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En attendant la coalition, Turquie août 2015

une analyse de la situation lors de l'échec annoncé des pourparlers pour établir une coalition après les élections du 7 juin 2015

International Entretien Nora Seni: «La Turquie s’est fabriqué un monstre qui détruit l’Etat de droit» 21 août 2015 |  Par Pierre Puchot Faute d’avoir pu former un gouvernement de coalition, le président turc Erdogan affirme que « le pays avance vers de nouvelles élections ». La chercheuse Nora Seni craint qu’Erdogan n’instrumentalise le conflit armé avec l’État islamique et la guérilla kurde du PKK pour réaliser sa grande ambition: installer un régime présidentiel et gouverner sans entraves. En Turquie, de nouvelles élections devraient être organisées début novembre, moins de six mois après celles du 7 juin, marquées par un recul de près de dix points du parti au pouvoir depuis 2002, l’AKP du président Recep Tayyip Erdogan (40,87 % des suffrages, pour 258 élus tout de même sur les 550 que compte l’Assemblée, contre 49,83 % et 327 députés en 2011). Faute d’avoir pu réunir une majorité à l’Assemblée pour mettre en place un gouvernement de coalition, le premier ministre Ahmet Davutoglu a démissionné mardi 18 août. Le président turc Erdogan affirme désormais que « le pays avance vers de nouvelles élections ». A-t-il vraiment cherché à former ce nouveau cabinet ? Non, répond l'enseignante-chercheuse Nora Seni, du CRAG (Centre de recherche en géopolitique). Actuellement à Istanbul, elle décrit une grande instabilité politique et craint qu’Erdogan ne se serve du conflit armé avec l’État islamique et la guérilla kurde du PKK pour organiser de nouvelles élections, obtenir la majorité absolue et réaliser sa grande ambition : doter la Turquie d'un régime présidentiel et gouverner sans entraves. L’attentat du mercredi 19 août – une explosion en plein centre d'Istanbul, à proximité du palais de Dolmabahçe où se trouvent les bureaux du premier ministre, mais qui n'a pas fait de victime – a ajouté encore plus de confusion à une situation déjà très tendue. Cet attentat vous a-t-il surprise ? Et que savons-nous du groupuscule d’extrême gauche, le DHKP-C auquel il est attribué ? Nora Seni. Il s’agit d’un groupe extrêmement marginal, sans poids sur la scène politique turque. Ce qui est surprenant, ce sont les cibles. Ce groupe a aussi revendiqué l’attentat devant le consulat américain à Istanbul (le 10 août), un acte symbolique sans signification réelle, contre un véritable bunker que les auteurs n’avaient absolument aucune chance d’entamer. Ces faits ne se prêtent guère à plus d’interprétation, me semble-t-il. Ce qui est important, c’est qu’il y a comme une convergence entre les attentats du PKK et les décisions du président de la République qui menacent la stabilité du pays et son régime. Partons des élections législatives du 7 juin : l’AKP a perdu du terrain par rapport au précédent scrutin, et le HDP, le parti de gauche d’origine kurde, a dépassé le seuil des 10 % [13,12 %, pour 80 députés]. Cela lui permet de siéger au Parlement, tout en empêchant Recep Tayyip Erdogan d’obtenir la majorité absolue pour changer la constitution. Un des objectifs du président de la République aujourd’hui est de faire perdre sa crédibilité au HDP et d’organiser des élections anticipées en novembre. Or selon la constitution, le président aurait dû confier à Kemal Kiliçdaroglu, secrétaire général du CHP [centre-gauche, 24,95 % des suffrages, 132 députés], le deuxième parti de l’Assemblée, la tâche de former un gouvernement, après l’échec du premier ministre Ahmet Davutoglu (AKP) qui n'a pu en former un. Erdogan n’a pas confié cette mission à Kemal Kiliçdaroglu et a déclaré qu’il ne comptait pas le faire. Il semble déterminé à organiser des élections anticipées et à tenter d’obtenir à nouveau la majorité absolue au Parlement. Il avait déclaré depuis le premier jour qu’il n’avait pas confiance en des gouvernements de coalition. Résultat : 40 des 45 jours réglementaires pour les négociations en vue de former un gouvernement ont été consacrés à des semblants de négociations entre Ahmet Davutoglu et les représentants des deux partis d’opposition, le CHP et le MHP. Tout le monde savait que Ahmet Davutoglu ne passerait pas outre la ligne définie par Erdogan. De son côté, Erdogan se sert des violences qui ont eu lieu pendant cette période pour discréditer le HDP [le parti de gauche d’origine kurde]. De ce point de vue, la guerre qui a repris avec le PKK met le HDP dans une position particulièrement difficile. Sa marge de manœuvre est très étroite. Les liens entre le HDP et le PKK ne sont pas particulièrement clairs et transparents, et le HDP ne peut condamner explicitement les actes du PKK. Cela permet à l’AKP de remettre en cause sa légitimité en tant que parti politique qui siège à l'Assemblée. Le projet d’Erdogan est de pouvoir apparaître comme l’ultime recours une fois rendue impossible la formation d'un gouvernement de coalition. Il veut se poser comme seule force capable d'unir et redresser à nouveau le pays. S’il est probable qu’il y ait désormais des élections anticipées en Turquie, reste à savoir quel sera le gouvernement de transition pour les organiser. Du point de vue constitutionnel, chaque parti participe à un gouvernement provisoire au prorata du nombre d’élus dont il dispose à l’Assemblée. Or le parti d’extrême droite MHP [troisième force du pays, 16,29 % des suffrages mais seulement 80 députés, comme le HDP] a déjà annoncé qu’il n’y participerait pas, tout comme le CHP. On se dirige donc vers un gouvernement transitoire 100 % AKP, qui aura cependant la tâche de préparer les prochaines élections. L’apparente position de force d’Erdogan demeure trompeuse : pris dans les contradictions d’un double conflit, contre les Kurdes et contre l’État islamique, le président turc ne prend-il pas le risque de s’aliéner une nouvelle fraction de l’opinion turque, comme de ses alliés internationaux ? Le 17 août, le Daily Telegraph a fait état d’une consultation entre le département américain de la défense et le PKK.   Les États-Unis ont démenti tout contact avec le PKK [lire ici sur le site du département américain de la défense]. Du côté turc, il semble que le gouvernement profite de l’engagement contre Daech pour frapper les positions du PKK. C’est du moins une analyse largement partagée aujourd’hui par la presse et au sein des analystes politiques turcs.  Quel est le premier bilan, un mois après l’attentat de Suruç (lire ici notre précédent article), de cette nouvelle guerre avec le PKK ?  Il y a des pertes des deux côtés, même si les autorités ne laissent filtrer dans la presse que celles du côté de l’armée et de la police turques. Plusieurs dizaines de militaires et de policiers turcs sont décédés depuis un mois, et les pertes semblent être importantes du côté kurde également. Des réseaux kurdes dénoncent des exactions de la part des militaires. Il faut également faire état de ce qui se passe dans les principales villes kurdes à l’est du pays qui ont déclaré leur autonomie vis-à-vis d’Ankara la semaine passée, et leur volonté de s’organiser dans un système d’autogestion. En représailles, les autorités coupent les communications pour organiser un véritable black-out, et la presse turque a craint un moment des massacres de la part des autorités. De fait, lorsque le black-out a été levé, on a pu constater que certaines maisons ont été prises pour cibles, que leurs façades portaient les traces d’impacts de balles. En somme, un paysage de guerre. Le paradoxe de cette situation est qu’Erdogan avait justement ouvert des négociations avec le PKK… Il ne faut plus considérer cela comme un paradoxe, mais comme un changement de stratégie politique. Erdogan a voulu séduire l’électorat kurde parce qu’il avait besoin de faire le plein des voix pour pouvoir modifier la Constitution. L’excellent résultat du HDP, qui s’est opposé à ce projet de régime présidentiel, lui a démontré que ses efforts de séduction n’avaient guère été utiles. Erdogan change donc de politique et de rhétorique concernant la question kurde en interrompant le cessez-le-feu avec le PKK et s’applique à  discréditer le HDP. Au risque de déstabiliser le pays et de le plonger dans une guerre de long terme ? Pour Erdogan, le contexte est tout à fait différent de celui du milieu des années 2000. D’un côté, l’AKP s’est réconcilié avec l’armée turque dont il avait diminué le rôle politique. De l’autre, le parti d’Erdogan croit, à juste titre à mon sens, pouvoir compter sur un électorat captif qui lui doit beaucoup : marchés, avantages, mode de vie, et qui lui restera fidèle. Cela contredit les instituts de sondages qui annoncent un nouveau revers pour l’AKP en cas d’élections anticipées. De mon côté, je suis pessimiste : au fil des ans, la Turquie s’est fabriqué un monstre qui est en train de détruire l’État de droit.