B I B L I O Tr H
0
u rD r
EAITS
DTLAI\GT]TS
,
f crituresabregées
(notes,notules,messages,
codes...
)
L'abréviationentre pratiques spontanées,
codifications,modernité et histoire
NellyAndrieux-Reix
SoniaBranca
ChristianPuech
RÉSUMÉ
Les abréviations en tant que phénomène de communication se répartissent en
abréviations de l'oral et abréviation de l'écrit. La manière dont ces dernières
s'intègrent dans l'oral, autrement dit se lexicalisent, ne peut être décrite et analysée en
se basant seulement sur les éléments et les caractéristiques propres au code oral luimême, car ces abréviations naissent dans le code écrit. Leur lexicalisation doit donc
être examinée à travers le rapport entre la langue et son écriture. L'étude des
abréviations de l'écrit en hébreu moderne montre que le choix entre oralisation et
épellation comme procédés de lexicalisation relève moins de données purement
phonétiques ou morphologiques et davantage de considérations phonographémiques,
graphophonémiques et rarement sémantiques. L'analyse met en évidence le rôle que
joue l'écriture dans la néologie linguistique et affirme un des aspects d'une théorie
linguistique plus générale que l'auteur défend : l'influence de l'écriture sur la langue.
ABSTRACT
Abbreviations as a communication phenomenon may be subcategorised into oral-born
and written-born. The way in which the latter are integrated into the oral code, i.e.
lexicalised, cannot be described and analysed only on the basis of elements and
characteristics pertaining to the oral code, since they first appear in the written code.
It is submitted that the lexicalisation of written-born abbreviations should be
examined through the relationship of language and its writing system. The study of
written-born abbreviations in Modern Hebrew shows that the choice between
oralisation and letter-naming as possible lexicalisation procedures depends less on
purely phonetic or phonologic data and more on phonographemic, graphophonemic
and rarely semantic considerations. This analysis emphasises the role that writing
plays in word formation and affirms one of the aspects of a more general linguistic
theory the author defends: the influence of writing on language.
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations
de l'écrit en hébreu moderne
Yishaï Neuman*
1. TERMINOLOGIE ET CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES**
Un tour d'horizon de la terminologie employée dans la recherche sur les
abréviations révèle son incohérence et son opacité. En effet, malgré les rapports
de cause à effet, d'hyponymie et d'hyperonymie, que présentent les phénomènes
désignés par abréviation, sigle et acronyme, ces termes ne se trouvent pas en
corrélation morphologique. Par ailleurs, la terminologie manque de transparence
vis-à-vis des faits qu'elle est censée désigner. Ainsi, en utilisant le terme
d'abréviation on ne peut pas toujours comprendre s'il s'agit de formes abrégées à
l'oral ou à l'écrit. De plus, le sigle comporte-t-il les acronymes ? L'acronymie
est-elle un phénomène qui relève de l'écrit ou de l'oral ? Le monème -nyme nous
amène à croire que l'acronymie relève de l'oral, une idée communément reçue,
tandis qu'en réalité elle relève de l'écrit… L'opacité dans l'expression des idées
semble souvent relever d'une faible compréhension des faits mêmes. La question
qui doit toujours se poser dans ce domaine de recherche, à savoir si tel ou tel
phénomène relève de la langue ou de son écriture, est trop souvent ignorée.
L'abréviation au sens générique peut en effet relever de l'oral ou de l'écrit.
Relevant de l'oral, elle se manifeste dans la plupart des mots tronqués
postérieurement (métropolitain > métro) ou antérieurement (autobus > bus), où
il est évident que le processus se fait dans presque tous les cas sans recours à
l'écrit1. Les mots tronqués peuvent être accompagnés de formes écrites, mais cela
ne change pas le fait qu'ils naissent indépendamment de l'écriture. Concernant
les locutions, l'omission d'un des mots constitutifs doit être considérée comme
une ellipse, par exemple les États Unis d'Amérique devenant les États-Unis.
Diplômé en linguistique hébraïque de l'Université Ben Gourion (Béer-Shéva, Israël).
Doctorant en linguistique à l'Université Paris III, Sorbonne Nouvelle. Courriel :
yishai.neuman@gmail.com.
** Un tableau récapitulatif de l'alphabet hébraïque préparé spécialement pour cet article
peut être consulté et téléchargé depuis http://alphabethebraique.netfirms.com.
1 Exception : radical socialiste > radsoc (“adsok)) ; à la différence du procédé naturel ne
faisant pas intervenir l'écrit : sensationnel > sensas (sãsas) (et non pas *(sãsat)). Voir
Antoine 2000:152, 166.
*
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Yishaï Neuman
À la différence de l'abréviation de l'oral, l'abréviation procédant de l'écrit
constitue au premier chef une forme écrite issue d'une orthographe plus longue.
Dans le but de rendre transparent le terme désignant cette abréviation de l'écrit,
par rapport à l'orthographe conventionnelle dont elle est issue, nous emploierons
acrographe2. Un acrographe peut se substituer à une forme plus longue qui ne
contient pas de blancs ou de tirets ; c'est donc un acrographe simple3.
L'acrographe peut également remplacer à l'écrit une forme plus longue qui
contient au moins un blanc ou un tiret ; il est donc composé4. Un acrographe,
qu'il soit simple ou composé, peut être lexicalisé ou pas. Le mot Madame est
acrographié Mme sans que l'acrographe soit lexicalisé. Pour ce qui est de la
lexicalisation des acrogrphes, on en connaît deux procédés : l'épellation et
l'oralisation. La plupart des acrographes lexicalisés en français sont épelés,
comme par exemple SNCF /esenseef/. Les autres sont oralisés, par exemple
FNAC /fnak/.
Afin de mieux saisir les relations entre les termes proposés ci-dessus et les
phénomènes désignés, nous proposons le tableau suivant :
ABRÉVIATION DE L'ÉCRIT : ACROGRAPHE
Acrographe
nonlexicalisé
Mme
/madam/
Acrographe lexicalisé
Acrographe
Acrographe
lexicalisé
lexicalisé
oralisé
épelé
SNCF
FNAC
/esenseef/
/fnak/
ABRÉVIATION DE L'ORAL
Mot
tronqué
post.
Mot
tronqué
ant.
Ellipse
métropolitain
> métro
autobus
> bus
États Unis
d'Amérique
> États Unis
Nous envisageons de présenter ici les faits de l'hébreu qui relèvent des
phénomènes évoqués dans la partie gauche du tableau ci-dessus, c'est-à-dire
l'acrographie. Il sera montré que, grâce à la particularité du système d'écriture, la
modalité de lexicalisation des acrographes en hébreu moderne est sensiblement
différente de celle des langues où tous les phonèmes sont toujours représentés à
l'écrit5. En plus, cette différence motive les rapports inverses de fréquence : alors
que les langues à alphabet complet favorisent l'épellation, l'hébreu préfère
l'oralisation.
Afin que le lecteur ait une idée de l'aspect déjà abréviatif de l'écriture de
l'hébreu, nous allons présenter celle-ci en quelques lignes.
2 Le monème acro- émanant du grec implique l'extrémité et, par réduction, l'initialisme.
Le terme acrographe vaudrait donc aussi pour des cas comme Mme (<Madame), relevant
plutôt d'extrémisme au sens non-réduit. Les considérations nous permettant de constater
que l'acronymie n’est pas digne de son nom seront abordées ailleurs car elles dépassent
l'étendue du présent article.
3 M. pour Monsieur, Mme pour Madame et org pour organisation.
4 UE pour Union Européenne.
5 C’est-à-dire : …où il ne peut pas y avoir de phonème sans graphème correspondant.
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
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2. L'ÉCRITURE HÉBRAÏQUE
En dépit des idées reçues, l'écriture hébraïque n'est pas purement
consonantique. Cela dit, elle ne constitue pas un alphabet complet non plus. Au
début de la notation du cananéen, qui constitue le proto-hébreu, aucune voyelle
n'était marquée. Les inscriptions prébibliques reflètent uniquement le « squelette
consonantique » de la chaîne orale. Au fur et à mesure de l'évolution du système
phonologique, certaines consonnes ont disparu de la chaîne orale, que ce soit par
l'affaiblissement des consonnes gutturales ou par les contractions de certaines
diphtongues. En conséquence, les lettres dans la séquence écrite, qui avaient
désigné les consonnes désormais disparues, se sont alors trouvées en
correspondance avec des voyelles dans la séquence orale. Ainsi, ces lettres ont
été perçues comme les marques des voyelles avec lesquelles elles coïncidaient.
Par analogie, c'est-à-dire par généralisation des rapports entre les lettres et les
sons, cet usage s'est étendu de manière à ce que ces lettres ont été introduites
dans l'orthographe, même là où elles ne s'étaient pas trouvées dans un premier
temps, devenues donc matres lectionis6 « à temps partiel ». Il est à noter que la
généralisation de la notation des voyelles s'est faite plutôt graduellement que
d'un seul coup. La notation des voyelles par les matres lectionis s'accroît avec la
date : plus un texte est tardif, plus son orthographe note les voyelles7. Leur usage
s'accroît davantage dans les textes post bibliques, où il est loin d'être cohérent.
Au 20e siècle, l'Académie de Langue Hébraïque l'a standardisé. Néanmoins,
l'alphabet hébraïque ne peut pas être qualifié de « complet » car tous les
éléments de la chaîne parlée n'ont pas de correspondance dans la chaîne écrite et
cela, laissant donc un taux énorme d'homographie, rend la lecture en hébreu un
jeu de probabilités8. Sommairement, la notation des cinq voyelles de l'hébreu
moderne, à savoir /a/, /e/, /i/, /o/ et /u/, se fait comme suit :
Voyelle
a
e
i
o
u
Position médiane
Non notée
Partiellement notée
Partiellement notée
Toujours notée
Toujours notée
Position finale
Toujours notée
Toujours notée
Toujours notée
Toujours notée
Toujours notée
2.1. Le choix des voyelles dans l'oralisation
Les rapports entre les voyelles et les lettres décrits ci-dessus portent en eux les
règles inconscientes qui sont les formatrices de l'aspect vocalique de l'oralisation
d'une forme écrite dont la forme sonore est méconnue. Autrement dit, les règles
En latin 'mères de lectures'. Pour le processus voir Cohen 1958:228.
Il faut rappeler que la Bible (l’ancien testament) a été écrite sur une période qui s'étend
sur plus d'un millénaire, et qu'elle a été canonisée vers le 2e siècle avant notre ère.
8 À ce propos voir Masson 2004, plus généralement Hadas-Lebel 1995:25-43. Pour
l'histoire de l'orthographe de l'hébreu moderne voir Weinberg 1972 et 1985.
6
7
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Yishaï Neuman
d'écriture de la séquence orale se reproduisent inversement pour l'oralisation de
la séquence écrite. En général, les formes sonores issues de l'oralisation de
séquences écrites sans équivalents à l'oral comportent les voyelles /a/, /o/ et /i/ en
fréquence décroissante, /e/ et /u/ étant peu présentes. Cette fréquence s'explique
ainsi :
(1) Lorsque l'orthographe de telle forme ne comporte pas de lettres
susceptibles de noter des voyelles, on voit jouer les considérations suivantes :
Puisque toutes les voyelles en position finale de mot ont notées, on ne peut
pas supposer de voyelle finale ; comme les deux voyelles vélaires sont toujours
notées, on n'y suppose ni /o/, ni /u/ ; comme le /i/ est souvent noté, on ne le
suppose pas non plus. Restent /e/ et /a/. Comme en position non-finale la voyelle
/e/ est parfois notée tandis que /a/ ne l'est jamais, lorsqu'il est question d'oraliser
des formes écrites sans indices extérieurs à l'écrit, on est enclin à supposer un /a/
à l'oral.
(2) Lorsque l'orthographe comporte un vav, on pourrait supposer soit un /o/
soit un /u/ ; comme le /o/ est en général plus fréquent en hébreu, on le suppose
davantage.
(3) Lorsque l'orthographe comporte un yod, on pourrait supposer soit un /i/
soit un /e/ ; comme ailleurs en hébreu le yod vaut beaucoup plus souvent pour un
/i/ que pour un /e/, en oralisant une séquence graphique comportant un yod on
suppose un /i/.
2.2. Le choix de consonnes dans l'oralisation
En hébreu il n'y a pas de symétrie entre les phonèmes consonantiques et les
graphèmes. La situation est telle qu'un seul graphème peut désigner plus qu'un
seul phonème consonantique et qu'un seul phonème consonantique peut être
désigné par plus qu'un seul graphème. Étant donné une forme écrite dépourvue
de forme orale, le choix des consonnes constituant son oralisation dépend de la
fréquence des rapports graphématiques entre les phonèmes et les graphèmes. Si
un graphème correspond toujours au même phonème, dans l'oralisation d'un
néographisme ce phonème paraîtra. Si un graphème correspond à plus d'un seul
phonème, paraîtra celui des phonèmes auquel le graphème correspond le plus
souvent, sous réserve des lois phonologiques, phonotactiques et graphotactiques.
En effet, les règles régissant les formes sonores attribuées à des formes écrites
sans équivalent l'oral ne sont décrites que dans les grandes lignes. Pour les
décrire plus précisément il faudrait que l'on dispose d'une graphématique
détaillée de l'hébreu moderne car c'est en fonction des lois phonographématiques
que se dessinent les lois graphophonématiques ou graphophonologiques. Leur
description complète, dépassant le cadre de cet exposé, reste à faire.
3. LES ABRÉVIATIONS DE L'ÉCRIT EN HÉBREU PRÉ-MODERNE
Les premiers témoignages d'une pratique abréviative de l'écrit datent de
l'époque royale israélite (-8ème s). On a affaire à des initiales qui notent des mots
complets relevant de domaines sémantiques limités à la nourriture, aux mesures
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
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et à la pratique rituelle9. Ensuite, dans les témoignages épigraphiques plus
tardifs, notamment sur les pièces de monnaie datant de la première (65-70) et de
la deuxième révolte (celle de Bar-Kokhba, 132-135) contre les Romains,
l'initialisme se mêle avec la notation de valeurs numériques par des lettres10,
formant ainsi des néologismes graphiques11. On ignore leur impact sur le plan
oral.
En dehors de l'épigraphie, avec l'apparition de textes post-bibliques, on voit
l'initialisme se développer dans d'autres voies également. Ainsi, l'étendue des
mots susceptibles d'être abrégés n'est plus limitée à des domaines sémantiques
spécifiques. Désormais, le facteur qui conditionne leur apparition est la
conjugaison de leur fréquence et du contexte. Pour ce qui est de la typographie,
la convention adoptée pour signaler l'acrographe simple est une apostrophe qui
le suit, par ex. Š' pour abréger ŠQL /šékel/ shekel12. À force d'avoir plusieurs
mots commençant par la même lettre, la notation des initiales dépasse la
première lettre du mot. La notation de plusieurs acrographes simples successifs
se fait petit à petit avec l'omission des blancs entre les mots, donnant ainsi lieu à
des acrographes composés notés par un guillemet entre leurs deux dernières
lettres, par ex. R"L pour RV H LVMR /“otse loma“/ c'est-à-dire13. La pratique
d'acrographes composés finit par laisser ses marques sur l'oral. Compte tenu des
témoignages métalinguistiques sur l'oralisation d'acrographes composés faite
exprès pour remplir une fonction mnémotechnique14, on peut avoir la certitude
qu'à l'époque de ces créations, l'oralisation d'autres acrographes composés est
déjà pratiquée. Il est néanmoins difficile de préciser exactement lesquels auraient
9 Aharoni & Naveh 1973 et 1981.
10 Ici on voit se développer un usage
des lettres qui va loin au-delà de la notation de la
parole. À l'instar de la pratique grecque de γαµµα-τρία, à chaque lettre correspond une
valeur numérique déterminée par sa place ordinale dans l'alphabet ; ainsi α=1, =2, =3
etc. Pour le grec, voir Leodiensis, chapitre VII : « Litteris autem graecis omnibus et
<verba> componuntur et aliqui numeri designantur. Nam, sicut tactum est in prius posita
descriptione, alpha littera apud Graecos significat unum, beta duo, gamma tria, delta
quattuor ». Pour l'hébreu – Lieberman 1962:202-203 ; Hadas-Lebel 1995:43-44.
11 Ainsi l’inscription Š/ LÓR, qui date de l’an 69, abrège ŠNH / LÓRVT /šana /álef laxe“ut/, littéralement « année aleph (=1e) de la liberté », ou la première année de la liberté
(Sharvit 1992:102).
12 Ancienne unité de poids (Genèse 23:15) devenue pièce de monnaie. Désormais dans
l'article chaque exemple est translittéré en lettres capitales d'après le tableau de l’alphabet
hébraïque (note **), ensuite transcrit d'après la prononciation en l'hébreu moderne. Dans
cette notation, lorsque l'accent tonique n’est pas marqué, il réside sur la dernière syllabe.
13 Le signe idéographique < " >, constituant une double apostrophe, est désigné en hébreu
par un mot constitué morphologiquement comme apostrophe duelle, le guillemet étant
désigné par un autre mot. Ces signes se montrent tout à fait iconiques par rapport aux
phénomènes qu'ils notent : une seule apostrophe pour l'acrographe d'un seul mot, une
double apostrophe pour l'acrographe de deux mots et, par extension, pour celui de
plusieurs mots. Par commodité, la double apostrophe sera nommée ici guillemet.
14 Par exemple, les trois acrographes composés oralisés Dʦ"K ÷D"Š B/X"B /deʦax
(÷)adaš be(/)axav/, qui figurent dans la Haggadah de la Pâque juive (2ème s.), permettent
aux lecteurs de mémoriser dans le bon ordre les dix plaies qu'ont subi les Égyptiens par
suite du refus de Pharaon de laisser Israël s'en aller (Exode 7-11).
86
Yishaï Neuman
fini par s'oraliser. Ce n'est que plus tard que l'oralisation de certains acrographes
composés devient évidente15.
4. LES ABRÉVIATIONS EN HÉBREU MODERNE
4.1. Considérations historiques
L'hébreu moderne, du fait qu'il soit parlé, se distingue nettement de sa couche
antérieure en tant que langue techniquement morte, où il constituait un
grapholecte juif interdiasporique dont les différents phonolectes n'étaient la
langue maternelle de personne16. En revanche, les conventions du code écrit de
l'hébreu moderne, comprenant la pratique abréviative, continuent directement
son époque grapholectale. Autrement dit, l'hébreu moderne est la continuation
tout à fait naturelle et sans particularités de son histoire en tant que grapholecte.
4.2. Typographie
La typographie des abréviations en hébreu moderne est dans ses principe la
même que celle de la couche précédente : là où les première(s) lettre(s)
remplace(nt) le mot entier, on introduit une apostrophe finale pour un acrographe
simple et un guillemet devant la dernière lettre d'un acrographe composé.
Il y a des évolutions typographiques, quoique d'une occurrence très modeste.
Pour les acrographes simples, on en trouve un seul cas ; pour les composés – la
fréquence absolue est quelque peu plus élevée, quoique presque nulle elle aussi.
En voici les détails.
Premièrement, l'acrographe simple du toponyme JRVŠLJM /je“ušalájim/
Jérusalem n'est pas basé sur l'initialisme, mais plutôt sur l'extrémisme, où les
première et dernière lettres se substituent à la forme complète, la marque de
l'abréviation étant un tiret médian : J-M. En tant qu'acrographe simple généré par
le procédé d'extrémisme, on pourrait le comparer avec l'abréviation il, le
« Country Code Name » d'Israël sur Internet (l'homologue de fr pour la France).
Deuxièmement, la nouveauté typographique que les acrographes composés
font apparaître consiste à introduire un point après chaque lettre constitutive.
Ceci est un procédé emprunté aux langues européennes. En réalité, il est limité
aux acrographes composés faisant apparaître des européanismes ou
occidentalismes. D'une part, on le trouve dans les acrographes composés
empruntés, tels que $.N.$. /tienti/ T.N.T. ou SJ. /N. /N. /sienen/ CNN17. D'autre
part, les points se trouvent en concurrence avec le guillemet dans la notation des
acrographes composés autochtones lorsqu'ils sont lexicalisés par épellation. Il
Epstein 1964, vol. 2, p. 1209-1210 ; Sharvit 1992:104-106.
Pour cette période de l'hébreu, entre le 3e et le 19e siècle, voir en français Neuman 2003
et plus généralement Hadas-Lebel 1992.
17 En général on désigne les lettres d'après leurs noms en anglais. Les exceptions, peu
nombreuses, sont des vestiges d'une époque multilingue des locuteurs, par ex. /.Q.G.
((/)ekage) électrocardiogramme, /./.G. ((/)a(/)ege) A.E.G., B.M.VV. (beemve) BMW.
15
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De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
87
n'est pas aventureux d'affirmer que le caractère marginal de la typographie
correspond au caractère marginal du phénomène linguistique. En d'autres termes,
là où la langue favorise l'épellation des acrographes lexicalisés – une modalité
hautement fréquente dans les civilisations à alphabet complet, mais étrangère à
l'hébreu – la notation graphique peut admettre une typographie qui en relève
également, car, à vrai dire, le nombre d'acrographes composés autochtones se
lexicalisant par épellation ne dépasse pas une trentaine.
4.3. Contraintes sémantiques
L'étendue des mots susceptibles de faire l'objet d'abréviations ne semble pas
être soumise à des contraintes sémantiques. Les seules conditions pour qu'un mot
ou une locution puissent être abrégés paraissent être la fréquence et le contexte.
Les néographismes relèvent donc de domaines largement variés, les acrographes
simples ne se distinguant pas des acrographes composés à l'égard des domaines
sémantiques.
4.4. Les acrographes simples
4.4.1. Les acrographes simples monolittères
Tous les prénoms sont susceptibles d'être abrégés en un acrographe
monolittère. Les acrographes monolittères qui n'abrègent pas les prénoms, sont
forcément limités au nombre de vingt-deux, mais en réalité il n'y en a que dix.
Sans trop entrer dans les détails, il est possible de dire qu'ils relèvent de notions
de tabou. Premièrement, le prénom d'un personnage dont l'identité doit rester
cachée, que ce soit un adolescent dans un reportage journalistique, un témoin
possiblement en danger, un pilote de chasse ou un agent des services secrets –
les textes ne les mentionnent que par la première lettre de l'orthographe du
prénom. Deuxièmement, la désignation par une seule lettre d'un terme militaire
s'insère dans la pratique réservée aux tabous car la confidentialité liée à l'armée
est un cas particulier de la notion de tabou en général. Finalement, la désignation
de Dieu par J' ou H', deux des lettres constitutives du tétragramme, est par
définition un tabou18. Les deux autres acrographes monolittères ne sont pas
conditionnés par cet aspect sémantique, mais plutôt par une contrainte
typographique relevant de l'étroitesse de leur surface d'affichage19.
L'hébreu pré-moderne, lui aussi, fait apparaître ce trait à travers le composant hébraïque
dans les judéo-langues. Ainsi, le nom du prophète musulman Muhammad, un tabou pour
les Juifs croyants, est désigné en judéo-arabe de Bagdad par la locution //il-šem /il-mim/
le nom du mim, où mim est le nom de la première lettre (en arabe) de l'orthographe du
nom du prophète ; voir Avishur 1991:215-219. Cette codification de mots qu'il ne faut pas
prononcer produit en anglais des locutions nominales comme « the F-word » pour fuck,
« the L-word » pour lesbian ou « the N-word » pour negro, etc.
19 Il s'agit de (1) L /lámed/ pour LVMD /lomed/ apprend ou apprenant, l'équivalent du A
français ou du L anglais et allemand des Apprentis des auto-écoles et de (2) Š /šin/ pour
ŠBT /šabat/ samedi sur les calendriers.
18
88
Yishaï Neuman
Les acrographes monolittères sont lexicalisés (tous sauf deux) par le procédé
d'épellation de la lettre constitutive. Dans le discours, le contexte étant
essentiellement militaire, il arrive que l'on entende des phrases hautement
« lettrées », comme par ex. « j'ai dit à dálet que mon áyin prendrait contact avec
son sámex pour discuter de la réparation du tsádik endommagé », où dálet serait
l'épellation de l'acrographe monolittère pour David ou Daniel, sámex, áyin et
tsádik – l'adjoint, l'assistant et l'objet portant un code spécial d'identification.
4.4.2. Les acrographes simples plurilittères
Les acrographes simples plurilittères sont beaucoup plus fréquents que les
monolittères. Leur étendue sémantique n'est pratiquement pas limitée. Du point
de vu morphologique, dès qu'un acrographe simple plurilittère est lexicalisé, il
ressemble à un simple mot tronqué. Pour cette raison, la question de la
lexicalisation des acrographes simples plurilittères présente un véritable
problème d'analyse. Généralement, nous pourrions constater que les deux
modalités de créativité lexicale, à savoir la troncation et la lexicalisation
d'acrographes simples plurilittères, ne sont pas productives en hébreu moderne.
Les mots tronqués sont rarissimes et les acrographes simples tendent à rester à
l'écrit, sans être lexicalisés.
4.5. Les acrographes composés
Comme nous l'avons dit plus haut, en hébreu moderne il n'y a pas de
limitations sémantiques pour l'acrographie, ni pour les acrographes simple ni
pour les composés. Seule la typographie est différente. Pour en donner un aperçu
voici quelques exemples20 :
1
2
3
4
5
Forme de départ
Translittération
Transcription
/ÓR HtsHRJJM
/axa“ a oho“á(j)im/
V/JN K/N MQVM
/ve(/)en kan makom
LH/RIJK
le(h)a(/)a“ix/
BJT ÓVLJM
/bet xolim/
TL /BJB
/tel (/)aviv/
R/Š HMMŠLH
/“oš (h)amemšala/
Forme d'arrivée
Translittération
/ÓH"ts
V/KM"L
BJ"Ó
T"/
RH"M
Les exemples ci-dessus ne sont pas lexicalisés. Cependant, le passage au
lexique peut se faire progressivement, même si dans un premier temps le
néographisme abréviatif ne suscite pas encore un néologisme.
20 Les significations sont (1) l'après midi, (2) et on ne doit pas élaborer là-dessus, (3)
hôpital, (4) Tel-Aviv et (5) le premier ministre.
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
89
4.6. Les acrographes composés à l'oral
Les acrographes composés en hébreu pré-moderne comptent environ 1600021.
Comme l'hébreu pré-moderne était peu parlé, leur taux de lexicalisation n'atteint
que 7%, le reste demeurant à l'écrit22. Néanmoins, dans l'examen de l'hébreu
moderne, si on exclut du compte ceux tombés en désuétude et on ajoute ceux
créés depuis la renaissance de l'hébreu, c'est plutôt la grande majorité des
acrographes composés qui sont lexicalisés, les acrographes renvoyant à la forme
orale complète étant peu nombreux. À la différence des langues à alphabet
complet, dont les langues européennes, la lexicalisation des acrographes
composés s'effectue en hébreu moderne très rarement sous forme d'épellation
(comme SNCF) et très souvent par oralisation (comme FNAC).
4.6.1. Acrographes composés lexicalisés épelés
La lexicalisation d'une petite quantité d'acrographes composés, trente environ,
se fait par l'épellation de leurs lettres constitutives. Les acrographes épelés, tous
dérivés de locutions à deux éléments seulement, relèvent essentiellement du
domaine militaire (cf. §4.4.1). Des acrographes composés épelés « civils », on
n'en compte que sept, dont trois sont vieux et relativement désuets23, un constitue
les initiales d'un écrivain, un translittère un européanisme (N.B. > /nun bet/), et
deux sont limités au jargon des avocats.
Tandis que les acrographes composés épelés « civils » sont marginaux en
nombre et en usage, à l'armée l'épellation d'acrographes bilittères est toujours
productive, et ses résultats lexicaux sont très fréquents dans le discours militaire.
D'un point de vue sémantique, les acrographes lexicalisés épelés, qu'ils soient
monolittères (§4.4.1.) ou bilittères, évoquent une certaine confidentialité. Même
les notions qui, à première vue, ne semblent pas avoir une connotation forcément
militaire, comme bravo !, garrot, capacité (physique) limitée, rendez-vous
personnel ou réunion de travail, ne servent sous leurs formes épelées que dans
l'armée. Ailleurs les acrographes ne sont actuellement pas lexicalisés par
Ainsi Stern 19091 ; la 3e édition parue en 2000 en contient plus que 20000 quoique
excluant l'hébreu moderne. D'un point de vue historique mais en se référant également à
l'hébreu moderne, Rirvkaï (1937:157) parle d'un « faible national pour les acronymes ».
22 Ornan 2003:97.
23 Voici une anecdote démontrant la désuétude du procédé. Les Juifs séfarades (d'origine
espagnole) notaient l'acrographe S"$ /sámex tet/ après chaque nom d'une personne de leur
communauté comme souhait ou bénédiction (en judéo-araméen) /sefe tav/ que sa fin soit
bonne (si la personne était décédée la notation était différente). Les Ashkénazes (Juifs
d'origine européenne) ignoraient le sens de l'acrographe et le considéraient comme une
qualification réservée aux Séfarades. Par conséquent ils ont « décidé » que cela valait
pour /sfaradi taho“/ Séfarade pur. Aujourd'hui les locuteurs ignorent que Sámex Tet
voulait dire autre chose (par communication personnelle avec le professeur Yaakov
Bentolila de l'Université Ben-Gourion (Beer-Sheva, Israël), département de langue
hébraïque).
21
90
Yishaï Neuman
épellation. D'autres acrographes bilittères sont oralisés24. Étant donné la
particularité sémantique des acrographes mono– et bilittères lexicalisés par
épellation, force est de constater que les noms des lettres cacheraient des mots
tabous au sens large du mot. On pourrait se demander si ce comportement ne
relève pas de la pratique cabalistique, où les mots cachent des vérités derrière
leurs lettres constitutives. En effet, la cabbale tend à avoir recours aux lettres
pour expliquer des réalités « mystérieuses ». Les gens « simples », écartés des
secrets de la cabale, ne sont pas censés les comprendre25.
Du point de vue typographique, la notation des acrographes épelés hésite entre
la pratique usuelle en hébreu, largement dominante, qui consiste à introduire un
guillemet avant la dernière lettre, et la pratique que l'on pourrait qualifier
d'étrangère, notamment européenne, qui consiste à introduire un point après
chaque lettre. Dans ce cas, la notation d'après le procédé européen ne fait que
s'accorder avec le caractère relativement étranger que présente l'épellation des
acrographes, à la différence du caractère autochtone de leur oralisation.
4.6.2. Acrographes composés oralisés
Les acrographes composés lexicalisés en hébreu moderne tendent à être
oralisés26. L'évolution des relations entre les codes écrit et oral présente un
passage continuel d'éléments du premier au deuxième. Au départ, les
acrographes composés figurent, comme leur nom l'indique, au sein du code écrit,
et renvoient aux formes orales complètes, les formes de départ. Au fur et à
mesure de leur usage, surtout dans les milieux où ils servent le plus, ces
acrographes aboutissent à l'oralisation en tant que mots à part. L'hébreu fait
apparaître ce trait, à la différence notable des langues à alphabet complet, grâce
aux « lacunes » de son système d'écriture. Dans les langues à alphabet complet,
les acrographes composés sont bien distincts de l'orthographe des mots
Et même dans l'armée, lorsque l'idée évoquée par un acrographe bilittère sort du cadre
de l'activité militaire par excellence ou des rapports d'autorité, l’oralisation est le procédé
de lexicalisation favorisé. Par exemple, la locution nominale TN/J ŠJRVT /tnae šerut/
conditions de service est acrographié en T"Š lexicalisé /taš/, l'épellation ne convenant pas
à cette locution car la situation est celle de soldats issus de milieux défavorisés, ayant
besoin de conditions de service améliorées, donc rien d'héroïque. De même, la partie de
tsahal qui s'occupe des particularités des femmes soldats (ou soldates) s'appelle ÓJL
NŠJM /xel našim/ armée féminine, s'acrographiant en Ó"N, ensuite s'oralisant /xen/, se
trouvant ainsi en homonymie avec le mot qui signifie grâce. Ravid (1990:334) est de
l'avis que l'épellation est le procédé par défaut de lexicalisation d'acrographes bilittères.
Ceci ne semble pas être confirmé par de nombreux cas, dont les exemples ci-dessus, ainsi
que le prénom de l’écrivain Šmouel Yossef Agnon (prix Nobel de littérature 1966),
acrographié Š"J, oralisé /šaj/. Le procédé non-marqué semble être l'oralisation,
l'épellation étant marquée par le trait de confidentialité ou tabou.
25 Pour cet aspect de la cabbale, voir Oukanin 1997.
26 Le caractère voulu de ce type de néologie linguistique permet la création d'une variété
de formes qui obscurcissent la distinction entre mots amalgamés et « acronymes », pour
autant que cette distinction existe. Il nous paraît que les deux procédés de dérivation
relèvent de l'acrographie mais, sortant du cadre de l'article, ceci sera discuté ailleurs.
24
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
91
ordinaires en ce qu'ils comportent souvent des graphèmes susceptibles de ne
correspondre qu'à des consonnes, ce qui ne permet pas leur oralisation. En
revanche, les acrographes composés en hébreu, tout en ne comportant assez
souvent que des graphèmes susceptibles de ne correspondre qu'à des consonnes,
ne se distinguent pas de l'orthographe d'autres mots dans la langue, étant donné
que l'orthographe hébraïque fait abstraction des voyelles dans un premier temps.
En hébreu, le fait que certaines voyelles ne soient pas marquées dans
l'orthographe ordinaire permet de les supposer en oralisant des acrographes
composés où ne se trouvent pas de lettres susceptibles de noter des voyelles. En
d'autres termes, le caractère partiel de l'orthographe hébraïque vis-à-vis des
voyelles permet de considérer les acrographes composés comme des notations
partielles de formes sonores pleines27.
Le mécanisme qui conditionne le résultat sonore issu de l'oralisation d'un
acrographe composé est relativement compliqué. On en notera les points
essentiels.
Premièrement, si l'acrographe composé coïncide avec l'orthographe d'un mot
qui existe déjà, dans la mesure où ce mot ne renvoie pas à une réalité que l'on ne
voudrait pas évoquer, il sera oralisé de manière identique à la forme sonore de ce
mot, générant ainsi une homonymie. Il arrive souvent que l'on choisisse les
lettres issues de l'orthographe complète qui resteront dans l'acrographe composé
de manière à faire coïncider le nouveau mot avec l'orthographe d'un mot existant
à connotation positive28.
Deuxièmement, si l'acrographe est composé de trois lettres susceptibles de
correspondre exclusivement à des consonnes, et ne coïncide avec l'orthographe
d'aucun mot existant, on introduit dans la séquence orale deux voyelles, une
après la consonne correspondant à la première lettre, et une autre voyelle après la
Rivkaï (1937:156-176) évoque la notation partielle des voyelles comme le facteur
décisif canalisant les acrographes composés vers l'oralisation. En comparant le
comportement à l'oral des acrographes composés en allemand et en yiddish, deux langues
génétiquement apparentées, il montre comment la lexicalisation est effectuée par
épellation dans la première, et par oralisation dans la deuxième, les deux langues étant
notées par les alphabets latin et hébraïque respectivement. Voir également Rosén
1953:16-18 ; Cohen et Zafrani 1968:149-151 ; Masson 1976: 143-147.
28 Gehenot (1975:290) les appelle sigles prédestinés. À ce propos il nous paraît tout aussi
essentiel de préciser que les acrographes composés oralisés en arabe sont d'habitude
prédestinés. Pour abréger à l'oral, les locutions fréquentes sont ellipsées, mais lorsqu'une
locution peut s'acrographier en coïncidant avec l'orthographe d'un mot que l'on voudrait
évoquer, on permet les néologismes sémantiques, c'est-à-dire, l'ajout d'un sens à un mot
existant. Voici un cas particulièrement intéressant. Le Fatah est le composant essentiel de
l'OLP. On s'attendrait à ce que la locution ÓRKT TÓRJR FLSTJN /˙árakat ta˙r•r falasã•n/
Mouvement de Libération de la Palestine s’acrographie en ÓTF, qui s'oraliserait donc
comme /˙átaf/ ; or, elle s'acrographie à l'envers FTÓ en s'oralisant /fáta˙/. L'explication
de ce changement ne concerne pas un genre de verlan arabe, mais plutôt la coïncidence
d'une part et la prédestination d'autre part. Tandis que l'oralisation */˙átaf/ de
l’acrographe attendu ÓTF coïnciderait avec un mot désignant une mort rapide, le produit
inverse « coïncide » avec un terme qui désigne la conquête par l'islam de pays des
mécréants. Voir Denoyan 1970:26, Faure 2002:137 et Ornan 2003:99.
27
92
Yishaï Neuman
deuxième29, les deux voyelles se trouvant donc en position médiane de mot.
Comme en position médiane les voyelles /a/ et /e/ ne sont pas notées (voir supra
§2.), elles sont les seules candidates à assumer la syllabisation30. Les lois qui
déterminent le choix entre /a/ et /e/ sont soumises à des contraintes
morphologiques qui commandent le comportement d'autres formes de l'hébreu.
Troisièmement, si l'acrographe est composé de plus de trois lettres
susceptibles de correspondre uniquement à des consonnes, et ne coïncide avec
l'orthographe d'aucun mot existant, c'est exclusivement la voyelle /a/ qui est
insérée. Elle est introduite pour éviter des groupes de consonnes en position
extrême (initiale et finale) de mot. Suivant le nombre de consonnes, le résultat
peut varier entre CaCCaC (très fréquent) et CaCaCCaC (moins fréquent)31.
Enfin, dans la mesure où l'acrographe comporte des lettres susceptibles de
correspondre à des voyelles, que ce soit vav ou yod partout, ou bien álef ou he en
fin d'acrographe, les voyelles susceptibles d'être qui correspondent à ces lettres
sont introduites dans la séquence orale tout en faisant abstraction des voyelles
que ces lettres notent dans la locution acrographiée.
En général, tout est question de fréquence relevant des rapports habituels entre
graphèmes et phonèmes en hébreu. L'attribution de valeurs phoniques aux lettres
constitutives d'un acrographe composé lors de son passage au lexique par
oralisation s'inspire fortement de la représentation graphique de l'oral dans le
reste de la langue. En effet, le choix de l'oralisation ne fait que reproduire les
relations les plus courantes entre l'oral et l'écrit qui existent déjà. En d'autres
termes, les rapports phonographématiques allant des phonèmes aux lettres font
naître des lois graphophonématiques qui régissent l'oralisation. Les rapports
marginaux dans le passage de l'oral à l'écrit tendent à disparaître dans le passage
inverse. Ainsi, en oralisant un acrographe composé privé de lettres susceptibles
de correspondre à des voyelles, on insère moins souvent la voyelle /e/ et plus
souvent le /a/, car la première est parfois notée (par un yod), tandis que la
deuxième n'est jamais notée en position non-finale. De même, un yod s'oralise
dans les acrographes toujours en tant que /i/ parce que c'est le phonème auquel il
Par « la consonne notée par la première/deuxième lettre » nous voulons dire la
consonne la plus souvent notée par cette lettre en hébreu en général, et non pas la
consonne que la lettre note dans la forme complète.
30 Bolozky 1990 et 1999 évoque la pertinence de ces voyelles en hébreu sans considérer
l’aspect orthographique.
31 Par souci d’ordre phonocentriste, consistant à exclure l’écrit de l’analyse linguistique,
Bat-El (1994) considère le (a) comme une voyelle épenthétique malgré la pertinence
exclusive de (e) dans des cas comme (sa“t“) > (sá“te“) Sartre ; à comparer également
avec la variable déclassante (nakta“) issue de nectar par méconnaissance de certains visà-vis de la forme orale qu’accompagne l’inscription NQ$R sur les cartons de jus de fruit.
À ce propos, une réflexion à caractère sociolinguistique mérite d’être évoquée.
Auparavant tout le monde parlait mais seules les personnes éduquées lisaient aussi, et
c’était le savoir lire qui comptait pour le bon classement social. En revanche aujourd’hui,
dans les pays développés, il arrive souvent que tout le monde sache lire et c’est la forme
orale associée aux mots écrits qui varie en fonction de la couche sociale, de sorte que les
formes oralisées (ou dégraphémiques) sont souvent des variables déclassantes par rapport
aux formes congénères parvenues par la transmission orale.
29
De l'écrit à l'oral : la lexicalisation des abréviations de l'écrit en hébreu moderne
93
correspond dans la grande majorité de ses apparitions dans l'orthographe, le /j/ et
surtout le /e/ restant loin en arrière. De même, la lettre vav figurant dans un
acrographe composé sera oralisée lors de son passage au lexique plus souvent
comme un /o/, et moins souvent comme un /u/, bien que la répartition – nous la
connaissons par notre propre intuition – ne paraît pas si tranchée que dans le cas
du yod. Il en va de même pour l'álef et le he en position finale. Ces lettres
peuvent y correspondre soit à /a/ soit à /e/, mais la fréquence beaucoup plus
élevée de /a/ a pour conséquence sa présence quasi-exclusive dans la
lexicalisation par oralisation.
Il s'ensuit que le passage d'une locution complète à sa forme abrégée à l'oral
ne se fait pas par le procédé d'acronymie, mais plutôt par le biais d'un procédé
que l'on pourrait nommer acrographie oralisée. En d'autres termes, il n'y a
aucune identité obligatoire entre les phonèmes des mots constitutifs de la
locution abrégée et les phonèmes figurant dans l'abréviation à l'oral. Seule
l'identité graphique oblige : toute lettre figurant dans l'acrographe composé ne
provient que de l'orthographe des mots constitutifs de la locution acrographiée. Il
arrive souvent que les transformations « phonologiques » soient énormes, sans
qu'elles puissent être expliquées par la linguistique conventionnelle, car
phonocentriste. En voici quelques cas illustratifs32 :
Locution de départ
1
2
3
4
(1)
(2)
(3)
(4)
Translittération
JJN ŠRP
ÓJL RPV/H
TQNVN ŠJRVT
PLVGT ŠDH
Transcription
/jen sa“af/
/xel “efua/
/takanon še“ut/
/plugat sade/
Acrographe
Translittération
J"Š
ÓR"P
TQŠJ"R
PV"Š
Transcription
/jaš/
/xa“ap/
/takši“/
/foš/
eau-de-vie ; le /s/ noté par šin devient /š/ puisque le rapport Š ↔ /š/ est plus
fréquent que le rapport Š ↔/s/.
service de santé ; /f/ > /p/ car le pe note d'habitude /p/ ou /f/, mais uniquement
/p/ en fin de mot, /f/ y étant noté par l'allographe final.
code de la fonction publique ; le passage /e/ > /i/ s'explique par le fait que le yod
note /i/ dans la plupart de ses occurrences.
section d'activ(ité) ; les passages /p/ > /f/, /u/ > /o/ et /s/ > /š/ sont possibles
grâce aux rapports bivalents P ↔ /p/ / /f/, V ↔ /o/ / /u/ et Š ↔ /š/ / /s/33.
Les transformations illustrées dans les exemples ci-dessus ne sont pas
phonologiques au sens traditionnel du terme. Quelques uns même transgressent
certains aspects de la phonologie historique de l'hébreu. Dès qu'un acrographe
est né, il acquiert une autonomie par rapport à la notion qu'il émet. À partir de là,
il peut être oralisé, abstraction faite des phonèmes contenus dans la locution de
départ.
Pour une liste relativement complète voir Even Shoshan 1998:3507-3537. Une liste
illustrative commentée en français se trouve dans Cohen et Zafrani 1968:149-151.
33 Il est conseillé de consulter le tableau de l'alphabet hébraïque (note **).
32
94
Yishaï Neuman
5. CONCLUSION
L'analyse de l'abréviation en tant que pratique scripturale s'inscrit dans le
domaine de recherche portant sur l'écriture en général, c'est-à-dire la
grammatologie. En comparaison avec l'écriture conventionnelle, l'abréviation de
celle-ci est beaucoup plus susceptible d'agir sur la langue. Tandis que dans les
langues écrites la néologie peut être accompagnée d'une néographie, dans le
domaine des abréviations de l'écrit, autrement dit l'acrographie, c'est plutôt
l'inverse : la néographie peut être suivie de néologie. En d'autre termes, si dans le
rapport entre la langue et son écriture en général, c'est la première qui est la
cause et la deuxième qui est l'effet, en revanche, dans le rapport entre la
néographie abréviative issue de l'orthographe conventionnelle et la phonie
abréviative c'est le premier qui est la cause du deuxième.
L'examen des abréviations de l'écrit en hébreu montre que, grâce au caractère
non complet de son alphabet, cette langue jouit d'un flux abondant de
néologismes issus de néographismes acrographiques. La différence nette entre,
d'une part, l'étendue morphologique limitée de tels néologismes dans les langues
dont l'alphabet note toutes les voyelles, et, d'autre part, leur diversité
remarquable dans une langue dont alphabet ne les note que partiellement, tel
l'hébreu, dévoile un des aspects importants du rôle que joue l'écriture dans le
comportement et dans l'évolution des langues. Dès lors, une conclusion
s'impose : la lexicalisation des acrographes est un fait de langue qui s'insère dans
le cadre de l'influence de l'écriture sur la langue.
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DTLANGT]TS
Écrituresabrégées
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MadrayLesigneFrançoise L'écriture abrégéedu Braille en français
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MuzerelleDenis
Aperçusommaire(et perspectivesnouvelles)sur les notestironiennes
Andrieux-ReixNelly
Ecriture abrégéedu françaismédiéval: I'exemplede deux
manuscritscontemporains
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Les
à la renaissance: enjeuxet usages
FraenkelBéatrice
Les signaturesanonymesou l'abréviationcommestratégiede
dissimulationdu nom
ISBN:2-7080-1094-8
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