La fiction posthumaniste – une autre manière d’envisager le futur
Mara Magda Maftei
Professeure des universités, École doctorale des Lettres, Université de Bucarest
Chercheuse associée LAP | UMR 8177 CNRS-EHESS
magda.maftei@ehess.fr
Résumé :
Le posthumanisme, courant de pensée auquel les chercheurs américains (Neil
Badmington, 2000; Carry Wolfe, 2010; Stefan Herbrechter, 2013…) ont dédié nombre
d’études et qui reprend au poststructuralisme la critique d’un sujet auquel il est impossible
d’assigner une identité précise, s’organise autour d’une forme de vie modifiée par la
technoscience. Cette forme de vie, revue du point de vue cognitif et anthropologique, intrigue
de plus en plus les écrivains contemporains. Dans l’ouvrage Fictions posthumanistes
(Hermann, 2022), j’ai montré que ceux-ci s’intéressent aux questions que l’on considérait
auparavant comme traitées de préférence par la science-fiction et par la dystopie.
Le présent article se focalise sur le roman de Jean-Gabriel Ganascia alias Gabriel Naëj
(Ce matin, maman a été téléchargée, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2019) et sur la relecture
que Jean-Gabriel Ganascia lui-même donne de ce roman dans son dernier essai Servitudes
virtuelles (Paris, Éditions du Seuil, 2022). La fiction posthumaniste de l’auteur Naëj acquiert
ainsi une fonction pédagogique ou didactique : le personnage de Michèle Vidal est utilisé par
le chercheur Ganascia afin d’expliquer les conséquences potentielles induites par la variabilité
des données scientifiques. La fiction lui permet aussi d’introduire des notions comme la
métensomatose numérique, la dictature des orins et de spéculer avec sarcasme et ironie sur le
téléchargement, la réintégration corporelle, la dissociation corps/esprit et ainsi de contester la
1
crédibilité de plusieurs personnes bien réelles qui acquièrent une identité fictionnelle dans son
roman (le savant fou Dr. Marco Varvogliss est l’alter ego romanesque de Ray Kuzweil).
Mots clés : fiction posthumaniste, transhumanisme, posthumanisme, Jean-Gabriel Ganascia
Abstract :
Posthumanism, a philosophical and cultural current to which American researchers
(Neil Badmington, 2000; Carry Wolfe, 2010; Stefan Herbrechter, 2013, etc.) have dedicated a
number of studies and which takes poststructuralism as a reference, treats different forms of
life modified by technological progress. These forms of life, reviewed from a cognitive and
anthropological point of view, intrigues contemporary writers. In the book Fictions
posthumanistes (Hermann, 2022), I have shown that writers are interested in questions that
were previously considered to be treated preferably by science fiction and by dystopia.
This article focuses on the novel written by Jean-Gabriel Ganascia alias Gabriel Naëj
(Ce matin, maman a été téléchargée, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2019) and on the
rereading that Jean-Gabriel Ganascia himself gives of this novel in his latest essay Servitudes
virtuelles (Paris, Éditions du Seuil, 2022). The posthumanist fiction of the author Naëj thus
acquires a pedagogical or didactic function: the character of Michèle Vidal is used by the
researcher Ganascia to explain the potential consequences induced by the variability of
scientific data. Fiction also allows him to introduce notions such as digital metensomatosis,
dictatorship of orins and to speculate with sarcasm and irony on downloading, body
reintegration, body/mind dissociation and thus to challenge the credibility of several very real
people who acquire a fictional identity in his novel (mad scientist Dr. Marco Varvogliss is
Ray Kuzweil's novelistic alter ego).
Keywords : posthumanist fiction, transhumanism, posthumanism, Jean-Gabriel Ganascia
2
Introduction à la notion de « fiction posthumaniste »
Une nouvelle téléologie émerge après l’effondrement des « métarécits de
légitimation » postulé par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne1, et par
Niklas Luhmann dans Systèmes sociaux, esquisse d’une théorie générale2. Cet effondrement a
donné naissance à des récits alternatifs, comme le posthumanisme, le transhumanisme, et
ainsi à une nouvelle manière d’envisager en Occident l’être humain. Celui-ci se trouve
désormais en situation de devoir partager sa place avec d’autres catégories de vivants, comme
les humains modifiés par la technoscience ou différentes formes d’intelligence artificielle,
coexistant avec les Hommes tels que nous connaissons du point de vue cognitif et
anthropologique.
Le transhumanisme considère l’Homme comme le produit d’un savoir : il s’empare
des études menées, depuis la deuxième moitié du XXème siècle, par des bioéthiciens, des
biologistes, des psychologues, des généticiens, des philosophes, des experts en sciences
cognitives3, connus pour leurs prodigieux essais de remodeler l’humain.
Si l’idéologie transhumaniste s’intéresse à la création, dans le Laboratoire ou sur le
Web, d’une forme de vie4 transhumaine ou posthumaine, cette forme de vie est également à la
recherche d’une nouvelle théorie critique, qui puise dans le travail de la French Theory.
Plusieurs théoriciens américains ont donné un nom à cette « perturbation » dans la
manière de percevoir l’Humain : le posthumanisme. Défini par Ihab Hassan5 et repris dans
1
2
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
Niklas Luhmann, Systèmes sociaux : Esquisse d'une théorie générale trad. en fr.Lukas K. Sosoe,
Québec, Presses de l’Université Laval, 2011.
3
William Heseltine, Burrhus Frederic Skinner, George Church, John Searle, Noam Chomsky, John
von Neumann, Claude Shannon, Alan Turing, Norbert Wiener…
4
Pour la notion de forme de vie cf. Sandra Laugier & Estelle Ferrarese, Formes de vie (éd), Paris, CNRS
Éditions, 2018.
3
plusieurs ouvrages,6 ce terme désigne un mouvement culturel7, un mode de pensée8 qui
s’inscrit dans la continuité de l’humanisme9 et auquel les récits philosophiques, littéraires,
artistiques peuvent déléguer les interrogations suscitées par les propositions des scientifiques
et/ou par des apôtres du transhumanisme comme Nick Bostrom, Ray Kuzweil, Peter Thiel…
Le nouveau discours culturel, ainsi nommé posthumanisme, intègre désormais la
technoscience, et impacte l’imaginaire. Un nombre de plus en plus important d’écrivains
contemporains invitent les lecteurs à prendre conscience des mutations qui se dessinent,
portées par une idéologie telle que le transhumanisme écho au travail de nombreux
scientifiques.
Les fictions posthumanistes10 spéculent ainsi sur notre présent ou sur notre avenir
proximal auquel travaillent des scientifiques et des idéologues.
Ces fictions ne relèvent ni de la dystopie ni de la science-fiction de type cyberpunk.
Elles ne sont pas porteuses de positions engagées au sens sartrien du terme et n’obligent pas
5
Ihab Hassan « Prometheus as Performer: Toward a Posthumanist Culture? A University Masque in Five
Scenes », The Georgia Review, vol. 31, n° 4, 1977, p. 830-850.
6
Neil Badmington (ed.), Posthumanism, Basingtoke, Palgrave Macmillan, 2000; N. Katherine Hayles, How We
Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, The University of Chicago Press,
1999; Stefan Herbrechter, Posthumanism: a Critical Analysis, Londres, Bloomsbury, 2013; Pramod K. Nayar,
Posthumanism, Cambridge, Polity Press, 2014.
7
Hava Tirosh-Samuelson, « Transhumanism as a Secularist Faith » in Zygon, volume 47, no 4, Décembre 2012,
p. 710 – 734.
8
Carry Wolfe, What is Posthumanism?, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.
9
Neil Badmington propose un posthumanisme qui prolonge l’humanisme, puisque le préfixe post n’implique pas
une rupture ou une fin : le « posthumanisme […] est autant posthumaniste que post-humaniste» in « Theorizing
Posthumanism », Cultural Critique, n° 53, hiver 2003, p. 10-27.
10
Voir Mara Magda Maftei, Fictions posthumanistes, Représentations littéraires et critiques du
transhumanisme, Paris, Hermann, 2022.
4
les lecteurs à un effort d’imagination afin d’adhérer au monde décrit par les écrivains
posthumanistes, car ce monde est en rapport étroit avec le réel.
Dans la lignée d’une pratique culturelle (posthumanisme) et d’une réalité socioéconomique (transhumanisme) qui vise le contrôle de l’individu, l’uniformisation de son
comportement en tant que consommateur par différents outils numériques ou techniques, la
sous-veillance11, le narrateur posthumaniste parodie ou satirise les possibles conséquences
d’une humanité en proie à des transformations qui nous promettent une vie prolongée voire
immortelle.
J’en mènerai la démonstration à partir de deux ouvrages rédigés par le même auteur,
Jean Gabriel Ganascia. Il s’agit d’une part d’un récit fictionnel (Ce matin, maman a été
téléchargée12 publié sous le nom de Gabriel Naëj) et d’autre part du dernier essai du
scientifique, ingénieur de formation, intitulé Servitudes virtuelles13, lequel revient sur
l’interprétation que son lecteur peut développer du roman Ce matin, maman a été téléchargée.
La fonction pédagogique ou didactique du roman Ce matin, maman a été téléchargée,
repose sur le personnage Michèle Vidal, utilisée ensuite par le chercheur Ganascia afin
d’expliquer et d’incarner des données scientifiques. La fiction lui permet aussi d’introduire
des notions comme la métensomatose numérique, la dictature des orins et de spéculer avec
sarcasme et ironie sur le téléchargement, la réintégration corporelle, la dissociation
corps/esprit, de contester la crédibilité de plusieurs personnes bien réelles qui acquièrent une
identité fictionnelle dans son roman (le savant fou Dr. Marco Varvogliss est l’alter ego
romanesque de Ray Kuzweil).
11
Notion introduite par Jean-Gabriel Ganascia qui insiste sur le fait que les risques d’asservissement subsistent
en néolibéralisme, mais que les formes de servitude sont différentes.
12
Gabriel Naëj, Ce matin, maman a été téléchargée, Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2019
13
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, Paris, Éditions du Seuil, 2022.
5
Bibliothèque fictionnelle et scientifique
Dans l’entretien Une conscience désincarnée14, Jean-Gabriel Ganascia lui-même se
garde de ranger son roman dans la catégorie de science-fiction :
Je ressens souvent une frustration avec les œuvres de science-fiction qui abordent ces
questions, qu’il s’agisse de livres ou de films. Elles m’apparaissent assez éloignées de
préoccupations sensibles. Elles explorent des possibles, pour en montrer les
conséquences effroyables ; en cela elles apparaissent critiques, au sens où elles font
ressortir le trouble qui résulte d’une situation anormale, en quelque sorte pathologique
; mais elles le font d’une façon glaciale, sans entrer dans l’intimité d’individus
vulnérables et délicats, semblables à nous. Leurs univers m’apparaissent abstraits. Les
questions liées à la vie personnelle, aux objets, aux couleurs, à la mémoire, avec ses
réminiscences, à la famille, à l’attachement des personnes les unes pour les autres, à la
séduction, à l’amour, à tout ce qui fait nos émotions m’y semblaient trop absentes […]
Pour toutes ces raisons, j’ai tenté de me démarquer des œuvres de science-fiction
portant sur cette thématique. De ce fait, j’étais content de pouvoir publier dans une
maison d’édition littéraire générale, plutôt que dans une collection spécialisée sur la
science-fiction15.
Afin de rompre nettement avec cette catégorie littéraire et de s’inscrire, non sans
humour, dans la lignée d’une littérature réflexive plus directement en prise sur le
14
Entretien avec Mara Magda Maftei sur Ce matin, maman a été téléchargée de Gabriel Naëj, Une conscience
désincarnée, publié dans Transhumanisme et Fictions posthumanistes, Revue des Sciences humaines, Presses
Universitaires du Septentrion, n°341/janvier-mars 2021, 318 pages (sous la direction de Mara Magda Maftei)
15
Ibid, p. 125-126.
6
questionnement philosophique, le roman de Jean-Gabriel Ganascia s’ouvre sur un clin d’œil à
L’Etranger d’Albert Camus, dont il reprend aussi la structure narrative :
Ce matin, maman a été téléchargée. Ou peut-être hier. Je viens de recevoir un texto de
la clinique. “L’excorporation s’est bien déroulée. Votre mère est transférée. Nous vous
attendons pour la translation. Avec notre considération distinguée.” La translation ?
Cela ne veut rien dire. C’est du langage codé16.
Dans Ce matin, maman a été téléchargée, le narrateur, Raphaël Vidal suit à la lettre les
instructions de sa mère, Michèle Vidal, qui avait formulé le vœu de se réincarner postmortem
dans l’une de ces créatures, « […] pulpeuses à peau de pêche-fabriquées par l’Ishiguro Corp,
vers 2047 »17). On aura noté la référence au Japonais Hiroshi Ishiguro, qui fabrique de nos
jours des robots à son image, à l’image de sa fille aussi. Avant que sa conscience soit
téléchargée dans ce corps durable, Michèle transfère une belle somme d’argent sur le compte
de la société Ray & Terry (société qui assure l’interface entre le mouvement « transhumaniste
H + » et les personnes intéressées par l’idée de vivre éternellement).
Gabriel Naëj utilise deux voix contradictoires complémentaires, celle de Michèle Vidal
et celle de son fils Raphaël (qui découvre les événements d’une manière progressive). La
mère impose ses choix à son fils qui exécute. En soi, l’intrigue du roman est centrée sur des
personnages fatigués par des relations humaines compliquées, par le trouble de Michèle Vidal,
qui une fois déclarée morte, commence le processus de son transfert vers un autre corps
(l’excorporation). Ce transfert du corps biologique vers un corps immortel est décrit comme
16
17
Gabriel Naëj, Ce matin, maman a été téléchargée, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 65.
7
traumatisant. La quête d’une nouvelle identité, l’affolement de Michèle qui fait un voyage
vers l’inconnu en attendant qu’on lui procure un nouveau support physique s’avère troublant.
Le roman doit ainsi d’abord faire l’épreuve de la mort et de ce que peut éprouver une
conscience qui survit au corps périssable. Transférée sur un support virtuel de mémoire
artificielle, Michèle Vidal raconte qu’après son téléchargement « […] tout a disparu […] Plus
de nuit, plus de jour. Noir absolu. C’est l’autre nuit »18. L’être intermédiaire, qui attend qu’on
lui procure un nouvel emballage physique, se trouve alors dans la « tourmente », dans la «
solitude » et la « béance »19, occupé à se refaire, à s’habituer à une nouvelle identité en
congruence avec son nouvel aspect physique, ou plutôt son absence temporaire de réalité
psychique et matérielle. Cela renvoie à la forme de vie supérieure que la religion chrétienne
nous promet après la mort, à la transcendance de l’âme (christianisme) et à l’immanence
(transhumanisme) de la conscience désincarnée.
Sur ce trajet, Michèle Vidal se lance dans une formulation du « Notre père » adaptée à
son caractère déjà presque transhumain : « Que ton nom soit célébré, que ta volonté soit
accomplie pour les siècles des siècles, que ton règne vienne »20. Le rituel de la messe d’un
esprit téléchargé est mis en question. La perte du corps physique entraîne l’inutilité des
fonctions physiologiques. La transsubstantiation est annulée par le transhumanisme : « La
table est vide. Pas de vin. Pas de sel. Pas de nourriture non plus. La mastication est inutile »21.
Le « transfert » dans un nouveau corps a ensuite lieu dans une ancienne église
transformée en clinique, ce qui est pour l’auteur une manière de signaler à la fois la
« croyance » qui habite le transhumanisme et de dire que, dans notre monde contemporain, les
anciennes sacralités se trouvent déchues au profit d’une foi dans la toute-puissance
18
Ibid., p. 37.
19
Ibid., p. 41.
20
Ibid., p. 45.
21
Ibid., p. 47.
8
scientifique. Michèle a ainsi abandonné le christianisme pour s’adonner au transhumanisme,
présenté dans le roman comme synonyme d’une secte qui se diffuse via l’« hebdo des
Transhumains, H + ». La secte est gérée par un savant fou, Dr. Marco Varvogliss, président de
la société Ray & Terry, qui rappelle Ray Kuzweil, dont le nom est plusieurs fois cité dans le
roman. Marco Varvogliss insiste ainsi sur le fait que « les morts se révèleront » et que « les
corps se reconstitueront»22, que les esprits seront téléchargés pour tous les adeptes du
transhumanisme.
Trois ans plus tard, Jean-Gabriel Ganascia revient sur son roman dans son essai
Servitudes virtuelles. L’ouvrage dessine une rose des vents numérique dont les points
cardinaux opposent d’une part le « en ligne » au « hors ligne », d’autre part « en vie » à « hors
vie ». Plusieurs formes de vie, créées à partir de l’humain et de son corps biologique, ont la
liberté de combiner les points cardinaux et de casser le rapport binaire.
L’espace « en ligne » offre à des personnes réelles la possibilité de vivre plusieurs vies
en plus de celle procurée par l’identité biologique, de s’inventer plusieurs avatars. Nous
pouvons ainsi être à la fois « en ligne » et « en vie ». Nous gardons alors nos corps
biologiques23 et nous bénéficions en même temps de plusieurs « masques » procurés par le
22
23
Ibid., p. 180.
Pour reprendre la terminologie proposée par Jean-Gabriel Ganascia et enrichir les exemples des formes de vie
« hors vie » et « en ligne », nous citons le roman d’Antoine Bello, Ada. Le personnage Ada est créé par Turing
Corp pour écrire des romans à l’eau de rose. Cette intelligence artificielle réussit à s’enfuir avec l’aide d’une
femme de ménage qu’elle a pu convaincre de la raccorder à l’internet. Une fois libérée, Ada profite de son corps
débiologisé pour espionner, s’infiltrer, gagner ainsi en autonomie et en indépendance. Elle est douée de
conscience et d’intentionnalité sans qu’elle ait un corps biologique.
9
numérique, autant de« masques » qui peuvent être récupérés, détournés, manipulés ensuite par
différents organismes privés24.
Nous pouvons passer un temps indéfini dans le métavers, espace dans lequel nos
identités numériques sont immortelles, mais pas invulnérables25. Le métavers a ses propres
lois qui décident de la vie et de la mort des « créatures » qui le peuplent. Il a aussi ses dieux26.
Il existe donc certainement une existence au-delà de la vie biologique, puisque de tels
avatars peuvent « survivre » sur la Toile bien après la mort physique de leur promoteur. C’est
sur ce type d’existence que Ce matin, maman a été téléchargée spécule abondamment.
Michèle Vidal décide de se transposer dans un autre support, immortel, qui est un robot, une
femme pulpeuse, un beau corps qu’elle avait elle-même choisi. La mère de Raphaël
s’installera ainsi dans le « hors vie », mais elle restera « en ligne ». Elle deviendra un « orin
transhumain »27, c’est-à-dire un des « […] êtres désincarnés errant sans corps ni repos dans
les limbes du cyberspace […] »28, qui se voit, quand même, interdit le droit d’interférer avec
les humains car un « réseau interne à leur colonie »29 leur est créé par les humains vivants, un
réseau totalement déconnecté de tous les réseaux de communication humains.
24
Par exemple, la société Clearview, mentionnée dans Servitudes virtuelles, dispose d’une base de données qui
compte plus de trois milliards de portraits et utilise l’intelligence artificielle dans des buts soi-disant charitables :
identifier des soldats décédés lors des guerres, comme la guerre en Ukraine.
25
Voir le roman de Nathan Devers, Les Liens artificielles, Paris, Albin Michel, 2022.
26
Voir le crédit social en Chine.
27
Voir la notion de « dictature des orins » (une multitude de liens qui nous tiennent captifs à des organismes
informationnels gérant en définitive notre vie) in Jean-Gabriel Ganascia, « Algorithme and blues », in Le
Nouveau Magazine Littéraire, avril 2019, p. 48-49.
28
29
Gabriel Naëj, Ce matin, maman a été téléchargée, op. cit.,p. 198.
Ibid., p. 203.
10
Plusieurs scenari pour interpréter le futur
Quel nom donner à la tentative entreprise par un scientifique, qui offre dans son essai
Servitudes virtuelles, des explications sur les choix narratifs, terminologiques, de la fiction
écrite par son hétéronyme, Gabriel Naëj ? Comment désigner cet acte d’autocommentaire
transdisciplinaire dont se charge le même individu, à la fois scientifique et écrivain, lequel
adopte, en plus, un nom de plume différent pour son identité auctoriale ?
Dans Servitudes virtuelles, Jean-Gabriel Ganascia reprend le même passage du roman
Ce matin, maman a été téléchargée de Gabriel Naëj. Il réécrit le début afin de tester des
propositions transhumanistes par l’intermédiaire des explications scientifiques qui invalident
l’intentionnalité et la conscience des existences « hors vie ».
Ce début ouvert a ainsi le but de placer le lecteur dans plusieurs scenari possibles. Si
les récits de science-fiction ont été plus ou moins validés par la science, ou si certains d’entre
eux ont proposé et anticipé une terminologie retravaillée ensuite par la science, la fiction
posthumaniste, telle que Ganascia en fournit lui-même le commentaire, montre que le futur
imaginé par des scientifiques réels et porté aux louanges par les idéologues transhumanistes,
fournit un excellent moyen de spéculer sur l’avenir de l’humain.
Téléchargement de la conscience :
« Je viens de recevoir un texto de la clinique »30. Ce début de roman correspond à
celui décrit dans Ce matin, maman a été téléchargée.
Devant le corps inerte de sa mère, Raphaël Vidal assiste avec effroi à la transposition
de la conscience de celle-ci dans une « petite capsule métallique de forme ogivale reposant sur
un coussinet de velours noir » qui « émettra » bientôt et qui sera connectée ensuite aux
30
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 37.
11
« capteurs optiques et auditifs pour l’aider à reconstituer les perceptions ». Ce « métal
inaltérable » « dispose d’une autonomie de plus de dix millions d’années »31.
Aux inquiétudes de Raphaël, le médecin répond :
D’ici deux jours, nous procèderons à la transmigration : le résultat vous surprendra :
vous la retrouverez. Ce sera la même personne ou presque, sur un autre corps, plus
vigoureux, plus alerte, plus joli aussi. En dépit des petites différences corporelles, elle
aura des réactions identiques, une gestuelle proche et des intonations semblables32.
La transmigration ou la métensomatose numérique, c’est-à-dire le passage de l’âme
d’un corps biologique périssable à un corps durable, avec la conservation des données les plus
importantes comme la conscience, l’esprit, le vécu, dans un accord donc parfait avec
l’idéologie transhumaniste, est décrit dans Ce matin, maman a été téléchargée comme un
« grand pas pour la science, une avancée majeure pour l’humanité33. »
Dans Servitudes virtuelles, Jean-Gabriel Ganascia explique le fonctionnement
improbable de cette numérisation de la conscience et déjoue ainsi les prophéties de Ray
Kurzweil.
Le procédé repose sur
[…] une transformation du psychisme, ou plus exactement de l’âme au sens
aristotélicien, en séquences de 0 et de 1 assimilables à des flux de données, ou encore
31
Ibid, p. 38.
32
Ibid, p. 38-39.
33
Gabriel Naëj,Ce matin, maman a été téléchargée, op.cit., p. 24.
12
à des programmes informatiques aptes à mettre en mouvement et donc à animer, au
sens étymologique, des ordinateurs. Ces derniers étant des machines universelles, une
fois la transposition du psychisme en chiffres opérée, il serait loisible d’en dupliquer le
contenu, puis de le télécharger sur un autre ordinateur, voire sur un robot qui, à son
tour, s’animerait avec un tel programme de façon identique à nous et existerait alors
‘hors vie’. Bien sûr, comme la conscience contient beaucoup de choses, cela
représenterait une quantité considérable de chiffres binaires. De plus […] le
programme qui traduit notre conscience risquerait d’être trop long pour tenir sur les
dispositifs de stockages d’information des ordinateurs actuels et, surtout, trop
complexe en cela qu’il faudrait vraisemblablement tant d’opérations pour l’exécuter
jusqu’à son terme, que nous n’en verrons jamais le bout, même après des millénaires34.
Un prophète comme Ray Kurzweil fonde ses allégations sur la loi de Gordon Moore
(1964), selon lequel « la puissance et la capacité de calcul des ordinateurs doublent tous les
dix-huit mois35. » Les machines dépasseront ainsi les humains au point de basculer dans la
Singularité technologique, chose fortement impossible du point de vue de l’ingénieur JeanGabriel Ganascia. La « faute » à la capacité infinie de cette croissance exponentielle, à la
nature encore très mystérieuse de la conscience qui loge les entités douées d’émotions, de
douleurs et d’intentions. Même si les humains peuvent doter des machines d’intentionnalité
(cf. les travaux de Daniel Dennett), même si les études sur la conscience réflexive (cf. la
recherche menée par Stanislas Dehaene) poussent certains juristes à s’interroger sur la
34
35
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 39-40.
Ibid, p. 40.
13
possibilité des machines d’acquérir le statut de personne36, Jean-Gabriel Ganascia démontre
qu’imaginer pour ces entités « hors vie » une existence biologique et sociale qui ferait
concurrence à celle humaine, relève de la pure fiction.
Avatar
« Je viens de recevoir un texto de la clinique »37. Reprenant le début de son roman,
Jean-Gabriel Ganascia en fait varier les suites possibles. Dans un nouveau scénario, imaginé
dans Servitudes virtuelles cette fois-ci, Raphaël a des frères et des sœurs qui l’accompagnent à
l’hôpital. Sa mère est toujours « en vie ». Son corps respire, mais le traitement contre son
cancer ne sera plus en mesure d’assurer la continuité de sa personne. Elle a laissé un « avatar
construit avec l’ensemble de ses écrits, de ses courriers électroniques et de ses conversations
sur les réseaux sociaux et au téléphone »38. Puisqu’elle est incapable de s’exprimer, c’est son
double qui prend le relais, un double qui surgit sur l’écran d’un ordinateur39. Ce double exige
de ses enfants et au personnel hospitalier de mettre un terme aux soins, ce qui provoque la
contestation d’un de ses enfants :
- C’est impossible. Ce n’est pas elle ! Elle est sur le lit. Ce n’est qu’un simulacre
absurde.
Le médecin répond calmement :
36
Géraldine Aïdan, Danièle Bourcier (dir.), Humain-Non humain. Repenser l’intériorité du sujet de droit, Paris,
LGDJ, collection « Droit et société », 2021.
37
38
39
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 44.
Ibid., p. 45.
Les lecteurs retrouvent la même idée dans le roman de Sylvain Forge, Sauve-la (Paris, Éditions Fayard, 2020),
le chatbot étant incarné par le personnage Clara Tomescu.
14
-
Aux termes de la loi, les avatars certifiés comme celui de votre mère répondent à la
place des personnes et engagent leur responsabilité. Nous suivrons donc ses
recommandations40.
Un problème important évoqué par Gabriel Naëj est ici celui du rôle primordial joué
par le corps biologique dans la définition d’un être humain. Michèle Vidal est « hors vie »
biologique quand elle choisit d’être déconnectée des appareils, mais elle s’adresse à ses
enfants par l’intermédiaire de leur vécu commun grâce à son image reflétée sur un écran.
C’est ainsi que le corps biologique parle à la mémoire des enfants de l’être que leur mère fut.
Quand Raphaël, ses frères et sœurs pensent à leur mère, elle est présente dans le corps
biologique souffrant. Le changement de ce corps contre un avatar, certes immortel, altère
aussi leurs mémoires. Pour eux, leur mère est devant eux, sans l’être réellement.
Dans le roman Ce matin, maman a été téléchargée, Raphaël est un enfant unique. Il
n’a ni frères, ni sœurs. Aussi est-ce tout seul qu’il affronte les transformations physiques de sa
mère. Après la transmigration de sa mère, Raphaël est troublé rentrer en rentrant chez lui de
retrouver sa mère dans une femme pulpeuse, après avoir organisé des funérailles pour son
corps biologique. Sa mère est-elle dans la tombe, dans un sarcophage vide ou dans le robot
sexuel, qui conserve l’esprit et la conscience de Michèle Vidal ?
À ce moment-là, pouvoir pleurer sa mère devient un privilège impossible pour
Raphaël. Dans sa mémoire formée des souvenirs, sa mère est morte. Dans sa mémoire très
récente, elle est vivante. Tout cela crée des confusions, un dérèglement psychique.
Les limites de l’intelligence artificielle ont été montrées par le philosophe américain
John Searle lors de son expérience de la « chambre chinoise », la simulation des échanges
40
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 45.
15
langagiers date de 1977 avec le système Eliza (Joseph Weizenbaum) pour citer Jean-Gabriel
Ganascia.
Toutes les recherches, qui encouragent la continuité d’une personne par son avatar
numérique, sont contestées par l’ingénieur Jean-Gabriel Ganascia. L’avatar ne restitue pas la
présence d’une personne « en vie » : « il ne prétend aucunement prolonger son existence par
des moyens artificiels, encore moins son flux de conscience, il se contente de faire illusion en
restituant, pour un temps, un ersatz de sa présence aux autres, en particulier à ceux qui l’ont
connue d’une façon ou d’une autre41. »
Oracles
« Je viens de recevoir un texto de la clinique »42. Lors de cette nouvelle réécriture du
début de Ce matin, maman a été téléchargée, Raphaël a, de nouveau, des frères et des sœurs.
Ils arrivent tous à l’hôpital pour constater que leur mère respire encore, mais pas pour très
longtemps, car le médecin vient de leur annoncer la fin du traitement. C’est l’ordinateur qui a
pris la décision, en fonction des probabilités qu’elle se réveille et du coût très élevé pour la
collectivité afin de la maintenir artificiellement « en vie » : « Aux termes de la loi, nous
sommes donc dans l’obligation d’éviter ce qui serait considéré comme une obstination
déraisonnable et de procéder à l’arrêt immédiat de tous les traitements43. »
Un des enfants de Michèle Vidal proteste, derechef :
-C’est impossible ! Personne ne peut prendre une décision aussi inhumaine et ne pas
tout tenter […]. Le médecin répond :
41
Ibid., p. 46
42
Ibid, p. 49.
43
Ibid., p. 50.
16
-Sans doute, c’est inhumain, mais c’est rationnel et c’est la raison pour laquelle nous
avons besoin des ordinateurs pour prendre ce type de décision. C’est la meilleure qui
puisse être44.
La dictature des machines, plus fiables et dépourvues des sentiments répond-elle
mieux que nous aux débats actuels sur l’euthanasie ? Ces machines qui nous connaissent
mieux et anticipent nos réactions, des machines qui remplacent Dieu par l’autoritarisme de
l’information (« dataïsme » d’après Yuval Noah Harrari), par la confiance dans le
dépassement du corps biologique (Marvin Minsky, Hans Moravec), dans l’utilisation de la
technologie capable de ressusciter les morts (Ray Kurzweil45), peuvent-elles se substituer à
nos propres décisions ?Le « dataïsme » signe-t-il l’entrée dans une nouvelle ère, l’ère des
machines qui seront ainsi capables de décider pour nous-mêmes ?
Les machines sont certes plus objectives et plus performantes, mais elles sont conçues
par des humains. Ni la calculatrice, ni l’électricité n’ont remplacé la complexité de l’esprit
humain. Le progrès a toujours fait peur. Il suffit de lire d’Albert Robida, Le Vingtième siècle.
La vie électrique (1891-1892), Jules Verne, Paris au XXe siècle (1863), Henri Desmarest, La
Femme future (1890)… pour s’en convaincre. Pourtant, la « machine » effrayante n’a toujours
pas remplacé l’humain.
Le chercheur Jean-Gabriel Ganascia démonte dans son essai le mythe d’une machine,
capable de raisonner indépendamment de l’intervention de l’humain. Il concède, néanmoins,
que l’essor du numérique et de l’intelligence artificielle peut conduire à une « pseudorationalisation » de l’action et ainsi soumettre les humains aux jugements des machines. C’est
44
Ibid, p. 50.
45
Points communs avec l’ascète russe Nikolai Fedorovich Fedorov qui s’est intéressé à l’incarnation et à la
résurrection par des moyens scientifiques dans le but de résoudre le problème de la mort.
17
la « machinerie sociale » qui s’avère plus dangereuse pour faire référence à Hans Jonas cité
par Jean-Gabriel Ganascia : « l’introduction des systèmes informatiques équivalents [aurait
alors] pour conséquence que l’importance capitale de l’individu dans sa singularité soit minée
au profit d’une machinerie sociale46. »
Le Partenaire
« Je viens de recevoir un texto de la clinique »47. Cette fois Raphaël arrive à l’hôpital,
avec ses frères et ses sœurs, pour constater que leur mère se bat entre la vie et la mort. Une
décision doit être prise par le médecin, l’infirmière Laeticia et la famille de la patiente.
Le médecin allume un écran et chacun des participants reconstitue l’état de la femme
mourante à l’aide d’une signalétique en plusieurs couleurs :
-Voici les cercles rouges correspondent aux décisions majeures à prendre, les verts aux
mesures d’accompagnement. Les noirs sont les éléments factuels. Les liens sont les
arguments qui conduisent logiquement des faits aux décisions. Vous pouvez ajouter
des éléments factuels, s’ils sont vérifiés. Vous pouvez aussi réfuter certains arguments.
Laeticia ajoute sa souffrance. Elle met un lien vers une sédation profonde que justifie
la volonté de lui procurer une fin paisible. J’ajoute un fait : l’espérance, avec un lien
vers la poursuite. Le docteur reste silencieux. Il ne bouge pas. Une réfutation de ce lien
surgit toute seule. C’est la machine. Nous nous sentons vaincus par une rhétorique qui
nous dépasse […] Mon frère ajoute un avocat pour entamer une procédure. La
46
Hans Jonas, « Les machines ne pourront jamais avoir une conscience », in Une éthique pour la nature,
Arthaud Poche, 2017, in Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 56.
47
Jean-Gabriel Ganascia, Servitudes virtuelles, op.cit., p. 57.
18
machine ajoute automatiquement un lien vers un nouveau nœud signifiant la perte du
procès et un second vers l’issue fatale […]48.
La « machine célibataire » terme proposé par Michel Carrouges (Les Machines
célibataires, 1954), et évoqué par Jean-Michel Ganascia lors des trois premiers scenari, a sa
propre logique indépendamment de la logique humaine, animée par une rationalité qui
s’appuie sur des arguments logiques. Cette machine manque, également, d’empathie et
entraîne l’humain dans ce qui peut lui sembler un tourbillon illogique de décisions gouvernées
par l’invisible, c’est-à-dire par le numérique.
Jean-Gabriel Ganascia n’hésite pas à introduire le lecteur dans une tradition littéraire
assez ancienne, qui fait écho à des doubles, des fantômes, des formes de vie et des formes de
mort troublant le vivant humain. Il montre ainsi que nos perplexités et nos angoisses quant au
devenir que nous promet l’essor numérique ne font que prolonger des craintes anciennes, dont
la menace ne s’est jamais véritablement actualisée.
Dans le dernier scenario, la « machine n’y est plus célibataire ; elle accompagne,
conseille, reçoit nos griefs et en tient compte »49. L’ordinateur semble alors avoir une part
égale dans le débat collectif, plutôt que le rôle de chef, un rôle donc décisif qui se veut aussi
très objectif. L’intelligence artificielle émet ses propres hypothèses et suggère des décisions
qui lui sont propres en s’appuyant sur la pertinence de son investigation, mais c’est in fine
l’homme qui tranche. Les travaux récents des philosophes pragmatistes, cités par Jean-Gabriel
Ganascia, comme Charles Sanders Peirce, John Dewey, Matthew Lipmann risquent d’être
48
Ibid, p. 57-58.
49
Ibid, p. 59.
19
invalidés par la parabole de « L’apprenti sorcier »50qui ne peut plus contrôler le balai dont la
fonction est de remplir une bassine d’eau avec des seaux.
La technique, dépend de l’usage qu’on en fait, pour paraphraser Jacques Ellul.
Conçue à partir du critère d’efficacité, l’intelligence artificielle ne se pose pas de
questions de morale ou d’éthique. C’est ce que le dernier et le quatrième scenario veut
montrer. La machine analyse en fonction des bases de données disponibles et conclut.
Froidement. C’est ensuite à l’humain de savoir utiliser les conclusions de la machine à bon
escient.
Les quatre réécritures montrent ainsi l’absurdité du désir humain de prétendre vaincre
la mort et invalident le zèle des transhumanistes. La machine offre son soutien à l’humain,
mais elle ne peut pas créer de la vie ou abriter la vie même.
Conclusion
Par rapport à la science-fiction de type cyberpunk et à la dystopie qui projettent le
lectorat dans un avenir décontextualisé, parfois effrayant, et qui situent l’intrigue dans des
lieux inexistants, la fiction posthumaniste s’adresse à une réalité qui fait désormais partie de
notre présent et sur laquelle elle spécule à des fins critiques, ou, comme ici, satiriques ou
parodiques.
Cette fiction se construit au croisement de plusieurs disciplines qui se proposent de
façonner l’être humain et aussi aux recherches des scientifiques appropriées par des
idéologues transhumanistes, qui eux, placent l’humanité dans un futur lointain et utopique.
Un roman tel Ce matin, maman a été téléchargée est écrit, comme toutes les fictions
posthumanistes, sur le thème des transformations que la technoscience inflige déjà à l’humain.
En partant de travaux scientifiques réels sur lesquels il spécule, l’écrivain Gabriel Naëj nous
50
Poème publié par Goethe en 1797 et auquel Jean-Gabriel Ganascia fait référence.
20
présente, d’un ton satirique, les limites des transhumanistes qui eux, sont en phase avec les
auteurs de science-fiction.
Dans Servitudes virtuelles, Jean-Gabriel Ganascia démontre que la science invalide les
prophéties transhumanistes, prophéties qui ont été tournées en dérision par son double,
Gabriel Naëj dans le roman Ce matin, maman a été téléchargée.
La réécriture du début du roman, censée ensuite modifier l’intrigue, permet
d’introduire plusieurs concepts clés comme ceux de téléchargement de la conscience,
métensomatose numérique, dictature des orins, réintégration corporelle, dissociation
corps/esprit, et ainsi d’analyser, avec des arguments scientifiques, la faisabilité de telles
transformations que Ray Kurzweil (fictionnalisé dans le roman), mais aussi Elon Musk ou
Peter Thiel prévoient pour l’humanité. C’est en quoi ce diptyque, qui ne relève certes pas de
la science-fiction, comme je l’ai démontré, acquiert une fonction pédagogique majeure. Outre
l’amusement avec lequel le lecteur peut lire le roman de Naëj, le commentaire fourni par
Servitudes virtuelles, avec sa rose des vents très explicite, son jeu de substitutions diégétiques,
amène le lecteur à se poser la question de sa propre relation aux machines, l’invite à se
demander quelle attitude serait la sienne en pareilles circonstances, l’alerte enfin sur
l’absurdité des conséquences éventuelles (vivre avec sa mère décédée, réincarnée transformée
en bimbo) – et finalement l’oriente vers un usage rationalisé et lucide, mesuré, des machines
et des informations dont elles sont susceptibles d’enrichir nos processus décisionnaires.
Que se passerait-il en revanche si un projet financé par ces « savants fous » en chair et
en os qui investissent des sommes gigantesques dans la restructuration du mode de vie et de
l’après vie de l’humain, finissait par émerger ? Avec les quatre manières de revoir le début de
son roman, Jean-Gabriel Ganascia propose à ses lecteurs un effort d’imagination et de
construire leurs propres fictions en partant des progrès scientifiques concrets, mais qui sont
science-fictionnalisés par les idéologues transhumanistes eux-mêmes.
21
Si Ray Kurzweil, Elon Musk ou Peter Thiel utilisent la science-fiction afin de tisser
des prédictions pour inventer un « nouvel homme nouveau », la fiction posthumaniste part de
découvertes scientifiques, qu’elle invalide, soit par l’ironie, le sarcasme, soit par une critique
indirecte de la société de surveillance qui découle des pratiques d’écritures adoptées par les
écrivains qui écrivent sur des thèmes transhumanistes51.
Tous ces écrivains se distinguent d’une position engagée, par rapport aux auteurs de
science-fiction de type cyberpunk, qui ont opérés une critique de l’usage de la technologie
comme système de contrôle, ou des auteurs de dystopie qui font la critique de la société
contemporaine sur une base idéologique
Si la fiction posthumaniste ne doit pas être lue comme une fiction militante, elle peut
être lue, en revanche, comme une fiction qui alerte sur l’expansion de la société de sousveillance, sur le contrôle délégué par l’Homme aux algorithmes, sur l’uniformisation du
consommateur capitaliste pratiquée par le néolibéralisme, sur les changements infligés au
marché du travail suite à l’expansion de la dématérialisation du travail, sur les expériences
sexuelles que les dispositifs numériques autorisent sur les humains pour évoquer le travail du
philosophe Pierre Cassou-Noguès52.
D’un point de vue formel, la dystopie et la science-fiction de type cyberpunk ont leurs
propres esthétiques, qui ne risquent pas d’être confondues avec la fiction posthumaniste, dont
51
Voir, par exemple, Pierre Assouline, Golem, Paris, Éditions Gallimard, 2016 ; Antoine Bello, Ada, Paris,
Éditions Gallimard, 2016 ; Pierre Ducrozet, L’Invention des corps, Paris, Éditions Actes Sud, 2017 ; Marc
Dugain, Transparence, Paris, Éditions Gallimard, 2019 ; Gaëlle Obiégly Une chose sérieuse, Paris, Éditions
Verticales, 2019 ; Elena Sender, Surtout ne mens pas, Paris, XO Éditions, 2015.
52
Voir Pierre Cassou-Noguès, « Le posthumain confiné : la membrane synhaptique », in Transhumanisme et
Fictions posthumanistes, Revue des Sciences humaines, Presses Universitaires du Septentrion, n°341/janviermars 2021, p. 191-205 ; Nathan Devers, Les Liens artificielles, Paris, Albin Michel, 2022.
22
les techniques relèvent plutôt des pratiques de « fictions critiques » à l’œuvre en la littérature
contemporaine avec ses propres stratégies narratives53.
Les emprunts au roman réaliste54, les références explicites aux théoriciens du
transhumanisme, la dimension « initiatique » par laquelle le narrateur Raphaël Vidal découvre
peu à peu les finalités des expériences dont il est l’objet, le caractère didactique de cette
fiction grâce à son pouvoir de démonstration représente l’une des caractéristiques majeures de
la fiction posthumaniste, qui expose à ses lecteurs les recherches en cours, leurs premières
expérimentations et mises en œuvre, leurs prolongements possibles, les discours et
perspectives auxquels elles donnent lieu. Cette forme de la littérature exerce ainsi une double
mission : de divulgation et d’incitation à la réflexion sur des questions et des domaines qui
engagent non seulement notre avenir proche, mais aussi la nature même de l’être humain.
Bibliographie :
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sujet de droit, Paris, LGDJ, collection « Droit et société », 2021
BADMINGTON Neil (ed.), Posthumanism, Basingtoke, Palgrave Macmillan, 2000
BADMINGTON Neil, « Theorizing Posthumanism », Cultural Critique, n° 53, hiver 2003, p. 1027
BARONI Raphaël (dir.), Introduction à l’étude des cultures numériques. La transition numérique
des médias, Paris, Armand Colin, coll. « Hors collection », 2020
BELLO Antoine, Ada, Paris, Éditions Gallimard, 2016
DEVERS Nathan, Les Liens artificielles, Paris, Albin Michel, 2022
FORGE Sylvain, Sauve-là, Paris, Éditions Fayard, 2020
53
Voir Mara Magda Maftei, Fictions posthumanistes, op.cit.
54
Gabriel Naëj crée un personnage, le docteur Marco Varvogliss, qui est l’identité fictionnelle de Ray Kurzweil.
23
GANASCIA Jean-Gabriel, Servitudes virtuelles, Paris, Éditions du Seuil, 2022
_____« Algorithme and blues », Le Nouveau Magazine Littéraire, avril 2019, p. 48-49
HAYLES N. Katherine, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature
and Informatics, The University of Chicago Press, 1999
HERBRECHTER, Stefan, Posthumanism: A Critical Analysis, Londres, Bloomsbury, 2013
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Masque in Five Scenes », The Georgia Review, vol. 31, n° 4, 1977, p. 830-850
LAUGIER Sandra & FERRARESE Estelle, Formes de vie (éd), Paris, CNRS Éditions, 2018
LUHMAN Niklas, Systèmes sociaux : Esquisse d'une théorie générale, trad. Lukas K. Sosoe,
Québec, Presses de l’Université Laval, 2011 [Soziale Système, 1984]
LYOTARD Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979
MAFTEI, Mara Magda (dir.), Transhumanisme et Fictions posthumanistes, Revue des Sciences
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4, Décembre 2012, p. 710 – 734
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24