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CONCORDIA DISCORS. HÉRACLITE, HÖLDERLIN , HEIDEGGER * Paul SLAMA Université Paris-Sorbonne RÉSUMÉ. La pensée de ce qu’on appelle le « deuxième Heidegger » a mauvaise réputation, et non pas seulement pour des raisons politiques : hermétique, voire ésotérique, elle perd parfois jusqu’à la qualité de « philosophie », non sans d’ailleurs la complicité de Heidegger lui-même, qui n’a eu de cesse d’en appeler à quelque « fin de la métaphysique », et parfois même à la fin de la philosophie ellemême. Mais c’est là s’en tenir aux mots, et ne pas apercevoir suffisamment que c’est à l’épreuve de la tradition, c’est-à-dire dans la tradition, que la pensée de Heidegger, dans son évolution, trouve son lieu. Singulièrement, la parole présocratique, qu’on a trop vite fait de réduire au seul dépassement de la métaphysique, permet en fait de réinscrire l’ambition heideggérienne dans la métaphysique, dans la vibration de ses concepts, et les chemins qu’ils ont empruntés. Celui que nous suivons ici tient en trois noms : Héraclite, Hölderlin, Heidegger. Plus précisément, il s’agit d’examiner comment un fragment, le fr. 51, rapporté à la fois par le Banquet de Platon et par Hippolyte de Rome, et qui inscrit la dysharmonie au cœur de l’harmonie, a permis d’abord à Hölderlin, dans ses écrits philosophiques, de déployer une conception neuve de la philosophie kantienne, puis à Heidegger, tributaire de Hölderlin, d’accomplir un tournant à la fois dans l’interprétation de la tradition et dans sa propre pensée. La jointure qui rassemble cette constellation est une décision philologique de Hölderlin, qui lit le fragment d’Héraclite dans Platon, mais qui le comprend autrement que Platon, en substituant à une forme passive (diapheromenon) une forme active (diapheron) : ainsi, la différence à l’œuvre dans l’harmonie ne cesse de « se différencier », de travailler l’harmonie, de la contrecarrer, et l’interprétation fait droit à cette dimension active du jeu entre harmonie et dysharmonie au cœur même de l’harmonie. Le poète s’éloigne ainsi de plus en plus d’un lieu transcendantal figé, fondant les différences à l’abri des différences, pour décrire une « sensation transcendantale » en mouvement, traversée par la différence. Heidegger, dans les années 1930, poursuit ce chemin en inscrivant au fond de l’existence humaine une telle sensation transcendantale, tonalité affective qui rend raison d’une dimension fondamentale de l’homme que décrivait déjà * Je remercie Mathilde Bremond et Filippomaria Pontani pour leur relecture et leurs précieuses remarques philologiques et philosophiques. Je remercie aussi le lecteur anonyme pour ses remarques très instructives. Philosophie antique, n° 15 (2015), 229-258 230 Paul Slama Hölderlin : sa finitude devant les dieux, qu’il « veut » laisser à distance, auxquels il « veut » renoncer. Un tel « vouloir », traversé par le renoncement et la souffrance, manifeste la différence au travail dans l’harmonie, et associe explicitement le fr. 51 d’Héraclite à l’interprétation qu’en fit Hölderlin, non sans conduire jusqu’au polemos héraclitéen, fameusement interprété par Heidegger. C’est ainsi toute sa pensée des années 1930 qui trouve un éclaircissement – mais peut-être aussi, en retour, le fr. 51, la parole même d’Héraclite. SUMMARY. We here demonstrate how and in what way Heidegger interprets Heraclitus. This way is through Hölderlin. We examine how fragment 51 (quoted both in Plato’s Symposium and by Hippolytus of Rome), which places disharmony at the heart of harmony, first permitted Hölderlin, in his philosophical writing, to develop a new conception of Kant’s philosophy. We then examine how this same fragment permitted Heidegger, through Hölderlin, to accomplish both a revolution in his interpretation of the philosophical tradition as well as in his own thought. Hölderlin cites fragment 51 from the Symposium, but understands it differently than Plato: he substitutes an active form of the verb (diapheron) for the passive one (diapheromenon). Thus, the difference that is at work within harmony never ceases «to differentiate itself», to work on harmony, to oppose it. It thus constitutes a dynamic «transcendental sensation» which destabilizes what is unconditioned according to critical philosophy. In the 1930’s, Heidegger follows this same path by placing such a transcendental sensation at the foundation of human existence. This sensation is an affective tonality that affirms the fundamental dimension of man already described by Hölderlin: his finitude in front of (before) the gods, which he «wills» to leave at a distance, whom he «wills» to renounce. Such a «will», disrupted by renunciation and suffering, manifests difference at work within harmony, even going as far as the Heraclitean polemos famously interpreted by Heidegger. We thus resituate all of Heidegger’s thought from the 1930s within metaphysics – and thus locate it far from a supposed «overcoming of metaphysics». In this way this thinking is illuminated, and perhaps Heraclitus’s utterances themselves are also clarified in return. 1) Héraclite et Platon Dans un célèbre passage du Banquet (187a), Platon propose une de ses deux paraphrases du fragment 51 d’Héraclite : C’est sans doute ce que veut dire Héraclite, même si son expression ne le dit pas convenablement. L’un, dit-il en effet, étant différent lui-même de lui-même, se compose, comme l’accord de l’arc et de la lyre. Or il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord, c’est ce qui se différencie ou ce qui résulte d’une différence qui se poursuit. Mais sans doute voulait-il dire qu’à partir d’une différence antérieure entre l’aigu et le grave, l’accord a lieu ultérieurement grâce à l’art musical. En effet, si le grave et l’aigu continuaient de se différencier, il ne pourrait pas y avoir accord. Car l’accord c’est la consonance, et la consonance une certaine concorde (ἡ γὰρ ἁρμονία συμφωνία ἐστίν, συμφωνία δὲ ὁμολογία τις) – or la concorde de ce qui est différent est impossible tant que se maintient la différence, tout comme est impossible l’accord avec ce qui est différent et qui refuse toute concorde – et il en va de même pour le rythme qui naît du rapide et du lent qui, d’abord opposés (ἐκ διενηνεγμένων πρότερον), trouvent la concorde par la suite1. C’est un art, une techne, qui accomplit la possibilité et l’effectivité de la concorde, à partir de la discorde de l’opposition (Τὴν δὲ ὁμολογίαν πᾶσι τούτοις, ὥσπερ ἐκεῖ ἡ ἰατρική, ἐνταῦθα ἡ μουσικὴ ἐντίθησιν, ἔρωτα καὶ ὁμόνοιαν ἀλλήλων ἐμποιήσασα). La désinvolture platonicienne à l’endroit d’Héraclite est étonnante, qui parle improprement (οὐ καλῶς λέγει), mais qui a sans 1. ῞Ωσπερ ἴσως καὶ ῾Ἡράκλειτος βούλεται λέγειν, ἐπεὶ τοῖς γε ῥήμασιν οὐ καλῶς λέγει. Τὸ ἓν γάρ φησι διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας. ῎Εστι δὲ πολλὴ ἀλογία ἁρμονίαν φάναι διαφέρεσθαι ἢ ἐκ διαφερομένων ἔτι εἶναι. ᾽Ἀλλὰ ἴσως τόδε ἐβούλετο λέγειν, ὅτι ἐκ διαφερομένων [187b] πρότερον τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος, ἔπειτα ὕστερον ὁμολογησάντων γέγονεν ὑπὸ τῆς μουσικῆς τέχνης. Οὐ γὰρ δήπου ἐκ διαφερομένων γε ἔτι τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος ἁρμονία ἂν εἴη· ἡ γὰρ ἁρμονία συμφωνία ἐστίν, συμφωνία δὲ ὁμολογία τις — ὁμολογίαν δὲ ἐκ διαφερομένων, ἕως ἂν διαφέρωνται, ἀδύνατον εἶναι· διαφερόμενον δὲ αὖ καὶ μὴ ὁμολογοῦν ἀδύνατον ἁρμόσαι — ὥσπερ γε καὶ ὁ ῥυθμὸς ἐκ τοῦ ταχέος καὶ [187c] βραδέος, ἐκ διενηνεγμένων πρότερον, ὕστερον δὲ ὁμολογησάντων γέγονε. Nous traduisons. 232 Paul Slama doute (ἴσως) voulu dire autre chose que ce que sa formule (qui n’est d’ailleurs peut-être pas la sienne, c’est tout le problème) laisse entendre. Platon, clairement, refuse l’idée d’une opposition au cœur de l’accord, puisque l’harmonie doit être comprise comme la résolution (et donc la disparition) de l’opposition, par exemple celle de l’aigu et du grave, ou encore du rapide et du lent, dans une unité supérieure, ultérieure mais supérieure, l’ὁμολογία – d’où la paraphrase du fragment 51 en ces termes : Τὸ ἓν (…) διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας (« L’un, étant différent lui-même de lui-même, se compose, comme l’accord de l’arc et de la lyre »), ce que Diels a évidemment remarqué en indiquant en note ce passage, à propos du fr. 512. Or, une autre relation du fragment, retenue justement par Diels et par la littérature depuis lors, celle d’Hippolyte de Rome, dit tout à fait autre chose : οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέει· παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης (« ils ne comprennent pas comment ce qui par soi est différent s’accorde. Harmonie de tensions opposées, comme l’arc et la lyre »). Il faut souligner d’emblée la différence du texte d’Hippolyte avec celui de Platon. La première, frappante, concerne la substitution συμφέρεσθαι / ὁμολογέει, difficile, mais qui néanmoins, comme le soulignent J. Bollack et H. Wismann, peut se comprendre si l’on admet l’idée que Platon commente en fait, avec le premier terme, le second3. Notons ici l’adjectif παλίντροπος, absent chez Platon, pourtant retenu (et défendu) par Diels, qui introduit au problème qui nous occupe : aussitôt accolé à ἁρμονίη, il le met dans le même temps en déséquilibre – et l’harmonie est dite « antagoniste », « adverse », « contrecarrée » par son propre adjectif. Mais surtout, la paraphrase de Platon ajoute ce qui ne trouve aucune autre occurrence dans ce qui nous est parvenu d’Héraclite : τὸ ἓν, « le » un. Dans 2. Cf. H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Bd. 1, Berlin ,1951, p. 162. 3. Cf. Bollack & Wismann 1972, p. 178 : « L’aporie d’une prédication qui combine deux termes contradictoires est renforcée par la reprise d’un même radical (συμ- et διαφέρεσθαι) ; il n’en résulte pas que l’on doive supprimer ὁμολογέει de la citation complète d’Hippolyte au profit de συμφέρεται. Le contexte du Banquet montre, en outre, que Platon suppose connue la forme qu’il remplace ; il commente ὁμολογία. » Nous suivons ces précieuses remarques sans réserves, puisque l’acheminement vers l’ὁμολογία joue bien, dans le passage du Banquet, le rôle central. Marcovich, pour sa part, retenait la leçon συμφέρεται, « because Plato (…) uses this word although ὁμολογεῖ would better suit his purpose » (Marcovich 1967, p. 125). Séduisant renversement, en effet, qui imagine Platon ne corrompant pas le texte qu’il avait sous les yeux malgré ce qu’il veut lui faire dire. Mais alors, pourquoi eût-il transformé violemment le texte par ailleurs, en ajoutant peut-être un sujet (cf. infra) ? ce n’est plus très cohérent. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 233 l’autre célèbre paraphrase du même fragment, moins précise, qu’on trouve dans le Sophiste, le sujet est peut-être : τὸ ὂν4. Or, dans le fragment tel qu’il nous est transmis par Hippolyte de Rome, le sujet n’est pas exprimé. La fiabilité d’Hippolyte concernant les fragments n’est pas inébranlable, pour dire le moins, et il est par conséquent possible que le sujet fût exprimé dans le propos original ; et après tout, Platon avait peut-être sous les yeux un texte moins corrompu, plus fidèle à la parole d’Héraclite. Mais si l’on s’en tient à la lettre, le fragment que nous pouvons lire n’exprime pas le sujet, de même qu’il est introduit par une « troisième personne, anonyme et dure comme l’objet au dehors, (…) avec le seul signe qui la caractérise en grec, le pluriel des verbes5 » : οὐ ξυνιᾶσιν, « ils ne comprennent pas », mode éminemment personnel pour dire cependant un éminent impersonnel, un pluriel général qui identifie tout de même, en général chez Hippolyte, ceux qui ne comprennent pas, les ignorants. Le sujet est-il, comme le suggère par exemple Zeller, dans le participe lui-même, de telle sorte qu’il faudrait entendre : <τὸ> διαφερόμενον ? ou alors faudrait-il, comme le suggère à titre d’hypothèse Kirk, ajouter un τι à ὁμολογέει6 ? Cette question est ici capitale ; car plus qu’un archaïsme, cette 4. Voici le passage du Sophiste, 242d-e : ᾽Ἰάδες δὲ καὶ Σικελαί τινες ὕστερον Μοῦσαι συνενόησαν ὅτι συμπλέκειν ἀσφαλέστατον ἀμφότερα καὶ λέγειν ὡς τὸ ὂν πολλά τε καὶ ἕν ἐστιν, ἔχθρᾳ δὲ καὶ φιλίᾳ συνέχεται. Διαφερόμενον γὰρ ἀεὶ συμφέρεται, φασὶν αἱ συντονώτεραι τῶν Μουσῶν· Le commentaire de G.S. Kirk dit l’essentiel : « Here the whole passage is concerned with differentiation out of the One, and it is possible to supply either τὸ ὄν or τὸ ἕν as the subject of the phrase attributed to the more severe Muses, who of course represent Heraclitus. In the earlier Symposium passage the supplying of τὸ ἕν as subject is in no way required by the context… »(Kirk 1954, p. 204-205). 5. Pour reprendre la belle expression de Bollack & Wismann 1972, p. 11. Sur l’absence de sujet chez Hippolyte, Kirk 1954, p. 206, ne prend d’abord pas beaucoup de risques, et dit : « Here the subject probably lies within one of the verb-forms, and the equivalence of the two processes which they represent is stated as a general rule. » Il est plus précis plus loin (cf. note suivante). 6. Kirk 1954, p. 206-207, dit en effet : « If τὸ ἕν is not to be supplied as the subject of συμφέρεται, what is the subject ? Zeller, ZN 827 n. 1, suggested that it lies within the participle, which therefore stands for <τὸ> διαφερόμενον. In Heraclitus this is by no means impossible ; in fr. 88 neuter participles are probably used substantivally without the definite article, and in fr. 126 the same is the case with neuter adjectives. From the available evidence Heraclitus’ practice varied in this matter. On the other hand, it is at least equally possible that the subject lies within the main verb, where later Greek would supply a τι. The omission of the indefinite pronoun is fairly common in the early language… (…) One thing is clear, that the statement implicit in the ὅκως clause is of general, if not of universal, application : it states a truth about anything which can be regarded as at variance with itself, and we know from fr. 10 that all things taken together, that is, all apparent opposites, are superficially so regarded. » Marcovich 1967, p. 126, tombe d’accord avec Kirk : « The 234 Paul Slama invisibilité du sujet pourrait davantage faire signe vers ce que refuse précisément Platon (qui exprime donc naturellement le sujet), l’impossibilité d’unifier, même grammaticalement, ce qui s’oppose au cœur de l’harmonie, tant il est vrai que dans ce qui est tenu ensemble7, il y a toujours déjà la séparation. Nul sujet exprimé pour réconcilier les tensions opposées au cœur de l’harmonie (παλίντροπος ἁρμονίη), pour résoudre la difficulté en faisant d’une telle harmonie, d’un tel accord, le résultat d’une unification de ce qui est d’abord en dissonance (telle était la position de Platon8) ; nulle unité promise qui ferait de cette dysharmonie un simple moment avant la réconciliation. Au cœur de l’harmonie, il y a, si l’on suit la relation d’Hippolyte, la dissonance, la différence, sans sujet réconciliateur. Bien entendu, cela ne peut avoir qu’un statut hypothétique ; mais la différence entre les deux relations, celle de Platon et celle d’Hippolyte, montre chez le premier la nécessité d’exprimer le sujet, chez le second le caractère presque naturel de son absence. Cela, en soi, est remarquable, et dit beaucoup de l’interprétation polémique de Platon. Toute la tâche de Hölderlin puis de Heidegger est précisément de nier qu’une unité traversée originairement par la séparation fût absurde (ἀλογία), et de défendre a contrario la présence de la dysharmonie au cœur de l’harmonie, de la discorde au cœur de la concorde. Héraclite par-delà Platon, ou malgré Platon, cela ne fut possible pour Heidegger qu’à partir de l’accomplissement hölderlinien, d’abord grammatical puis conceptuel, de ce pas qui rétrocède. Cela engage, chez Heidegger, une élaboration nouvelle, tout au long des années 1930, du rapport à la tradition : en inscrivant comme fondement de l’expérience une statement διαφερόμενον συμφέρεται [Kirk, après Diels et beaucoup d’autres, lit ὁμολογεῖ] has the validity of a general rule… » 7. On suit ici le vocabulaire de la traduction de Marcovich 1967 : « (Men) do not understand how what is being brought apart comes together with itself : / there is a back-stretched connexion like that of the bow or of the lyre » (p. 124) ; et son explicitation : « They [probably ἄνθρωποι] do not comprehend how (i.e. in what way exactly) every thing which is being brought apart (i.e. which is diverging) nevertheless comes together with itself (i.e. converges)… »(p. 126). 8. Notons que Platon, dans le passage du Banquet, semble moins aller contre Héraclite qu’avec un Héraclite reformulé, éclairé : ὥσπερ ἴσως καὶ ῾Ἡράκλειτος βούλεται λέγειν, ἐπεὶ τοῖς γε ῥήμασιν οὐ καλῶς λέγει… On suit difficilement, dès lors, les remarques d’A.-G. Wersinger, peut-être trop radicale, dans son important Platon et la dysharmonie : « Glosant la formule héraclitéenne à laquelle il reproche d’être privée de raison, car elle pose que l’harmonie consiste en une opposition et un conflit, Éryximaque éprouve une résistance épistémologique à l’égard d’une pensée absurde, qu’il veut corriger en lui faisant identifier l’harmonie et la consonance. » (Wersinger 2001, p. 56.) Ce n’est pas contre la « pensée » d’Héraclite que semble parler Éryximaque, mais plutôt contre une interprétation « absurde » (ἀλογία) de cette thèse, interprétation encouragée par le fait qu’Héraclite οὐ καλῶς λέγει… Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 235 dysharmonie fondatrice, il conçoit une philosophie transcendantale où le fondement est traversé par l’abîme, et qui provient notamment de l’appropriation par Hölderlin, grâce à Héraclite, du transcendantal kantien, métamorphosé en « sensation transcendantale », essentiellement dysharmonique. C’est bien alors vers les présocratiques que se tourne Heidegger, en compagnie de Hölderlin, et il n’est pas du tout sûr que cette attention nouvelle soit la marque d’une sortie de la métaphysique ; bien plutôt, elle s’inscrit dans une tradition spécifique, qui trouve son illustration dans le concept de « vouloir », central chez le Heidegger des années 1930. C’est ce qu’on examine ici. 2) Hölderlin et le fr. 51 : ἓν διαφέρον ἑαυτῷ Hölderlin cite fameusement, par deux fois, ce fragment, dans le grand roman épistolaire Hypérion (1797/99). La première occurrence s’inscrit dans un passage qui évoque l’ « harmonie de la beauté » : Car croyez-moi, celui qui doute trouve dans tout ce qui est pensé (in allem, was gedacht wird) contradiction et défaut (Widerspruch und Mangel), parce qu’il connaît l’harmonie de la beauté sans défaut, qui n’est jamais pensée (weil er die Harmonie der mangellosen Schönheit kennt, die nie gedacht wird). (…) La grande parole (das groβe Wort) d’Héraclite, le εν διαφερον εαυτῳ [sic] (l’un différencié en soi-même [das Eine in sich selber unterschiedne]), seul un Grec pouvait l’inventer, car c’est l’essence de la beauté (das Wesen der Schönheit), et tant qu’elle ne fut pas trouvée, nulle philosophie. / Alors on a pu déterminer, tout était là (nun konnte man bestimmen, das ganze war da). La fleur avait mûri ; on pouvait désormais découper (die Blume war gereift ; man konnte nun zergliedern). / Le moment de la beauté (der Moment der Schönheit) s’était donc déclaré parmi les hommes, il était là, dans la vie et dans l’esprit, l’infiniment un était (das Unendlicheinige war). / On pouvait le désarticuler, le diviser par l’esprit (man konnt’es aus einander sezen, zertheilen im Geiste), on pouvait à nouveau penser ensemble (zusammendenken) ce qui était séparé, on pouvait ainsi reconnaître de plus en plus l’essence de ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de meilleur (konnte so das Wesen des Höchsten und Besten mehr und mehr erkennen)…9 Il est tout à fait clair qu’il s’agit ici d’un commentaire du passage du Banquet que nous citions en préambule, où c’était bien de la beauté comme harmonie issue des contradictoire réunies qu’il s’agissait. Ce commentaire de Hölderlin met l’accent sur l’importance de la séparation (Unterscheidung) qui révèle l’unité plus originaire, dans la mesure où il ne peut 9. Hölderlin, Sämtliche Werke, Groβe Stuttgarter Ausgabe, Bd. 3, Friedrich Beissner (éd.), Stuttgart, 1957, p. 81-82. Nous traduisons. 236 Paul Slama être nulle distinction, nul découpage, nulle désarticulation sans unité antérieure, sans « Wesen der Schönheit ». Cette « essence » (Wesen), qui est aussi, dit la fin de l’extrait, « Wesen des Höchsten und Besten », est l’unité originaire de toute distinction, « infiniment un » qui n’est « jamais pensé » (nie gedacht wird), mais qui conditionne toute pensée, c’est-à-dire toute pensée qui divise et qui synthétise. Hölderlin est ici platonicien. Il l’est d’autant plus qu’il cite Héraclite d’après Platon10 : ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, c’est-à-dire, si l’on reconstitue la paraphrase de Platon : <Τὸ> ἓν (…) διαφ[έρον] <αὐτὸ> αὑτῷ <συμφέρεσθαι, ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας>. Or, Platon ne disait pas διαφέρον, mais διαφερόμενον. Cette modification a été mainte fois commentée : il s’agit d’une mise à la forme active du participe présent passif11. Que signifie cette transformation ? est-elle délibérée, ou bien Hölderlin a-t-il commis une faute en citant de mémoire ? L’oreille n’est pas choquée par la forme active de Hölderlin, qui est plus courante, même pour dire une réalité qui n’est pas tout à fait active (l’unité serait alors bel et bien, et simplement, « différenciée »). En outre, διαφέρον semble plus immédiat que διαφερόμενον, plus facilement mémorisable. Cependant, on peut soutenir plus aisément le contraire : la sonorité rythmée, frappante de διαφερόμενον faciliterait la mémorisation. On incline plutôt vers cette interprétation : Hölderlin aurait volontairement modifié le grec de Platon, pour rendre plus active la différenciation à l’œuvre dans l’unité ; et il faudrait alors traduire : « l’un se différenciant par lui-même »12. Dès lors, Hölderlin lutterait contre la lecture critique de Platon, à partir du texte du Banquet : Héraclite n’aurait pas voulu dire que l’unité se trouve effectuée par l’harmonie des contradictoires, mais il aurait désigné plus originairement les tensions adverses à l’œuvre dans l’unité elle-même, en combat avec elle-même, se différenciant par elle-même. Cependant, 10. Il ne pouvait pas d’ailleurs faire autrement, puisque le manuscrit d’Hippolyte a été acquis, selon Marcovich, en 1841. 11. Voir, par exemple, le commentaire assez étendu de Harris 1988, p. 97-98. Voir aussi le rapide mais éclairant commentaire de Bouton 2000, p. 46. 12. Harris 1988 écrit, p. 97-98, que Hölderlin n’a évidemment pas trouvé le fr. 51 « dans la forme héraclitéenne que nous transmet Hippolyte, mais dans la forme attique du Banquet de Platon (187a). Mais, pour exprimer l’absoluité de ce qui “diffère”, Hölderlin (au moins lui) changeait délibérément la forme grecque au moyen d’une forme active. Je soupçonne qu’il voulait dire par là : « ce qui se fait soi-même différent en relation avec soimême » (probablement dans le sens d’un dépassement de soi). Si c’est le cas, la conservation du datif, dans la formule grecque, est un solécisme. Mais l’intrusion de la forme active ne peut guère être une erreur accidentelle, puisqu’il cite deux fois le passage sous cette forme dans son Hypérion ; et si l’on songe au travail qu’il a pris sur lui lorsqu’il composait cette œuvre, je ne peux croire qu’il n’ait pas ouvert son Platon au passage indiqué du Banquet avant de livrer son manuscrit à l’imprimeur. » Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 237 Hölderlin ne fait qu’ébaucher ce « retour à Héraclite », si l’on peut dire : 1) d’une part, parce que la traduction qu’il donne du fragment modifié « corrige » la première « correction », en renouant avec la passivité : « l’un différencié en soi-même (das Eine in sich selber unterschiedne) » ; 2) d’autre part, parce que le propos même d’Hypérion sépare tout de même, en dernière instance, l’unité de la séparation, en tant que l’unité est le fondement de la séparation, sans être elle-même séparée : « die Harmonie der mangellosen Schönheit (…), die nie gedacht wird (l’harmonie de la beauté sans défaut (…), qui n’est jamais pensée) ». Le plan plus originaire de fondation n’impliquerait pas, alors, de différence, mais fonderait précisément cette différence, hors du champ du pensable – un lieu transcendantal avant toute synthèse ou séparation, qui ne pourrait du même coup se laisser approcher à partir de la séparation, de la différence, de l’opposition. Héraclite serait alors interprété in fine selon Platon, malgré la promesse d’un dépassement de Platon : au point le plus haut, nulle tension contradictoire, mais la pure et simple « harmonie de la beauté sans défaut ». La deuxième occurrence d’Hypérion engage davantage encore à un questionnement philosophique, dans le sillage du kantisme : Mais quand le divin εν διαφερον εαυτῳ [sic.], l’idéal de la beauté, éclaire la raison en exercice (strebenden Vernunft), il n’exige pas aveuglément, et sait pourquoi et à quelle fin il exige (so fodert sie nicht blind, und weiβ, warum, wozu sie fodert)13. Ici, c’est de l’insuffisance du seul entendement (Verstand), de la seule raison (Vernunft) pour l’esprit qu’il est question. Hölderlin conserve la forme inexacte « διαφερον », ce qui va dans le sens d’une correction délibérée. Cette unité différenciée en elle-même, « Wesen der Schönheit », introduit de la sensibilité, ou plutôt du sentiment (Gefühl) dans la raison, pour lui donner son « pourquoi », mais aussi son « pour quoi » (wozu). L’entendement est nourri, traversé de beauté, de ce qui l’illumine. Mais là encore, cette beauté est originaire, et prépare la raison qui n’est pas elle : « On ne laisse pas grandir et mûrir l’unité de la totalité de l’être humain, la beauté, avant qu’il se soit formé et développé (die Einigkeit des ganzen Menschen, die Schönheit läβt man nicht in ihm gedeihn und reifen, eh’ er sich bildet und entwikelt). » Certes, ici, Hölderlin vise ce que précisément il réfute, puisque la beauté, point d’unité originaire, est première ; cependant, négativement, cette phrase dit bien que la beauté précède la totalité (sous-entendu « des parties ») de l’être humain, qu’elle la précède et la rend possible (comme, tout à l’heure, l’essence de la beauté précédait l’usage synthé13. Hölderlin, GStA 3, p. 83. 238 Paul Slama tique, et donc séparateur, de la raison). Là encore, malgré l’intuition hölderlinienne de corriger Platon pour retrouver l’unité traversée de tensions contradictoires d’Héraclite, cette intuition n’est pas tenue jusqu’au bout14. C’est dans un texte plus tardif que Hölderlin parvient à assumer radicalement l’intuition de la correction de διαφερόμενον en διαφέρον, c’està-dire du passage de la passivité de la contradiction à l’activité (passivité dans la radicale distinction entre l’unité fondamentale et ce qu’elle fonde, la distinction), non sans faire reposer la méditation sur le pas gagné d’Hypérion. Il s’agit de Die Verfahrungsweise des poetischen Geistes (1800), composé d’une vingtaine de pages d’une très grande difficulté spéculative15, où le poète approfondit la quête du point d’unité originaire qui précéderait la 14. Citons le passage dans sa totalité (ibid. p. 83-84) : « Man muβ im Norden schon verständig seyn, noch eh’ ein reif Gefühl in einem ist, man miβt sich Schuld von allem bei, noch ehe die Unbefangenheit ihr schönes Ende erreicht hat ; man muβ vernünftig, muβ zum selbstbewuβten Geiste werden, ehe man Mensch, zum klugen Manne, ehe man Kind ist ; die Einigkeit des ganzen Menschen, die Schönheit läβt man nicht in ihm gedeihn und reifen, eh’ er sich bildet und entwikelt. Der blose Verstand, die blose Vernunft sind immer die Könige des Nordens. / Aber aus blosem Verstand ist nie verständiges, aus bloser Vernunft ist nie vernünftiges gekommen. / Verstand ist ohne Geistesschönheit, wie ein dienstbarer Geselle, der den Zaun aus grobem Holze zimmert, wie ihm vorgezeichnet ist, und die gezimmerten Pfähle an einander nagelt, für den Garten, den der Meister bauen will. Des Verstandes ganzes Geschäft ist Northwerk. Vor dem Unsinn, vor dem Unrecht schüzt er uns, indem er ordnet ; aber sicher zu seyn vor Unsinn und vor Unrecht ist doch nicht die höchste Stuffe menschlicher Vortreflichkeit. / Vernunft ist ohne Geistes-, ohne Herzensschönheit, wie ein Treiber, den der Herr des Hauses über die Knechte gesezt hat ; der weiβ, so wenig, als die Knechte, was aus all’ der unendlichen Arbeit werden soll, und ruft nur : tummelt euch, und siehet es fast ungern, wenn es vor sich geht, denn am Ende hätt’ er ja nichts mehr zu treiben, und seine Rolle wäre gespielt. / Aus blosem Verstande kömmt keine Philosophie, denn Philosophie ist mehr, denn nur die beschränkte Erkenntniβ des Vorhandnen. / Aus bloser Vernunft kömmt keine Philosophie, denn Philosophie ist mehr, denn blinde Forderung eines nie zu endigenden Fortschritts in Vereinigung und Unterscheidung eines möglichen Stoffs. / Leuchtet aber das göttliche εν διαφερον εαυτῳ, das Ideal der Schönheit der strebenden Vernunft, so fodert sie nicht blind, und weiβ, warum, wozu sie fodert. / Scheint, wie der Maitag in des Künstlers Werkstatt, dem Verstande die Sonne des Schönen zu seinem Geschäft, so schwärmt er zwar nicht hinaus und läβt sein Nothwerk stehn, doch denkt er gerne des Festtags, woer wandeln wird im verjüngenden Frühlingslichte. » Il y aurait ici plus d’une étude à écrire sur le vocabulaire philosophique, kantien (le Kant de la troisième Critique), à l’œuvre dans ce passage. Pour des indications préliminaires à une telle étude, voir Dastur 2008, p. 180-181. Pour les implications transcendantales de la citation hölderlinienne d’Héraclite, voir P. Hucke, 1992, p. 95-114. 15. Ce que souligne avec force Courtine 1999 dans un article décisif où il propose une traduction du passage commenté par Heidegger dans le cours de 1934/35. On trouve une traduction intégrale du texte, traduction que nous utilisons, dans Courtine 2006, p. 295345. Il faut mentionner également la traduction intégrale qu’E. Martineau fit de ce texte pour la revue PO&SIE, n°4, 1978, p. 6-22. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 239 « raison », et où jouerait toujours déjà la sensibilité – ou du moins, une certaine sensibilité. Dans cet essai, Hölderlin renonce à l’intuition intellectuelle qu’il défendit quelques années auparavant (dans Urtheil und Seyn, très court essai de 1795), au profit d’une « transzendentale Empfindung », dont on va montrer qu’il s’agit d’une reformulation du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ. Le vocabulaire est d’emblée, dans ce texte, celui de l’opposition à l’œuvre dans le poème, opposition d’une part entre l’esprit et le matériau, d’autre part à l’intérieur de l’esprit et à l’intérieur du matériau, oppositions mouvantes, que la syntaxe de Hölderlin reflète avec autant de ruptures que d’étrangetés : […] quand le poète a compris que ce conflit entre contenu spirituel (entre l’affinité de toutes les parties) et forme spirituelle (l’alternance de toutes les parties), entre le repos et la tendance à aller de l’avant (daß jener Widerstreit zwischen geistigem Gehalt [zwischen der Verwandschaft aller Theile] und geistiger Form [dem Wechsel aller Theile], zwischen dem Verweilen und Fotstreben des Geistes), se résout précisément parce que, même dans la tendance à aller de l’avant, dans l’alternance (Wechsel) propre à la forme spirituelle, la forme du matériau demeure identique dans toutes les parties, et qu’elle supplée précisément à tout ce qui dans l’alternance harmonique (im harmonischen Wechsel) a dû se perdre en fait d’affinité originelle et d’unité des parties (als von ursprünglicher Verwandtschaft und Einigkeit der Theile), qu’elle constitue le contenu objectif (den objectiven Gehalt), par opposition à la forme spirituelle, et que ce contenu lui donne sa pleine signification (ihre völlige Bedeutung), que, d’un autre côté, l’alternance matérielle du matériau (der materielle Wechsel des Stoffes) qui accompagne la teneur spirituelle en ce qu’elle a d’éternel, que la diversité de ce matériau, satisfait les exigences de l’esprit, exigences qu’il renouvelle dans sa progression et qui sont à chaque moment suspendues par l’exigence d’unité et d’éternité16… L’enjeu est doublement celui de l’harmonie, harmonie poétique où il s’agit pour le poète de concilier parties spirituelles entre elles, parties matérielles entre elles, parties spirituelles et parties matérielles entre elles, dans une « progression », conciliation toujours « suspendue » dans l’horizon de l’ « unité », sans apaisement. L’unité est originaire, mais elle est un horizon, que le mouvement vise sans atteindre – et c’est sans doute une chose bien concrète qui est décrite ici, par exemple le travail jamais achevé du poète, la tâche inatteignable de l’introduction de l’esprit dans la matière… Quoi qu’il en soit de ce problème qui vise sans doute, tout comme Hypérion, le phénomène de la beauté, on voit bien que le « change », 16. Fr. Hölderlin, Sämmtliche Werke, Große Stuttgarter Ausgabe (citée désormais GStA) , F. Beissner (éd.), Stuttgart, 1961, Bd. 4, 1, p. 241-242 ; trad. Courtine 2006, p. 301303. 240 Paul Slama l’« alternance » (Wechsel) joue doublement (dans l’esprit et dans la matière, et entre les deux), et qu’il instaure une dynamique proprement philosophique entre les grands concepts de la philosophie, en vue d’une fondation (Hölderlin parle, un peu plus loin, de « Grund des Gedichts », de « Begründung und Bedeutung » ou encore de « Mittelpuncte » fondateur)17. Dès lors, c’est bien d’une dynamique profondément instable qu’il s’agit dans la création poétique, certes dans le jeu que jouent matière et forme, mais aussi à l’intérieur de chacune d’elles. C’est le phénomène de la « signification » qui est alors manifesté, qui manifeste à son tour l’« opposition harmonique » (héraclitéenne !) déjà à l’œuvre dans Hypérion, « opposition harmonique » de la signification qui « se signale en ceci qu’elle est toujours opposée à elle-même (daß sie sich selber überall entgegengesezt ist) : tandis que l’esprit équilibre tout ce qui est opposé quant à la forme (statt daß der Geist alles der Form nach entgegengesetze vergleicht), la signification, elle, sépare tout ce qui est uni (alles einige trennt), fixe tout ce qui est libre, généralise tout ce qui est particulier, parce que, pour elle, ce qui est traité n’est pas simplement un tout individuel, ni un tout constitué en totalité par sa liaison avec l’harmoniquement-opposé (Verbindung mit dem Harmonischentgegengesetzen), mais un tout pur et simple, et la liaison avec l’harmoniquement-opposé est également possible grâce à ce qui est opposé selon sa tendance individuelle (durch ein der individuellen Tendenz entgegengesetzes), mais non selon sa forme »18… Plus encore, la signification « se signale aussi en ce qu’elle réunit par l’opposition, par le contact des extrêmes (daß sie durch Entgegensezung durch das Berühren der Extreme vereiniget), puisque ceux-là ne sont pas compatibles quant à leur contenu, mais quant à la direction et au degré d’opposition (aber in der Richtung und Grade der Engegensezung), si bien qu’elle égalise aussi ce qu’il y a de plus contradictoire (so daß sie auch das Widersprechendste vergleicht) »19 … La signification, à ce moment de l’essai, ne joue aucun rôle unificateur, mais bien plutôt elle déploie l’opposition elle-même, elle déploie le mouvement même de « progression », ou encore de « suspension » entre matière et esprit, entre parties de la matière et parties de l’esprit. La signification est ce qui « s’oppose à soi-même », « ce dont on part et où l’on revient (von dem aus, auf den zurückgegangen wird) »20 – mais plus encore, ce qui va et vient, car l’harmoniquement-opposé ne doit pas être décrit seulement comme 17. Sur le « change » (Wechsel) et le rôle « transcendantal » qu’il joue dans ce texte et dans la pensée de Hölderlin en général, voir Ryan 1960. 18. GStA 4, 1, p. 246 ; trad. cit. p. 309. 19. Ibid. ; trad. cit. p. 311. 20. Ibid. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 241 « fondement subjectif » (subjective Grund), « tonalité » particulière, celle de la sensation : « Ou bien la tonalité idéale est appréhendée comme sensation, et alors celle-là est le fondement subjectif du poème, la tonalité principale que le poète imprime à toute son entreprise (entweder wird die idealische Stimmung als Empfindung aufgefaßt dann ist sie der subjective Grund des Gedichts, die Hauptstimmung des Dichters beim ganzen Geschäffte), et c’est justement parce qu’elle est retenue comme sensation qu’elle est considérée par cette fondation comme quelque chose d’universalisable, – ou bien elle est fixée comme aspiration (Streben), et alors elle devient la tonalité principale imprimée par le poète à toute son entreprise, et du fait d’avoir été fixée comme aspiration elle est considérée par la fondation comme quelque chose d’exécutable (erfüllbares) ; ou bien elle est retenue comme intuition intellectuelle (intellectuale Anschauung), qui est alors la tonalité fondamentale (Grundstimmung) imprimée par le poète à toute son entreprise, et du fait d’avoir été retenue comme telle elle est considérée comme quelque chose de réalisable (realisirbares)21. » Différentes « Stimmungen », ou plus précisément, diverses « Hauptstimmungen » qui conduisent à une « Grundstimmung », celle de l’« intuition intellectuelle », certes provisoire, mais qui rend possible à ce moment du texte le passage du pôle subjectif au pôle objectif, dans et par la « réalisation ». Cette « alternance des tonalités » (Wechsel der Stimmungen)22, cette dynamique de l’« harmoniquement-opposé » passant de l’ « universalisable » au « réalisable » à travers l’ « exécutable », part du subjectif pour tendre vers l’objectif. Le travail poétique, que Hölderlin décrit ici, implique une refondation radicale de la philosophie critique, et la tâche fondationnelle se trouve mise en branle de façon singulière – grâce à une réappropriation du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ d’Hypérion. Dès lors, plus que synthétiser, le travail poétique sépare, ou plutôt maintient la séparation au sein de l’harmoniquement-opposé – et la synthèse est seulement promise, comme l’enseigne tel passage de l’essai où la temporalité joue le rôle capital (et il faut être ici attentif aux temps des verbes) : « … dann wird derjenige Act der Geistes, welcher in Rücksicht auf die Bedeutung nur einen durchgängigen Widerstreit zur Folge hatte, ein ebenso vereinigender seyn, als er entgegensezend war (alors cet acte de l’esprit qui, eu égard à la signification, n’avait pour conséquence qu’un conflit général, deviendra un principe de synthèse tout comme il avait été un principe d’opposition)23. » Cette synthèse n’est qu’au futur, et si elle peut espérer être conjuguée au présent, c’est dans l’horizon de l’opposition elle21. Ibid. p. 247 ; trad. cit. p. 313. 22. Ibid. 23. Ibid. p. 249 ; trad. cit. p. 317 (nous soulignons). 242 Paul Slama même, de l’harmoniquement-opposé – ce qui se traduit, dans le texte, par une curieuse remarque à propos du « point » que constitue le Moi, l’esprit « présent à soi-même », « sensible dans son infinité »24, c’est-à-dire présent à ses diverses tonalités tout à la fois : [La tonalité] qui suit immédiatement la tonalité fondamentale (Grundstimmung) n’est que le prolongement du point qui conduit plus avant, c’est-à-dire jusqu’au point médian, là où se rencontrent les tonalités harmoniquement opposées (nur der verlängerte Punct ist, der dahin, nemlich zum Mittelpuncte führt, wo sich die harmonisch entgegengesetzten Stimmungen begegnen)…25 On voit bien comment, plutôt que de décrire le « point médian », Hölderlin montre le mouvement, le prolongement qui mène jusqu’à lui, jusqu’à cet horizon peut-être régulateur – et Hölderlin de parler, un peu plus loin, des « actes conflictuels, progressifs de l’esprit » (widerstreitenden Fortstrebenden Acten des Geistes), résultats du « caractère réciproque des tonalités harmoniquement-opposées » (wechselseitigen Karakter der harmonischentgegengesetzen Stimmungen)26. D’ailleurs, cette dynamique est si puissante, si infinie, qu’elle met l’esprit au défi de la désagrégation, de la dissémination dans l’infini, risquant à tout instant de manifester une « série d’atomes » (Atomenreihe) au lieu de l’unité souhaitée. Le problème philosophique est bien alors celui du couple idéalisme/réalisme, où l’esprit doit s’accorder à cela qui l’intone – et là encore, la langue de Hölderlin demeure inscrite dans la dynamique de l’harmoniquement-opposé : […] il est nécessaire que l’esprit poétique dans son unité et son progrès harmonique (harmonischem Progreß) se donne aussi un point de vue infini et, dans sa démarche, une unité où, dans le progrès et l’alternance harmonique (im harmonischem Progreß und Wechsel) tout avance et recule (alles vor und rükwärts gehe)27… Tout y avance et recule, « alles vor und rükwärts gehe », dit simplement Hölderlin, lorsqu’il évoque précisément l’unité que vise l’esprit poétique en sa « démarche », et qu’il voit le lieu de rassemblement de cette « mouvementation » dans l’Erinnerung, le souvenir, qui dépasse l’intuition intellectuelle, qui évite le repos du lieu fixe, du moment particulier où il n’y aurait plus de mouvement, et qui au contraire unifie dans le mouvement même, par le mouvement, là où « l’harmoniquement opposé n’est pas opposé en tant qu’uni, ni réuni en tant qu’opposé, mais les deux en Un (beedes 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. p. 250 ; trad. cit. p. 319. 27. Ibid., p. 251 ; trad. cit. p. 319. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 243 in Einem) », ou, pour traduire plus littéralement encore, « les deux dans l’Un » – par où Hölderlin investit à nouveau la « grande parole d’Héraclite », le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, traduit aussitôt par : « unitairement, inséparablement opposé » (einig entgegengeseztes unzertrennlich)28. Le souvenir est alors, à ce moment de l’essai, le lieu transcendantal où peuvent vibrer les harmoniques en opposition, sans altérer à la fois l’unité qu’elles déploient et leur inaltérable différence. Et où l’on retrouve sans doute la « Réfutation de l’idéalisme » de la Critique de la raison pure, lorsque Hölderlin, un peu plus loin, souligne la nécessité pour l’esprit de répondre à un « objet extérieur », objet qui assure l’unité, c’est-à-dire, on l’aura compris, la nécessité pour le Moi de se maintenir dans un état harmoniquement opposé sans résoudre les contrariétés de cette harmonie, ou plutôt, de ces harmonies diverses. Il faut noter ici que l’harmoniquement opposé, dont l’unité est enfin promise dans la dualité même qui la traverse (beedes in Einem…) « est senti et reconnu comme senti à titre d’unitairement, inséparablement opposé (als einig entgegengeseztes unzetrennlich gefühlt, und als gefühltes erfunden wird) »29. Autrement dit, le lieu de l’unitairement opposé, où est enfin traduit (selon nous) le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ – ce lieu même ne peut se laisser éprouver que par un sentir, sentir qui lui-même s’éprouve comme sentir, ou plutôt, harmoniquement-opposé qui s’éprouve, se reconnaît comme senti, préparant ainsi la nécessité d’être appelé par autre chose que soi-même, par l’objet extérieur qui assure le maintien dans l’unité. Seul le sentir, déjà médité (nous l’avons vu) dans Hypérion, peut être à la mesure de la tension harmonique du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, et y répondre. C’est à partir de ce problème (kantien) de l’objet extérieur que Hölderlin approfondit le lieu transcendantal de l’unité où a lieu pleinement l’harmoniquement-opposé. Après l’intuition intellectuelle, insuffisante, après l’Erinnerung, le poète évoque une « divine sensation », un sentir, donc, qui doit unifier diverses propriétés fondamentales – sensation désignée dans son unité, distincte de la dualité subjectif/objectif, sensation qui n’est pas sans rappeler le « Wesen der Schönheit », qui jouait un rôle similaire dans le roman de 1797/99. Le vocabulaire est ici encore héraclitéen – celui d’Hypérion ; on cite le texte en le fragmentant un peu (il consiste en une longue période ininterrompue) : C’est donc en vain que l’homme, dans un état trop subjectif, comme dans un état trop objectif, cherche à atteindre sa destination (Bestimmung) qui consiste à se reconnaître contenu comme unité dans l’harmoniquementopposé-divin (als Einheit in Göttlichem, Harmonischentgegengeseztem enthatlen), de même qu’elle consiste à l’inverse à reconnaître le divin, l’uni, 28. Ibid. ; trad. cit., p. 321. 29. Ibid. (nous soulignons). 244 Paul Slama l’harmoniquement opposé comme unité contenue en soi… (…) Car cela n’est possible que dans la belle, sainte, divine sensation (denn diss ist allein in schöner, heiliger, göttlicher Empfindung möglich), dans une sensation (...) qui est sainte, non parce que, oublieuse de son intérêt propre (uneigennüzig), elle est seulement tout entière abandonnée à son objet, ni parce que, oublieuse de son intérêt propre, elle repose sur son propre fondement... (…) ...ni seulement, parce que oublieuse de son intérêt propre, elle flotte entre son fondement interne et son objet (noch blos unneigennüzig zwischen ihrem innern Grunde und ihrem Object schwebend) … (…) …sans être simple conscience (blosses Bewusstseyn), simple réflexion (subjective ou objective) (...), avec perte de l’harmonie intérieure et extérieure (innern und äussern Harmonie) ni simple harmonie comme l’intuition intellectuelle et son sujet-objet mythique-figuratif... (…) …[la sensation divine] est tout cela à la fois, et ne peut l’être que dans une sensation qui n’est et ne peut être que transcendantale (in einer Empfindung, welche darum transcendental ist und diss allein kann) 30. L’unité d’un divers dans une harmonie, au cœur même de cette harmonie, qui vise d’ailleurs un accord avec les dieux – comment ne pas reconnaître le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, mais cette fois en vue de l’unité irréconciliable en elle-même, ou plutôt, l’unité traversée par la séparation, et non plus la précédant ! Et c’est bien ici le domaine de la sensibilité, de la sensation qui est privilégié31, sensation sainte, divine, non pas la passivité du réalisme, non pas davantage l’activité idéaliste, mais moins peut-être encore une sensation « flottant », sait-on comment, « entre son fondement interne et son objet » (le texte dit bien : « noch blos unneigennüzig zwischen 30. Ibid. p. 259-260 ; trad. cit. p. 333-337. 31. Contrairement à l’essai de 1795, Urtheil und Seyn, qui privilégiait assurément l’intuition intellectuelle comme point d’unité, ainsi que l’indique un passage de ce texte, traduit par Jean-François Courtine : « L’être exprime la liaison du sujet et de l’objet. Quand sujet et objet sont absolument unis, et non pas seulement unis pour partie, c’est-à-dire quand ils sont unis de telle manière que l’on ne puisse effectuer aucune partition sans porter atteinte à l’essence de ce qui doit être séparé, c’est là et nulle part ailleurs qu’il est possible de parler d’être purement et simplement, comme c’est le cas dans l’intuition intellectuelle » (Courtine 1999, p. 101). Le traducteur propose un parcours qui oppose deux conceptions hölderliniennes du point d’unité, celle de 1795, de l’intuition intellectuelle, encore largement fichtéenne, et celle de 1800, de la « transzendentale Empfindung » : il souligne vouloir « envisager l’hypothèse d’une récusation de l’intuition intellectuelle par Hölderlin aux alentours de 1800, récusation tournée contre Fichte ou davantage contre Schelling, mais aussi auto-critique qui pourrait bien annoncer un tournant décisif dans l’oeuvre du poète ». Et c’est la « formule clef » de la « transzendentale empfindung » qui suscite ce questionnement. Cf. Courtine 1999, loc. cit. Notons que la Verfahrungsweise fait droit à l’intuition intellectuelle, mais elle n’est qu’un moment du subjectif, certes tourné vers l’objectif, mais qui n’assume pas le rôle fondamental qu’endosse bel et bien l’ἓν διαφέρον ἑαυτῷ – la sensation transcendantale. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 245 ihrem innern Grunde und ihrem Object schwebend... »), ce flottement qui permettait à Fichte, dans la Grundlage de 1794/95, de qualifier le pouvoir de l’imagination entre sujet et objet32. Cette sensation ne renvoie pas alors à une quelconque « intuition intellectuelle », celle par exemple qu’envisageait Urtheil und Seyn (où était décrite l’unité absolue du sujet et de l’objet), intuition où l’harmonie était trop « simple », c’est-à-dire rigide, figée. Bien différente est l’ἁρμονία de la Verfahrungsweise, où la divine sensation « est tout cela à la fois, et ne peut l’être que dans une sensation qui n’est et ne peut être que transcendantale (in einer Empfindung, welche darum transcendental ist und diss allein kann) ». On voit le pas gagné par rapport à Hypérion : l’harmonie n’est pas réconciliatrice, elle n’est ni antérieure ni en deçà de la division, de la séparation, mais elle est constitutivement, c’est-à-dire du même coup originairement, traversée par l’opposition, par la tension adversaire : sensation transcendantale, voilà enfin le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ, l’harmonie opposée, contredite en elle-même par ellemême ! Dans ce texte, Heidegger a trouvé une résonance de ce qu’il nomme luimême « Stimmungen », et l’on a vu combien le mot est important chez Hölderlin : « Stimmung », « Hauptstimmung », « Grundstimmmung »… Et c’est précisément au moment décisif où, dans un cours de 1934/35 sur Hölderlin, il considère les « Stimmungen », que Heidegger interprète, d’une façon qui doit presque tout au poète, le fr. 51 d’Héraclite. 3) Heidegger, le fr. 51 dans le cours de 1934/35 : Wollen et Widerstreit C’est justement avec le fragment 51 que Heidegger ouvre à la possibilité du dialogue entre Hölderlin et Héraclite dans la première explication publique avec le poète, dans le cours de 1934/3533. Il le cite, comme toujours, en suivant les leçons de Diels, mais en traduisant très différemment – comparons : οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέει· παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης. 32. Sur le concept fichtéen de « Schweben » et sa postérité, voir le très remarquable dossier de Hühn 1997, p. 127-151 ; voir aussi Asmuth 2004. 33. C’est bien à partir de Hölderlin que l’interprétation d’Héraclite commence ici, de façon d’ailleurs assurément désinvolte : « Es ist die Seinsauffassung jenes Denkers, dem Hölderlin sich zugehörig wuβte, Heraklit. Wir besitzen nur Fragmente seiner Philosophie. Mit bezug auf das bisher Gesagte, aber auch im Hinblick auf das Folgende seien einige Sprüche des Heraklit angeführt. Auf eine Auslegung müssen wir hier verzichten », GA 39, p. 123. On lira le lieu parallèle dans l’Einführung, GA 40, p. 135. 246 Paul Slama Diels : Sie verstehen nicht, wie es auseinander getragen mit sich selbst im Sinn zusammen geht : gegenstrebige Vereinigung wie die des Bogens und der Leier. Heidegger : Nicht verstehen sie (nämlich die alltäglich so in ihrem Dasein Dahintreibenden), daβ und wie jenes, was für sich auseinandersteht, doch in sich übereinkommt ; gegenstrebiger Einklang ist das, wie beim Bogen und der Leier – wo die auseinanderstrebenden Enden zusammengespannt sind, welche Spannung aber gerade den Abschluβ des Pfeils und den Klang der Saiten erst ermöglicht, das heiβt : das Seyn34. Outre l’imposante explicitation chez Heidegger, on remarque d’emblée l’insistance sur l’harmonie opposée : ce n’est pas seulement l’opposition de l’arme et de l’instrument de musique, de l’arc et de la lyre qui est soulignée, mais c’est aussi et surtout l’opposition entre les deux points qui tendent la corde de l’un et l’autre objets, opposition qui met en tension et qui du même coup autorise le décochement de la flèche, ou encore l’émission de l’harmonie de l’instrument – et c’est bien la mise en tension, la contradiction à l’œuvre dans l’instrument qui permet l’harmonie et c’est une autre contradiction qui libère la flèche. Ainsi, l’opposition est tenue de bout en bout, si je puis dire, à la fois entre guerre et paix, mais également entre les extrémités du cadre de la tension harmonique – d’où, d’ailleurs, la citation, aussitôt, du fragment 48 : τῶι οὖν τόξωι ὄνομα βιός, ἔργον δέ θάνατος (« l’arc – son nom, vie, ce qu’il fait, mort »), Heidegger ajoutant comme explicitation, là encore entre crochets : « die äußersten Gegensätze des Seyns in einem Zusammen (les contraires extrêmes de l’être réunis en un) ». Heidegger réduit la perspective à un seul des deux objets, l’arc, et montre qu’en lui-même il y a harmonie opposée. L’être (Seyn) se trouve déployé au sein d’une telle harmonie, celle qui rend possible la vibration des cordes, mais également qui joue au cœur même de la signification du même mot : l’arc, comme vie, se manifeste comme contraire dans la mort35. Et en effet, après 34. GA 39, p. 123-124 ; trad. cit. p. 120 : « Ils [à savoir ceux qui dérivent au jour le jour dans leur Dasein] ne comprennent pas que – et comment – ce qui pour soi s’oppose s’accorde en soi : harmonie antagoniste ; comme celle de l’arc et de la lyre – où les extrémités, au mouvement opposé, sont tendues ensemble, tension qui permet précisément le décochement de la flèche et la résonance des cordes, c’est-à-dire l’être. » 35. L’interprétation de Bollack & Wismann 1972, p. 180, me paraît en tout point convaincante : « Une interprétation qui tente de voir dans les deux bras, de l’instrument ou de l’arme, le principe de divergence, et dans la corde qui les rapproche, le principe d’union, rend évidente dans l’illustration l’erreur qui consiste à isoler la division et la réunion. La tension contraire n’est pas moindre dans la corde que dans les extrémités du cadre qui la tendent et qu’elle tend. Les deux éléments forment une unité, les bouts fixes représentant, comme les rives du fleuve, les pôles identiques qui contiennent. La corde figure la puissance de l’opposition qui, prise entre eux, se déploie, astreinte à faire avancer. La différence que Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 247 la citation de ces fragments, Heidegger insiste sur la nécessité de ne pas réduire le fragment 51 à une interprétation platonicienne, qui réduirait la contradiction à ce qui précède, dans l’ordre de l’être, l’unité qui réunit. Et c’est le fragment 51, bien sûr, qui mène la méditation, dès 1934, jusqu’au polemos… En effet, le titre du §10 a) du cours de 1934/35, première explication publique de Heidegger avec le poète, présente clairement l’horizon de la mise en rapport de Hölderlin et d’Héraclite : « Das dichterische Sagen der Grundstimmung im Innestehen und Austragen der wesentlichen Widerstreite (le dire poétique de la tonalité fondamentale dans la tenue-dans et l’endurance des contradictions essentielles)36 ». Dès lors, le terme « Widerstreit », la « contradiction », le « combat antagoniste », est prédominant, dès le cours sur les « Hymnes » du poète37. Cette contradiction engage dans la question de la Grundstimung, dans une référence au texte de la Verfahrungsweise que nous citions à l’instant où la Stimmung poétique, sous la triple figure, progressive, de Stimmung/Hauptstimmung/Grundstimmung, jouait un rôle philosophique de premier plan : « le fait de se tenir-dans et d’endurer, de façon intonée et lucide (das gestimmte, wissende Innestehen und Austragen) dans les contradictions essentielles de ce qui possède au sein de l’opposition (Entgegensetzung) une unité originelle, l’opposé harmonique (Harmonischentgegengesetzte)…38 ». L’Innestehen et l’Austragen, le fait de se tenir-dans et l’endurance de ce qui est au-dehors, cette opposition est bien, pour Heidegger, une opposition harmonique – opposition harmonique qu’on ne peut s’empêcher de reconduire au double mouvement d’aller et de venue constamment au travail dans la Verfahrungsweise. On peut la relier à Héraclite d’une première manière, d’abord en citant, in extenso, son commentaire, au début du cours, du dernier passage de la Verfarungsweise que nous citâmes : Le sacré, c’est le désintéressement accompli, c’est-à-dire un désintéressement qui ne reste pas unilatéral. Unilatéral, le désintéressement peut le devenir de chacun des côtés qui relèvent de sa structure essentielle. Il y en a trois : l’attraction contraire ne cesse de produire se projette dans la flèche et le son, comme les rives lancent l’eau. » Ce commentaire a sa forte part de « parti pris », et il impose un peu trop vite une unilatérale interprétation. Elle semble rejoindre, pour une fois (et sans doute à l’insu des auteurs), celle de Heidegger. 36. GA 39, p. 112 ; trad. Fédier & Jhervier 1988, p. 112 (modifiée). 37. Sur ce point, la « présentation » de J.-F. Courtine, dans Courtine 2007, p. 13-18, est tout autant programmatique que décisive pour la question même du « conflit » (Streit), à partir du cours de 1934/35 puis dans l’Einführung. Cf. infra. 38. GA 39, p. 117 ; trad. cit. p. 115 modifiée (nous soulignons). 248 Paul Slama a) Le fondement interne du désintéressement. Il a un tel fondement comme façon de reposer en soi, forme d’autonomie authentique. b) La relation aux objets en tant que tels (en tant qu’ob-jets). Il s’y ouvre et s’y abandonne et ce faisant reste lui-même en retrait. c) Le rapport en tant que rapport entre le fondement interne et l’objet, l’entre-deux grâce auquel le fondement interne est consolidé cependant que l’objet est favorisé, exalté et libéré en vue d’atteindre sa bonté propre et son essence propre. Le désintéressement est unilatéral, en ce qui concerne le premier point, quand il se sclérose en arbitraire ; en ce qui concerne le second, quand, se dissolvant entièrement dans l’objet, il se perd lui-même ; et dans le troisième, quand il se borne à planer entre son fondement interne et l’objet et qu’il reste vide, ne se raffermit pas en lui-même, ne veut rien pour luimême, et pourtant ne se perd pas dans l’objet, ne se soucie pas de ce dernier. Par contre, lorsque ces trois côtés, dans la libre supériorité du dévouement accompli, se rencontrent dans le ton avec une vivacité d’une égale spontanéité, alors advient le pur désintéressement, le sacré39. Commentaire de Hölderlin décisif, en tant qu’il inscrit le propos du poète dans un horizon proprement philosophique, où le risque est triple : 1) l’ipséité de l’idéalisme, où le Dasein est fondement de l’être, où il projette son intériorité dans l’extériorité, avec comme risque l’arbitraire (Eigenmächtigkeit). 2) L’abandon du Dasein à l’objet (Gegenstand), en tant qu’ob-jet (Objekt), non pas à partir de son auto-position de sujet, mais à partir de son « retrait » qui ouvrirait un rapport à l’étant. Ainsi est tentée une inter39. « Das Heilige ist die vollendete, und das heisst nicht einseitige Uneigennützigkeit. Einseitig kann die Uneigennützigkeit werden nach den Seiten, die ihrem wesensmässigen Bau zugehören. Das sind drei Seiten : 1) Der innere Grund der Uneigennützigkeit. Sie hat einen solchen als eine Art des In-sichruhens, eine Weise der echten Selbständigkeit. 2) Das Verhältnis zu den Gegenständen als solchen (Objekt). Sie ist diesen offen und hingegeben und stellt sich selbst dabei zurück. 3) Die Beziehung als Beziehung zwischen innerem Grund und Gegenstand, das Zwischen beiden, wodurch der innere Grund gefestigt und zugleich der Gegenstand gefördert und zu seiner eigenen Güte und seinem eigenen Wesen gesteigert und befreit wird. Einseitig ist die Uneigennützigkeit mit Bezug auf 1, wenn sie sich zur Eigenmächtigkeit versteift ; einseitig mit Bezug auf 2, wenn sie sich, im Gegenstand ganz aufgehend, selbst verliert ; einseitig mit Bezug auf 3, wenn sie nur zwischen ihrem inneren Grund und dem Gegenstand schwebt und leer bleibt, sich weder auf sich versteift, für sich nichts will, noch sich im Gegenstand verliert, diesen auch nicht in die Sorge nimmt. Wo dagegen alle diese drei Seiten in der freien Überlegenheit der erfüllten Hingabe in der Stimmung gleichursprünglich lebendig sind, da geschieht die reine Un-eigennützigkeit, das Heilige », GA 39, p. 86-87 ; trad., p. 89. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 249 prétation du « désintéressement », puisque le Dasein s’ouvre vers l’objet en restant en retrait, en s’abandonnant à l’objet, au risque d’ailleurs de se perdre, sich verlieren. C’est alors une nouvelle toute-puissance, celle de l’étant, qui s’impose ; c’est le risque de l’absence de fondement, la dissolution du Dasein dans l’objet, qui est décrit. Le risque du réalisme ! 3) Nous lisons : « Le rapport en tant que rapport (die Beziehung als Beziehung) entre le fondement interne et l’objet, l’entre-deux (Zwischen) grâce auquel le fondement interne est consolidé alors que l’objet (Gegenstand) est favorisé, exalté et libéré en vue d’atteindre sa bonté propre et son essence propre40. » Il ne s’agit plus de se situer sur le plan du sujet ou sur le plan de l’objet, ou bien encore sur les deux plans (c’était la tâche de l’intuition intellectuelle !), mais il faut se tourner désormais vers le rapport (Beziehung) entre sujet et objet, entre Dasein et étant – entre homme et être, mais encore, sur le plan du « rapport en tant que rapport » (Beziehung als Beziehung), accentuation qui mérite d’être remarquée. Interprétant le « flottement » dont parlait Hölderlin, insuffisant pour fonder la « sensation transcendantale », Heidegger souligne que « flotter », c’est précisément manquer de fondement comme manquer l’objet. Ce qui permet d’unir fondement et transcendance, ce qui permet de les unir tout en laissant au sujet et à l’objet leur libre mouvement, c’est la Stimmung du deuil, qui engage au désintéressement. On a décrit ailleurs cette tonalité précise41. On voudrait ici montrer le rôle qu’elle joue pour l’abord heideggérien, à quelques égards inaugural, d’Héraclite, car cette douleur, celle qui voit s’affronter dieux et hommes dans leur inaltérable différence, donne en quelque sorte le coup d’envoi à l’interprétation du polemos, en mettant en jeu le concept de « volonté », où résonne selon nous avec vigueur la tension harmonique héraclitéenne. Cette volonté est celle décrite par Hölderlin à deux endroits de son poème la « Germanie », dont on cite et traduit ici les premiers vers (v. 1-19) : Nicht sie, die Seeligen, die erscheinen sind, Die Götterbilder in dem alten Lande, Sie darf ich ja nicht rufen mehr, wenn aber Ihr heimatlichen Wasser ! jetzt mit euch Des Herzens Liebe klagt, was will es Anders Das Heiligtrauernde ? (…) Entflohene Götter ! auch ihr, ihr gegenwärtigen, damals 40. « Die Beziehung als Beziehung zwischen innerem Grund und Gegenstand, das Zwischen beiden, wodurch der innere Grund gefestigt und zugleich der Gegenstand gefördert und zu seiner eigenen Güte und seinem eigenen Wesen gesteigert und befreit wird », GA 39, p. 87 ; trad. p. 89. 41. Slama 2015b. 250 Paul Slama Wahrhaftiger, ihr hattet eure Zeiten ! Nichts läugnen will ich, hier und nichts erbitten. Non pas les bienheureux, qui sont apparus, Images divines dans l’ancien pays, Je ne dois certes plus les invoquer, mais si, Vous, eaux de la patrie, désormais avec vous Pleure l’amour du cœur, que veut-il d’autre Dans son deuil sacré ? (…) Dieux enfuis ! aussi vous, vous les présents, jadis Plus véridiques, vous eûtes votre temps ! Ne rien nier, je le veux ici, et ne rien implorer42. Heidegger commente : « Toute présence des dieux est passée (jene Gegenwart der Götter ist gewesen). » Et il poursuit, à propos de ces « dieux enfuis » : « La fuite des dieux doit d’abord faire l’objet d’une expérience (erst muß die Flucht der Götter eine Erfahrung werden), cette expérience doit d’abord heurter (stoßen) le Dasein dans ce ton fondamental (Grundstimmung) selon lequel un peuple historique en son entier ressent et endure la détresse de son absence de dieux et de son déchirement (in der ein geschlichtliches Volk als Ganzes die Not seiner Götterlosigkeit und Zerrissenheit ausdauert)43. » Le mot « déchirement » (Zerrissenheit), si essentiel au romantisme et à l’idéalisme allemand, vise ici à une refondation du concept de vouloir : le déchirement est celui du poète qui instaure le peuple dans sa tonalité fondamentale (celle-là même que visait le commentaire heideggérien de la Verfahrungsweise…), tonalité déchirée, car contrariée entre vouloir les dieux et « renoncer » aux dieux. Une telle « secousse » s’empare du Dasein, c’est-à-dire l’intone et le met au diapason de l’étant – et c’est pourquoi le vocabulaire est ici celui de l’ « expérience » (Erfahrung). Qu’il s’agisse de « vouloir », le poète le dit, commenté par Heidegger en ces termes décisifs : « Le « Non les bienheureux » n’est pas un refus (Absage), mais il introduit le « Je ne dois certes plus les invoquer » (v. 3). Le « ja » (« certes ») renforce, rend définitif le « ne pas devoir » (« nicht dürfen »). Le rude « non » du début ne signifie en aucune façon la brutalité d’un rejet (die Härte des Wegstoßens), mais la rigueur d’un renoncement nécessaire (sondern die Schwere einer Verzichtenmüssens). (…) [Ce renoncement (Verzicht)] s’applique à l’appel de ces dieux (das Rufen dieser Götter). Celui qui n’a rien, qui ne peut ni ne veut rien avoir, ne peut pas non plus renoncer, il ne peut même pas avoir l’expérience de la nécessité du renoncement (wer nichts hat, nichts haben kann und nichts haben will, 42. Hölderlin, Sämtliche Werke, Große Stuttgarter Ausgabe, Bd. 2, 1, Friedrich Beissner éd., Stuttgart, 1951, p. 149 (nous traduisons). 43. GA 39, p. 80 ; trad. cit. p. 84. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 251 der kann auch nicht verzichten, er kann schon gar nicht ein Verzichtenmüssen erfahren). Si le poète parle donc à partir d’un renoncement, c’est qu’il veut (will) justement quelque chose. Il veut appeler (er will rufen), c’est-à-dire qu’il ne le souhaite pas seulement (er wünscht es nicht nur), mais ici vouloir appeler (rufen wollen) signifie : tenir bon en cet appel (in diesem Rufen standhalten)44. » Le déchirement trouve sa suprême manifestation dans le « vouloir », mis en déséquilibre par le double mouvement d’appel et de renoncement, ou plutôt, de renoncement et de vouloir appeler, dans une vibration qui est bien la marque du Heidegger des années 1930. Les dieux enfuis, trop lointains pour être proches, ne peuvent se rendre à la familiarité du « sujet » qui appelle ; ce « sujet » souffre donc, il tient bon, se tient en lui-même face à l’altérité qu’il ne doit ni rejeter ni dévorer – et c’est cette souffrance qui traduit phénoménologiquement le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ pensé à partir de l’harmonie opposée de la Verfahrungsweise ; c’est alors la souffrance de vouloir (wollen) sans pouvoir, sans devoir (dürfen) le faire. Ici, de façon nouvelle, le Dasein trouve son « instance », sa « résolution » (métamorphosée depuis Sein und Zeit), et son lieu. L’horizon, tout comme chez Hölderlin, est transcendantal, puisqu’il s’agit de désigner le fondement du Dasein, les conditions de possibilité de l’expérience qu’il fait du monde. Heidegger, aussitôt après, atteste l’importance du concept de « vouloir » lorsqu’il précise : « Le renoncement à l’appel des dieux anciens relève d’une volonté résolue d’accepter la privation (das Verzichten auf das Rufen der alten Götter ist die Entschiedenheit des Entbehrenwollens)45. » Ici, la volonté est mieux encore caractérisée comme « résolution » de se laisser prendre par l’absence des dieux, de les laisser à leur distance. Le « pâtir » (Leiden) est alors suprêmement actif – puisque endurer l’absence des dieux revient à appeler, action du poète en son chant. Appeler, c’est alors ne pas appeler, et ne pas appeler en ce sens-là, c’est encore, pour Heidegger, appeler. Mais quid du ἓν qui est διαφέρον ἑαυτῷ ? eh bien, dans un signe clairement adressé à Héraclite (c’est-à-dire, on le sait maintenant, au Héraclite de Hölderlin), Heidegger peut écrire : « [La tonalité fondamentale du deuil] n’a lieu que dans le caractère inatteignable de l’un (in der Unberührbarkeit des Einen)46. » « Inatteignable » doit être ici compris au sens de ce qui ne peut être entamé, ce qui ne peut se corrompre ni s’altérer. L’un héraclitéen, ou pseudo-héraclitéen, platonicien, mais redevenu, grâce à Hölderlin, héraclitéen ! car cet « un » est traversé, dans ces pages du cours de Heidegger, par la contradiction même à l’œuvre dans la tonalité fonda44. Ibid. p. 81 ; trad. cit. p. 84-85 modifiée. 45. Ibid. p. 82 ; trad. cit. p. 85. 46. Ibid. 252 Paul Slama mentale du deuil, celle de la douleur du poète qui doit renoncer. La présence de l’« un » n’est pas le fruit du hasard : c’est bien du ἓν διαφέρον ἑαυτῷ qu’il s’agit. Pages d’autant plus héraclitéennes qu’elles disent aussi ceci (dans un vocabulaire auquel doivent presque tout les Beiträge zur Philosophie de 1936/38) : Cet appel revient à prendre sur soi le conflit entre l’auto-ouverture de la disponibilité et le report de l’accomplissement (dieses Rufen ist das Austragen eines Widerstreites zwischen dem Sichöffnen der Bereitschaft und dem Ausbleiben der Erfüllung)47. La disponibilité (Bereitschaft) n’est pas accomplissement, l’appeler n’est pas la réduction de la distance qui nous sépare des dieux enfuis. Au contraire, il n’y a de la disponibilité qu’à la condition qu’aussitôt soit dit le « report » (Ausbleiben) de cet accomplissement, accomplissement dont l’essence est un déploiement qu’aucun achèvement ne vient apaiser. La déchirure (Zerrissenheit) à l’œuvre ici est alors combat, litige, Widerstreit, un des mots qu’utilise Heidegger plus loin pour traduire, d’Héraclite, le fameux polemos. C’est le fragment 53, qui résonne singulièrement ici où est engagé le « combat » entre le poète et les dieux : Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς μὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς μὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους. Heidegger choisit d’abord de traduire « polemos » par « Kampf », mais au détour d’un commentaire, il peut écrire : « Mais ce Kampf (…) n’est pas ici rixe et querelle de hasard ou simple désordre, il est bien conflit du grand litige entre les puissances essentielles de l’être (sondern der Streit des großen Widerstreites zwischen den Wesensmächten des Seins), si bien que seul un tel Kampf fait apparaître de façon opposée (gegeneinander) les dieux comme dieux, les hommes comme hommes, dans une intime harmonie (im innigen Einklang)48. » Outre le lien fait avec l’harmonie du fr. 51, on note d’emblée que « Widerstreit » est ici la traduction plus fidèle peut-être, ou du moins la spécification pour la traduction de « polemos », son sens authentique, contre les sens anecdotiques qui le réduisent à la simple querelle. Dès lors, là où il y a harmonie, il y a Widerstreit, comme l’indique Heidegger : « Cette harmonie (Einklang), ἁρμονια, n’est pas indifférente (gleichgültig), ce n’est pas un accord sans tension (spannungslose Einstimmigkeit), voire une concordance qui s’instaurerait à la faveur d’un efface47. Ibid. p. 81 ; trad. cit. p. 85. 48. Ibid. p. 125 ; trad. cit. p. 122 modifiée. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 253 ment supprimant les oppositions ; bien au contraire, le dévoilement d’un conflit authentique dévoile l’harmonie (das Eröffnen der eigentlichen Widerstreite eröffnet den Einklang), ce qui veut dire : assigne aux puissances antagonistes leurs limites respectives. Cette dé-limitation (Be-grenzung) n’est pas un enclavement (Einschränkung), mais un désenclavement (Entschränkung), une mise au jour et un accomplissement de l’essence (Erfüllung des Wesens). Si donc tout étant est en situation d’harmonie, le conflit et le combat (Streit und Kampf) doivent justement déterminer tout de fond en comble49. » On lit ici le retour à Héraclite, par-delà Platon, qui soulignait, dans le passage du Banquet (187a) : ἔστι δὲ πολλὴ ἀλογία ἁρμονίαν φάναι διαφέρεσθαι ἢ ἐκ διαφερομένων ἔτι εἶναι (« Or il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord, c’est ce qui se différencie ou ce qui résulte d’une différence qui se poursuit »), ou encore (187b) : ὁμολογίαν δὲ ἐκ διαφερομένων, ἕως ἂν διαφέρωνται, ἀδύνατον εἶναι· διαφερόμενον δὲ αὖ καὶ μὴ ὁμολογοῦν ἀδύνατον ἁρμόσαι (« or la concorde de ce qui est différent est impossible tant que se maintient la différence, tout comme est impossible l’accord avec ce qui est différent et qui refuse toute concorde »). Poursuivant le chemin d’abord tracé par Hölderlin découvrant Héraclite par delà Platon, Heidegger déploie, dans le passage qu’on vient de citer, une parole résolument anti-platonicienne, puisque l’harmonie, c’està-dire le conflit, ne surgit pas d’un « effacement » des oppositions : bien au contraire, c’est au cœur des oppositions, là où elles sont les plus vives, que l’harmonie est la plus originaire, par conséquent la plus fondatrice. Alors, le litige (Widerstreit, le conflit) déploie l’accomplissement, l’Erfüllung qui, nous venons de le voir, ne saurait être pensé sans la disponibilité (Bereitschaft) – autrement dit, sans son contraire (ou son complément) ! C’est « alogia », eût dit Platon. Heidegger serait d’accord avec cela, puisque c’est bien ici, ultimement, d’un dépassement du logos apophantikos qu’il s’agit50. Ce pas, il sera gagné dans l’Einführung, où un autre fragment sur l’ἁρμονία se trouve associé à la question en direction du fondement de l’être, ou du logos (très loin désormais de l’apophantique) : C’est pourquoi l’être, le logos, en tant qu’harmonie rassemblante (als der gesammelte Einklang), n’est accessible à quiconque ni légèrement ni à petit prix (nicht leicht und in gleicher Münze für jedermann zugänglich), mais demeure caché (verborgen) pour cette autre harmonie, qui n’est que compromis, élimination de toute tension (Spannung), nivellement : ἁρμονίη ἀφανὴς φανερῆς κρείττων, « l’harmonie qui ne se montre pas (immédiatement et sans surcroît) est plus puissante que celle qui est (à chaque 49. Ibid. p. 124-125 ; trad. cit. p. 121. 50. Sur le rapport de Heidegger au logos apophantikos aristotélicien, nous nous permettons de renvoyer à Slama 2015a. 254 Paul Slama fois) plus manifeste » [der nicht (unmittelbar und ohne weiteres) sich zeigende Einklang ist mächtiger denn der (allemal) offenkundige], fr. 5451. Ce passage est essentiel, qui traduit dans la langue de l’harmonie, comme le cours de 1934/35 le faisait déjà, la méditation sur le polemos. Le penseur commente le fr. 54, où une telle harmonie, déjà dite contradictoire, emplie de tensions, est décrite comme inapparente, ou du moins comme d’autant plus harmonieuse qu’elle est inapparente – mais on se demande si, en citant le fr. 54, Heidegger ne songe pas surtout au fr. 51 auquel convient plus directement son commentaire : l’harmonie dont il est question avec l’être (c’est de lui qu’il parle ici) n’est pas absence de tensions (Spannung – dans le texte que nous citions à l’instant du cours de 1934/35, Heidegger soulignait que le type d’unité à l’œuvre dans l’harmonie n’est pas « spannunglos »), mais elle est au contraire traversée de tensions, harmonie essentiellement, originairement, antagoniste, logos comme rassemblement, ou encore, polemos. Elle ne se montre pas au tout-venant, mais se laisse contempler par « les plus forts », dit plus loin Heidegger, dont on sait, depuis le cours sur Hölderlin, qu’ils ne sont certainement pas les plus forts physiquement, ni par leur volonté de puissance, mais qu’ils le sont bien plutôt par leur capacité de renoncer52. Mais cet inapparent est aussi souverainement apparent, et Heidegger le souligne bien, en revenant à ce qui préoccupait Hölderlin commentant le Banquet dans Hypérion, ce qui pourrait difficilement relever de la coïncidence : L’antagonisme est la mise ensemble qui rassemble, logos (das Gegenstrehige ist sammelnde Gesammeltheit, logos). L’être de tout étant est le plus apparaissant (das Scheinendste), c’est-à-dire le plus beau (das Schönste), en soi le plus stable (das in sich Ständigste). Ce que les Grecs entendaient par « beauté » est domptage (Bändigung). Le rassemblement des plus hauts efforts antagonistes [heureuse trouvaille de G. Kahn pour traduire : « Versammlung der höchsten Gegenstrebigkeit », et différencier ainsi ce dernier terme de « das Gegenstrebige »] est polemos, combat au sens du différend dont on a déjà parlé (Kampf im Sinne der besprochenen Aus-ein-ander-setzung)53… Heidegger, sans l’expliciter, commente ici, avec les premiers termes du fragment 8 (τὸ ἀντίξουν συμφέρον), les suivants (ἐκ τῶν διαφερόντων καλλίστην ἁρμονίαν), par lesquels il parvient à renouer avec le questionnement d’Hypérion, tout en déployant authentiquement, à propos de la beauté, le ἓν 51. GA 40, p. 141-142 ; nous traduisons. 52. Heidegger dit en effet, juste après (ibid. p. 142) : « Das Wahre ist nicht für jedermann, sondern nur für die Starken. » 53. Ibid. p. 140 ; trad. Kahn 1980, p. 139 modifiée. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 255 διαφέρον ἑαυτῷ, parce que ce n’est plus l’Héraclite de Platon méditant la beauté, comme dans Hypérion, mais bien une reconstitution, pour ainsi dire, de la parole même d’Héraclite sur la beauté. Le « beau » se trouve ainsi réengagé, au même titre que le concept de « vouloir », dans la méditation « métaphysique » de Heidegger, traversé par le différend, l’antagonisme, les tensions contraires – ultimement le polemos, qui joue ici, désormais, le premier rôle, et qui le jouait déjà, plus sourdement, dans le cours sur Hölderlin54. On voit bien dès lors l’intense proximité philosophique entre Hölderlin et Heidegger, et combien l’interprétation d’Héraclite par le second dépend de sa présence chez le premier. Le concept de « vouloir » nous semble déployer phénoménologiquement, et donc exemplairement, l’harmonie antagoniste : le vouloir est essentiellement en tension, en déséquilibre, traversé par l’abîme de la transcendance des dieux enfuis éprouvée dans et par le renoncement, renoncement qui demeure un type de « vouloir », et qui en constitue même la manifestation la plus haute. Vouloir, c’est renoncer à appeler dans l’appel, et c’est, du même coup, trouver son rassemblement, son « là » et son instance, qui demeure tout comme dans Être et temps l’horizon de la méditation de Heidegger. L’harmonie est alors le lieu du Dasein, l’acceptation de la tension opposée, de la contradiction, de la résistance à l’œuvre dans l’expérience humaine, l’expérience de ce qui résiste, ce qui vient porter contradiction, et qui jamais ne trouve d’apaisement. Le vouloir est au fondement d’une telle expérience parce que précisément il doit, pour être « vouloir » au plus haut point, renoncer, vouloir ne pas vouloir. C’est alors que le Dasein trouve son « là », sa « résolution » (en un sens autre que dans Être et temps), et la contradiction que déploie un tel vouloir est harmonie en ce sens-là. Mais à l’évidence, sous tous les vocables qui abritent une telle harmonie (conflit, combat, différend…), s’éveille aussi la pensée de l’histoire de l’être des années 1930 – puisque c’est toute la tradition, et son interprétation, en quelque sorte, qui se trouve assujettie, non sans violence, au polemos héraclitéen (on ne prendra jamais trop au sérieux, à cet égard, la conclusion du débat de Davos55). Mais la 54. Sur le passage du cours de 1934/35 au cours de 1935, et plus généralement sur la genèse et le déploiement de la pensée heideggérienne du polemos, voir les pages indispensables de Courtine 2013, p. 131-160. L’auteur montre avec force comment c’est, dans l’Einführung, le logos qui joue ultimement le rôle unifiant des contrariétés harmoniques que nous décrivons ici, logos qui, comme nous venons de l’indiquer, n’est plus du tout celui de l’apophantique. 55. Cf. Aubenque 1972, p. 50-51, p. 50-51 : « Ce qui m’importe le plus, c’est que vous retiriez de notre discussion une leçon unique : c’est qu’il ne faut pas s’orienter d’après la diversité des positions des hommes philosophants, que l’essentiel n’est pas de s’occuper de Cassirer ou de Heidegger, mais que vous en soyez arrivés au point de pressentir que nous 256 Paul Slama tâche doit être aussi, pour qui lit Heidegger, de l’inscrire dans la tradition, dans les traditions qui rendent possible sa parole. Et on voit bien, à le lire, qu’il est difficile de ne pas reconduire cette parole aux grands concepts de la métaphysique, c’est-à-dire à la métaphysique elle-même, qui ne l’a pas attendu pour mettre en tension ses propres concepts. Ainsi, qu’il s’agisse de la puissance active, déjà au travail chez Aristote lui-même, ou encore d’une volonté traversée par l’impossible et le renoncement, à chacune des descriptions de Heidegger a lieu véritablement la métaphysique, c’est-à-dire la mise en harmonie de ses propres concepts – ici par exemple le concept de « vouloir ». Et plus profondément encore, c’est au fondement, dans ce que nous avons exposé, que l’harmonie (et donc, la dysharmonie) trouve son lieu, puisque « si donc tout étant est en situation d’harmonie, le conflit et le combat (Streit und Kampf) doivent justement déterminer tout de fond en comble »56. Le propos est transcendantal, et il l’est presque explicitement lorsque Heidegger commente le ἓν διαφέρον ἑαυτῷ traduit par « sensation transcendantale » chez le Hölderlin de 1800. Heidegger, en s’efforçant de sortir de la métaphysique en donnant la parole aux présocratiques et aux poètes, se place sous le rayonnement de la métaphysique ; davantage, en inscrivant ses concepts dans la tension la plus extrême, il libère d’autant plus violemment ses harmoniques, et la fait vibrer plus pleinement. sommes sur la voie de prendre de nouveau au sérieux la question centrale de la métaphysique. Je voudrais attirer enfin votre attention sur ceci : ce que vous voyez ici en petit, je veux dire la différence qui sépare les hommes philosophant dans l’unité d’une même problématique, s’exprime tout à fait autrement dans un cadre plus vaste, je veux dire dans l’histoire de la philosophie : ce qu’il y a précisément d’essentiel dans la confrontation avec l’histoire de la philosophie, le premier pas à faire dans l’histoire de la philosophie, c’est de se libérer de la différence (Unterschied) des positions et des points de vue, c’est de voir comment c’est justement la différenciation (Unterscheidung) des points de vue qui est la racine du travail philosophique. » 56. GA 39, p. 124-125 ; trad. Fédier & Hervier 1988, p. 121. Concordia discors. Héraclite, Hölderlin, Heidegger 257 BIBLIOGRAPHIE ASMUTH, C. 2004 : « Das Schweben ist der Quell aller Realität. Platner, Fichte, Schlegel und Novalis über die produktive Einbildungskraft », dans R. Ahlers (éd.), System und Kontext. 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