Théologie
Puisqu’il s’agit ici d’un discours sur Dieu, je peux dire de ce
discours qu’il est, au sens propre, une théologie. Ce qui suit est donc
ma théologie. Ma théologie n’a rien à voir avec les théologies
religieuses puisqu’elle ne s’appuie sur aucune croyance, sur aucun
mythe. Elle n’a rien à voir non plus avec la métaphysique
traditionnelle, la métaphysique ontothéologique. Elle a à voir avec
la phénoménologie, avec la métaphysique phénoménologique.
Dans ma théologie, la logique joue un grand rôle, un double rôle,
un rôle ordinaire – celui qui produit l’évidence, la vérité commune
– et un rôle extraordinaire – celui qui produit la contradiction,
l’événement d’une vie, l’accès à la vérité de l’être, l’état de
naissance.
Philosophes, théologiens, écrivains, journalistes, n’importe quel
quidam, croyants ou athées, tous parlent généralement de Dieu sans
préciser de qui ou de quoi il s’agit. Tous supposent qu’on le sait
déjà. Il s’agit probablement toujours et partout d’un même Dieu,
bien connu. Ce Dieu, tout le monde sait qui il est : c’est le créateur
de tout et de lui-même, de la terre et du ciel.
Celui qui arrive, celui qui est à l’état de naissance, celui donc qui
ne sait pas déjà ce qu’est Dieu, doit s’en tenir à la définition qui
vient d’être donnée et qu’il peut trouver dans le dictionnaire.
Vous vous demandez : comment quelqu’un peut-il dire n’arriver
que maintenant ? D’où arrive-t-il pour ignorer le mot « Dieu » et
avoir besoin de consulter le dictionnaire pour avoir une idée de son
sens ?
Son point d’arrivée, ou plutôt, son point de départ, n’est pas le
même que le vôtre. Pourtant, il connaît le vôtre. Votre départ, qui
est notre départ commun, est l’enfance. L’enfance n’est pas à
proprement parler un départ puisqu’elle ne commence pas.
Personne ne se souvient de sa propre naissance biologique.
Personne ne se souvient de son arrivée au monde. Nous sommes
tous « toujours déjà » nés. Dans l’enfance, on n’arrive pas, on y est
1
« toujours déjà ». Dans l’enfance, le monde, les choses et soi-même
sont « toujours déjà » là, dans l’évidence, dans l’habitude de ce qui
s’est montré à nous depuis toujours.
Comme nous tous, celui qui arrive seulement maintenant se
souvient bien de son enfance. Elle est un souvenir. Celui qui arrive
se souvient avoir été élevé dans une tradition religieuse, se souvient
avoir suivi l’enseignement de l’école publique, se souvient qu’il y
a été question de Dieu et des religions. Or, il se trouve qu’à un
moment bien précis de sa vie, il a soudain quitté l’enfance et s’est
trouvé dans l’authentique état de naissance. Comment cela est-il
possible, qu’est-ce que ça signifie que de quitter l’enfance, que de
naître authentiquement ?
Tout s’est passé comme si, tout à coup, il arrivait. Comme s’il
arrivait de nulle part. À partir de ce moment, pour lui, le temps s’est
coupé en deux. Il y a avant et il y a maintenant. Avant, c’est
l’enfance, sans commencement. Maintenant, c’est l’apparition. Il
faut entendre cette apparition dans un sens radical, absolu. Il s’agit
de l’apparition de tout et de soi-même parmi ce tout. Pour bien
comprendre le sens de cette apparition, il faut la vivre soi-même,
l’imaginer ne suffit pas. Son sens est diamétralement opposé à celui
de l’apparition ordinaire, celle qui a lieu au monde où les choses
apparaissent et disparaissent pour réapparaître, comme font par
exemple le jour et la nuit. Si l’apparition ordinaire a lieu dans
l’évidence, l’apparition radicale a lieu dans la surprise, l’absolue
surprise. Le temps de l’apparition radicale, maintenant donc, n’est
plus le temps de l’enfance. L’appréhension du temps n’est plus la
même. L’apparition radicale est l’instant, elle est un maintenant
éternel. Cet instant est extensible, mais c’est toujours l’instant,
toujours la folie de l’instant. Pour l’apparition radicale, tout est
neuf, toujours neuf, toujours inattendu, toujours fou. Le sens ancien
des choses n’existe plus que dans le souvenir. L’évidence naturelle
des choses a disparu. C’est le « toujours déjà » dû au temps sans
commencement de l’enfance qui montrait les choses dans
2
l’évidence. Dans l’instant de l’apparition s’abolit l’évidence du
« toujours déjà ». L’évidence laisse place à la surprise, l’absolue
surprise, de la contradiction. Qu’est-ce qui est contredit ? C’est la
banalité des choses, l’équivalence des choses et de rien,
l’équivalence de l’être et du néant. Tout à coup, il y a !
L’apparition est un choc inouï. Le choc a lieu dans le Corps de
l’enfance – selon l’expression utilisée par Spinoza à la fin de
L’éthique. Spinoza en parle si bien qu’il a sans aucun doute luimême enduré ce choc et l’a surmonté. Au chapitre final, intitulé De
la liberté de l’homme, il écrit :
« Dans cette vie donc nous faisons effort avant tout pour que le
Corps de l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu’il lui
convient, en un autre ayant un très grand nombre d’aptitudes et se
rapportant à une Ame consciente au plus haut point d’elle-même et de
Dieu et des choses, et telle que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou
à
son
imagination soit
presque
insignifiant
relativement
à
l’entendement, comme je l’ai dit dans la Scolie de la Proposition
précédente. »
Tout ce qui se rapporte à la mémoire et à l’imagination est placé
entre parenthèse, car tout commence maintenant. La conscience au
plus haut point de soi-même et des choses, c’est l’Être même, c’est
l’apparition. « Autant que sa nature le souffre » n’est pas un vain
mot. Spinoza a dû souffrir dans sa chair de cette transformation. Le
corps biologique a perdu ses automatismes. Il n’appartient plus à
personne. Il s’agit pour celui qui arrive de se le réapproprier, de
réapprendre à vivre avec son corps, s’il veut continuer à vivre.
Kafka a écrit une célèbre fable autour de cette aventure
exceptionnelle du corps : La métamorphose. Si le choix de celui qui
arrive est de vivre quand même, il faut faire comme si de rien
n’était, comme si tout était normal, sauver les apparences aux yeux
du monde, ce que n’a pas su faire Grégoire Samsa, alias Franz
Kafka. Sa famille voyait, comme lui, que ce corps n’était plus le
sien, qu’il était aussi étrange que celui d’un cafard. Elle a fini par
3
se débarrasser de ce corps comme d’un déchet. Puis la nature
humaine – l’imagination et l’espoir – a rapidement repris son cours
normal au sein de cette famille ordinaire.
Faire comme si de rien n’était, c’est vivre selon les anciennes
habitudes, selon le souvenir, c’est simuler l’enfance. Pourtant,
maintenant, tout est neuf, tout est surprenant, tout est absolument
contradictoire et il faut faire comme si ça ne l’était pas, comme si
tout allait de soi. Il faut jouer, apprendre à jouer. Le monde ignore
celui qui arrive et continue de vivre dans l’enfance, selon les
habitudes et le sens des choses de l’enfance. Le monde reste
définitivement dans le temps de l’enfance et il est illusoire à celui
qui arrive de penser qu’il puisse un jour en être autrement. Sa
situation personnelle, elle non plus, ne changera plus, ne peut plus
changer : il arrive, il apparaît, les choses apparaissent, le monde
apparaît. Peut-être vaut-il mieux dire : ça apparaît, il y a apparition,
il est témoin de l’apparition, il appartient à l’apparition, il est
l’apparition, il est naissance. Il arrive au monde indéfiniment, mais
son monde n’est plus le monde de son enfance. Et ceci bien que le
monde, lui, continue de vivre dans l’enfance. Le monde ignore
l’apparition. Il continue sa marche et sa marche est la marche
naturelle de l’enfance, sans début ni fin, dans le temps sans
commencement, dans le temps éternel de l’enfance.
C’est néanmoins avec le monde naturel de l’enfance qu’il faut
vivre, même dans l’apparition. Il s’agit d’y jouer tout en respectant
la règle du jeu du monde, tout en respectant la manière d’être de
ceux qui y vivent « toujours déjà » et qui le font être le monde qu’il
est. Les autres, il faut supposer qu’ils sont toujours dans l’enfance
– bien qu’en réalité, celui qui arrive n’en sache rien. Comment
savoir ce qu’il en est de tel ou tel autre vis-à-vis de l’enfance et du
monde ? Tous ceux qui arrivent n’ont pas d’autre choix que de
simuler l’enfance, alors comment les détecter parmi la foule ?
Comment les reconnaître ?
Par la littérature, par l’œuvre éthique.
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Qui, dans la littérature, nous dit, à sa manière, qu’il arrive ? Citons
quelques noms parmi les plus remarquables : Paul de Tarse,
Augustin d’Hippone, Maître Eckhart, Descartes, Spinoza,
Hölderlin, Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Mallarmé, Kafka,
Tolstoï, Pessoa, Heidegger, et tous les grands maîtres de l’Extrême
Orient, du Tao, du Chan, du Zen.
Celui qui arrive est au cœur du mystère de l’être. Pour lui, il ne
peut plus être question d’ennui ou d’angoisse. À son retour au
monde, car il ne peut-être question de vivre qu’au monde, au monde
de l’enfance, sa règle de conduite est l’éthique : le respect des règles
du jeu du monde, le respect du logos, le respect de l’enfance.
Celui qui arrive voit l’éternité de l’être, hors du temps. Cette
éternité est aussi la sienne puisqu’il a rejoint l’Être et qu’au fond, il
n’est plus un « moi », il est l’unité de tous les « moi » dans l’Être.
La mort à venir du corps ne sera pas sa mort. La mort du corps
n’affecte pas l’éternité de l’être.
Celui qui arrive est déjà mort au monde. La vie qu’il reste à vivre
est reçu par lui comme un cadeau superflu, comme un spectacle
merveilleux, comme un jeu, comme un devoir éthique.
La description la plus rigoureuse de l’Être est : !
L’Être est pure surprise, mystère, miracle.
L’Être ne cherche pas sa raison car il sait qu’il n’a pas de raison,
qu’il ne peut pas en avoir. Il ne se demande pas pourquoi il y a
quelque chose et non pas rien. Il sait qu’il n’y a pas de réponse.
Il n’y a chez celui qui arrive aucun espoir, aucune foi, car tout est
là, grandiose, fou. À la charité, il substitue l’éthique, c’est-à-dire le
respect de l’enfance et la réception, par la littérature, de celui qui
arrive, de celui qui va devoir affronter le choc de l’apparition et qui,
s’il veut vivre, va devoir ré-apprivoiser son corps.
Où, pourquoi, comment peut-il être question ici de Dieu ?
L’Être est éternel et sans raison, l’Être est pure folie, la
contradiction même. Le créateur du monde et de l’enfance, dans
l’Être fou, c’est le temps, c’est la logique. C’est le temps comme
5
atténuateur de la folie et de la violence initiale, comme production
d’évidence, comme tentative de restauration de l’état idéal : le
néant. La folie de l’Être, c’est sa contradiction du néant.
Si l’on tient ici à utiliser le mot « Dieu » et à lui donner un sens
qui ne soit pas puisé dans l’imaginaire et le mythe, la seule
possibilité, c’est d’identifier Dieu au mystère d’être, à l’Être.
Donnons-lui donc cette nouvelle définition.
Alors Dieu est absolument surpris de lui-même.
Alors Dieu est pure folie.
Alors Dieu est totalement joignable puisque celui qui arrive est
en lui, avec lui, il s’identifie à lui tout en recevant le don que fait à
Dieu le néant la logique et le temps : la vie au monde.
Alors il est certain que Dieu intervient dans la vie des hommes. Il
intervient comme il est intervenu, par exemple, dans la vie de Paul
de Tarse, « comme un voleur dans la nuit ».
Il faut répondre à l’accusation d’autosuffisance que peut adresser
le croyant à celui qui arrive et qui s’exprime par la littérature.
Il n’y a pas de « moi » : les multiples « moi » n’existent que dans
l’enfance. Il y a communion dans l’Être, dans l’instant. Cet instant
vaut éternité. Pour l’ici, pour le monde librement consenti, superflu,
il y a le jeu, le désir, le spectacle et l’éthique. La croyance, dans ces
conditions, est inutile, de même que l’espérance, puisque tout est
là.
De la même façon et pour les mêmes raisons, les éveillés de
l’Extrême Orient, du Tao, du Chan ou du Zen, ne parlent jamais de
Dieu, ils n’en ont pas besoin.
Ou alors Dieu est l’Être, la surprise d’être, la folie. Dieu est alors
surpris de lui-même comme nous le sommes nous-mêmes. La mort
est là pour nous rappeler la vacuité mondaine. Nous n’avons que
l’instant. Rien d’autre. L’instant est une folie : la folie d’être. Nous
n’avons que la copropriété de l’être, cette communauté. Ici, dans
l’être, il n’y a aucune explication à donner, car il n’y en a pas.
6
Addendum : Le soutien de Maître Eckhart
§1
Au début du deuxième de ses 24 discours du discernement,
Eckhart définit ainsi l’esprit libre :
« Qu’est-ce qu’un esprit libre ?
Voilà ce qu’est un esprit libre : il n’est troublé par rien et n’est attaché
à rien, le meilleur de soi est libre de tout mode, en aucune chose il ne
voit ce qui est sien, il s’est dépris de lui-même et immergé
complétement dans la bien aimée volonté divine. »
Tous les philosophes ou penseurs, qu’ils soient juifs, chrétiens,
musulmans, agnostiques ou athées, de l’Occident, du Moyen ou de
l’Extrême Orient, anciens ou modernes, se reconnaissent dans cette
définition de la liberté qu’ils ont eux-mêmes, à leur façon, énoncée.
Seul le complément de lieu dans la dernière proposition ne s’impose
pas à tous : « dans la bien aimée volonté divine. » À la place,
certains auraient écrit : « dans la vérité de l’être », ou « dans l’être
même », ou « dans la surprise d’être », ou « dans le mystère
d’être », ou encore « dans la merveille d’être ».
La question est alors celle de savoir comment on devient un esprit
libre. Autrement dit, comment l’idée, ou la volonté, nous vient-elle
de nous déprendre de nous-mêmes si toutefois nous sommes pour
quelque chose dans ce détachement ? Eckhart répond – prétend
répondre – à cette question dans ses sermons n°101 à 104 1 dont le
thème est la naissance de Dieu dans l’âme. En réalité, il ne répond
pas au comment – sa réponse au comment est inopérante –, mais
ses sermons sont précieux par la description qu’ils font de la
naissance elle-même, de la manière qu’elle a de se manifester en
nous, de ses conséquences.
Je me réfère ici à l’édition par Arfuyen de ces sermons, datée de 2004. La traduction est de
Gérard Pfister, la préface de Marie-Anne Vannier, le titre est : Sur la naissance de Dieu dans
l’âme. C’est ici que ces sermons sont numérotés de 101 à 104. J’ignore l’origine de cette
numérotation. Il existe une édition française plus ancienne de ces sermons par Gallimard en
1942. La traduction est de Paul Petit. La collection tel a réédité l’ouvrage en 1987, avec une
préface de Jean-Pierre Lombard. Ici, les 4 sermons sont intitulés : De la naissance éternelle,
et ils ne sont pas numérotés.
1
7
§2
Eckart est le représentant typique de la gnose chrétienne, c’est-àdire de la transformation de l’événement métaphysique en
événement rapporté à Dieu et en particulier à Jésus et à l’Esprit
Saint – à cette trinité –, mais on peut penser que la gnose existait
avant Jésus, avant de devenir chrétienne.
La gnose considère que tout homme est capable de percevoir Dieu
en lui, de devenir lumière et ainsi d'obtenir l’éternité. Comment
concilier la foi avec cette affirmation ? Car dès l’instant que Dieu
et l’éternité sont perçus, il ne peut plus être question de croire. C’est
bien ce que dit Paul dans sa lettre aux Romains au chapitre n°8.
Rappelons-le :
(24) Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance ; voir ce qu’on
espère, ce n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment peut-on
l’espérer encore ?
(25) Mais nous, qui espérons ce que nous ne voyons pas, nous
l’attendons avec persévérance. »
Ce « nous », ce sont ceux qui viennent d’être baptisés. Paul, lui
qui a vu, n’est pas inclus dans ce « nous ». La foi est le lot de ceux
qui n’ont pas encore vu, qui doivent rester vigilants à la parousie
qui survient « comme un voleur dans la nuit ».
Cependant, dans la gnose, il reste bien une croyance. Elle consiste
précisément à croire que cette lumière soudainement apparue est
Dieu, ce même Dieu dont on dit qu’il est le créateur de tout et de
lui-même. Appeler cette lumière « Dieu », pourquoi pas ? Mais
identifier ce Dieu au créateur mythique de tout et de lui-même nous
renvoie à la croyance.
La seule différence entre la gnose et l’événement métaphysique
est ce rapport au mythe du Dieu créateur. Eckhart, comme Paul
avant lui, mais comme aussi beaucoup d’autres, tel Spinoza, voit le
Dieu créateur dans l’événement, dans la naissance, dans l’éveil.
§3
8
Eckhart a consacré quatre sermons à la naissance de Dieu en
l’homme, les sermons n°101 à 104.
Ce qui se dit ici est rare et précieux. Eckhart veut nous expliquer
comment il est devenu libre, comment il est né, comment il a résolu
les questions qui naissent du sentiment religieux. Dans ces sermons,
il enseigne à ses auditeurs comment se préparer à cette renaissance,
de façon à être apte à l’accueillir quand elle vient, de façon à
susciter sa venue, comme a fait Paul dans sa première lettre aux
Thessaloniciens, mais d’une manière beaucoup plus détaillée.
Selon Eckhart, si l’homme se place dans certaines dispositions –
oisiveté, passivité, détachement,
nécessairement, a lieu la naissance.
ignorance,
pureté
–alors,
Bien sûr, en bon chrétien, pour Eckhart comme pour Paul, cette
naissance, c’est Dieu qui vient en soi et à qui on s’identifie, dont on
devient le fils. Ce que je voudrais faire ici, c’est comparer cette
naissance avec celle qui correspond à l’événement métaphysique –
ou à l’Ereignis. Il est certain que Heidegger, grand lecteur
d’Eckhart, a dû penser à cette comparaison. Cependant, à ma
connaissance, il ne l’a pas explicitement développée.
§4
Le prétexte que saisit Eckhart pour parler de la naissance, c’est
Noël, c’est la naissance de Jésus, la venue de Dieu au monde.
Eckhart commence par dire que cette venue est continue, que Dieu
continue de venir dans le cœur des hommes, pour leur donner
naissance, pour en faire des fils. Ce qui nous fait penser, à nous
comme aux Thessaloniciens, à cette question : fallait-il attendre
Jésus pour avoir la possibilité d’être libre ? Nous connaissons la
réponse évasive de Paul. Cette venue est en effet continue, elle a
commencé en même temps que l’homme, elle existait avant Jésus.
Jésus ne serait alors que le symbole vivant de cette venue de Dieu
en l’âme qui a existé de tout temps.
Or cette naissance, que constitue celle de Jésus en ce jour de Noël,
qui est une naissance biologique, une venue naturelle au monde,
9
n’est pas celle dont il s’agit dans les sermons. La naissance de Dieu
en nous correspond plutôt à la Pâque, à la résurrection après la
mort : la Croix et la Résurrection constituent le véritable symbole
de la venue de Dieu en l’âme. Mais il faut aller plus loin dans la
correspondance mythique ou allégorique. La naissance de Jésus,
c’est la naissance de tout homme. La différence avec l’homme
ordinaire, c’est que Jésus devient fils de Dieu en mourant au monde
et en renaissant. Jésus montre la voie. Tout homme ne devient pas
nécessairement fils de Dieu. Le propos des quatre sermons de Noël
est précisément de nous dire comment il faut se tenir dans cette vie,
après la naissance biologique, pour être à même d’accueillir l’autre
naissance, celle de Dieu en nous. Le maître mot ici, mainte fois
repris dans l’œuvre d’Eckhart, est « détachement ». Il faut se
déprendre du monde. Ce détachement, cette passivité, cette oisiveté
extérieure, ce retournement vers l’intérieur correspondent à la mort
au monde, à la crucifixion. Le détachement amène la liberté. A la
liberté correspond la résurrection.
En matière de naissance, la référence première d’Eckhart est Paul.
Il est clair, à la lecture des sermons, qu’Eckhart retrouve dans les
lettres de Paul les éléments de sa propre naissance. La naissance de
Paul est la même que celle qui peut arriver à tout homme. En
particulier, elle est la même que la sienne. Paul lui-même ne disait
pas autrement. Il identifiait cette naissance à la parousie comme
nous avons pu le lire dans la première lettre aux Thessaloniciens.
§5
Remarquons alors cette différence majeure entre Eckhart et Paul :
Eckhart ne fait pas appel à la foi. Au contraire, ce dont il s’agit,
c’est d’abolir la croyance par la vue. Dans le sermon n°103, il
rappelle ce passage de l’évangile de Jean :
« Désormais ce n’est plus à cause de tes paroles que nous croyons, mais
parce que nous-mêmes nous l’avons vu. »
Le mot « foi » est absent des 4 sermons. Ce que Eckhart appelle
« Dieu » est bel et bien une réalité chronologique : Dieu apparait
10
dans le temps, dans le cours d’une vie ; cette apparition est la
naissance propre. Il s’agit d’accéder à cette vue. Or, l’intérêt des
sermons tient beaucoup plus dans la description de cette réalité
chronologique que dans les conseils – inutiles – qu’ils donnent pour
parvenir à la voir. Avec ces sermons nous disposons donc d’une
description de Dieu tel qu’il apparaît dans notre âme à notre
naissance propre. Paul et Jean, puis Eckhart après eux, disent que
ce qui apparaît ainsi est Dieu, le créateur de tout et de lui-même.
Mais nous, nous qui ne nous disons pas chrétiens, nous qui sommes
à l’écoute, quelles raisons avons-nous, devant ces descriptions
d’Eckhart, d’y reconnaître ce Dieu qui pour nous n’est rien d’autre
qu’un mythe ? Il nous faut analyser cette description de près.
§6
Eckhart veut amener ses auditeurs dans les meilleures
dispositions pour la naissance à venir. Si Paul a été plus sobre dans
ce domaine, c’est parce qu’il ne comptait que sur la foi, il savait
qu’il ne pouvait pas, par ses conseils, donner naissance. Eckhart
confond les conséquences de la naissance, en particulier le
détachement et une certaine ignorance, avec ses causes.
Ces quatre sermons me font penser à L’éthique de Spinoza,
comme s’ils en étaient une première écriture. Il est pourtant très peu
probable que Spinoza ait pu lire Eckhart. Dans L’éthique, il s’agit
aussi de la naissance de Dieu dans l’âme, bien que le Dieu de
Spinoza ne soit pas le Dieu chrétien, trinitaire. Spinoza reproduit
cette erreur d’Eckhart qui consiste à croire pouvoir amener l’autre
à la naissance ou même seulement favoriser cette naissance,
augmenter ses chances. En réalité, l’éthique n’agit pas avant la
naissance. Elle agit après, sur le traumatisme qui s’ensuit.
Rappelons ici la fin de L’éthique, la scolie par laquelle s’achève le
dernier chapitre intitulé De la liberté de l’homme :
« J’ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de
l’Ame sur ses affections et la liberté de l’Ame. Il apparaît par là
combien vaut le Sage et combien il l’emporte en pouvoir sur l’ignorant
11
conduit par le seul appétit sensuel. L’ignorant, outre qu’il est de
beaucoup de manières balloté par les causes extérieures et ne possède
jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience
presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il
cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le sage au contraire, considéré en
cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une
certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des
choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la
voie que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue,
encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si
rarement ; Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si
l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque
tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. »
Eckhart ne désavouerait pas ce texte que l’on pourrait croire écrit
de sa main. Les deux penseurs commettent la même erreur. La voie
elle-même est certainement ardue. Mais peut-on y entrer si
simplement ? Spinoza inverse l’ordre des choses. Ce qui est rare,
c’est d’entrer sur la voie. Or, on n’entre pas sur la voie simplement
en étudiant L’éthique. Une fois qu’on y est entré – je ne sais par
quelle grâce –, la lecture de L’éthique n’est pas si ardue. Nous
aurions aimé que Spinoza nous dise quand et comment il est
personnellement entré sur la voie du salut – par exemple par une
description phénoménologique de l’événement que constitue cette
entrée. Entrer sur la voie n’est pas en notre pouvoir. Ce n’est pas
une question de volonté ou de consentement : c’est une possibilité
dont l’actualisation échappe totalement à la raison, à la science, au
bon vouloir. La « démonstration suivant l’ordre géométrique »
qu’annonce Spinoza est un leurre. L’axiome à la base de la
démonstration est l’existence de Dieu, non comme mythe, mais
comme réalité première cause de tout et d’elle-même, annoncée dès
les premières lignes de L’éthique. Cet axiome n’est pas scientifique
en ce sens que tout le monde ne le voit pas dans l’évidence. Le
lecteur inattentif confondra l’évidence du mythe – la fiction bien
12
connue – avec l’évidence chronologique indispensable à l’axiome
scientifique. Le Dieu de Spinoza est un simple postulat. Ensuite,
adossée à Dieu, la logique peut faire son œuvre. Dans le sermon
n°103, Eckhart avait prévenu Spinoza de l’inutilité de la science en
la matière. Il dit :
« Ainsi, en vérité, ni la science de toutes les créatures ni ta propre
sagesse ne peuvent t’amener au point de connaître Dieu dans sa
divinité. »
Ce qui n’empêche pas Eckhart de se contredire en prodiguant ses
conseils – sa science – pour favoriser cette connaissance. Rien ne
saurait préparer l’entrée sur la voie. Ce qui peut être préparé, c’est
seulement le choc post natal – Eckhart en reconnaît toute la violence
au début du sermon n°104 –, c’est seulement la réception sur la
voie, pas l’entrée sur la voie. De la même façon, la naissance
biologique a totalement échappé à la volonté du nouveau-né,
naissance que la sage-femme pourra aider.
Les sermons n°102 à 104 se présentent sous forme de
questions/réponses. Plusieurs questions, probablement en
provenance de l’assistance, se rapportent à l’utilité de la préparation
préconisée par Eckhart, l’utilité du détachement, de l’oisiveté, du
non savoir. Les questions sont pertinentes et les réponses sont peu
convaincantes. La vérité est que l’utilité du détachement ne peut
être perçue et comprise dans le sens souhaité que lorsque l’on est
entré sur la voie, c’est-à-dire au moment de la naissance, alors que
le chemin à couvrir pour se rétablir du choc est encore long bien
que l’essentiel ait eu lieu. Avant la naissance, il ne peut être
question de véritable détachement et il se pourrait bien qu’il ne
serve à rien. Examinons deux exemples, avant de passer à
l’essentiel : la caractérisation de l’événement métaphysique ou de
« la naissance de Dieu dans l’âme ».
Question : « Puisque l’opération de cette naissance a lieu dans
l’essence et le fond de l’âme, elle se produit donc tout autant en un
pécheur qu’en un homme de bien. »
13
Réponse : « Le pécheur ne peut recevoir cette lumière et n’en est pas
digne, car il est rempli par le péché et les iniquités, qu’on appelle ici
« ténèbres » ».
Question : « Puisque Dieu le père engendre seulement dans l’essence
et le fond de l’âme, et non dans les puissances, en quoi sont-elles
concernées ? A quoi sert-il qu’elles cherchent l’oisiveté et le repos ? »
Réponses : « C’est pourquoi, si l’âme veut agir au-dedans avec force,
elle doit rappeler à elle toutes ses puissances de toutes les choses où
elles sont dispersées et les rassembler en une seule opération intérieure.
»
« C’est dans le calme et le silence que cette parole doit être
entendue. »
« C’est là qu’on peut l’entendre, c’est là, dans l’ignorance, qu’on la
comprend vraiment.
Là où on ne sait rien, c’est là qu’elle se révèle et se manifeste. »
Je ne ferai qu’un seul commentaire pour toutes ces réponses :
elles ne sont compréhensibles et applicables qu’après la naissance.
Les mots « oisiveté », « repos », « silence », « ignorance »,
« détachement » qu’utilise Eckhart ne prennent leur sens – le sens
entendu par Eckhart, par opposition au sens ordinaire – qu’à la
naissance. Prenons le cas le plus simple, celui de l’oisiveté.
L’oisiveté comprise et pratiquée avant la parousie n’est
évidemment pas un bon conseil. Si le conseil est adressé à des frères
dominicains, c’est moindre mal puisque le moine, généralement
assuré du gite et du couvert, peut peut-être s’offrir le luxe de
l’oisiveté, ce qui n’est pas le cas de l’homme ordinaire au monde
qui a d’abord à assurer sa survie. Ce n’est aussi qu’après la
naissance que l’on comprend que l’on est ignorant et le sens à
donner à cette ignorance.
§7
Mais voici l’essentiel. Comment Eckhart caractérise-il l’état de
naissance ?
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D’abord, c’est dans « le milieu du silence » que se fait entendre
la parole. C’est du néant que surgit l’être. Selon Eckhart, c’est aussi
ce qui advint à Paul :
« Il n’y avait plus ni mémoire ni compréhension ni sens, ni aucune des
puissances qui auraient dû s’écouler en lui pour guider et orner son
corps. Le feu et l’ardeur étaient suspendus : c’est pourquoi, durant les
trois jours où il ne mangea ni ne but, son corps ne s’affaiblit pas. »
Cette suspension, c’est surtout celle du temps. Plus loin, dans le
sermon n°103, Eckhart mentionne directement cette source de la
naissance qu’est le néant :
« N’imagine pas que ton intellect puisse grandir au point de connaître
Dieu ! Tout au contraire, si Dieu doit resplendir en toi en sa divinité,
aucune lumière naturelle ne peut t’être du moindre secours. Bien plus :
elle doit devenir un pur néant et sortir d’elle entièrement.
C’est alors que Dieu peut entrer avec sa lumière. Il apporte avec lui
tout ce dont tu es sorti, et mille fois davantage, et de surcroît une forme
neuve qui renferme tout en elle. »
L’accès à l’être se caractérise par la perception de son éternité,
hors du temps. Eckhart rappelle la parole de Paul aux Romains (Rm
8,38-39) :
« Je suis certain que ni la mort ni aucun supplice ne peut me séparer de
ce que je perçois en moi. »
Eckhart ajoute, au début du sermon n°102 :
« Je dis, comme je l’ai déjà expliqué plus au long, que cette naissance
éternelle se produit dans l’âme de l’exact manière où elle se produit
dans l’éternité : ni plus ni moins.
Car c’est une unique naissance, et elle se produit dans l’essence et
dans le fond de l’âme. »
L’unique naissance, c’est aussi bien celle de Dieu ! Eckhart utilise
souvent le mot « être » pour dire « Dieu » :
« Ce qui entre en toi par cette naissance t’apporte être et stabilité purs.
Ce que tu cherches ou aimes en dehors d’elle se corrompt.
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Prends-le comme tu voudras, où tu voudras : cela se corrompra. Mais
elle seule donne l’être, tout le reste se corrompt. »
Eckhart compare Dieu à la foudre. L’être, qui est pure
contradiction, et qui apparaît comme pure contradiction en toute
chose, peut en effet être comparé à la foudre, à cet arc électrique
entre « rien » et sa contradiction où apparaît maintenant n’importe
quelle chose :
« Lorsque la foudre frappe, elle abat tout ce qui est là, quoi que ce
soit. Et, qu’il s’agisse d’un arbre, d’un animal ou d’un homme, par son
coup, elle le retourne vers elle. »
« Ton visage est si complétement tourné vers cette naissance qu’en
tout ce que tu vois et entends – oui, en toutes choses, quelles qu’elles
soient – tu ne peux plus recevoir rien d’autre que cette naissance.
Oui, toutes choses te deviennent Dieu même. Car, en toute chose, tu
ne vises et n’aimes rien d’autre que Dieu. »
« C’est pourquoi, de là, il n’y a pas de retour. S’il arrive que tu
reviennes, ce ne pourra être du fait de la vérité, mais d’autre chose : du
fait des sens, du monde ou du diable. »
« C’est pourquoi, de là, il n’y a pas de retour. Bien au contraire, il
s’agit de pénétrer toutes choses dans leur être et d’atteindre et obtenir
cette pure possibilité.
Jamais cette pure possibilité n’a de repos qu’elle ne soit remplie de la
plénitude de l’être. »
Eckhart confirme bien la difficulté qu’il peut y avoir pour ses
auditeurs à comprendre le mot « ignorance », puisqu’il semble
totalement se contredire lorsqu’il dit :
« Car dès que Dieu touche intérieurement le fond, la lumière s’élance
dans les puissances et l’homme en sait en peu de temps davantage que
personne ne lui en a appris. »
Un peu plus loin, il s’explique sur ce savoir nouveau, et sur
l’ignorance, confirmant ce que nous en avons dit plus haut :
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« C’est vrai, dans la mesure où il demeurerait dans l’ignorance. Mais,
bien au contraire, ce à quoi il nous faut parvenir ici, c’est à un savoir
transfiguré !
Ce n’est pas de l’ignorance que doit venir cette ignorance-là. Bien au
contraire : c’est par le savoir qu’il faut accéder à l’ignorance. Il nous
faut devenir connaissant de la divine ignorance : alors notre ignorance
est ennoblie et ornée par le savoir surnaturel. »
Le dernier sermon, n°104, est consacré d’une part à la violence
de la naissance, à la difficulté de se réapproprier son corps, et
d’autre part au comportement éthique qu’il s’agit d’avoir lors de
son retour au monde – bien que ce ne soit pas un véritable retour,
un retour ordinaire –, car c’est bien au monde qu’il faut vivre ce
qu’il reste à vivre. La seule nuance, mais elle est d’importance, c’est
que l’œuvre éthique ne peut-être destinée qu’aux néo-naissants, à
ceux qui sont en proie à la violence d’être et qui n’ont pas su encore
consentir au corps et au monde :
« Aussi aucun homme ne peut-il jamais trouver sûrement cette
naissance, ni s’en approcher, sans que cela ne se produise par une
grande violence. »
« C’est ce qui arriva à Paul. Serait-il resté cent ans là où il connut le
Bien, pas un instant il ne serait revenu à son corps. Il l’aurait
complètement oublié. »
« Maître Thomas affirme que la vie active est meilleure que la vie
contemplative, car dans l’activité on répand par amour ce qu’on a reçu
dans la contemplation. »
« Cette parole doit être en toi dans la mémoire, dans l’intellect, dans
la volonté, mais doit aussi resplendir dans tes œuvres. »
§8
La conclusion s’impose : ce que dit Eckart pour caractériser la
naissance de Dieu dans l’âme peut se dire de la même façon pour
caractériser l’événement métaphysique, c’est-à-dire l’accès à la
vérité de l’être. Il suffit seulement de remplacer quelquefois le mot
« Dieu » par le mot « être ».
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§9
Le 27 mars 1329, en Avignon, une bulle du pape Jean XXII a
condamné dix-sept sentences de Maître Eckhart – mort depuis peu
à cette date. La bulle dit :
- que Maître Eckart « a voulu en savoir plus qu’il ne
convenait » et ceci « au mépris de l’éblouissante vérité
de la foi »,
- qu’« il a exposé sa doctrine principalement dans ses
prédications devant le vulgaire crédule. »
Ce jugement de l’Eglise est très révélateur du sens qu’elle donne
à la foi. En ce sens en effet, Eckhart n’est pas sans reproches : il
n’en appelle pas à la foi mais au savoir au sens d’avoir vu. La foi
est destinée au vulgaire – nous tous – comme substitut à la grâce. Il
est certain que le vulgaire ne peut pas comprendre la prédication
d’Eckhart. C’est pour cette raison que Paul a créé la foi.
(Extrait de Le phénomène religieux, Serge Druon, 2016)
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