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Adapter Melville, porter son ombre

Trafic, 109, printemps 2019, p. 119-129.

Adapter Melville, porter son ombre par Marie Martin S i Pola X (Leos Carax, 1999) et Beau travail (Claire Denis, 2000) trouvent chacun leur source dans deux textes différents de Melville, respectivement Pierre, or the Ambiguities (1852) et Billy Budd, Sailor (1891), les deux films ont un même coscénariste, Jean-Pol Fargeau, et presque la même date de création. Leos Carax adapte un roman-fleuve maudit, de manière très littérale, à quelques exceptions près, et a réalisé deux versions du livre : Pola X, soit la dixième version du scénario, selon la légende qui joue de l’ambiguïté entre le chiffre romain et le X majuscule ; et le feuilleton Pierre, ou les Ambiguïtés, trois épisodes diffusés sur Arte. À l’inverse, Claire Denis ne conserve que certains éléments de Billy Budd, marin, longue nouvelle dont le sous-titre chez Melville est l’ambigu « récit interne » (an inside narrative). Les cinéastes envisagent tous deux leur travail comme un moyen de « porter l’ombre » de Melville, selon une image qui incite à repenser l’adaptation au prisme multiple de la projection : « Si toute lecture critique se doit d’opérer débroussaillage, classement et recoupements, il apparaît essentiel qu’elle sache préserver au corps du texte son identité énigmatique, qu’elle en respecte les antithèses sans tenter la fusion arbitraire des contraires, qu’elle mette au jour les ambiguïtés sans les dissoudre – en un mot qu’elle sache “porter l’ombre”, au sens graphique où le dessinateur projette sur une surface l’ombre des objets esquissés, mais aussi au sens paradoxal où l’ombre de toute œuvre littéraire a un poids 1. » Toute adaptation implique transferts et changements. Ils sont légion dans Beau travail, qui se présente avant tout comme une adaptation sensorielle, soumise aux suggestions des lieux et aux médiations du corps. Chez Melville, le personnage éponyme est un jeune et beau matelot, qui fascine ses camarades. Sur le bâtiment Bellipotent, il fait la conquête du magnanime capitaine Vere, suscitant l’inimitié forte du capitaine d’armes Claggart qui essaie de lui tendre un piège en l’incitant à se mutiner. Devant le refus du jeune homme, Claggart le dénonce au capitaine. Rendu 1. Marc Amfreville, Herman Melville. Pierre, or the Ambiguities. L’ombre portée, Ellipses, 2003, p. 9. Martin.indd 1 1 07/01/18 16:26 2 Martin.indd 2 muet par l’offense, Billy le bègue ne trouve à répondre que par un prodigieux coup de poing qui étend le capitaine d’armes raide mort. Vere, bien que persuadé de l’innocence de Billy concernant la mutinerie et malgré son attraction pour ce fascinant jeune homme – à moins que ce ne soit justement à cause d’elle –, applique la loi à la lettre et le condamne à mort pour l’assassinat de Claggart. Billy est pendu et ses derniers mots sont : « Dieu bénisse le capitaine Vere. » Ce dernier meurt quant à lui lors d’une bataille ultérieure en murmurant : « Billy Budd. » De la trame initiale qu’elle modernise et dépayse, Claire Denis ne conserve que le trio de militaires mus par une dynamique d’attirance et de jalousie, de désir et de mort. À Djibouti, l’adjudant-chef Galoup (Denis Lavant) envie le soldat Sentain (Grégoire Colin), nouvel arrivé à la Légion étrangère qui exerce une forte attraction sur le commandant Bruno Forestier (Michel Subor). Contrairement au texte de Melville où le narrateur n’est pas partie prenante de l’histoire, la voix off de Galoup raconte en flash-back depuis Marseille les circonstances qui ont mené à son exil solitaire : il a tendu un piège à Sentain en lui défendant de secourir un soldat puni pour mieux provoquer sa désobéissance. Sentain ayant répliqué par un coup de poing, sa sanction consiste à rentrer au camp à pied à travers le désert somalien ; mais sa boussole, trafiquée, le condamne à errer dans l’aridité de sel et de sable jusqu’à sa mort probable, seulement évitée par le passage d’une caravane de nomades. La boussole est retrouvée, Galoup radié de la Légion et rapatrié à Marseille où il envisage le suicide. Carax suit davantage le canevas original de Melville. Dans Pierre, ou les Ambiguïtés, un narrateur omniscient et légèrement ironique raconte l’histoire de Pierre Glendinning, qui coule des jours heureux de gentleman farmer avec sa fiancée Lucy et sa propre mère, qu’il appelle sa sœur. Un visage de femme entraperçu vient le hanter en rêve jusqu’à ce que l’inconnue retrouvée lui révèle être sa demi-sœur, Isabelle, bâtarde rejetée par leur père. Pierre fait face à un dilemme : soit poursuivre le reniement paternel et, en refusant de la croire ou d’agir, perpétuer l’injustice contre sa sœur, soit ravager la mémoire de son père et les sentiments de sa mère. Sa solution de compromis est un stratagème pour le moins chargé : rompre ses fiançailles avec Lucy, prétendre que sa sœur Isabelle est en fait sa femme, et quitter son château natal pour s’installer dans l’anonymat de la ville. Là, sans ressources, il va essayer de vivre de ses écrits mais le succès lui fait désormais défaut ; la misère et l’aigreur l’atteignent. Lucy vient les rejoindre mais la fatalité attachée à ses pas conduit Pierre à tuer le cousin qui venait arracher la jeune femme à sa funeste emprise. Le trio amoureux finit par se suicider en prison. Pola X est fidèle à ces péripéties mais les situe au XX e siècle et retranche de manière fonctionnelle les dissertations métaphysiques ou les personnages secondaires comme la tante et le pasteur. Lucie survit à la fin, comme Pierre Vallombreuse (Guillaume Depardieu), emmené dans un fourgon de la police : seule Isabelle (Katerina Golubeva) s’est jetée sous un camion au moment de l’arrestation de son frère. Quant aux trois épisodes du feuilleton Pierre, ou les Ambiguïtés, ils comportent davantage de séquences de rêve inventées par Leos Carax mais s’articulent selon certaines des partitions du roman 07/01/18 16:26 (« À la lumière », « À l’ombre des lumières ») qui rappellent la prégnance des paradoxes optiques dans la métaphysique de Melville et substituent à la logique de l’adaptation les ambiguïtés fécondes de la projection, entre processus psychique et dispositif optique du cinéma. « Plus de lumière, et l’ombre de cette lumière 1 » La confrontation de Billy Budd et Beau travail a montré les anamorphoses auxquelles Claire Denis soumet l’œuvre initiale. La cinéaste est une fervente lectrice de Melville et voulait adapter depuis longtemps Benito Cereno (1855), un de ces récits maritimes qui auraient pu remettre en jeu ses propres obsessions pour les univers masculins, la violence et les relations entre les Noirs et les Blancs. Pour autant, le mécanisme psychique de l’identification-projection est davantage à l’œuvre chez Leos Carax, qui se place explicitement dans le sillage de Melville, affiche le portrait de l’auteur au seuil de son feuilleton et se revendique d’un personnage éponyme que son créateur avait déjà conçu à son image. Pour Claire Denis, la projection serait surtout le nom d’un faisceau convergent de matériaux sensibles, un miroitement de différentes strates audio-visuelles qui façonnent l’œuvre en transparence. La cinéaste reprend ainsi dans sa bande-son certains airs de l’opéra de Benjamin Britten Billy Budd (1951-1964), transcrit l’intensité des rapports entre les personnages en répétant leurs affrontements dansés avec le chorégraphe Bernardo Montet et s’appuie en outre sur des poèmes de Melville, notamment « Marche de nuit », qui semble, autant que l’expressivité du paysage de Djibouti, motiver le déplacement de l’histoire dans la Légion étrangère et susciter, par son théâtre d’ombres évocatoires, une mise en scène graphique déployant les puissances projectives : « Drapeaux roulés, clairons muets, Une armée passe dans la nuit ; Lances et casques saluent le soir. Les légions ruissellent sans bruit, Marchant librement, en bon ordre, Ruissellent et luisent dans l’immense plaine, Point de chef que l’on ne puisse voir 2. » 1. Herman Melville, Pierre, ou les Ambiguïtés, trad. Pierre Leyris, Gallimard, 1999, p. 269. (« More light, and the gloom of that light. ») 2. Herman Melville, Poèmes divers, trad. Pierre Leyris, Gallimard, 1991. (« With banners furled and clarions mute, / An army passes in the night ; / And beaming spears and helms salute / The dark with bright. / In silence deep the legions stream, / With open ranks, in order true ; / Over boundless plains they stream and gleam – / No chief in view ! ») Martin.indd 3 3 07/01/18 16:26 En revanche, la posture d’auteur de Leos Carax est assez connue pour attester d’une identification-projection du cinéaste sur le romancier, autour de deux aspects qui signent la rencontre de tempéraments frères. Le premier est la mise en abyme du créateur maudit et ridicule, qui reflète les désillusions de la carrière de Melville, célébré dans sa jeunesse pour ses récits d’aventures exotiques et dont les œuvres de la maturité ont été très mal accueillies, selon une trajectoire analogue à celle de Carax après l’effondrement critique et financier des Amants du Pont-Neuf (1991). Les motifs de la déchéance par exigence et de l’incompréhension du public face aux vérités les plus cruelles laissent entrevoir combien Carax a de quoi se reconnaître en Melville : plusieurs de ses amis, raconte-t-il, lui avaient d’ailleurs suggéré la lecture de Pierre, ou les Ambiguïtés pour ces affinités électives. Si ce premier aspect obéit au principe psychologique de l’identification, le second touche à la dimension psychanalytique de la projection : l’émergence d’un point aveugle dont le sujet se défend en l’attribuant à autrui. Alban Pichon prétend ainsi que le détour par Melville permet au cinéaste de prendre enfin conscience de la composante à la fois fraternelle et sexuée des amours qu’il a pourtant toujours mises en scène depuis Boy Meets Girl (1984) ou Mauvais sang (1986) : Pierre, ou les Ambiguïtés lui offrirait alors la possibilité de figurer le rapport sexuel d’un homme avec sa sœur putative. Or seul le processus psychanalytique de projection est susceptible de rendre compte d’un double écart, par rapport à l’œuvre de Carax mais aussi au roman de Melville. En un sens en effet, le cinéaste trahit le texte qui, sur la consommation de l’inceste des deux jeunes gens, restait dans l’ambiguïté : de même qu’on ne saura jamais si Isabelle est vraiment la sœur de Pierre, de même le désir entre eux, très manifeste, n’est pas forcément assouvi. Loin des amours éthérées du personnage d’Alex, l’alter ego incarné à trois reprises par Denis Lavant, Pola X propose une double rupture : le héros est campé par un autre acteur, Guillaume Depardieu, et la ferveur platonique laisse place à une scène explicite qui semble d’autant plus obéir à une dynamique projective que son clair-obscur bleuté en exploite les potentialités plastiques. « Je vois remuer cette chose dérobée devant l’écran qui la cache 1 » Si la projection peut désigner la manière dont les ambiguïtés d’un récit littéraire font retour dans le film selon un intime et intense investissement affectif, au point de ne les laisser affleurer qu’en transparence ou, parfois, à contresens, elle peut aussi s’expérimenter dans la matière d’images, selon deux modalités principales – le travail du clair-obscur et les dispositifs d’écran – où l’optique se combine au psychique. 4 Martin.indd 4 1. Herman Melville, Pierre, ou les Ambiguïtés, op. cit., p. 74. (« It visibly rustles behind the concealing screen. ») 07/01/18 16:26 L’écriture de Pierre, ou les Ambiguïtés est fondée sur l’ambivalence d’une lumière qui, brusquement projetée sur le refoulé, suscite encore plus d’ombre et de questions irrésolues. De leur côté, les deux films sont, chacun à leur manière, mis en scène pour faire de l’image la surface où, chez Carax, s’enlèvent obscurément les formes, le cadre où, chez Denis, circule une lumière incandescente. Exemplaire à cet égard, dans Pola X, le long monologue inaugural d’Isabelle, au cœur des frondaisons menaçantes de la forêt : cette silhouette fantomatique déjà apparue plusieurs fois à Pierre, en rêve et dans la rue, raconte enfin son histoire après la course folle du jeune homme à moto qui rappelle les travellings cinétiques hallucinants de la fin du Testament du docteur Mabuse (Fritz Lang, 1932) et se conclut sur la chute du véhicule, brisant le phare qui était la seule source de lumière dans cette nuit désormais noire. Ce sont ces images, floutées, brouillées, mais plus éblouissantes encore, que revoit Pierre à la fin du film, dans le fourgon de la police. Les plans originels y sont désaturés, aux limites de la visibilité, en accord avec les révélations d’Isabelle qui, pour Pierre, ouvrent comme une brèche la dimension de l’inconscient, cet insu toujours déjà su : le décor accidenté de branches torturées, les nuances de la nuit et surtout la prononciation du texte à la fois tâtonnante, fautive et pourtant déterminée forment une scène pour cette incroyable révélation – une sœur cachée illégitime – qui a pourtant l’évidence d’un pressentiment. Si le roman, pour cet épisode fondateur, choisit l’envoûtement des confidences en intérieur et le son hypnotique d’une guitare qu’Isabelle semble commander du regard, Carax leur substitue l’accent musical du monologue dit par Katerina Golubeva, les hésitations d’une langue « paternelle » et ce que cette profération crée à la fois d’opacité et de vérité : du « Je suis Isabelle » au « Je ne sais pas qui je suis » final, ou encore, au tout début, le bégaiement du « Comment c’est commencé » qui mime le vertige inconnaissable de l’origine. La partition de l’opaque et du lumineux s’inverse dans Beau travail. Quelques ombres, ou traits de plume, viennent y rayer une image tour à tour translucide ou éblouissante de soleil. Peu après le générique, un plan en plongée sur deux touffes d’herbes sèches et le détourage noir de leur empreinte étalée au sol sonne le début d’un des chœurs masculins du Billy Budd de Benjamin Britten. La conjonction de l’ombre et de l’inscription sonore évoquant Melville en écho secret n’est pas fortuite : elle entrelace dans la matière audiovisuelle les éléments d’une véritable poétique de la projection. Elle se poursuit au plan suivant qui, toujours en plongée, débute sur la silhouette étirée sur le sable d’un torse d’homme qu’un lent panoramique vient caresser jusqu’à rejoindre le corps en mouvement qui la produit, puis d’autres corps inscrivant leur transe lente et opaque sur le paysage lumineux. Les « dispositifs d’écran 1 » forment le second aspect de la projection à l’œuvre, selon une polysémie féconde qui conjoint son acception psychique et sa réalité de cinéma au service de l’imagement du texte. Dans une théorie d’inspiration lacanienne, Stéphane 1. Stéphane Lojkine, Image et subversion, Jacqueline Chambon, 2005. Martin.indd 5 5 07/01/18 16:26 Lojkine désigne ainsi ces passages où l’écriture organise la figuration détournée d’un refoulé à travers un symptôme qui arrête le regard et, faisant écran, à la fois masque le Réel et le révèle dans les interstices de la représentation. Substituer la projection à l’adaptation revient à prêter attention à l’instauration de cet écran, cache ou fenêtre, où l’expérience traumatique et les traces du texte littéraire originaire viennent travailler la matière du film dans l’écart et l’obliquité. La séquence déjà évoquée de Beau travail se poursuit en effet, une fois l’ombre captée comme idéogramme, par un plan où le champ est entièrement occupé par une plongée à pic sur le golfe d’Aden animé de reflets d’argent. L’étendue liquide assume ici la fonction d’écran, saturant la vision de sa masse profonde parcourue de scintillements incandescents, mais se fait aussi surface de projection après quelques secondes où l’ample chœur opératique de Britten résonne face à l’immensité : le texte qu’une main pour l’instant anonyme rédige dans un cahier à spirale vient s’y inscrire en surimpression, sans qu’on puisse le lire sinon en penchant la tête. On y découvre des mots encore obscurs qui correspondent à l’esprit du récit en voix off que Galoup commencera peu après – mais pas tout à fait à sa lettre. Ils comportent en effet fautes et décalages : la page écrite évoque un « gachi [sic] stupide », rappelle que « tout dépend de l’obtion [sic], de l’angle d’attaque », quand la voix dira : « J’ai tout raté d’un certain point de vue, et beaucoup de choses dépend du point de vue, de l’angle d’attaque. » La mer dans Beau travail est donc cet écran contre lequel les ombres se dessinent, les corps s’affrontent en dansant. Ou, pour le dire autrement, il n’y a d’écran que dans la conjonction, plein cadre, de la mer et des signifiants obtus qui s’y projettent et formulent obstinément une vérité opaque. La dynamique projective s’actualise ici en surimpression qui crée, dans un même plan, un jeu révélateur entre l’écrit et le proféré, entre la remémoration de la mer aveuglante et le symptomatique récit d’exil, entre la vision bornée par le cadre et les profondeurs insondables des motivations psychiques. Or la projection s’affirme d’autant plus comme opérateur d’adaptation que ce travail sur le discours et ses figures trouve sa source dans l’écart entre le texte original de Melville et sa traduction française. Dans la nouvelle en effet, Billy Budd est un enfant trouvé. Claire Denis a conservé le dialogue quasi littéral entre Billy et Claggart. Forestier répond donc à Sentain : « C’est une belle trouvaille 1. » En revanche, la scène où Billy, par maladresse, fait tomber sa soupe aux pieds de Claggart, n’a pas été incluse dans le film, même si c’est à cette occasion que le capitaine d’armes répond ironiquement : « Voilà du beau travail mon gars. À bel ouvrier bel ouvrage 2. » Le film doit donc son titre à un dialogue de la nouvelle qui n’y figure plus mais se voit remplacé par une expression consonante où le féminin affleure, par écho et contraste, sans que rien n’explicite la teneur de ce déplacement suggestif. Toute réduction 6 Martin.indd 6 1. Herman Melville, Billy Budd, marin, trad. Pierre Leyris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1980, p. 41. (« It turns out to have been a pretty good find. ») 2. Ibid., p. 73. (« Handsomely done, my lad ! And handsome is as handsome did it too ! ») 07/01/18 16:26 interprétative bloquerait le déploiement textuel, aussi bien celle qui tourne autour d’une homosexualité refoulée que celle où le bel orphelin Billy/Sentain et le ténébreux Claggart/Galoup deviennent les projections du « ça » pulsionnel et du « surmoi » répressif du commandant Vere/Forestier. Le mécanisme d’écran fonctionne non pour susciter des limiers psychanalytiques, mais pour diffracter le sens et le renvoyer à une insondable profondeur dont l’océan reste l’emblème, chez Denis et Melville : « Mais la mer est la mer et il faut que ces hommes se noient 1. » Dans Pola X, le visage fait office d’écran, fonctionnant lui aussi comme masque et surface de projection. Pierre, ou les Ambiguïtés articulait en effet son intrigue de prédestination autour de trois portraits du père. L’un, de jeunesse, portrait volé que la mère récuse car elle n’y reconnaît pas son mari, est brûlé par Pierre dans un accès de rage après la découverte de la trahison paternelle ; un autre, où il est plus vieux et assagi, a les faveurs de l’épouse ; et enfin un dernier, venu d’Europe, à la fin du livre, et trouvé par hasard dans une brocante, où Pierre et Isabelle semblent reconnaître leur père – ce qui, paradoxalement, relance le scepticisme du fils car ce tableau atteste d’abord à ses yeux que la ressemblance migre. Ces portraits questionnent tous la similitude à soi et aux yeux des autres : ils instaurent une pensée de la figure comme reflet des ambiguïtés intérieures, écran qui absorbe les rêveries anxieuses du fils en cristallisant les secrets du père. Melville offre même une prosopopée sophiste du portrait paternel qui n’est que la projection des doutes du fils : « Je suis vraiment ton père, et cela d’autant plus que tu ne me reconnais pas 2. » S’il n’est jamais question de ces portraits dans Pola X, la topique resurgit dans l’idée d’un visage lui-même écran et motive la première apparition d’Isabelle sous forme de figure vue en rêve. Carax fait de Katerina Golubeva cette zone opaque mais irradiante souvent voilée par le rideau de ses cheveux bruns, lui qui écrivait d’elle : « Son visage magnifique a plus d’angles qu’un peintre ne peut en rêver. Sous leur voûte immense, ses yeux noirs ou transparents n’en finissent pas de défaire toute chose, toute lumière. » « Plus d’ombre, et la lumière de cette ombre 3 » Pourtant la projection ne porte pas seulement l’ombre, mais aussi la clarté. Celle qu’apporte Critique et clinique sur l’œuvre de Melville est bien une projection, anachronique mais heuristique, puisque Gilles Deleuze retrouve sous la plume du romancier américain le concept des « devenirs » nés de sa collaboration avec Félix Guattari. Son analyse de l’œuvre s’organise autour de trois types récurrents de personnages : les monomaniaques, les hyponcondres et les prophètes, que seul Billy Budd, marin 1. Herman Melville, Pierre, ou les Ambiguïtés, op. cit., p. 488. (« Nevertheless, the sea is the sea, and these drowning men do drown. ») 2. Ibid., p. 140. (« I am thy real father, so much the more truly, as thou thinkest thou recognizest me not, Pierre. ») 3. Ibid., p. 269. (« More gloom, and the light of that gloom. ») Martin.indd 7 7 07/01/18 16:26 réunirait. Le monomaniaque, Claggart, est le bourreau, le démon, le pervers qui choisit sa proie au lieu de faire régner la loi, la volonté du néant ; l’hypocondre, Billy, incarne la victime, l’ange, la bête, stupide, innocent et pur, l’absence de volonté ; le prophète, enfin, observe, gardien des lois divines et humaines. Cette triade, sous l’œil du romancier lui-même prophète, organise une nouvelle logique : les monomaniaques et les hypocondres sont des Originaux, de la nature première ; le prophète, quant à lui, reconnaît le trouble qu’ils communiquent au monde. Le travail du roman est de réconcilier les deux, à travers la décomposition de la fonction paternelle qui libère une zone d’indiscernabilité entre les êtres, désormais tous frères. Cette zone, celle des devenirs et non des névroses familiales, permet ainsi de comprendre, dans Pierre, ou les Ambiguïtés, le devenir-femme de Pierre, mimétique de sa sœur, contre ses parents. « Il faut que tombe le masque du père charitable pour que la Nature première se pacifie, et que se reconnaissent Achab et Bartleby, Claggart et Billy Budd, libérant dans la violence des uns et la stupeur des autres le fruit dont ils étaient gros, le rapport fraternel pur et simple. Melville ne cessera de développer l’opposition radicale de la fraternité avec la “charité” chrétienne ou la “philanthropie” paternelle. Libérer l’homme de la fonction du père, faire naître le nouvel homme ou l’homme sans particularités, réunir l’original et l’humanité en constituant une société des frères comme une nouvelle universalité. C’est que, dans la société des frères, l’alliance remplace la filiation, et le pacte de sang, la consanguinité 1. » L’analyse deleuzienne du pacte de sang chez Melville offre ainsi une explication possible à l’adaptation de la scène cruciale où Billy tue Claggart d’un coup de poing, pour n’avoir pas pu répliquer verbalement, bégaiement oblige, à l’accusation mensongère de complot que porte contre lui le capitaine d’armes. Dans Beau travail, en effet, Galoup pousse Sentain à s’opposer à la cruauté de son supérieur pour défendre un soldat injustement sanctionné. Dans cette famille qu’est la Légion, la loi du père (celle de la hiérarchie militaire) est à la fois bafouée par Sentain et Galoup, et le pacte de sang concerne moins le légionnaire noir dont la punition consiste à creuser à se faire saigner les paumes que les deux Originaux, au geste symétrique, gifle de Galoup à Sentain et coup de poing au ralenti du jeune homme à son adjudant. Le texte original, pour sa part, conserve une inégalité entre l’agression défensive de Billy Budd et la passivité de Claggart. À travers le geste transgressif de Galoup, qui porte plus loin le fonctionnement analysé par Deleuze, l’affrontement a lieu et enclenche la logique du devenir contre l’immuabilité hiératique de la routine légionnaire. Et si Melville réunit ses trois personnages dans la mort, Claire Denis choisit de laisser vivre Forestier et d’apparier Galoup et Sentain dans un même devenir mort-vivant : Sentain pétrifié aux bords du lac salé avant d’être, une nouvelle fois, trouvé et ranimé ; Galoup au bord d’un suicide que la coupe du plan ne consomme pas, laissant au contraire battre obstinément une veine de son biceps, 8 Martin.indd 8 1. Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule » (1989), in Critique et clinique, Minuit, 1993, p. 108. 07/01/18 16:26 avant de donner lieu à une séquence de danse anthologique qui, en épilogue, dans cette zone d’indiscernabilité spatio-temporelle entre la chronologie de l’histoire et l’ordre du récit, fait de l’adjudant-chef le frère sombre de l’Alex qu’il incarnait déjà chez Carax. Continuant sa démonstration, Deleuze voit dans Melville le héraut d’une philosophie moderne de l’histoire qui serait celle du pragmatisme américain, selon l’emblème du patchwork comme image de la fraternité. « C’est d’abord l’affirmation d’un monde en processus, en archipel. Non pas même un puzzle, dont les pièces en s’adaptant reconstitueraient un tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres : isolats et relations flottantes, îles et entre-îles, points mobiles et lignes sinueuses, car la Vérité a toujours des “bords déchiquetés”. […] un patchwork à continuation infinie, à raccordement multiple 1. » L’image de Deleuze décrit parfaitement les relations des deux films entre eux et vaudrait aussi, plus largement, pour les alliances que créent, selon la « fraternité des métaphores », les Histoire(s) du cinéma de Godard. Sharunas Bartas, le cinéaste lituanien que Denis et Carax ont, entre autres, contribué à faire connaître en France, incarne dans Pola X le chef d’orchestre-gourou : il apparaît comme un alter ego de Pierre, mais aussi du cinéaste, si le prisme projectif autorise à faire miroiter le cadre et le hors-cadre, l’art et la vie, par exemple autour de la figure médiatrice de Katerina Golubeva, qui fut leur compagne et l’actrice de Claire Denis (J’ai pas sommeil, 1994, et L’Intrus, 2004). De manière symétrique, Carax figure dans The House (Bartas, 1997) où, les bras chargés de livres, dans une veste couverte de pages de journaux, il est l’un des fantômes qui hantent une maison. Dans cet archipel fraternel de cinéastes, Jean-Luc Godard fait assurément figure de grand frère, ou plutôt de prophète, pour reprendre le terme de la triade deleuzienne. Son ombre plane sur les films : Michel Subor, dans Beau travail, reprend le nom de Bruno Forestier qui était le sien dans Le Petit Soldat (Jean-Luc Godard, 1960-1963). Car les personnages autant que les acteurs migrent de film en film lorsque l’adaptation s’envisage comme projection ou, pour le dire autrement, lorsque le cinéma, dans sa triple dimension technique, affective et imaginaire, s’offre comme levier de la figurabilité du récit littéraire. Dans Pola X, la mystérieuse profération initiale du fameux vers d’Hamlet (« Le siècle est détraqué ô sort maudit qui veut que je sois né pour le remettre en ordre 2 ») rappelle la voix de J.-L.G. évoquant, dans l’épisode 2A des Histoire(s), sa mystique historique de la projection : « Le cinéma, c’est la plus 1. Ibid., p. 110-111. 2. Chez Melville, Pierre, ou les Ambiguïtés, op. cit., p. 274, ce vers d’Hamlet (acte I, scène 5 : « The time is out of joint. O cursed spite, That ever I was born to set it right ») est lu par Pierre et dit par une voix indéfinissable en ouverture du prologue de Pola X. Alban Pichon, Le Cinéma de Leos Carax. L’expérience du déjà-vu, Lormont, Le Bord de l’eau, 2009, p. 198-199, fait de cette voix « âgée, contrefaite, qui ne ressemble pas à celle de Guillaume Depardieu » la voix même de l’« entité cinéma [à qui] il incombe de remettre le monde en ordre ». Martin.indd 9 9 07/01/18 16:26 grande histoire parce qu’elle peut se projeter », y compris réverbérer l’actualité dans la fiction. Et le spectre de la guerre projette en effet son ombre sur Pola X, dont le prologue dialectique fait du cinéma un écran pour les rêves traumatiques, les textes métaphysiques et les désirs cinéphiles : Carax y juxtapose d’une part la déflagration d’un cauchemar d’archives en noir et blanc où des tombes sont bombardées au son brutal de la chanson « Cockfighter » de Scott Walker et, d’autre part, le rêve idyllique d’un château qui renferme, comme dans les contes, une femme endormie derrière ses volets entrouverts – le dos de Catherine Deneuve plaçant ce plan voyeuriste, au travelling apparemment lisse, sous le double patronage de Hitchcock et de Buñuel. Si le montage godardien se fonde sur le choc anachronique d’images sœurs, le début de Pola X s’affirme, de manière plus dissonante, ambiguë aussi bien, comme ce « patchwork à raccordement multiple » offrant un premier agencement clair-obscur qu’il ne va cesser de redéployer par la suite. * Pour ne pas conclure mais pousser jusqu’au bout la logique projective, on peut relire le tout début du livre IX de Pierre, ou les Ambiguïtés. Il y est question de la perte, de soi et du monde, que suscite toujours la poursuite acharnée des certitudes : « Dans ces régions hyperboréennes où la sincérité, la gravité fervente et l’indépendance mènent invariablement un esprit formé par nature pour la méditation profonde et libre de crainte, tous les objets se montrent dans une lumière douteuse, incertaine et réfractée. À travers cette atmosphère raréfiée, les maximes humaines les plus immémorialement admises commencent à glisser, à fluctuer, et finissent par s’inverser, les cieux mêmes n’étant point innocents de cette confusion, puisque c’est surtout dans les cieux que se déroulent ces prodigieux mirages. Mais l’exemple de maints esprits perdus à jamais parmi ces régions traîtresses comme d’introuvables explorateurs arctiques, cet exemple nous enseigne que l’homme ne saurait suivre aussi loin la piste de la vérité sans perdre entièrement la boussole directrice de son esprit ; car, une fois parvenue au pôle désertique qu’elle désigne, l’aiguille se tourne indifféremment vers tous les points de l’horizon 1. » 10 Martin.indd 10 1. Herman Melville, Pierre, ou les Ambiguïtés, op. cit., p. 269. (« In those Hyperborean regions, to which enthusiastic Truth, and Earnestness, and Independence, will invariably lead a mind fitted by nature for profound and fearless thought, all objects are seen in a dubious, uncertain, and refracting light. Viewed through that rarefied atmosphere the most immemorially admitted maxims of men begin to slide and fluctuate, and finally become wholly inverted ; the very heavens themselves being not innocent of producing this confounding effect, since it is mostly in the heavens themselves that these wonderful mirages are exhibited. But the example of many minds forever lost, like undiscoverable Arctic explorers, amid those treacherous regions, warns us entirely away from them ; and we learn that it is not for man to follow the trail of truth too far, since by so doing he entirely loses the directing compass of his mind ; for arrived at the Pole, to whose barrenness only it points, there, the needle indifferently respects all points of the horizon alike. ») 07/01/18 16:26 Comment ne pas voir, dans cette image de la boussole folle, autant l’origine possible de l’invention symptomatique de Claire Denis et Jean-Pol Fargeau dans Beau travail qu’un point de réverbération entre cinéma et littérature, indiquant combien l’adaptation, dans ces films, laisse place à un faisceau de projections multiples, selon un fonctionnement aussi bien esthétique que psychique ? Loin des fausses accusations de mutinerie dans Billy Budd, marin, la revanche ourdie par Galoup consiste en effet à punir Sentain en l’envoyant dans le désert avec pour seul instrument de repère une boussole démagnétisée. Mais ce n’est qu’après coup et de manière oblique que se dessinent les contours exacts de la machination. Le seul indice de cette volonté de meurtre qui peine à s’avouer directement est fourni par le texte, signifiant sonore et visuel qui envahit le champ. La voix de Galoup répète : « J’ai peaufiné mon piège. La boussole, la boussole » ; à l’image la caméra se focalise sur le mot « boussole », au milieu de la page blanche dont le cadre oblitère les autres mots (on devine, coupée en deux, l’expression « peut-être bien la fausser »). Et ce retour de l’informulable, selon les modalités de l’écran blanc de l’écriture, est déjà une préfiguration du lac immaculé qui doit servir de linceul à Sentain, en ce lieu où le désert éthiopien retrouve, précisément, les régions arctiques évoquées par Melville. 11 Martin.indd 11 07/01/18 16:26