte que tu n’avais aucune idée de tout cela et que c’était la première fois que tu voyais ça… Je me souviens donc que de cette famille, ils étaient quatre 62 personnes, les parents et les deux enfants, ils avaient tous le numéro, je me souviens du mouvement, soulever la manche pour me le montrer. Je me souviens donc d’avoir vu la famille Kounio à leur retour, et de cet épisode, mais pas d’autres. E. Z. Et n’avez-vous pas des souvenirs sur des conversations a propos du retour des Juifs, qu’ils essaient de récupérer leurs commerces, leurs maisons… D. Ch. Oui… Je vois… Non. Ça non plus. Et pourtant, j’avais la possibilité de m’informer, puisque je connaissais Molho dès les débuts de ‘45, quand ils commencent à rentrer. Je ne même pas eu l’idée de lui poser la question, et je ne pas eu l’occasion d’avoir des renseignements d’autres personnes. Malheureusement. Je suis resté sur des cas précis et j’étais aveugle sur tout le reste, parce que si j’avais montré un tout petit peu d’intérêt, j’aurais beaucoup vu et entendu en 1945. Il y avait de quoi. Voilà mon petit. C’est tout ce que je peux te dire. Si cela peut aider… Et si tu as d’autres questions, je suis à ta disposition. E. Z. Mis à part les Kounio qui tenaient à vous montrer… D. Ch. Oui. Mais ils n’ont rien dit d’autre. J’ai vu le numéro. C’était tout. E. Z. Avez-vous alors cherché à savoir ce qu’il c’était passé dans les camps, où saviezvous déjà ? D. Ch. Non. Je ne savais rien. Et je dois confesser qu’en général nous étions dans l’ignorance. Ignorance totale et inexcusable sur beaucoup de choses. C’est-à-dire : le fait qu’ils aient été enfermés dans des camps de concentrations, nous l’avons appris qu’après 1945. Le fait qu’ils soient revenus, qu’il y a eu quelques survivants, nous l’avons appris beaucoup plus tard. Ou du moins moi je l’ai appris. Pour parler franchement. Nous ne savions ni qui est revenu, ni sous quelles conditions ils sont revenus ni ce que ces gens-là sont devenus. Nous ne savions pas qu’il existait une Communauté Juive et qu’il y a eu un effort de réorganisation. Rien. Et je peux te dire qu’en général cela prenait beaucoup de temps pour que les choses soient connues. Je veux te dire une chose : Quand en ‘47 j’ai écrit mon poème sur le petit juif, j’ai l’impression que je n’avais encore aucune idée de tout cela. Néanmoins, je devais savoir, et probablement tout cela fut enseveli dans le subconscient… Je veux dire que… Alberto Nar 49 qui l’a vu, et toi si tu le voies… J’ai beaucoup de données qui ne sortent sûrement pas de mon imagination. Donc, je savais. Mais comment cette chose fut 49 Historien qui travaille à la Communauté Juive de Salonique. 63 enfouie, perdue, dans la poésie sont apparus quelques éléments, je ne sais même pas comment en 1947 j’ai eu envie d’écrire sur ce petit juif, tandis que maintenant que tu me poses la question «que saviez-vous exactement en 1947», je te réponds, sans hésitation, «presque rien». Je ne savais même pas si ces gens là étaient de retour. Peux-tu l’imaginer ? Ah ! J’ai quelque chose d’autre à te raconter, quelque chose qui m’a marqué. 1949 était ma dernière année au lycée, avant que je ne commence l’université. Et comme je te l’ai déjà dit, c’était encore la guerre civile, nous avions des classes-mammouths. Nous ne pouvions même pas tisser des liens entre camarades, ni rien. J’avais un camarade de classe, Thanassis Koutsikas, lequel, je crois, quand est venu le moment pour partir, nous allions être séparés, l’école finissait et chacun allait suivre un chemin différent, s’est approché de moi et il m’a dit «je vois que tu aimes beaucoup la littérature et le fait de nous séparer m’attriste» -moi je faisais partie de l’aristocratie spirituelle de l’école et lui était un quelconque élève- «veux-tu que je te fasse cadeau d’un livre de poésie ? » Alors je dis «tu écris des poèmes ? » Parce que moi j’écrivais mais je n’avais encore rien publié. « Moi, des poèmes ! Quelle blague ! Non. J’ai trouvé chez mon père un livre et je voudrais t’en faire cadeau. » Alors je lui ai dit que je le voulais bien et qu’il pouvait me l’apporter. Et il s’agissait de l’œuvre complète de Joseph Elia et donc, l’été 1949 j’ai lu pour la première fois les poèmes d’Elia que j’ai adorés et sur lesquels j’ai écrit au moins six fois. Je lui ai donc demandé comment ce livre de 1938 s’est trouvé entre les mains de son père et il m’a répondu qu’ils habitaient quelque part du côté de l’hôpital Hirsch, je ne sais pas d’où ils venaient, mais ils ont trouvé une ancienne maison juive où ils se sont installés. D’où les Juifs étaient partis et avaient laissé tout en état, et les livres entre autres choses. Et le père a trouvé ce livre, qui était peut-être le seul en grec et qu’il pouvait donc lire, et que par ailleurs il n’a probablement pas lu, parce que le livre était en parfait état. Ainsi, grâce à Koutsikas, j’ai connu Elia, je n’ai pas seulement écrit sur lui, mais j’ai appris aussi les aventures des manuscrits d’Elia. Je ne sais pas si tu connais le cas Elia. Elia était Juif de Ioannina,50 où il s’est trouvé en contradiction avec les chefs de la Communauté de la ville, parce que la majorité de gens là-bas, contrairement à ceux de Salonique, étaient des adeptes du sionisme. Elia, comme Benaroja,51 n’étaient pas Ville au Nord-Ouest de la Grèce, à 90 km de la côte sur la mer Ionienne. Abraham Benaroya, membre fondateur de la Fédération socialiste ouvrière de Salonique, unique mouvement socialiste et syndicat juif en monde séfarade, créé en 1909. 50 51 64 sionistes. Ils étaient socialistes. Ils voulaient donc résoudre le problème en suivant un autre chemin. Et dans le temps, tu ne dois pas le savoir, par deux fois les gens de Ioannina ont essayé d’assassiner Elia. Parce qu’il n’y avait pas de place pour un socialiste dans cette communauté. Tandis qu’ici il y avait beaucoup de socialistes. Ils ne pouvaient pas les faire taire. Là-bas ils étaient isolés. Il est donc parti à Athènes, il a été nommé professeur de français et puis il est mort du typhus. En mourant, il a légué tous ses manuscrits à Isaac Kabeli, un de ses amis ici, en lui demandant de s’en occuper. Kabeli à son tour a pris contact avec B’nai Brith qui a décidé de publier l’œuvre complète. Mais l’œuvre complète poétique. Parce que Elia avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie de Pyrsos. Des articles extraordinaires, dont, je ne sais pas pourquoi, il n’y a eu qu’une partie de publiée. C’est-à-dire qu’il existait aussi une œuvre en prose. Donc, tout cela Kabili l’a donné à B’nai Brith. Quand les Allemands sont arrivés, ils ont confisqué tous les livres de l’énorme bibliothèque de B’nai Brith et ne sachant pas que faire de tout cela, les brûler, les donner, et où les donner, ils ont décide de les donner au «1er lycée de garçons». Dont le proviseur était Petros Spandonidis, éminent homme de lettres. Et pas très bienveillant envers les Juifs. Spandonidis a essayé de voir ce qui pouvait l’intéresser dans tout cela. Il avait un adjoint, un certain Linos Benaksi. Benakis était un fanatique du catéchisme, il se préparait à entrer à la Faculté de Philosophie et était le garçon à tout faire du proviseur. Alors, Spandonidis lui dit : « Prends cette clé mon garçon, va aux locaux de B’nai Brith et regarde ce qui peut être sauvé de tout cela. Benakis qui était issu du catéchisme, n’avait pas non plus de très bonnes dispositions envers les Juifs. Il est allé et a cherché dans le tas, parce que j’imagine que cela était déjà pillé d’une manière ou d’une autre, les Allemands avaient sûrement dû chercher ce qui avait une quelconque valeur à leurs yeux… Alors, il y avait là des livres en hébreux, en français et en grec. Benakis, en voyant ce tas… regarde voir comment une histoire mène à l’autre… donc, il a éliminé les livres en hébreux et en français, sans intérêt pour lui, et il s’est attardé sur ceux en grec. Parmi ceux en grec, il y avait aussi des manuscrits, probablement ceux d’Elia, ceux en grec les a tous pris pour la bibliothèque du «1er lycée de garçons». À son tour, Spandonidis a fait le tri et a gardé ceux qu’il trouvait intéressant pour la bibliothèque de l’école. Y compris les manuscrits d’Elia. À l’époque, moi je fréquentais Benakis et c’est lui qui m’a avoué toute cette histoire. En 1951, à l’âge de 20 ans, j’étais assez mûr pour tenir la rubrique de critique de livres chaque semaine dans le 65 journal «Nea Alithia». Et il y en a eu pas mal. C’est alors que entre autres, j’ai publié un de mes articles sur Elia, lequel a fait une certaine impression. Si je me souviens bien, J’ai eu une réponse de Zografakis. Des choses complémentaires à ce que je racontais sur Elia. Avec comme prétexte la réponse de Zografakis, j’écris une lettre au journal «Nea Alithia», lettre qui fut publiée intégralement, sur le destin des manuscrits d’Elia. Ainsi, dans un des n° de 1951 de ce journal, se trouve ma dénonciation officielle, et néanmoins indirecte, je ne mentionne pas des noms, contre Spandonidis et aussi indirectement contre Lino Benaki qui a contribué à cet acte. Depuis, personne ne m’a répondu. Ni Benakis, ni Spandonidis, ni Zografakis, ni quelqu’un de la Communauté ne s’est intéressé à cette affaire… Rien. Silence total. L’affaire fut enterrée. Et moi je ne suis pas un détective pour déterrer sans cesse des choses. J’avais appris tout cela et je l’ai dit. Benakis est le mari de Psarouda Benakis qui fut ministre de la Culture durant les quatre ans de gouvernement de Nea Dimokratia 52, entre deux gouvernements de PASOK53, tu t’en souviens ? Donc Benakis c’est son mari, il est maintenant grand et puissant mais toujours issu du catéchisme. Donc cette histoire fut enterrée et j’essaie de me consoler en me disant que peut-être la totalité des articles d’Elia fut publiée dans l’Encyclopédie de Pyrsos et pas une partie comme j’ai cru. Elia était chargé d’écrire sur les thèmes qui concernaient la Bible. Par exemple, Ruth. Un vocable sur Ruth. Ou alors, Esther. Un vocable sur Esther. Mais je n’ai pas bien suivi l’Encyclopédie de Pyrsos qui a 24 tomes et la plus sérieuse d’avant-guerre, peut-être, je n’en suis pas sûr, que tout ce qu’il a eu le temps d’écrire fut publié. Et alors la perte des manuscrits n’est pas grande. Mais je ne sais pas si à part les articles pour l’Encyclopédie il y avait d’autres manuscrits. Bref, je considère la perte de ces manuscrits d’Elia, qui était indiscutablement une figure très intéressante, comme un crime. Et il y a eu récemment une jeune fille de Ioannina qui a fait des nouvelles recherches sur Elia et qui dit que selon ce qu’elle a trouvé, Elia était communiste. Il ne le disait pas, évidemment, il se présentait en tant que socialisant, il était communiste et on ne peut le considérer qu’en tant que tel. De ses poèmes cela ne se voit pas. Sais-tu qu’il a écrit un poème extraordinaire sur Jésus ? Très élogieux. Écrit avec beaucoup de sérieux. Du jamais vu. Elia était un grand personnage. Je voulais donc te dire que d’une simple initiative de mon camarade Koutsikas, comment la littérature a tiré profit, puisque j’étais le premier 52 53 Parti de la Droite grecque. Parti Socialiste fondé par Andreas Papandreou. 66 en Grèce à écrire sur Elia. En 1951 il était inconnu. Je ne sais pas ce qui se passait avant-guerre, mais en ‘51 je l’ai sorti à la surface. Et depuis j’ai écrit beaucoup de choses sur lui. Et pas seulement j’ai écrit, mais je me suis battu pour qu’il soit reconnu comme une grande personnalité. Et j’ai insulté Apostolidis parce que dans son Anthologie il n’a pas inclus un seul poème d’Elia. J’en ai fait des choses. Bref. La littérature en a tiré profit et j’ai dénoncé la perte des manuscrits, en pensant que je pouvais aider à les retrouver. Mais cela n’a pas marché. Voilà donc mes nouvelles. Tu ne crois pas que c’est assez ? Voyons comment tu pourras exploiter tout cela et quel sera le profit de ton travail. Et même s’il n’y a pas de profit, ce récit que j’ai eu envie de te narrer, n’est pas rien. Tu sais que je ne raconte pas facilement, sauf si quelque chose me chatouille. E. Z. Bien. Merci beaucoup pour tout cela et pour le compliment. [J’arrête l’enregistrement et évidemment la conversation continue. Un moment, il commence à me parler des sentiments des Grecs envers les Juifs et je remets l’enregistreur en route] Ce que vous dites est très important pour moi. Je vous enregistre donc. D. Ch. Les Grecs, je crois, ont de la sympathie envers les Juifs. Mais les divers nationalismes au fil du temps ont troublé cette sympathie. Et malgré le précèdent de la religion, que les salauds de Juifs ont crucifié Jésus, malgré cela il n’existe pas de la haine ou de l’animosité, et si tu as bien suivi, par deux fois j’appelle ça de l’inimitié muette. Mais par la suite, en voyant ce qui s’est passé dans d’autres pays, des petits (la Bulgarie) ou des grands (la Russie), les Chrétiens d’ici furent des anges. Je disais donc à mon amie Réna Molho, qui par moments a eu, disons des explosions anti-grecques, en prenant comme exemple le cas de Campbell, qui par ailleurs fut d’une moindre importance en ce qui concerne les événements que ce qui nous a été servi, et surtout ce fut l’œuvre d’une poignée de dégoûtants petits journalistes qui ne peuvent être ceux qui expriment le peuple. Depuis, il n’y a plus rien eu. Il y a aussi le fait que beaucoup de Grecs ont collaboré avec les Allemands pour s’approprier les biens juifs. Mais quand tu te réfères à cela, il faut aussi voir qu’en même temps combien de Grecs ont œuvré pour sauver de Juifs. Parce qu’en mettant tout cela sur la balance, nous sortons la tête haute devant les orgies sanguinaires perpétrées en Bulgarie, Russie, Roumanie, pour ne pas parler des pays occidentaux. J’ai donc l’impression que les Chrétiens d’ici n’ont jamais été des fanatiques. Ni à cause de la religion, ni à cause de nationalisme grec –parce 67 que nous traînons une casserole d’un nationalisme pur et dur- et il y a aussi le fait que les relations Juifs – Chrétiens concernent surtout la ville de Salonique, mais Salonique était la patrie des Juifs, c’est-à-dire qu’il y a eu une si longue cohabitation, elle a duré des siècles, qu’il leur était impossible de rester enfermés dans leurs préjugés. Comprends-tu ? Les choses étaient très lisses. Je disais donc à Réna : Réna, écoutemoi. Moi, je ne suis ni nationaliste ni un défenseur fanatique des Juifs. J’essaie de voir les choses aussi objectivement que possible. Ne grogne pas sur le mauvais traitement des Juifs en Grèce. C’est injuste. Si tu as des exemples précis, il faut que tu t’assures que ces exemples ne soient pas des exceptions. Ce qui changerait tout. Deuxièmement, si ces exemples ne sont pas des exceptions, regarde ce qui s’est passé dans tous les autres pays et compare. Parce que, que je sois damné, moi, en voyant ces choses et en faisant la comparaison, je conclus que les Grecs, les Chrétiens sont des anges. Des anges. Peut-être seulement l'Italie pourrait se trouver au même niveau. Mais à part ça, attention. Il y a eu des vertes et des pas mures. Ces gens là ont souffert de toutes les tribus du monde. Elle ne voulait pas m'écouter, tu sais. Mais dernièrement elle m'a écouté. Soit elle m'a écouté, soit elle a changé de direction, je ne sais pas. Dans certains récents travaux qu'elle a publiés, elle admet cette chose simple : que l'antisémitisme en Grèce -moi je ne parle pas de Grèce, parce que je ne sais pas, je parle seulement de Salonique- l'antisémitisme en Grèce est au niveau le plus bas en le comparant à tous les autres pays. Enfin ! Dis-le ! Dis-le ! Je n'ai aucune raison de ne pas admettre qu'il y a eu de la haine, si haine il y avait. Mais il n'y a pas eu. S'il y avait eu de l'animosité. Mais il n'y a pas eu. Il y a eu une inimitié muette. Très normal pour des communautés qui cohabitent. Est-ce que tu me comprends ? C'est néanmoins ça aussi un problème, un problème théorique, mais il ne faut pas que l'on soit des petits coqs... La tactique de Réna Molho que j'ai suivi de près à travers son travail et dont je pense que c'est une excellente scientifique -et c'est d'ailleurs pour cela que je l'ai aidé- elle m'avait dérangée. Et je suis heureux qu'elle a compris toute seule que cette chose n'était pas possible, c’est-à-dire qu'il n'était pas possible que cohabitent Grecs et Juifs durant cinq cents ans s'il n'y avait pas eu de deux côtés une tendance d'équilibre. Et, de surcroît, parce que les Juifs se caractérisent par une tendance à l'isolement, je crois que cette tendance fut dépassée par les Chrétiens, je veux dire qu'ils ont fait un peu plus d'efforts, de manière à trouver cet équilibre malgré cette tendance à l'isolement des Juifs. Je pense que cette chose est très importante mais aussi très logique. Tant d'années, tant de 68 siècles, il n'était pas possible que cela se passe différemment. Je ne parle pas de la période de Byzance avec les Juifs Romaniotes.54 Où les choses sont encore plus idylliques ! Durant la période de Byzance nous avons aussi un seul cas, d'une certaine animosité envers les Juifs, qui de plus était juridique. Et je suis content que Réna s'est enfin décidée. De toute l'Europe, c'est en Grèce que l’antisémitisme se trouve à son niveau le plus bas. Evidemment, avec la fondation de l’État d'Israël, les choses ont changé. Je connais maintenant des gens qui disent qu'ils ne veulent pas entendre parler de cet État mais que les Juifs de Salonique c'est autre chose. Je ne sais pas si tout cela sont des finasseries mais si ce sentiment est vrai, il me plaît. C’est-à-dire que ce sentiment se traduit ainsi : mon voisin je le connais bien et je l’aime. Cet Etat qu'est-ce que c'est ? Il ne m'intéresse pas ou je ne veux pas le connaître. Mais mon voisin je le connais et je l'aime. Ça, que cela nous plaise ou non, c'est une grande vérité. Molho aussi me disait, je me sens tellement Salonicien que la seule chose dont je ne voudrais pas, c'est d'aller en Israël. Pour visiter, oui. Mais pour m'y installer, non. Salonique et encore Salonique. Je veux donc te dire qu'il y a aussi des choses relationnelles comme cela qui font surface. Tout à fait théoriques, sur la connaissance de l'autre, ni plus, ni moins. Donc, garde cela aussi dans ton travail. Allez, ma petite. Ca suffit maintenant. E. Z. Bien, bien. J'arrête. Les Juifs installés en Grèce depuis la première destruction du Temple à Jérusalem. 54 69 Entretien n° 5 Entretien avec Lefteris Gioulountas, réalisé le 5/12/1998. J’ai fait la connaissance de Monsieur Giouloundas par l’intermédiaire de la pharmacienne de mes parents. En effet, projetant d’aller en Grèce pour essayer de trouver des personnes susceptibles de me parler du retour des déportés à Salonique, j’avais demandé à mes parents de commencer à chercher autour d’eux. Ma mère a mobilisé son entourage en posant la question à toutes les personnes autour d’elle, dans l’espoir que cela aiderait. La pharmacienne lui a dit qu’il y avait bien un petit groupe de retraités qui habitait ou fréquentait le quartier, des clients qu’elle connaissait bien et qu’ils étaient des Saloniciens de souche. Comme leur âge correspondait à l’âge des personnes que je cherchais, elle leur a parlé et dès mon arrivée à Salonique, elle me les a présentés. J’ai discuté avec eux, répondu à leurs questions, expliqué mon travail et il y a eu un parmi eux qui a bien voulu avoir un entretien avec moi. N’habitant pas le quartier, il m’a invité chez son beau-frère (qui fait partie du même groupe) qui lui habite tout près de chez mes parents. Nous nous sommes donc donnés rendez-vous et je suis allée chez le beau-frère dans la soirée de samedi 5 décembre. Ils m’ont reçu comme il se doit, avec café, douceurs et petit alcool. Nous, nous sommes installés dans le salon et je savais qu’une bonne partie de la famille était à la maison par les diverses incursions dans le salon des enfants, de la sœur, et les voix au fond de l’appartement. Quelques jours plus tard, en rencontrant à nouveau ce petit groupe au café du coin qu’ils fréquentent, j’ai appris que le beau-frère se trouvait –durant l’entretien- dans une pièce voisine et entendait tout. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, a dû avoir une incidence aux propos tenus durant l’entretien. Je pense que M. Giouloundas a décidé de m’accorder cet entretien poussé par ses amis du groupe, le groupe voulant bien me rendre service, en tant que la personne la plus instruite parmi eux, il était, en quelque sorte, l’intellectuel du groupe. L’entretien commence brusquement parce qu’il commence à me raconter l’histoire de son grand-père et de son grand ami juif, sans que j’aie le temps de lui poser les questions préliminaires. Disons qu’il pensait que cela était une introduction pour expliquer ses étroites 70 relations avec les Juifs et que peut-être ne faisait pas partie de ce qui m’intéressait vraiment. Ainsi, j’ai tout juste le temps de brancher l’enregistreur, il a déjà commencé à parler. L. G. (…)Et puis, mon grand-père, ma grand-mère, ils parlaient très bien le judéoespagnol55. Alors il a dit, "je te bâtirais une de ces maisons..." Et effectivement, elle n'a pas bougé. Inébranlable. Avec du fer. Ils ne mettaient pas du béton. C'était du fer. Des poutrelles. En 1923 quand il l'a bâtie. Nous là-bas, nous avions une très grande amitié. Avec les Juifs. Puis mon grand-père est mort. Mon père, il s'est marié, il y avait là-bas un certain Salomon. Lui, [son père] il avait sous ses ordres... Ils sont venus lui demander... en judéo-espagnol... Mes grands-parents, mes parents, moi aussi, mais ça fait longtemps que je n'ai pas parlé, ça s'oublie, mais on savait tous, le judéo-espagnol. Alors "nous voulons envoyer vingt jeunes du quartier 151 à Haïfa. Ils vont leur donner de la terre là-bas. Alors nous voulons qu'ils apprennent à cultiver la terre, faire pousser des fruits et des légumes". Ma grand-mère et ma mère avaient des filleuls là-bas aux jardins potagers, comme on les appelait. "Moi je vais arranger ça" a dit mon père. "Alors, quand doivent-ils venir ?" "Amènes-les demain après-midi." Après le soleil, parce que c'était l'été. Et effectivement, le lendemain ils sont arrivés, une vingtaine, ma mère m'a dit "appelle papa, Salomon est arrivé avec les jeunes. Alors, les gens étaient polis. Maintenant ce n'est plus pareil. Tous ont fait le baisemain à ma grand-mère. Alors mon père les amène aux filleuls, ils se mettent d'accord sur ce que les jeunes devaient apprendre à faire, ils se sont divisés en cinq groupes et ont commencé l'apprentissage. Salomon a dit qu’il n'était pas question que les jeunes soient payés pour le travail qu'ils allaient fournir, c'est "Keren Kayemet" cette agence juive qui allait prendre en charge ces jeunes. Même pas le repas. Alors là, l'autre n'était pas d'accord. C'est pour ça que je vous dis : Le monde d'antan était différent. Monsieur Vassilis, le responsable des jardins potagers a dit : Quoi ? Je ne vais même pas leur donner à manger ? Cela ne se fait pas. Ils vont travailler pour moi, passe encore que je ne vais pas les payer, mais ne pas leur donner à manger, non. Il faut qu'on leur donne à manger. Nous, nous ne pouvons pas accepter ça. Et effectivement ils ont travaillé là-bas, ils ont mangé là-bas, et en huit mois ils sont devenus des as. Ils ont tout appris. Ils avaient aussi des livres. Tout. La théorie et la pratique. Des aces. Ils avaient des grands registres avec leurs noms et monsieur Vassilis a signé que ces jeunes avaient fait un stage chez lui et qu’ils avaient appris la culture des fruits et légumes. Et ils sont partis en Palestine. A l’époque c’était encore la Palestine. La tierra de muestros padres,56 comme on disait alors. Il utilise le mot "hispano-evraïka" qui peut être traduit littéralement "hispano-hébraïque". Il dit, en un judéo-espagnol impeccable : la terre de nos pères. 55 56 71 Et chaque année, beaucoup d'entre eux, envoyaient à mon père, à l'occasion de sa fête, une carte de vœux. C'est très touchant. Tous les ans, tous les ans. Ainsi on s'est occupé d'eux. Ce Salomon était le chef général là-bas dans mon quartier, parce que nous, nous avions beaucoup de pouvoir, -une ancienne famille- mon grand-père c'était un des notables de Salonique, nous comptions pour beaucoup dans la ville. Nous avions beaucoup des relations avec les Juifs de Salonique. Parmi tant de familles, là où il y avait la maison dont je vous ai parlé, parmi 55 familles, les 40, disons 38, c'était des familles juives. Les autres, chrétiennes. Et nous, enfants, nous jouions ensemble. Et tous les enfants juifs parlaient très bien le grec impeccablement. Ils avaient oublié, disons ce... traînement de la voix [et il imite la manière de parler en grec des vieux juifs saloniciens]. Nous arrivions même à un point de camaraderie entre gosses de quartier... Si par exemple il y avait d'autres gamins juifs qui venaient d'autres quartiers et qu'ils commençaient à se disputer entre eux... [à ce moment entre dans le salon la sœur pour m'offrir quelque chose à boire. Moi, poliment, je veux la remercier. Il y a donc échange de politesses et pendant ce temps, L. G. continue à parler, imperturbable.] Venaient d'autres enfants juifs et ils étaient surpris de voir que nous, les enfants chrétiens, nous venions à l'aide de nos copains juifs. Et ils partaient et la chose se savait dans les autres quartiers : tu sais là-bas, untel a été défendu par les chrétiens... Ah ! Nous étions comme des frères. Si un enfant chrétien était ennuyé, tous les enfants juifs arrivaient à son secours. Là-bas, à la rue Misrahi. Telles étaient nos relations. Et ma grand-mère ils l'avaient comme... conseillère. "Madame57 Chryssi, voilà ce qui m'est arrivé." Tout en judéo-espagnol. "Vous deviez faire ce-ci ou cela", conseillait ma grandmère. Et les jeunes femmes lui embrassaient la main en signe de respect. "La mamma, la nona.58" Et el nono, le grand-père. Nous avions des grandes relations. Puisque mon grandpère a beaucoup travaillé avec Avraham Chiko. Des entrepreneurs. Ils avaient cent charrettes qui travaillaient pour eux. Les soixante-dix charrettes c'était des Juifs du [quartier] cien i ciquenta i uno59 et du port, et les autres c'était des Grecs et des Turcs. C'était avant échange des populations. Chaque soir ils se faisaient payer. C'est les anglofrançais qui payaient pour qu'ils déblaient les rues, pour que les armées puissent circuler.60 Ici, le seul Juif des anciens qui est resté, c'est Sam Saltiel. Vous connaissez Sam Saltiel ? E. Z. Oui. En français dans le texte. La grand-mère, en judéo-espagnol. 59 En judéo-espagnol, cent cinquante un, le quartier juif populaire par excellence. 60 Le témoin parle des consequences du grand incendie du centre de Salonique en 1917. 57 58 72 L. G. Je veux vous dire qui c'est. C'est le cousin de Mme Molho. Le père Molho est mort, comme vous devez le savoir. Celui qui avait la librairie. C'est le cousin de sa femme. Et lui, était un grand commerçant, et avec mon grand-père... Mon grand-père collaborait avec son père au temps des Turcs. Et puis, les choses se sont fait comme ça, aujourd'hui nous nous sommes perdus de vue. C’est-à-dire que les anciens Saloniciens les Juifs, sont rares aujourd'hui. La plupart dans cette ville, Madame... E. Z. Erika. Appelez-moi Erika. L. G. Madame Erika, ils sont des étrangers. Ils viennent de Veria, de Karditsa... Ils ne sont pas de Saloniciens. C'est un autre monde. Ils sont comme des étrangers. C'est comme nous. Nous, nous sommes peut-être 2%. Les autres sont des villageois, de différents endroits, en dehors de Salonique. C'est plein ici. C'est la même chose pour les Juifs. Je l'ai constaté. Venusilio et d'autres, par exemple, ils sont de Karditsa. Ce ne sont pas des Saloniciens, c'est un autre monde. Des visages inconnus. Mais d'où sortent-ils ? Je ne les connais pas. Ils ne sont pas polis. A l'époque les gens étaient polis. Les gens pauvres. D'ici. Les Juifs aussi. Ils étaient polis, respectueux, travailleurs. Ils respectaient les plus âgées. Maintenant c'est fini. Pas de respect, rien. C'était un autre monde, parce que Salonique était une ville cosmopolite. Il y avait ici une très puissante présence d'Italiens, de Français, d'Anglais et plus tard des Allemands... Les gens d'ici étaient des cosmopolites, dans leurs distractions, leur vie quotidienne, leur politesse, leur "savoir-vivre"61 et les gens pauvres faisaient pareil. Et maintenant, même en Europe, où sont arrivés tous ces musulmans... Ils ont fait beaucoup de torts ceux là. Et j'ai discuté avec mes amis juifs et nous nous disions que nous vivons dans une mer de musulmans, ceux venus du Moyen Orient. Ils arrivent partout en Europe. Ils sont 20 millions et ils accouchent comme des lapins. E. Z. On les a fait venir. Ils ne sont pas venus tout seuls. L. G. Oui, mais ils continuent à arriver. Vous connaissez la Saria, l'équivalant islamique du Talmud. La Saria donc, interdit les avortements. Et donc, ils ont sept, huit enfants... Nous allons être noyés dans une mer de musulmans, Madame Erika. Je vous écoute. [C’est-à-dire que jusque là il avait parlé presque d'un trait, pour me dire ce qu'il voulait me dire, ce qui à ses yeux était important comme préambule ! ] E. Z. Alors, prenons les choses dans l'ordre. Je voudrais d'abord que vous commenciez par me donner votre nom, votre date et lieu de naissance et je voudrais que vous me racontiez en résumé votre vie pour arriver assez vite à la période de l'après-guerre, à la Libération. En français dans le texte. 61 73 L. G. Je m'appelle Giouloundas Eleutherios -Lefteris- fils de Ioannis. Je suis né à Salonique en 1926 et je suis originaire d'une ancienne famille de Saloniciens. [Il dit cela en mettant l'accent sur "Saloniciens" avec une pointe de fierté.] De mère native de Macédoine. Durant l'Occupation, C’est-à-dire quand les Allemands ont commencé à rassembler les Juifs de Salonique, a commencé l'effort de sauver le plus de Juifs possible. Malheureusement, je dis bien malheureusement, les Juifs de Salonique ont subi un très grand préjudice : Ils ont obéit au rabbin en chef d'antan, Koretz qui les a assurés, d'après l'absolue assurance qu'il a reçue des Allemands, que les Juifs n'avaient rien à craindre. Qu'ils allaient partir en Pologne où ils allaient travailler dans des différents postes en relation avec le ravitaillement de l'armée allemande. C'est ce qu'on leur a dit. C'est ce que les Allemands ont dit à Koretz. Et Koretz a transmit cela aux Juifs de Salonique. E. Z. Comment avez-vous su cela ? L. G. Ce fut quelque chose qui a fait beaucoup de tort parce que c'était un leurre pour que les gens restent, qu'ils ne soient pas tentés de fuir. Puisqu'il y a eu des cas où le mari est parti dans le maquis et les femmes sont restés et sont parties en Pologne, puisque le Rabbin Koretz l'a dit. E. Z. Où et comment avez-vous su cela ? L. G. Je l'ai su à la rue Misrahi, aujourd'hui rue Fleming, au coin avec la rue Makédonia. C'est là-bas que se trouvent nos maisons parentales. Nous avons maintenant neuf grands appartements, nous avions deux grands terrains de 130 m2, c'est là-bas que nous habitions depuis 1900, 1904 plus exactement, quand une rue fut construite. Et la rue fut nommée d'après le docteur Misrahi parce que c'est lui, à ses frais, qui a construit cette rue. De l'actuelle rue Vassilissis Olgas, jusque là-haut, à l'hôpital Hirsch qui a été bâti par le baron Hirsch, baron de l’empire Austro-Hongrois. E. Z. Et vous voulez me dire que vous avez entendu ce que Koretz a dit parce que vous habitiez un quartier... L. G. Et j'y habite toujours. Dans notre quartier habitaient des Juifs de la classe moyenne. Mais il y avait aussi... Les Modiano avaient des villas là-bas. Torres aussi. Il y avait beaucoup de Juifs là-bas. Des riches. Vers le bas côté de la rue Makédonia il y avait les villas. Et il n'a pas fait un pli. Parce que dès que les Allemands ont commencé à les rassembler, les riches qui avaient de nationalités italiennes et espagnoles, l'Italie et l'Espagne les ont pris et les ont amenés chez eux. Les Juifs de nationalité espagnole sont partis en Espagne, comme Sam Saltiel qui est parti en Espagne. Et nous avions aussi quelqu'un, un certain Ouziel. Ouzi - El. Je ne sais pas si vous connaissez l'hébreu, «ouzi» 74 veut dire force, «El, Eli», c'est Dieu. Alors, Ouziel habitait au rez-de-chaussée, il n'était pas embêté. Il circulait comme il voulait. Et une fois les Juifs partis, les Italiens l'ont envoyé en Italie. Puis, après la guerre il est revenu. Tous ceux qui étaient de nationalité italienne ou espagnole, n'ont pas été inquiétés.62 Ils sont partis dans leurs pays respectifs et aprèsguerre ils sont revenus à Salonique. Pour revenir donc, ce qui s'est passé avec Koretz a beaucoup nui à la population juive de la ville. Parce que Koretz était si rassurant que beaucoup de Juifs se sont laissé persuader, malgré ce que les Chrétiens leur disaient : que les Allemands allaient les tuer et les malmener... Mais non, ils disaient. Notre rabbin nous a dit qu'il ne nous arrivera rien. Ils vont nous faire travailler. Il y avait une certaine Anna Juda, juive espagnole, laquelle était une excellente couturière. Et même que notre mère faisait faire des habits par elle. Excellente. Elle avait étudié en France, à Paris, la "haute couture"63 Mais elle est venue à Salonique et il faut dire qu'elle ne manquait pas de travail. Alors, un jour elle est venue chez ma grand-mère et ma mère lui a demandé : que va-t-il se passer avec vous Anna ? Ah ! Dit-elle. On nous a dis que nous allons partir là-bas, ils ont les machines prêtes, nous allons coudre, confectionner des habits, etc. Les gens étaient tranquilles. Que rien n'allait leur arriver. Et ça c'était la catastrophe. Mais ceux qui avaient des informations par des Grecs ou d'autres moyens, comme quoi les Allemands préparaient quelque chose de mal... Parce qu'il existait des Grecs qui avaient fait des études à l'école allemande et qui étaient des interprètes chez les Allemands, ils entendaient des phrases échappées, comme quoi autre chose se préparait. Mais les Juifs croyaient plus à ce que Koretz leur avait dit. C'est comme si notre archevêque nous avait dis : ne vous en faites pas, rien de mal ne vous arrivera. Voilà le malheur des Juifs de Salonique. Ou alors ceux qui étaient ici... Tandis que les Allemands étaient en train de les rassembler, ils ont commencé par les Juifs de Salonique Est, ceux qui avaient de l'argent ou des amis, ils venaient vers l'ouest de la ville. Parmi eux il y avait Daniel Alvo. Les Alvo était une très grande et très riche famille. Et je les ai connus dans une des maisons là-bas. Et vers chez nous, habitait un certain Samouilidis, Juif de Larissa,64 notaire, il avait fait ses études à Athènes et ils sont venus habiter dans sa maison. Comment il s'est arrangé, je ne sais pas. Alors, ceux qui habitaient du côté est, en voyant que les Allemand ont commencé par là, ils ont déménagé vers l'Ouest pour gagner du temps. Lui, et d'autres Juifs riches, avec l'argent, parce qu'il fallait de l'argent, parce que l'autre prenait des risques, ils sont partis à Athènes, ils se sont fait faire des faux papiers, et ils ont eu la vie sauve. Et aujourd'hui, beaucoup de ces Juifs Ce qui n’est pas vrai. En août 1943, il y a eu un convoi de Juifs espagnols pour Bergen-Belsen En français dans le texte. 64 Ville de Grèce, à 60km au sud de Salonique. 62 63 75 riches qui sont alors parti à Athènes, ils ne sont pas revenus à Salonique. Ils sont restés làbas. Certains se sont mariés à des femmes grecques, leurs intérêts économiques se trouvaient désormais à Athènes, ils sont restés là-bas. Une autre partie a prit le maquis. Eux ils ont entendu leurs copains Grecs qui les ont avertis sur les intentions des Allemands, qu'ils préparent quelque chose de mal, que les choses ne sont pas comme ils veulent les présenter, comme leur a dit le rabbin. Qu'ils vont être tués. Comme ça c'est passé. E. Z. A cette époque vous, vous étiez très jeune... L. G. Oui. Je vais vous dire. Je vais vous raconter un cas. Là-bas, à la maison où habitait Daniel Alvo, avec sa femme et ses deux enfants, -il y a deux ans j'ai connu la femme d'un de ces deux enfants- Daniel est mort, il était très âgé, c'était le chef de la famille Alvo, alors, que s'est-il passé ? Un soir, parce que nous étions jeunes, le soir il y avait le couvre-feu, une nuit noire, tu entendais seulement les porteurs de fers65 [à cheval] comme on appelait les Allemands, crac-crouc, crac-crouc, et nous, nous allions de rue en rue pour avertir l'une ou l'autre famille juive ou pour prendre les dispositions pour leur fuite vers Athènes, ou vers la montagne. Ainsi un soir, à la chambre à côté de la leur, celle de la famille Alvo, il y avait un garçon qui louait une chambre chez ce Samouilidis. Ces parents l'avaient envoyé au lycée Constandinides et il habitait seul en ville. Samouilidis était parti, il s'est caché. Avec son fils et la femme de son fils. Ils sont partis, ils sont allés à la vieille Grèce,66 ils avaient des connexions à Larissa, et sa maison est restée sans le patron. Et donc le jeune qui était de Yianitsa, ne payait rien et habitait là-bas. Nous savions que Alvo avait aussi emménagé là-bas et nous lui avons dit qu'il pouvait être tranquille, que nous étions entre nous, des vieux Saloniciens, que nous étions des amis des Juifs. Ils nous ont remerciés. Un soir nous sommes allés chez ce jeune, donc dans la maison où étaient les Alvo. Daniel sort de sa chambre et me dit : Lefteraki, viens. Je vais chez eux et je voie un monsieur 35 à 40 ans. Un cas. Alors, Daniel lui dit, «ce garçon est de Salonique, nous pouvons lui faire confiance. » Et il portait des lunettes épaisses, de myope. Alors, j'ai compris qu'il avait une requête, il a fait mine de se mettre à genoux devant moi et moi j'ai reçu un choc. Je lui dis : Monsieur Daniel, je vous en prie, je vous voie comme mon père, vous avez des enfants de mon âge, eh ! Un peu plus jeunes. Je vous en prie, cela me paraît déplacé. Qu'est-ce que vous voulez de moi ? Dites-le-moi. "Lefteraki, je veux que tu ailles à la rue Miaouli pour avertir mon frère Simon... Écoutez donc ce cas. Entre temps, Salonique est plongée dans le noir. Et seulement les Allemands ont le droit de circuler. Personne ne s'aventure dehors. On À cause du fer en demi-lune qu'ils portaient à leur cou. Appellation de la Grèce du sud, la Grèce de toujours. C'est dire combien la partie de la Macédoine était et est encore un territoire en situation précaire dans l'esprit des Grecs. 65 66 76 sait que si on se fait voir, on se fait tirer dessus. Donc moi j'habitais à Misrahi, le frère Alvo habitait à la rue Archéologikou Moussiou.67 C’est-à-dire, une distance de 600 à 700 mètres, jusqu'à la rue Miaouli, et il faut noter que c'était un quartier pratiquement juif. Alors, je demande : Où habite exactement votre frère Monsieur Daniel ? "Là-bas, à côté de Philippou." Ah ! J'ai compris. C'est cette maison qui a un escalier extérieur... "Oui, oui, celle là. C'est là-bas que tu le trouveras." Ils n'avaient pas encore commencé à rassembler les Juifs de ce quartier. "Prends cette note et donne-la à Simon, en mains propres." Quand j'ai rencontré les enfants il y a deux ans j'ai raconté cela et ils étaient surpris de m'avoir retrouvé... "Ah ! C'était vous !" Il me dit, donc, tu lui donneras ce papier, il reconnaîtra mon écriture," me dit Daniel. "De quoi il s'agit ?" Je demande. Qu'il vient ici pour qu'on parte ! » Je vous jure que j'ai pris ma mission très au sérieux. De rue en rue, de coin en coin, je suis arrivé. Dans la nuit noire, Madame Erika. Parce qu’aucune lumière ne se voyait de nul part. Il n'y avait même pas de lune. Il valait mieux pour moi. J'arrive donc, je sonne, quelqu'un sort, "que veux-tu ?" Je demande "vous êtes Monsieur Simon ?" "Oui." "Je viens de la part de Daniel." "Monte," me dit-il. Je suis monté. "Que veux-tu mon garçon ?" "Vous remettre cette lettre de la part de votre frère Daniel. N’êtes-vous pas Simon ? " [Là, mon témoin fait une pose de quelques secondes.] Madame Erika, ce que vous aller entendre vous troublera. [Petit silence à nouveau.] Je me suis assis un moment. Il regarde le papier, il reconnaît l'écriture. "Oui, c'est bien de mon frère. Pourquoi me l'as-tu apporté ?" "Il m'a dit oralement qu'il vous attend, avec votre femme, pour partir tout de suite. Il y a chez lui la personne qui est venu vous chercher." Réponse : "Écoute-moi mon fils, comment tu t'appelles ?" "Lefteris" je réponds. "Écoute Lefteraki : dit à Daniel que je ne viendrais pas. Nous irons là où il faut." Je vous jure sur l'âme de ma mère. J'étais sous le choc. "Vraiment ? Vous ne voulez pas partir ? S'il vous plaît, écrivez votre réponse à votre frère. Vous connaissez son caractère, écrivez, s'il vous plaît." Alors il écrit, "Daniel je ne viendrais pas." Et il me l'a dit aussi oralement. "Ah ! Simon. Qu'as-tu fais !" Il se cognait la tète contre les murs, Daniel. Daniel était l'aîné des tous les frères. Et Simon, sûrement ayant cru aux paroles du rabbin, a fait ce choix. Alors, ce Grec que moi je ne connaissais pas, me demande "et alors ? Que s'est-il passé ?" Celui là était venu les chercher, les évacuer. J'ai dit "Ils ne viendrons pas." "Mais pourquoi ?" C'est comme ça que se sont passé les choses. Simon a suivi son destin. Il est allé et il a été perdu en Pologne. M’avezvous bien entendu, Madame Erika ? Savez-vous combien de cas comme cela il y a eu ? Je le dis avec beaucoup de tristesse. C’est-à-dire que ces gens furent persuadés de ce que Koretz Rue du musée Archéologique. 67 77 leur a dit. Le rabbin en chef. Et il y a eu des divisions même au sein d'une même famille. La femme disait : "moi je ferais comme dit le rabbin" et l'autre disait : "moi je vais partir à la montagne". Il y aurait pu y avoir un beaucoup plus grand nombre de sauvés. Tous ceux qui ont cru les autres et pas le rabbin, ils sont tous partis. Il y avait une famille Beja. Et on se connaissait bien. Ceux-là se sont mis en contact avec quelqu'un à la rue Karaïskaki... Je vais vous dire une chose qui... Cela nous avait attristés beaucoup. Cette famille habitait dans notre maison. Puis ils ont déménagé, ils ont changé de maison. Et ils sont allés habiter derrière la rue Karaïskaki. Eux, ils avaient deux enfants : John... Non, trois. Ida et Souzy. Ida, l'aînée, une très belle fille... La femme de Beja était une Juive de Ioannina. Lui était Salonicien. Ceux-là sont partis un soir. Ils ont abandonné la maison. Et ils ont été obligés d'abandonner leur mère. Une dame âgée, les cheveux tout blancs. Les Allemands l'ont prise. Elle, vieille femme, toute seule. Ils prenaient tout le monde. D’ici, de "Modiano", où il y avait... comment ça s'appelle, un hospice de vieux, ils les ont fait passer devant la rue Misrahi... Des aveugles... Des gens qui étaient vieux, aveugles... Ils les transportaient dans des charrettes... Ils payaient pour se faire conduire dans les charrettes... "Doux Jésus" disait ma grand-mère en pleurant. Pendant qu'ils les faisaient passer devant chez nous. "Ils ont même pris les aveugles." Et ils les ont amenés là-bas, au ghetto du Baron Hirsch, et de là ils les chargeaient dans les trains. C'est ainsi qu'un grand nombre du peuple juif de Salonique fut trompé. Par les dires du rabbin, qui lui avait l'affirmation de la part des Allemands que rien de mal n'arriverait aux Juifs et qu'ils allaient travailler pour l'armée allemande... comme cette Anna avait dit : Madame Chryssi, nous allons confectionner des habits". Et ma grand-mère qui essayer de creuser : "Anna, tu es sûre que cela se passera comme cela ?" "Mais oui. Puisque notre rabbin nous l'a dit." Elle y croyait. Nous aussi, si ça avait été notre archevêque qui nous l'avait dit, nous l'aurions cru. C'est ainsi. N'est-ce pas Madame Erika? Quand tous sont partis, comme nous l'avons appris ultérieurement, Koretz aussi est parti. Je ne sais pas à quel camp il fut envoyé, ici il habitait dans une petite maison jusqu'à ce qu'il parte. Et je sais qu'après-guerre, la famille a demandé de revenir à Salonique mais que les Juifs de Salonique lui ont interdit de revenir. Parce qu'ils ont survécu. Comme deux autres Juifs qui étaient des collaborateurs des Allemands : Albala et Hasson. Eux aussi en bottes allemandes, et des manteaux en cuir. Ils sont revenus aussi. Mais ils ont étés condamnés à mort et exécutés là-haut, devant la Maison Rouge. E. Z. Vous les connaissiez Albala et Hasson ? Vous les voyiez ? 78 L. G. Oui. Bien sûr. Je les ai vus. Portant des bottes allemandes, les noires. Et la chemise... Habillés comme les Allemands. Et nous avons posé la question : Pourquoi font-ils ça ? Et je vais vous dire autre chose aussi que j'ai entendu de la part des Juifs pauvres du 151. C’està-dire, parce que vous faites cet entretien, je suis obligé de vous le dire, bien que je ne veuille pas vraiment : Beaucoup de Juifs pauvres -parce que Salonique était une grande ville ouvrière, il y avait beaucoup de Juifs qui travaillaient au port et des ouvriers du tabac. Ils avaient ces maladies du tabac, beaucoup de tuberculose. Ici, au 151. Pas dans les villages. Et ma grand-mère avait deux femmes de ménage juives et qui la respectaient beaucoup, parce qu'elle parlait pas mal le judéo-espagnol... Ces gens... nous l'avions entendu. Un jour un Juif était venu avant qu'il ne parte, parce qu'ils partaient par tranches, "Madame Chryssi, c'est bien fait pour eux." "Pourquoi, qui c'est ?" "C'est les riches. Ils nous ont exploités depuis si longtemps, c'est leur tour de souffrir un peu." "Ah ! ...Soumuel. Ce n'est pas comme tu le dis. Les riches vont être sauvés et vous, vous aller payer. Ne te réjouit pas." Moi je l'ai entendu. J'étais jeune, ça m'a marqué. Et j'ai une très bonne mémoire. D'ailleurs c'est de famille. Ma mère et ma grand-mère, jusqu'à leur mort, vers les 90 ans, elles avaient la tète très claire. C'est beau de pouvoir garder toute sa mémoire jusqu'à ta mort. C'est pour cela que ma grand-mère faisait le vœu : bien vieillir. Et donc ils partaient tous, nous les voyions passer devant chez nous et ma grand-mère pleurait. Et les Allemands riaient et faisaient des photos. Ceux de Rosenberg. Des gens très grands. Près de chez nous il y avait un couple, Soumuel et Vida. Des gens si bons... Ils aimaient tant les miens. On les a vus passer. Ma grand-mère est sortie... [Il est très ému, des larmes lui viennent aux yeux] en pleurant... "Madame Chryssi..." Elle a failli se faire tuer par l'Allemand. "Grand-mère, rentre ! Tu vas te faire tuer." Et grand-mère est rentrée. Et comme ce couple avait un peu d'argent de côté, ils avaient loué une charrette, lui allait derrière et elle était dessus. C'était un tricycle, poussé par un portefaix, et ils y avaient mis aussi quelques petites choses pour le voyage. E. Z. Et tout cela pour aller jusqu'au ghetto du Baron Hirsch ? L. G. Oui. Ils les ont pris d'ici, nous les avons vus, et ils les ont conduit au Baron Hirsch, via l'avenue Stratou. Des milliers sont passés par là-bas. Par tranches. Et parce qu'ils avaient commencé par là-bas, Daniel Alvo avec sa famille est venu vers chez nous. Mais eux avaient une aise financière et ils ont réussi à se sauver. Et je vais vous dire aussi, qui aurait osé toucher... parce que moi j'ai écrit à "Chronika".68 Quelqu'un avait dit que peutêtre les Grecs avaient pris... Quel Grec aurait osé toucher aux maisons. Les Allemands Magasine bimensuel de la Communauté juive de Salonique. 68 79 l'auraient exécuté. Je reçois les "Chronika" depuis 1982, parce que j'avais écrit au journal "Makédonia" quelque chose en faveur des Juifs, et sur mes souvenirs des Juifs d'avantguerre, sur "les almendras torradas" 69 etc., des us et des coutumes, des refrains, et alors on m'a envoyé une lettre de remerciements du Conseil Central Israélite de la Communauté, et depuis, je reçois tous les deux mois le magasine et des fois j'écris. Et à la Communauté ils connaissent ma famille. Et qui plus est, l'autre jour j'ai apporté des informations additionnelles à ce que Nar, lequel Nar est l'historien de la Communauté Juive, et avait écrit sur la mythique famille des Allatini. Et moi j'ai apporté des informations complémentaires sur Robert Allatini, qui il était, etc., si vous voulez, je vais vous lire la lettre. [Laquelle est à portée de la main] Où ils m'informent sur les remerciements des lecteurs sur ce que j'ai écrit. Alors, ce que Nar ne savait pas c'est que Robert Allatini, qui était très tolérant en ce qui concerne la religion, c'était l'un des fils de Moisis Allatini, donc de 'la famille mythique des Allatini" comme les appelle Nar, Robert, donc, était très respecté par les ouvriers du moulin Allatini et il résolvait tous leurs problèmes. A tel point, que... et il ne faut pas oublier que la majorité des ouvriers étaient des Grecs, et à l'usine des tuiles et au moulin, ce que Nar n'avait pas écrit et moi je complète, en tant qu'ancien Salonicien, parce que tout cela moi je l'ai vécu, je l'ai vu de mes yeux, donc, que les ouvriers reconnaissants envers Robert Allatini, ils ont fait faire son buste en cuivre, ils l'ont placé dans le bâtiment central du moulin Allatini, à l'entrée ouest, lequel buste, quand l'armée allemande a conquit Salonique, et a réquisitionné le Moulin pour les besoins de l'armée, non seulement ils ne l'ont pas déplacé, malgré le fait qu'ils savaient très bien qui c'était. Que c'était un juif ! Mais ils n'ont même pas touché. Ils ont peut-être pensé qu'ils allaient offenser les sentiments des ouvriers grecs, les anciens, ceux qui en 1945 étaient encore en vie, et un peu plus tard je suis allé voir ce buste qui par après fut retiré. Qui l'a retiré, je ne sais pas. Et sur la base de ce buste était écrit : "Les ouvriers et les employés reconnaissants",70 "Robert Allatini". Ils n'ont pas touché. Ils avaient une telle reconnaissance. Et le 80% étaient des Grecs. Et un certain moment, des Juifs se sont plaints, je l'ai écrit au journal, pourquoi Monsieur Allatini vous préférez les ouvriers grecs ? Un homme très tolérant, Robert. L'un des directeurs des entreprises Allatini, au moulin. Monsieur Robert Pourquoi préférez-vous les Grecs ? Parce qu'ils sont honnêtes, très honnêtes, très plaisants, et entourent leur patron d'un grand respect. C'était texto la réponse de Robert. Parce qu'ils parlaient seulement en français et en italien, les Allatini. Des amandes grillées, en judéo-espagnol. En français dans le texte. 69 70 80 Ceci était donc le destin des Juifs de Salonique, pour récapituler, et qu'il aurait pu y avoir beaucoup plus des sauvés, parce qu'ils étaient 65000, il y avait de ces jeunes filles... Celle là, Benveniste, qui habitait à la rue Analipseos... Oui, 65205, je me souviens de ce numéro. Le numéro... Je me souviens exactement. Il y avait beaucoup de Juifs à Salonique. E. Z. Quel était ce numéro ? L. G. Là-bas, en montant vers Analipsi, après l'église, habitait... E. Z. Oui, mais qu'est-ce que ce chiffre représentait ? L. G. Le numéro d'un des Juifs de Salonique. Ils avaient une étoile jaune et au centre ils avaient leur numéro. Et j'ai vu 65205. Je me souviens. Je l'ai vu chez d'autres Juifs, je l'ai vu de mes yeux. Et on peut dire qu'elles étaient belles les jeunes filles. Parce que les Juifs de Salonique, ils avaient un dicton, vieux, très vieux... J'en connais beaucoup. Alors c'était : Toma grega del Ismyr, -écoutez comme c'est vieux- Tourka del Istanbul et judia del Salonique.71 Vous comprenez ? Les plus belles filles de Smyrne étaient les Grecques, les plus belles d’Istanbul étaient les Turques et les plus belles de Salonique étaient les Juives. De très belles filles. Et nous étions des amis. Nous étions jeunes. Nous jouions, nous allions chez eux, eh, un peu de flirt, je me souviens. Nous étions tous, les autres Grecs, très tristes. Et quand elles ont commencé à être persécutées, nous évitions de les regarder parce que nous comprenions qu'elles étaient mal à l'aise. De gens très comme il faut. Je dois dire, Madame Erika, que la classe moyenne et la grande bourgeoisie, avait beaucoup de Juifs éduqués. Déjà sous les Turcs, ils se faisaient un devoir de faire leurs études en France. Tous éduqués en France. Tous ces docteurs avaient étudié en France. En Allemagne, moins. D'abord venait la France dans leur choix. Et à l'Alliance72 ils apprenaient la langue française et la langue commerciale. C'est pour ça qu’à "la Mission Laïque Française", la plupart était de jeunes juifs. Parce que c'était une école commerciale française. Moi j'ai étudié trois ans là-bas. Et après j'ai voulu aller à l'université, j'ai donc laissé tomber en troisième année. Nous faisions tous les cours en français et c'est de là que j'ai appris et je peux encore lire "un chapitre"73 des grands écrivains français du siècle dernier. Et puis, je suis allé au Lycée Constandinides74, je suis entré sans examens, j'ai fini le lycée, -trois ans de plus- et j'ai eu mon bac en passant des examens au près les instances du Public. Je suis entré à l'Université et j'ai obtenu deux diplômes, en Droit et en Economie. E. Z. Pouvez-vous me donner quelques dates ? Quand est-ce que vous avez fini le lycée? Marie-toi avec une Grecque de Smyrne ou une Turque d’Istanbul ou une Juive de Salonique. Alliance Israélite Universelle. 73 En français dans le texte. 74 Lycée privé, non conventionné, et donc nécessitant des examens auprès des institutions nationales pour obtenir le baccalauréat national. 71 72 81 L. G. En 1954 je suis entré à l'Université. En '56 j'ai obtenu le premier, non, en '56 j'ai eu le second, alors, c'était avant. Oui, oui, bien avant. E. Z. C’est-à-dire que vous étiez à l'école, avant guerre, avec de camarades juifs. L. G. Oh ! A la Mission Laïque Française, 80% des élèves étaient Juifs. Et des Juives. C'était une école mixte. [Il rit parce qu'à l'époque, se trouver dans une école mixte, était fait assez rare. Cela probablement évoque en lui des souvenirs plaisants, parce que son rire est plutôt coquin. En même moment quelqu'un sonne à la porte et personne de la maison ne l'entend. Alors, il s'excuse, il se lève et il va ouvrir.] E. Z. Etiez-vous encore à la Mission quand les Juifs sont partis ? L. G. Oui. Vers '42 a commencé la persécution et les Juifs ont commencé à quitter l'école. E. Z. Mais vous, vous avez continué. L'école a fonctionné pendant l'Occupation. L. G. Oui. Les écoles ont continué à fonctionner. E. Z. Je voudrais maintenant que l'on parle de la Libération. L. G. Alors, en 1944 les Anglais sont arrivés du côté Est. Il y avait un très petit nombre de Juifs qui s'étaient caché à Salonique. Et je connais deux cas de Juifs qui ont été cachés par de familles chrétiennes, parce qu'ils étaient de personnes isolées. C'était plus facile. Une famille entière, c'était très difficile. Et je vous ai expliqué qu'ils auraient pu aller sur la montagne ou partir à Athènes, être sauvés, s'ils n'avaient pas écouté Koretz. Alors, Beja75. Beja, son père, était Juif. Il s'est converti et s'est marié à une Grecque, Kalaïntzoglou, la fille de la famille qui l'a caché. Eux, avaient une très grande pharmacie et l'ont caché. Un Monsieur très bien. Il y avait une autre famille, les Eskenasi. La mère est Grecque, lui s'est aussi converti. Mais ce qui m'a impressionné, c'était le père de Beja. Je suis allé un jour, ils avaient d'abord un magasin sur la rue de Agiou Mina. Alors, je suis allé un jour et j'ai entendu une conversation en judéo-espagnol. Alors j'ai participé à la conversation, il était surprit, il m'a demandé si j'étais Juif, qui j'étais, etc. Alors, je me suis présenté, je lui ai dit où j'habitais, que je le connaissais, que je savais qu'il s'était marié à la fille Kalaïntzoglou. Sa femme habitait à l'époque à Analipsi, c'est là-bas que ses parents avaient une grande pharmacie. Alors, il me dit : "En lisant l'Ancien et le Nouveau Testament, je trouve beaucoup de similitudes entre les deux religions. Et d'ailleurs, Jésus était Juif. Comment l'homme devient peu à peu tolérant... Evidemment que la religion juive et la religion chrétienne ont beaucoup de similitudes ! Et je vais te dire encore autre chose : Notre paroisse est celle de Analipsi. Parce que c'est là où on habitait. Alors je te demande. Ce Il se réfère à un nom très connu à Salonique, des propriétaires d'un très grand magasin de produits de beauté. Il se trouve aussi, et il ne le sait pas, que les Beja sont cousins de ma mère. 75 82 sont des chrétiens ce là ?" Alors, je lui demande : Vous parlez de qui, Monsieur Beja ? "Ceux-là, les Grecs. Sont-ils des chrétiens ?" Le Christ raconte autre chose dans le Nouveau Testament. On ne parle pas de ce que les clergés ont fait. C'est la faute aux clergés." Alors, moi je lui dis. Les clergés ont fait de choses bien aussi." "C'est vrai. Mais pour ce qui est des chrétiens, des menteurs, des voleurs,..." Ce Beja, un homme très honnête. C'est pour vous dire, il avait tout lu et trouvait que les Grecs n'étaient pas des bons chrétiens. il m'a dit encore "Nous devrions avoir une religion commune, mixte." Et moi j'étais d'accord avec lui. Et d'autres encore qui se sont mariés avec des Grecques. Castro, par exemple. Ils sont devenus chrétiens. Maintenant encore il y en a qui se marient avec des Grecs. Ce Stroumsa. Mais peut-être personne ne s'est converti à la religion de l'autre. Stroumsa, ce grand marchand de produits pharmaceutiques, a une femme Grecque. Ionas. Je les connais. Ils sont très bien. Et l'autre, Beniko, sa femme est de Karditsa. Sœur des Venusilio. Celui qui avait les bétonneuses. Je les connais. Et je peux vous dire, autre chose nous, les Saloniciens, nous sommes de deux mondes différents. Ici, les Juifs éduqués étaient des cosmopolites. Des cosmopolites. Eux sont restés des villageois. Comme les nôtres qui sont venus des villages ! Ils étaient des villageois, leurs enfants n'ont pas appris ni les bonnes manières, ni ils ont eu une bonne éducation. "Without education, sans éducation"76 comme on dit. On te bouscule dans la rue, pas une excuse, rien. Vous pouvez vous excuser, ça ne coûte pas chér. Penses-tu. Ils ont aboli la politesse. Dans le temps, les pauvres, ceux qui n'avaient pas été très loin à l'école, ils connaissaient les bonnes manières. Ils s'excusaient. Les portefaix du 151, ils étaient polis. Le monde était différent. Ce peuple de Salonique était vraiment cosmopolite. Parce qu'il y avait ici tellement d'ethnies et en plus il y avait la présence des puissances occidentales. Les Modiano, les Allatini... ils allaient en Europe. "A Paris". E. Z. Alors, la Libération ? L. G. Oui. La Libération. Alors, écoutez ce qui s'est passé à la Libération. Je me souviens d'un matin, en '45. C'était le printemps. En descendant la rue Misrahi, j'ai vu, les... ceux... c'était les Juifs de l’étranger. Du «Keren-Kayemet-le-Israël», je crois, ceux qui se sont occupés, qui ont porté assistance aux déportés, d'abord dans les camps où ils ont été libérés et puis, après ici. Je vois donc une trentaine de jeunes juifs qui étaient en train de se laver, là-bas, dans le jardin de Matanoth-Laévionim77, alors je m'approche, je demande : d'où venez-vous ? Ils me disent, "d'Allemagne". Alors, je leur dis : je vois que vous êtes en bonne 76 77 En anglais et en français dans le texte. Institution philanthropique d’avant guerre. 83 santé. "Eh oui," ils répondent "nous avons bien récupéré à l'hôpital, après le camp." Je les voyais, ils se lavaient à l'eau froide... des choses que nous ne connaissions pas. Et je demande : et vos familles ? "Les familles ? Il n'y a pas de familles. Il n'y a que nous qui avons survécu." Ils ont dit ça d'un air tout naturel. Ce que peut devenir l'homme, des fois... Oui. Il n'y avait plus des familles. Alors, j'ai demandé : et que comptez-vous faire? "Nous partons en Palestine." C'était la réponse. Ils partaient en Palestine. De notre voisinage, Madame Erika, un seul Juif est revenu. De 40 et quelques familles. Un certain Daviko. Qui habitait là-bas, dans un passage de la rue Makédonia, la rue Hortatzi, aujourd'hui. Ils avaient une belle maison à deux étages, ils étaient mère, père et trois enfants. Il est revenu, il est venu chez nous. Il a embrassé la main de ma mère, de ma grand-mère, parce que nous nous connaissions très bien. "Eh, Daviko, comment ça va ?" "Comment ça va ?..." "Mais tu es tout seul ?" Oui, seul." Nous, nous sommes regardés, ma mère et ma grand-mère se sont chargées de parler : "Mais les parents ?" "Ils sont perdus 78. Tous sont perdus." "Et alors, tu es tout seul ?" "Oui. Je suis le seul Juif de Misrahi." "Ils sont peut-être partis en Amérique." "Quelle Amérique ? Ils sont tous morts aux camps." Oui. De tant de familles, il n'y a eu que Daviko qui a survécu. Un seul rescapé. Ce pauvre gars, qu'est-ce qu'il a fait ? Les organismes juifs de l'étranger leur ont donné un peu d'argent, il a été s'acheter un lit, une armoire, les choses de base, quoi, pour refaire sa vie. Il passait presque tous les soirs chez nous, avant d'aller chez lui, nous nous connaissions depuis que nous étions tout petits, nos parents avaient des relations, son frère avait fini l'école italienne, "Scuole Medie Italiane" 79 et il jouait du saxo, des enfants très éduqués, tous là-bas provenaient de la classe moyenne, de gens éduqués. Alors, un jour il est venu en pleurs. Un après-midi. "Pourquoi Daviko ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu veux peut-être..." Entre temps, lui, avait acheté un lit, un matelas, pour faire sa vie, chez lui. Une maison à deux étages. Comme une villa ! Il pleurait à chaudes larmes. Je me souviens. "Pourquoi pleures-tu Daviko ?" "Je ne peux plus rester ici. Je fais des cauchemars tous les soirs. Je les vois vivants. Les miens se sont regardé, ils ont pensé que peut-être ça n'allait pas très bien dans sa tète, Il nous dit que chaque soir, en allant se coucher, il entend ses parents qui lui disent : "Daviko, onde stas ? Onde vas Daviko?"80 Et il pleurait en nous racontant. [Monsieur G. est aussi très ému en racontant la scène] "Et moi je réponds, aqui sto mama, papa81" Et il pleur, pleur..." Je ne peux plus rester dans cette maison, dans cette ville." "Et où comptes-tu aller Daviko ?"En Palestine." 78 Je garde l'expression grecque, "perdu" dans le sens "mort". Éducation secondaire italienne, équivalente du Collège. 80 En judéo-espagnol : Daviko, où es-tu ? Où vas-tu, Daviko ? 81 Je suis là, maman, papa. 79 84 Il avait pris sa décision. Et nous l'avons perdu. Il est parti en Palestine. Il ne pouvait pas rester. Il a tout vendu. Enfin je ne sais pas ce qu'il a fait avec la maison. Il l'a vendue, c'est la Communauté qui l'a récupérée, je ne sais pas. La maison était vide. Il l'a retrouvée vide. Voilà. Tous les soirs des cauchemars. Il disait "il y a mon père qui entre par une porte, il l'appelle, "Daviko", je n'en peux plus, je vais devenir fou. Il est venu manger avec nous un midi, puis il a dit au revoir à tout le monde, puis il est parti. Nous l'avons perdu. D'autres Juifs qui sont revenus de la montagne, il y avait un blond, ou plutôt rouquin, roïo82 Saltiel. On s'est revu, "Lefteraki, comment vas-tu ?" "Où étais-tu, Saltiel ?" "A la montagne" "et maintenant que vas-tu faire, Saltiel ?" Je suis rentré chez moi, mais je vais partir en Amérique, à Los Angeles, c'est le Keren Kayemet qui m’envoie là-bas. Je vais apprendre à couper des chemises." Quelques jours plus tard, non, deux-trois mois plus tard, je le revois, "Solomon, tu es encore ici ?" "Oui." "Mais pourquoi, tu ne devais pas partir à Los Angeles ?" "Oui. Je vais te dire : Ils nous font un tas d'histoires parce que j'étais à la montagne, et donc ils ont peur que je soi communiste. C'est très sévère. L'Amérique n'en veut pas de communistes. Alors, que des tracasseries, Lefteraki." Voilà. Ils lui ont fait la vie dure parce qu'il s'était sauvé en partant à la montagne. Le pauvre gars. Il avait quoi, deux ans de plus que moi... Mais attention ! Il ne fallait pas qu'il soit communiste ! D'autres, parmi ceux qui étaient parti dans la montagne, ils sont rentré et ont repris leurs affaires. Mais la plupart d’entre eux, sont restés à Athènes. Comme je vous l'ai déjà dis. Les Juifs les plus riches ne sont pas revenus à Salonique. Athènes compte six à sept mille Juifs, dont la plupart sont des Saloniciens. Il n'y a que ceux de la classe moyenne qui sont revenus. Et les Alvo. Et sur les Alvo, on dit que -et nous, nous avons été témoins de choses comme cela- savez-vous que faisaient les Allemands ? Schenker avait entrepris, -et j’aimerais que tous soient au courant de cela, parce qu'il y en a qui racontent des bêtises, Schenker, une grande entreprise allemande de transport, avait donc entreprit de transporter les biens des Juifs en Allemagne. Et savez-vous d'où ils ont commencé, Madame Erika ? Des commerces. Les magasins. Rien que des magasins Alvo, ils ont chargé 40 camions de Schenker. Des outils, l'un, l'autre, etc. E. Z. Comment savez-vous cela ? L. G. Parce que nous l'avons vu. Nous venions au centre, nous l'avions vu. Nous voyions tout cela. Et pas seulement nous. Il y avait toujours des Grecs rassemblés qui regardaient, ils voyaient, demandaient : Que se passe-t-il ? Eh, ils font une razzia chez les Alvo. Ils ont vidé tous les magasins. Et ils laissaient que les déchets. Tout ce qui avait une valeur était 82 Rouquin, en judéo-espagnol. 85 chargé sur les camions de Schenker et partait vers l'Allemagne. Nous l'avons vu tout cela. On dit encore, que dans le sous-sol des Alvo, les Allemands ont découvert quelque chose comme un petit puits où il y avait de l'or. C'est ce qui se disait. Il ne faut pas oublier que Alvo, Daniel, les frères Alvo, étaient les propriétaires, les présidents de l'Anglo-Palestine Bank. Ils étaient aussi des banquiers. Tout ça, nous les Saloniciens, nous savions, tout se savait. Mais je suis sûr du pillage des magasins. Et ils laissaient les déchets, lesquels déchets ils les vendaient à des Grecs, pour cent, deux ou trois cent lires [or]. Et donc, je l'ai entendu de ceux qui l'ont vu, 40 camions de Schenker, rien que pour la marchandise des magasins Alvo. E. Z. Et qu'est-ce qu'il vendait Alvo à l'époque ? L. G. De la ferronnerie, de l'outillage, le tout provenant d'importations. Parce que la Grèce à l'époque n'avait pas d'industries, alors, tout cela venait de l’étranger. Alvo était archiconnu à Salonique. Dans leurs magasins tu pouvais tout trouver. Pour revenir, c'est pour cela que je vous dis, Madame Erika, la plupart des Juifs pauvres de Salonique, ceux du 151, ceux du "seich" [le six] qui se trouvait à la gauche en remontant la rue du 25 mars, sont partis pour Haïfa et la Palestine. Ils sont restés un peu ici et puis les organisations sionistes les ont fait partir. C'est pour cela, comme je sais bien, que Haïfa compte beaucoup de Juifs séfarades d'ici. Et ils sont tranquilles. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu'il faudrait parler un peu sans détours, eh ? Parce que j'ai beaucoup d'amis juifs qui me confient pas mal de choses. Et donc, une chose les sefardim et autre chose les askenazim. Les sefardim sont des gens qui ont des sentiments. Des gens doux. Un peuple méditerranéen, comme les Grecs, les Italiens. Tandis que les askenazim sont plus durs. Ceux de Pologne ou d’Allemagne. Et les Juifs de Salonique avaient un très vieux "refrain"83 : Ne ajo doulce, ne Tedesko boueno.84 C’est-à-dire, il n'existe pas de l'ail doux, ni Allemand bon. Et ils employaient le mot italien "Tedesko" pour designer les Allemands. C'est très très vieux, depuis le début des dissensions entre séfarades et ashkénazes. Les juifs d'Espagne étaient complètement différents. C'est pour cela qu'à Haïfa on vit dans la tranquillité. Les gens sont doux. Des Méditerranéens... E. Z. Dites-moi, s'il vous plaît, quand les survivants ont commencé à revenir des camps, avez-vous eu l'occasion de leur demander ce qu'ils ont vécu, ont-ils voulu vous raconter ? C'est ce que je voudrais savoir. 83 84 En français dans le texte. En judéo-espagnol. 86 L. G. J'allais vous en parler. Quelqu'un, Hatzi ou Hatzidakis, qui avait une teinturerie, en remontant la rue Misrahi, à droite, et qu'un Juif louait, son nom m’échappe, alors lui, quand il est revenu, disait à mon père : "Je ne veux pas me rappeler, Monsieur Yanni, je ne veux pas entendre parler de ça. Moi, en travaillant dehors, je voyais la fumée sortir du crématoire, où étaient entrain de brûler les cadavres de ma femme et de mes enfants. Et je n'ai même pas eu une larme aux yeux." C'est dire qu'ils étaient endurcis par la force des choses. Ils ont perdu leur sensibilité, leurs sentiments, à cause des conditions là-bas. Leur cœur s'était desséché. Lui, était un homme normal, comme vous et moi, et il disait à mon père comment on les avait entassés dans les trains, comment on les avait oubliés pendant un certain temps dans les trains quelque part en Serbie et ils n'avaient pas à boire et ils criaient "agua, agua,"85 et que quand ils avaient faim, ils pouvaient manger n'importe quoi, y comprit le pain qui était tombé dans les excréments, et ces vieux qui mouraient durant le voyage... Voilà ce qu'ils nous racontaient. Mais ils évitaient de nous raconter ce qu'ils ont subit au camp. Et que voulez-vous qu'ils nous racontent. Comment leurs familles ont été gazées ? Je vous dis. Celui qui tenait cette teinturerie, comme les Carasso... comment s’appelle-t-il ? Cela m’échappe... il a dit comment il regardait la fumée des crématoires. Il l'a dit à mon père, nous étions présents aussi, c'était en '47. Je l'ai aussi perdu de vue. Qui sait ce qu'il est devenu ? E. Z. Et ce Daviko, de votre quartier ? Vous a-t-il parlé du camp ? L. G. Non. Il pleurait. Dès qu'il essayait de parler de ça, il pleurait. Il a perdu père, mère et ses deux frères. Il est revenu seul. Vous comprenez quel drame ? Et le seul de tout le quartier. Personne d'autre n'est rentré. Et ces jeunes dont je vous ai parlé, ceux que j'ai vu ce matin là dans le jardin de "Matanoth-Laévionim", étaient des ouvriers de... Plus endurcis, plus résistants, jeunes, ils ont pu tenir. Et ils ont d'abord étés soignés à l'hôpital là-bas, avant d'arriver à Salonique. Alors, ils ont dit, nous allons rentrer à Salonique, notre patrie. Ils sont venus, ils ont vu que rien ne restait de Salonique, ils ont perdu leurs familles, ils étaient seuls au monde, ils sont tous partis pour la Palestine, à Haïfa. E. Z. Mais vous, comment avez-vous appris leur histoire, ce qu'ils avaient enduré dans le camp ? L. G. J'ai appris par les survivants eux-mêmes ce qu'ils ont enduré durant leur voyage vers le camp. Mais pour ce qui est du camp, ni nous, nous posions des questions, ni eux nous racontaient. Je ne sais pas pourquoi. Puisqu'ils avaient perdu leurs familles et sont rentrés seuls. Imaginez que vous ou moi nous perdions toute notre famille d'un coup et que nous 85 "De l’eau, de l'eau", en judéo-espagnol. 87 restions comme cela, secs, seuls... Une chose épouvantable. Sous des conditions aussi tragiques... Et c'est pour cela que les Juifs de Salonique n'ont pas voulu que la famille de Koretz revienne ici. Les deux autres sont rentrés. Albala et Hasson. Mais ils ont été exécutés. Les Juifs s'étaient rassemblés et criaient "à mort", et ça avait fait la une dans les journaux. Ils ont osé revenir ici... Peut-être ils n'avaient pas où aller ailleurs. Ils sont revenus à Salonique. Et ils avaient une de ces arrogances... Ils étaient costaux aussi. Je les avais vus de mes propres yeux. E. Z. Avez-vous essayé d'apprendre comment étaient morts vos amis, vos voisins, tous ceux avec qui vous aviez grandi ? L. G. Il n'y avait personne à qui nous pouvions poser des questions. Personne n'est revenu. Je vous l'ai dit. De tout le quartier, il n'y a eu qu'un seul, Daviko. Et il est parti. Personne d'autre. Parce que nous les connaissions tous. Vous pensez. Dans le même quartier durant des années. Personne n'est revenu. Et il y avait leurs propriétés qui sont restées abandonnées. Ils étaient, pour la plupart propriétaires de leurs maisons. Et soit elles ont été reprises par la famille lointaine, soit par la Communauté. Et puis elles ont été démolies, vendues et à la place on a construit les immeubles qu'on voie aujourd'hui. Il y avait une dizaine de maisons avec une vingtaine de familles juives. Personne n'est rentré. Sauf Daviko. Ainsi que pour la rue Miaouli. Des très rares rescapés. Mais on ne les a même pas vus. Ils sont peut-être partis à Athènes ou en Palestine. Ils évitaient de parler de cela. De toute façon ils ne sont pas venus. Comment voulez-vous que l'on en parle ? Et même Daviko. Si on lui posait des questions, il disait "n'en parlons pas"... Jusqu'au jour où il a craqué. C'était un mois ou, au plus, un mois et demi après son retour. C'est tout ce qu'il a pu tenir. Et il est parti. Tous les soirs le même cauchemar. Il les voyait comme s'ils étaient vivants, ils l’appelaient, le cherchaient. Et il pleurait. Je le vois devant moi, comme je vous vois. Nous lui disions : "Daviko, nous sommes là pour toi, nous t'aiderons..." "Non, vous ne pouvez rien, je vais devenir fou, je ne tiendrais pas. Je dois partir". E. Z. Durant cette période que Daviko est resté à Salonique, qu'a-t-il fait ? A-t-il essayé de trouver un travail ? Quel âge avait-il ? Connaissait-il un art, un métier ? L. G. Il était plus jeune que nous, il n'avait pas de métier. Je ne sais même pas s'il avait eu le temps de finir l'école italienne. Il n'avait pas de travail. La Communauté leur avait donné de quoi acheter un lit... E. Z. Et que faisait-il durant la journée ? L. G. Rien. Il allait par-ci, par-là... Il vivait avec cette douleur... Jusqu'au jour où il a craqué et nous a dits qu'il ne pouvait pas dormir la nuit à cause de ces cauchemars. La 88 Communauté les avait tous pris en charge, mais il ne pouvait pas rester. Imaginez, dans une maison vide, où il n'y a qu'un lit et une armoire, avec les fantômes des siens... E. Z. Il a donc retrouvé sa maison entièrement vide. L. G. Oui. Quelques gens de passage y ont habité, des villageois, à l'époque où le E.A.M.86 avait pris le pouvoir et il y a eu une autre vague de réfugiés vers la ville. Et il a donc retrouvé la maison complètement vide. Il pensait qu'il pouvait refaire sa vie, il a acheté deux ou trois meubles, mais... Et il n'y avait même pas une fiancée. Mais il était très jeune. Il n'avait pas encore quitté le foyer. C'était encore les parents qui s'occupaient de lui. Son père avait un magasin. Des gens tranquilles, bons, très liés. Nous avons toujours remarqué les forts liens au sein des familles juives. Comme les Grecs ! La famille a toujours été très importante. C'est une des caractéristiques ici. Je ne sais pas si c'est pareil pour les Juifs allemands, mais les Juifs de Salonique faisaient passer la famille avant tout. Nous aussi. Les vieux Saloniciens. Alors, comment Daviko pouvait-il rester dans cette maison vide, seul, sans sa famille ? "No puedo quedar mas aqui",87 nous a-t-dit en pleurant. Et on pleurait aussi. Et il évitait de parler du camp. Lui et celui qui avait la teinturerie, qui nous avait dis qu'il regardait la fumée des crématoires où étaient brûlés les corps de sa femme et de ses enfants. "Es un grande dolor y no puedo yiorar",88 nous avait-il dit. Lui il a survécu. Comme ces quelques jeunes ouvriers, endurcis par le travail, du quartier 151. Qui, de la même manière, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde, m'ont dit que leurs familles étaient perdues et qu'ils étaient les seuls survivants. Comme je vous l'ai dit : Es un grande dolor y no puedo yiorar". C'est ce qui m'avait impressionné. Comment le cœur peutil s'endurcir ainsi ? Ils sont partis en Palestine. C'est des organisations étrangères qui se sont occupées d'eux. Et pendant que nous y sommes, je vais vous révéler autre chose. C'est quelque chose qui fut le sujet de maintes discutions entre mes amis et moi, entre les Juifs et leurs amis : Les Anglais et les Américains ne savaient-ils pas qu'il existait des camps d'extermination pour les Juifs ? Bien sûr que si. Pourquoi alors n'ont-ils pas dit aux Allemands que s'ils continuaient ce qu'ils faisaient, ils allaient anéantir toutes les villes de l'Allemagne ? Pourquoi ont-ils laissé faire ? Pourquoi ? Moi j'ai fait partie de la Résistance. Nous disposions des postes de radio et nous faisions des sabotages. Je n'ai jamais entendu dans une des émissions destinées à la résistance que les Alliés soient préoccupés par ce problème. Nous, par des indiscrétions venant des cercles des Allemands, de ceux qui travaillaient pour eux ou des nôtres qui avaient des petits amis allemands, nous Le Front de Libération Nationale, à forte participation communiste. "Je ne peux plus rester ici", en judéo-espagnol. 88 "C'est une grande douleur et je ne peux pas pleurer", en judéo-espagnol. 86 87 89 savions que les Juifs qui partent là-bas sont destinés à devenir du savon. "Comment ça, du savon ?" "Du savon, qu'on utilise pour se laver". E. Z. L'aviez-vous entendu dire ? L. G. L'ont entendu des femmes qui... Il y avait une Greco-Française qui s'était fiancée à un Allemand, un Monsieur très bien, il y avait des comme cela aussi, lequel était grand entrepreneur de Hambourg et capitaine de réserve dans l'armée allemande. C'est elle, Jojo, qui nous a dis ça. Elle est morte maintenant. Elle habitait en face de chez nous, elle s’appelait Dimitriadi. Son père Grec et sa mère Française. L'une c'était Jojo et l'autre sœur, Yvonne. L'Allemand habitait à côté de notre ancienne maison, non loin de là, une maison à trois étages. Et elle allait le voir, ouvertement. Elle nous avait dis qui il était, que c'était quelqu'un de très bien, et elle lui avait posé la question : "que vont-ils devenir tous ces Juifs Hans ? " "Du savon" "Et elle avait rit. "Quoi, comment, que veux-tu dire ?" "Du savon. Celui que nous utilisons pour nous laver. " C'est ce que l'Allemand a confié à sa fiancée et elle nous l'a dit, "voilà ce que l'Allemand m'a dit". Et nous ne pouvions pas y croire. Et donc, les gens se sont dit : Les Anglais et les Américains, avec des tels réseaux d’espionnage, ne savaient-ils pas que ces gens étaient brûlés là-bas ? C'est la grande question et plainte de beaucoup de Juifs ainsi que de beaucoup de Grecs qui n'étaient pas bêtes et qui ont discuté de cela. C'est une question qui est restée sans réponse. Comme l'a dit Eichmann en Israël ! Savez-vous ce qu'il a dit ? Il était durant son procès dans un box à l’épreuve des balles et il parlait de là. Alors il a dit : Les Allemands avaient demandé aux Alliés 22 mille véhicules et en échange, ils avaient dit qu'ils n'allaient pas tuer les Juifs. Les Alliés ont refusé et les Allemands ont fait ce qu'ils ont fait. C'est le grand mystère. Une question sans réponse. Nous avons vu des documentaires où l'on voit, filmées par avion, les grandes étendues où il y avait des camps. Ils pouvaient les voir. Ils savaient tout sur l’ennemi. Était-ce possible qu'ils ne soient pas au courant de ce qui était en train de se passer là-bas ? Je me souviens d'Alberto Safan, électricien, qui s'était caché à Hortiatis.89 Il avait une fille, toute petite. Il venait en cachette à Salonique pour ses affaires, les gens de Hortiatis le protégeaient. Et lui n'avait aucun doute sur la fidélité des Grecs. A l'époque, quand les Allemands ont incendié le village, il s'était réfugié avec d'autres villageois, sa femme et son enfant, dans la grande forêt de Hortiatis. Puis, après la Libération, ils passaient les vacances d'été là-bas. Lui avait fini l'école française. Lui aussi m'avait parlé de cette question que reste sans réponse. Un très bon Monsieur. Il avait aussi étudié à la Mission Laïque française. Je me souviens qu'il avait même donné une conférence en 89 Nom du chef-lieu et de la montagne sur laquelle il se trouve, qui surplombe la ville de Salonique. 90 français. Quand ils ont dû se cacher, sa femme venait d'accoucher. Celui qui leur loué la maison les a cachés dans son village, à Hortiatis. Un grand village. Pas un des villageois n'a soufflé mot. Tel était le lien qui unissait les Grecs aux Juifs. Tout le village les connaissait. Et Alberto m'avait dit plus tard qu'il venait à Salonique, déguisé en villageois parmi les autres, avec leurs mules, achetaient et vendaient et puis rentraient au village. Après la Libération, il était un des premiers à rentrer à Salonique avec sa femme et la petite. Lui, parlait seulement en grec. Tellement il s'était lié aux Grecs. "Je suis Grec, de religion juive", il disait. Comme l’a dit Sefiha, le président de la Communauté, quand il a parlé à Astoria90, de New York, il y a deux ans de cela, où il a dit : "Nous ne sommes pas une minorité. Nous sommes Grecs, de religion juive." Et il fut applaudit par les Grecs de New York. Oui. Safan, avec sa femme et le bébé, l'autre fille était un peu plus grande, mais la deuxième était bébé à l'époque. Quand les gens ont des sentiments, ils sont solidaires les uns des autres. C'est pareil aujourd'hui. Ces fruits là sont venus de l'Occident. Je veux parler de l'antisémitisme. De là-bas. Avec leur "civilisation". C'est un fruit du siècle dernier. En France, en Allemagne, c'est là-bas qu'il a fleurit. Avec comme résultat les millions de Juifs anéantis. C'est pour cela que je vous dis, Madame Erika. Ici, les Méditerranéens ont des sentiments. Voilà. Nous, les Chrétiens de Salonique, qui avions des amis Juifs, nous savons beaucoup de choses. Mais nous ne sommes plus très nombreux. Nous savons de choses que même peu de Juifs savent. Les Grecs ont beaucoup appris des Juifs ici, à Salonique. Pour vous dire, les Juifs savaient très bien préparer les "mézé" 91 pour l’ouzo. Et il y avait ici la famille Nahmias qui fabriquait un ouzo doublement bouilli, très bon, et qui depuis est fabriqué par les Grecs. C'est les Juifs d'Espagne qu'ont apprit l'élaboration des olives aux Grecs. Ainsi que les légumes macérés dans de la saumure. Ils ont importé ce savoir-faire d'Espagne. J'avais écrit tout cela dans mon article. Voilà. Maintenant, si vous voulez, je peux parler de la libération de Salonique, en 1908... Si cela vous intéresse. E. Z. Cela n’entre pas vraiment dans mon travail, mais allez-y, je vous en prie. L. G. En 1908 il y a eu le changement. C’était la Révolution des Jeunes-Turcs. A cette époque, Salonique comportait entre 85 et 90 mille Juifs. Parmi eux, il y avait beaucoup d’érudits. Des qui avaient fait leurs études à l’étranger, parlaient plusieurs langues, avaient voyagé. Et Paris, la France, avec sa culture des Lumières était très présente. Donc sont 90 91 Haut lieu de l’immigration grecque à New York. Les amuse-gueule. 91 arrivés les Jeunes Turcs avec le slogan «union et progrès. »92 Mon grand-père avait une autre maison de trois étages, à côté de celle où nous habitions, rue Misrahi, qu’il avait loué à un pacha Turc. Trois étages, donc. En bas, au sous-sol, habitaient les esclaves. Et puis, il y avait les appartements des femmes du harem et du pacha. Arrivent donc les Jeunes-Turcs, et viennent devant la maison. Ils crient, ils chantent la gloire du « Hurriyet »93 la musique de leur fanfare, ils criaient, hurlaient, il y avait foule... Pendant une heure... A la fin, le pacha est sorti au balcon et a déclaré qu’il prêtait serment au nouveau régime. Tout cela c’est ma grand-mère qui nous raconte. Alors, ceux qui, parmi les dirigeants turcs, refusaient d’adhérer à la Révolution étaient pendus. L’une après l’autre, les différentes Communautés de la ville reconnaissaient le nouveau régime et participaient aux réjouissances. La seule Communauté... et ce que je vais vous raconter maintenant, c’est de la bouche de mon grand-père que je l’ai entendu. Il était là, il a entendu. Donc, la Communauté juive, qui était celle qui comptait le plus grand nombre parmi les habitants de Salonique, n’avait pas encore prêté allégeance à la nouvelle constitution. Et les Turcs commençaient à se poser de questions. Les autres étaient dans la rue, chantaient, dansaient, les fanfares jouaient dans les rues, les Juifs étaient silencieux. C’était aussi la fin de «la lutte macédonienne », les Grecs ont fait la paix avec les Bulgares, c’était la fête. Mais les Juifs ne disaient pas mot. Passe un jour, passent deux, rien. Il y avait ici un journal turc, «Selânic ». Ce journal pose la question sur le retard de la Communauté juive. Et donc, la Communauté a dû se résoudre à faire une déclaration. Mais, connaissez-vous la raison de ce retard ? Les Juifs éduqués savaient très bien qui étaient en vérité les Jeunes Turcs. Ceux qui ont perpétré le génocide des Arméniens. Ils savaient de quoi il retournait. Alors, ils traînaient. Ils n’étaient pas pressés de les reconnaître. Comme d’ailleurs tous ceux qui avaient un peu de cervelle dans la tête ! Ce n’était pas du tout évident que le nouveau régime était meilleur. Et, comme par hasard, ils prônaient «un peuple, une nation, un chef ». Cela vous rappelle quelque chose ? Tout cela faisait que les Juifs éduqués, les dirigeants de la Communauté, n’étaient pas pressés de reconnaître le Hurriyet. Mais ils n’ont pas pu traîner longtemps. Ainsi, les journaux juifs de la ville ont annoncé un grand rassemblement des Juifs, pour le samedi suivant, à la place Eleftherias, où le président de la Communauté allait faire une déclaration. Dans notre quartier il y avait Soumuel et Vida, dont je vous ai parlé tout à l’heure. Alors Soumuel dit à mon grand-père : « Demain, samedi, nous allons prêter allégeance au nouveau régime. Viens avec moi. » « Très bien », 92 93 En français dans le texte. La Révolution des Jeunes Turcs. 92 dit mon grand-père. C’était des amis. Je vous l’ai dit. Le président du « Consillio judesmo » était un certain Carasso. En 1908. Et Carasso commence ainsi : -en judéo-espagnol, bien sûr- « A souquenta milliones di Ottomanos liones, juramos » C’est-à-dire, «nous jurons aux 50 million de lions ottomans» -c’était l’estimation de la population de l’empire ottoman- et savez-vous ce que la foule a répondu ? En tout cas, la plupart des gens rassemblés : «Jugamos, jugamos94 ! » Alors, mon grand-père, pose la question à Soumuel : ai-je bien entendu ? Ils ont bien dit «jugamos» ? Oui, dit Soumuel. Tu as bien entendu. C’est parce que ces Jeunes Turcs, ce n’est pas de gens bien. Il l’avait apprit par les juifs éduqués qui avaient des connexions partout en Europe. Et ça s’est vérifié plus tard, en 1915, quand ils ont massacré un million et demi d’Arméniens. Les Jeunes Turcs qui ont collaboré avec les Allemands. Et donc la foule criait : «jugamos». C’est-à-dire, nous nous jouons de vous... » Et le lendemain, le journal «Selânic» écrivait : Hier se sont rassemblé nos concitoyens juifs et ont prêté allégeance au Hurriyet. C’est ainsi que nos grands-parents nous ont expliqués comment les juifs de Salonique savaient dès le début que ce nouveau régime n’était pas bon, ce n’étaient pas des gens bien. Ils ont suivi la même politique que Hitler a suivi quelques années plus tard. E. Z. Une belle histoire. Est-ce que je peux vous demander quel était votre métier avant votre retraite ? L. G. J’étais chef de la Compagnie Nationale d’Electricité à Salonique. Maintenant je suis à la retraite. C’est fini la vie active. E. Z. Vous êtes néanmoins au courant de tout ce qui se passe. L. G. J’ai apprit très tôt d’avoir les yeux ouverts. J’ai beaucoup voyagé à l’étranger. Je voyage depuis 1955. Et j’allais dans les «auberges de jeunesse »95. C’est là-bas que rencontrais des jeunes du monde entier. Et surtout des étudiants. Ou j’allais aux «maisons des étudiants». Et j’ai rencontré beaucoup de monde et j’ai beaucoup appris. J’ai même failli par quatre fois de me marier à une étrangère. Mais on dit «qu’il est impossible de se soustraire de ta destinée». Il était écrit que j’allais me marier à une Grecque. Et pourtant, c’était des liaisons sérieuses, à chaque fois. En 1956 j’ai eu une liaison avec la fille du directeur de la police viennoise ! Je peux même vous montrer des photos, si vous voulez ! E. Z. Je vous crois sur parole ! L. G. C’est pour vous montrer combien elle était belle. Et les Autrichiens sont plus civilisés que les Allemands. Ce sont des Catholiques. D’ailleurs Roosevelt, dès que les armées Jeux de mots, en judéo-espagnol : juramos veux dire «nous jurons» et jugamos veux dire «nous jouons». En d’autres mots, «nous nous jouons de vous». 95 En français dans le texte. 94 93 alliées sont entrées en Autriche, il avait dit : «Je m’intéresse à la destinée de l’Autriche». Parce qu’il y a eu des combats terribles dans la ville de Vienne. Bon. Bref. Je crois qu’on va s’arrêter là. E. Z. Eh bien, merci beaucoup pour le temps que vous m’avez accordé et pour toutes ces histoires que vous m’avez racontées. 94