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Cahiers de recherches médiévales et humanistes 2 (1996) Regards sur le Moyen Âge ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Michel Gourinat La querelle de l’ontothéologie L’interprétation de la théologie médiévale par Heidegger ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Michel Gourinat, « La querelle de l’ontothéologie », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 2 | 1996, mis en ligne le 04 février 2008, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://crm.revues.org/2486 Éditeur : Ribémont, Bernard http://crm.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://crm.revues.org/2486 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Cahiers de recherches médiévales et humanistes La querelle de l'ontothéologie : l'interprétation de la théologie médiévale par Heidegger. Selon Martin Heidegger, la pensée médiévale est comprise dans l'unité de l'histoire de la métaphysique occidentale, depuis son origine grecque jusqu'à son achèvement contemporain. Pour la première fois en 1949 dans son œuvre publiée, il définit comme « onto-théo-logie »1 la « constitution » fondamentale de cette métaphysique. Or, comme le rappelle Heidegger lui-même, l'interprétation ordinaire de l'histoire de la pensée européenne est que, si « la métaphysique grecque a été reprise ultérieurement par la théologie de l'Eglise chrétienne», c'est à la faveur d'une «transformation» (ibid.) par laquelle le christianisme a adapté le langage et les concepts de la philosophie grecque aux besoins de l'expression de sa propre foi. La doctrine heideggérienne de l'onto-théo-logie introduisait donc une innovation, qui a entraîné en France des adhésions, manifestées collectivement lors de congrès rassemblant, à partir de 1969, des philosophes et théologiens chrétiens. D va sans dire que cette approbation n'a pas été unanime, et l'on verra notamment se manifester, dans les actes du colloque tenu à l'Institut catholique de Toulouse, les 3 et 4 juin 1994, et publiés par la Revue thomiste dans son numéro de janvier-mars 1995, l'émergence de positions critiques par rapport à Heidegger. L'objet du présent article est donc de donner un aperçu de la perception de la théologie médiévale par les théologiens et philosophes français influencés par la doctrine de l'ontothéo-logie. Mais c'est cette doctrine même qu'il convient d'abord d'exposer. Selon sa propre indication2, c'est dans l'introduction de 1949 à la réédition de Qu'est-ce que la métaphysique ? que Heidegger « désignait » explicitement la métaphysique comme « onto-théo-logie ». Il devait par la suite reprendre et préciser ce thème dans une conférence du 24 février 1957, prononcée à Todtnauberg en conclusion d'un séminaire sur La science de la logique de Hegel, et publiée la même année sous le titre : « la constitution onto-théologique de la métaphysique» dans le recueil Identité et différence. Pour comprendre l'interprétation que donne Heidegger de la théologie médiévale, il est nécessaire de suivre en général celle qu'il propose de la métaphysique : « La métaphysique dit ce qu'est l'être en tant qu'être » (« Introduction », p. 17). Cette définition remonte à l'affirmation d'Aristote : « D y a une science qui est la théorie de l'être en tant qu'être »3. A cette science, Aristote n'a pas donné de nom, mais il ne la désigne jamais que par sa définition comme science de l'être en tant qu'être. Ce n'est que dans l'édition d'Aristote par Andronicos, au premier siècle avant J.- G, qu'elle sera intitulée métaphysique, désignation depuis lors traditionnelle. Aristote explique par ailleurs l'expression «être en tant qu'être» en opposant la science de l'être en tant qu'être aux sciences « dites partielles » (ibid., 22) parce qu'elles « découpent à part quel1 M. Heidegger, « Einleitung », Was ist Metaphysik ?, Frankfurt A. M., Klostermann, 1949, p. 17. Cité ultérieurement « Introduction ». 2 M. Heidegger, « Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik », Identitàt und Differenz, Pfullingen, Giinther Neske, 1957, p. 52. Cité ultérieurement « Ontothéologie ». 3 Aristote, Métaphysique, TV, 4, 1003 a 21. Cité ultérieurement Métaphysique. Cahiers de Recherches Médiévales(XIIIe-XVes.), 2, 1996 Michel GOURINAT que partie de l'être» (ibid., 2A), comme l'arithmétique, qui est la science du nombre, ou la géométrie, qui est la science de la grandeur. Considérer l'être non en tant que nombreux ou en tant qu'étendu, mais en tant qu'être, tel est donc, selon Heidegger, l'objet que, depuis Aristote, se donne la métaphysique, dont, en conséquence, « le terme d'« ontologie » désigne l'essence» («Introduction», p. 17). Heidegger précise que, bien que le terme même d'ontologie ne remonte pas à l'Antiquité, il n'en désigne pas moins adéquatement la métaphysique depuis son origine grecque, puisqu'il ne signifie pas autre chose que « discours sur l'être » {ibid). Là désignation de la métaphysique comme « ontologie » peut donc s'autoriser d'interprétations forgées au cours d'une tradition qui remonte à Aristote, et qui se trouve reprise dans les commentaires et utilisations médiévales d'Aristote. Pour expliquer le terme d'« onto-théo-logie », il faut passer au deuxième moment de la définition de la métaphysique, qui est celui de sa « dualité » depuis « la Métaphysique d'Aristote (voyez Mét. T, E, K)» («Introduction», p. 18). Aristote a en effet indiqué luimême la possibilité d'une double interprétation de la métaphysique : Ce pourrait être une difficulté sans issue, que de savoir si jamais la philosophie première était universelle, ou si elle concernait un genre ou une nature unique. Cela nerevienten effet nullement au même. Si donc il n'y a pas d'autres êtres que ceux qui existent dans la nature, la physique sera la science première. Mais s'il y a quelque être immobile, il aura la priorité et sera [l'objet de] la philosophie première, universelle ainsi parce que première; et, en ce qui concerne l'être en tant qu'être, c'est à elle qu'ilreviendrad'en faire la théorie (Métaphysique, V, 1, 1026 a 23-32). Aristote cherche ici, parmi les sciences philosophiques, celle à laquelle peut revenir le premier rang. La lecture traditionnelle de ce texte est qu'Aristote définissait la science première par la priorité de son objet, Dieu comme l'être par excellence, et que c'était à partir de cet être éminemment être qu'on pouvait faire la théorie de l'être universellement parlant Pour interpréter ainsi le texte, il faut comprendre qu'il pose d'abord une question, à laquelle, à partir du « si donc », il donne une réponse : c'est la théologie, science première de l'être premier, qui est, parce que première, la science de l'être en tant qu'être. Heidegger rejette cette interprétation traditionnelle, ce que la conférence sur « la constitution onto-théo-logique de la métaphysique » expliquera plus précisément : L'essence de la métaphysique n'est pas seulement théo-logique mais elle est aussi ontologique. La métaphysique n'est pas préalablement seulement l'une, ni aussi bien l'autre. Bien plutôt la métaphysique est théo-logique, parce qu'elle est onto-logique. Elle est celle-ci, parce qu'elle est celle-là(«Ontothéologie»,art.cit, p. 57). « D serait » donc « inconsidéré d'affirmer que la métaphysique est théologie parce qu'elle est ontologie» (ibid., p. 52). Cet éclaircissement paraissait d'autant plus nécessaire que l'« introduction» de 1949 à Qu'est-ce que la métaphysique ? commençait par l'ontologie pour passer ensuite à la théologie, ordre qui se trouve conservé dans la séquence des termes qui composent le mot onto-théo-logie. La position de Heidegger est donc que « la constitution onto-théo-logique de la métaphysique ne peut tirer son explication ni de la théologie ni de l'ontologie » (ibid., p. 57), mais qu'elle est l'unité originaire qui sera plutôt ontologique, si « elle a égard au fonds commun à tout être comme tel », ou plutôt théologique, si elle considère « l'être le plus haut, qui est au 86 ...l'interprétation de la théologie médiévale par Heidegger fondement de tout» (ibid., p. 69). H y a donc, dans la métaphysique, entre théologie et ontologie, un « arrangement » (ibid., p. 66) qui règle le différend entre les deux orientations de la métaphysique et dispose de la façon dont « Dieu vient en philosophie» (ibid., p. 56). Si en effet Dieu, comme l'être éminent, fonde tout, il dépend, comme être, de ce qu'est l'être en général. D y a donc, dans la recherche de l'ultime fondement ou de la raison ultime de tout, une circularité qui fait que Dieu, « au sens de fondement, ne peut être représenté fondamentalement que comme cause de soi. C'est ainsi qu'est dénommé Dieu dans son concept métaphysique » (ibid., p 57). Dès lors, Heidegger peut donner la justification de sa position à l'encontre de la métaphysique comme onto-théo-logie, pour autant que celle-ci implique la théologie chrétienne : Quant à celui qui a éprouvé la théologie, aussi bien celle de la foi chrétienne que celle de la philosophie, dans sa croissance à partir de son origine, il préfère aujourd'hui, dans le domaine de la pensée, se taire sur Dieu. Car ce n'est pas sur le fond d'un quelconque athéisme que le caractère onto-théo-logique de la métaphysique a été mis en question par la pensée (ibid., p. 51). Le ton de la confidence autobiographique fait évidemment référence aux accusations de nihilisme et d'athéisme auxquelles Heidegger a été en butte depuis la conférence de 1929 : Qu'est-ce que la métaphysique ?, qui définissait l'angoisse comme « la révélation »4 métaphysique : « L'angoisse est en effet fondamentalement différente de la crainte. Nous avons peur de tel ou tel être déterminé» (ibid., p. 29), tandis que l'angoisse est la crainte de tout perdre, c'est « unretraittotal de ce qui est » (ibid.), qui se détache pour ainsi dire sur fond de néant Ce qui est dans sa totalité, Heidegger l'appelle aussi : « le monde ». L'angoisse révèle donc le sens qu'a le monde pour l'existence humaine. Telle est pour Heidegger l'expérience fondamentale de la pensée. La façon dont il l'a exprimée en 1929 a donné lieu à l'objection qu'il rappelle lui-même dans la postface de 1943: «Une «philosophie du néant» est le «nihilisme» accompli»5. Pour lui, une telle objection est «une grossière erreur d'interprétation » (ibid), car « l'absolument autre que tout ce qui est, est le non-être. Mais ce non-être est comme l'Etre» (ibid., p. 41). La position de Heidegger est donc que le sens du monde surgit d'un fond qu'il nomme indifféremment être ou néant S'il est taxé de nihilisme, il répondra que le fond de toute chose n'est pas le néant mais l'être, et il retournera l'accusation en accusant à son tour la théologie chrétienne de n'accepter Dieu qu'aux conditions prédéterminées par l'onto-théo-logie, qui est l'essence de la métaphysique. Telle est donc l'interprétation par Heidegger de la théologie médiévale. Elle s'oppose à l'explication traditionnelle, selon laquelle « la métaphysique grecque aurait été ultérieurement reprise par la théologie ecclésiale du christianisme, et transformée par elle» («Introduction», p. 18). C'est bien plutôt ressence onto-théo-logique de la métaphysique « qui a d'abord rendu possible la mainmise de la théologie chrétienne sur la philosophie grecque » (ibid.). Ainsiretranchédans sa position propre, Heidegger interpelle « les théologiens » en leur rappelant qu'au jugement de l'Apôtre Paul « Dieu a tourné en folie la sagesse du monde » (Première épître aux Corinthiens, I, 20) qui est précisément « ce que les Grecs recherchent» (ibid., 22). D suffit dès lors de rappeler «qu'Aristote nomme la philosophie première (la philosophie proprement dite) l'objet de notre recherche » (ibid.) pour identifier 4 5 M Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Frankfurt am Mein, Klostermann, 1949, p. 31. M. Heidegger, « Nachwort », Was ist Metaphysik ?, Frankfurt am Mein, Klostermann, 1949, p. 40. 87 Michel GOURINAT la philosophie à la sagesse du monde qui a été recherchée par les Grecs. « Et si la théologie chrétienne se décidait, une bonne fois pour toutes, en conformité avec le mot de l'Apôtre, à prendre au sérieux la désignation de la philosophie comme d'une folie ? » (ibid.). Dès 1949, Heidegger en a donc appelé à « l'expérience du christianisme » Qbid.), confrontée à sa propre expérience de la théologie philosophique, pour engager les théologiens chrétiens à répudier la théologie de l'Eglise médiévale, compromise dans l'essence onto-théo-logique de la métaphysique. La sommation de Heidegger a été accueillie d'abord, dans les milieux de théologiens et de philosophes français que nous avons évoqués au début de cette étude, comme une interpellation qu'il convenait de prendre au sérieux. En 1968, lors du colloque organisé, du 26 au 29 février, par les facultés dominicaines du Saulchoir, C. Geffré s'écriait : « Comme théologien, je dis simplement que je ne peux pas ignorer la mise en question d'Heidegger » 6 . Cette prise de position résume bien la tonalité générale du colloque. La même orientation générale se retrouve, en mai 1985, dans le colloque organisé à l'Université des sciences humaines de Strasbourg, sous l'égide du C.E.R.I.T. (Centre d'Etudes et de Recherches Interdisciplinaires en Théologie), dont les actes ont été publiés à Paris, aux Editions du Cerf, en 1986, sous le titre L'Etre et Dieu. Sans doute la « Présentation» de ce colloque par Dominique Bourg manifeste-t-elle un recul critique par rapport aux interprétations heideggeriennes de la théologie médiévale, quand elle invite à prendre la mesure des liens tissés par la scolastique entre l'ontologie grecque et la théologie spéculative. Cette dernière ne saurait être tenue pour le simple avatar de l'onto-théo-logie, pour l'actualisation passive d'un mode de pensée grec, demeuré intact. Claude Geffré nous montre que nous avons bien plutôt affaire à une christianisation de l'hellénisme (D. Bourg, « Présentation », L'Etre et Dieu, Paris, Editions du Cerf, 1986, pp. 17-18). Mais, malgré ce qui pourrait apparaître comme un retour aux positions antérieures à Heidegger sur les rapports de la théologie médiévale à la métaphysique grecque, la « présentation » n'en tient pas moins pour un fait acquis la transformation de la perspective théologique en conséquence des thèses de Heidegger : La tradition chrétienne ne connaissait d'autre voie conduisant à Dieu que celle de l'être (...). Partageons-nous encore une telle vision ? Il semble bien que non. Dès lors, Vitinerarium mentis in Deum ne peut plus emprunter les voies de l'ontologie traditionnelle. Le programme et les possibilités en sont pour ainsi dire épuisés (ibid., p. 17). Aussi bien, la deuxième partie de l'ouvrage est-elle consacrée à la « tentative de penser Dieu sans l'être » 7 , comme le dit Jean-Luc Marion, résumant ainsi le sens de son article, luimême inspiré par son ouvrage Dieu sans l'être8. De sa proposition d'un « Dieu sans l'être », Jean-Luc Marion disait en 1986 : « Elle continue de susciter des discussions» (L'Etre et Dieu, p. 127). On ne s'en étonnera pas, puis- 6 « Procès de l'objectivité de Dieu », Actes du colloque cité, Paris, Editions du Cerf, 1969, p. 248. Jean-Luc Marion, « De la mort de Dieu aux noms divins », L'Etre et Dieu, op. cil, pp. 103-130. Article cité ultérieurement comme L'Etre et Dieu. 8 Jean-Luc Marion, Dieu sans l'être, Paris, Fayard, 1982. 7 88 ...l'interprétation de la théologie médiévale par Heidegger qu'elle implique cette proposition, que Jean-Luc Marion qualifiera lui-même en 1994 de « paradoxale » : « Dieu n'est pas » 9 . Un tel énoncé peut en effet paraître une expression d'athéisme, de la même façon que l'identification heideggérienne de l'être et du néant avait donné lieu à l'accusation de nihilisme. Jean-Luc Marion n'en maintient pas moins qu'il faut « assumer la sage imprudence de tels paradoxes » (ibid.), et affirme même qu'elle « pourrait s'entendre comme foncièrement thomiste » (ibid.). Cette dernière proposition indique une différence majeure entre les positions du congrès du C.E.R.I.T. en 1986 et celles du congrès dominicain de 1994 : si le premier se préoccupait seulement de sauver Dieu du mauvais pas de l'onto-théo-logie, le second se propose aussi de « laver » saint Thomas d'Aquin « de tout soupçon »10 d'onto-théo-logie. Mais « déterminer dans quelle mesure [la pensée thomasienne] tombait sous le coup du procès intenté à l'ontothéologie par Heidegger, ne va évidemment pas sans quelque réflexion sur la signification et la pertinence de cette critique elle-même» (ibid., p. 5). Cette formulation n'implique toutefois pas de réflexion sur la doctrine de Heidegger lui-même, qui n'apparaît pas vraiment contestée d'un point de vue philosophique ou théologique. Mais —et c'est d'ailleurs exclusivement ce point qui peut intéresser le présent article— le colloque de 1994 a pris acte du fait que les développements récents en histoire de la philosophie médiévale ont largement renouvelé la question. D'une part, on connaît de mieux en mieux —en son contexte, en ses sources et en ses enjeux— la doctrine thomasienne sur le discours théologique et ses fondements métaphysiques. D'autre part, il est devenu impossible de considérer le Moyen Age comme une période monolithique tout entière sous le signe de l'onto-théologie (ibid., p. 6). Les «développements récents» désignent un renouveau de l'historiographie philosophique intervenue en France depuis 1969, date de l'introduction d'Augustin et de Thomas d'Aquin dans la liste des auteurs du programme de philosophie du baccalauréat Trop récent encore pour avoir marqué le colloque du C.E.R.I.T. de 1986, ce changement exerce en revanche son influence sur le colloque de 1994. Il apparaît ainsi comme une des conséquences encore peu remarquées des mutations radicales intervenues en 1968. Or, dès 1949, Heidegger avait indiqué lui-même quel était l'un des points faibles de son interprétation de l'histoire de la métaphysique. Il s'agit de l'usage du terme d'« ontologie », dont Heidegger précisait qu'il était « ultérieur » aux périodes grecques et médiévales et qu'il ne pouvait « désigner l'essence » de la métaphysique qu'à la condition de ne pas le restreindre « à sa stricte acception scolaire » (« Introduction », p. 18), c'est-à-dire au sens où il a été entendu dans l'enseignement moderne. La date d'apparition du terme d'« ontologie » est l'un des objets de la volonté de précision de l'historiographie universitaire dans les recherches développées en conséquence de la philosophie heideggérienne, et à cet égard, en 1994, Géry Prouvost rendait un hommage mérité à Jean-François Courtine : Les minutieuses enquêtes effectuées par Jean-François Courtine permettent de situer la première apparition de l'ontologie en 1613 dans le Lexicon philosophicon, publié par Rodolph 9 Jean-Luc Marioa « Saint Thomas d'Aquin et l'onto-théologie », Revue thomiste, n° 1 de 1995, Toulouse, p. 63. Article cité ultérieurement « Saint Thomas ». 10 Fr. Serge-Thomas Bonino, « Présentation », Revue thomiste, n° 1, janvier-mars 1995, p. 6. Cité ultérieurement comme Revue thomiste. 89 Michel GOURINAT Goclenius (ou Gocquel) à Francfort C'est en fait avec Goclenius que s'impose le ternie d'ontologia pour « désigner la science universelle de l'étant comme tel, de ses propriétés transcendantales et de ses prédicats les plus communs, à l'exclusion de toute considération portant sur l'étant le plus étant »11. D'autre part, Jean-Luc Marion, rappelant que la définition heideggérienne de l'ontothéo-logie comporte que Dieu y soit défini comme cause de soi, fait cette objection : Au sens strict, aussi longtemps que le syntagme de causa sui n'apparaît pas, c'est-à-dire avant Descartes, on ne saurait proprement parler de causa sui, sauf à expliciter soigneusement l'implicite, ce qui ne va pas de soi 0ean-Luc Marion, « Saint Thomas », art. cit., p. 36). Une telle remarque pose à l'historien de la philosophie une question de méthode : est-il légitime d'appliquer un concept, élaboré à une époque précisément connue de la philosophie (1613 par exemple en ce qui concerne l'ontologie) à l'interprétation des époques antérieures de la pensée? Sans doute les concepts philosophiques ne sont-ils pleinement élaborés que lorsqu'ils disposent du terme qui les désigne avec précision. Mais, d'un autre côté, comme l'élaboration des notions est progressive au cours de l'histoire, quelques traits d'une notion peuvent être présents avant que la possession d'un terme précis ne leur ait donné la formulation nécessaire. Ainsi la philosophie ultérieure pourrait-elle éclairer rétrospectivement ce qui restait imprécis dans la philosophie antérieure. Jean-Luc Marion n'en a pas moins raison de dire que l'opération qui consiste à faire passer l'implicite à l'explicite « ne va pas de soi ». Mais il faudra aussi remarquer que le sens des mots est très largement arbitraire, qu'il est notamment variable dans l'histoire de la philosophie, et qu'il n'y a pas d'objection à ces changements de sens, pourvu que la nouvelle acception soit conforme à l'étymologie du terme, et que l'auteur indique avec précision dans quel sens il utilise les mots dont il se sert Or Heidegger prend évidemment ces précautions dans l'emploi qu'il fait des termes ontologie et onto-théo-logie. La question qui doit être posée, à propos de l'usage de tels termes, est donc celle de savoir si, en les empruntant à des écoles de pensée des XVIIe etXVIIIesiècles, Heidegger n'a pas illégitimement généralisé, à la métaphysique dans son ensemble et à la pensée médiévale en particulier, non pas seulement les mots de ces écoles, mais surtout le sens qu'elles leur donnaient Or Jean-Luc Marion a clairement démontré que la compréhension de Dieu comme cause de lui-même ne peut être attribuée à Thomas d'Aquin, qui refuse explicitement la notion même d'une cause de soi : Cf. Thomas d'Aquin, Sum. theol 1a, q 2, a 3, resp 2 : « Il n'est pas non plus possible que quelque chose soit cause efficiente de soi, car en ce cas elle serait avant elle-même, ce qui est impossible » (...) Lerefusde la causa sui n'a rien de propre à Thomas d'Aquin, il fut unanime au moins depuis Anselme (Monologion, VI) jusqu'à Suarez (Jean-Luc Marion, « Saint Thomas », art.cit, p. 52. Nous avons traduit la citation de Thomas d'Aquin). 11 Géry Prouvost « Apophatisme et ontothéologie », Revue thomiste, op. cit.,p. 67. La référence à JeanFrançois Courtine est à Suarez et le système de la métaphysique, « Epiméthée », Paris, Presses Universitaires de France, 1990, pp. 436-457. La citation de J.-F. Courtine se trouve à la p. 455. 90 ...l'interprétation de la théologie médiévale par Heidegger Le refus de la cause de soi par la théologie médiévale suppose que la cause en général est distincte de son effet, et que la cause efficiente en particulier est chronologiquement antérieure à son effet. Or ces définitions remontent à l'Antiquité. Thomas d'Aquin les utilise pour la preuve de l'existence de Dieu, en argumentant que l'on ne peut régresser indéfiniment de cause en cause, ce qui oblige à s'arrêter à une cause première, et qu'on ne peut davantage concevoir une cause de soi, ce qui contraint à reconnaître que cette cause première est elle-même sans cause. En revanche, pour admettre que Dieu est cause de soi, Descartes a dû poser ses propres axiomes : « D n'y a aucune chose existante de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause pourquoi elle existe. Et cela peut être demandé de Dieu même »12. Dieu est ici soumis au statut commun de la chose, ce qui suppose qu'il y a une science des choses existantes en général qui précède la connaissance que nous avons de Dieu. A la différence de Thomas d'Aquin, Descartes subordonne la science métaphysique de Dieu, ou théologie, à une science préalable de l'être en tant qu'être, ou ontologie. Dès lors, les précisions philologiques apportées par Jean-François Courtine à l'histoire de l'ontologie prennent valeur d'objections de fond contre la thèse de Heidegger. En nommant « ontologie » la « science de l'être en tant qu'être » d'Aristote et des aristotéliciens médiévaux, Heidegger leur prête rétrospectivement la conception d'une science universelle de l'être qu'il attribuait déjà, en 1929, dans Kant et le problème de la métaphysique, à « l'interprétation du monde propre à la foi chrétienne» : celle d'une «Metaphysica generalis (ontologie) qui a pour objet l'être « universellement parlant » (ens commune) »13. A cette ontologie se trouve subordonnée la théologie comme métaphysique spéciale. Mais, pour définir la métaphysique générale comme ontologie, Heidegger se réfère à «Baumgarten (Metaphysica, éd. H, 1743, § 1) » (ibid., p. 15), c'est-à-dire à l'auteur de l'un de ces manuels utilisés, concurremment à ceux de Wolff, dans l'Université allemande du XVIIIe siècle, auxquels Kant empruntera sa propre définition de la métaphysique, que Heidegger reprendra à son tour, jetant ainsi un regard rétrospectif sur la théologie médiévale dans son ensemble. La même conclusion résulte des recherches conduites aux Hautes Etudes par Alain de Libera sur la philosophie médiévale, qui le conduisaient, dès 1989, à rejeter la doctrine heideggérienne : Pour un médiéviste, cette caractérisation de l'essence de la métaphysique « aristotélicienne » vaut en fait principalement pour l'une des interprétations latines d'Avicenne qui s'est imposée dans l'Ecole et qui, par le biais de la néoscolastique duXIXesiècle, a décisivement imprégné la vision heideggérienne de la métaphysique : le scotisme (Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, P.U.F., 1989, pp. 72-73). Comme il est évident que Heidegger, à travers ses études de théologie, a mieux connu Duns Scot que Thomas d'Aquin, la cause paraît entendue pour les participants du colloque 12 Descartes, Secondes réponses, « Raisons qui prouvent l'existence de Dieu (...) », axiome I, cité par Jean-Luc Marion, art. cit., p. 54. 13 Martin Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Frankfurt am Mein, Klostermann, 2e édition inchangée, 1951, p. 18. 91 Michel GOURINAT de 1994: «Au sens précis du terme, [l'onto-théo-logie] ne commence qu'avec Duns Scot»14. Mais quel est le sens précis du terme pour Heidegger ? Pour en décider, Alain de Libera cite un texte des Chemins qui ne mènent nulle part, publié certes en 1950, mais dont le contenu remonte à 1942-43 : La philosophie première est, en tant qu'ontologie, en même temps la théologie de l'être véritable. Pour s'exprimer plus exactement, il faudrait l'appeler la théiologie. La science de l'être comme tel est en soi onto-théologique (Martin Heidegger, Holzwege, Frankfurt am Mein, Klostermann, 1950, p. 179). De ce seul texte, Alain de Libera conclut que l'onto-théo-logie consistait, pour Heidegger, en ce que « la métaphysique est présentée comme une science qui a pour objet commun l'étant et pour objet éminent Dieu»15, ou, en d'autres termes, que la métaphysique est la science de l'être en général, incluant la science de Dieu comme de l'être suprême. C'est l'interprétation de l'onto-théo-logie à laquelle se rallient, de manière explicite ou tacite, les participants au congrès de 1994. Elle permet de laver Thomas d'Aquin de tout soupçon d'onto-théo-logie dès lors qu'on démontre que « saint Thomas demande de penser l'être au départ de Dieu »16. Or l'examen du texte qui définit pour la première fois l'onto-théo-logie dans l'œuvre publiée de Heidegger, celui de 1949, montre plutôt que l'onto-théo-logie est la dimension de la métaphysique qui précède toute distinction entre ontologie et théologie, et tout rapport de préséance entre ces disciplines. Les discussions sur l'ontothéologie ont donc seulement servi de prétexte à un débat interne aux théologiens d'inspiration scolastique, qui y ont trouvé l'occasion d'une clarification du néo-thomisme, dans la distinction, à laquelle l'histoire de la pensée médiévale a certainement gagné, entre l'inspiration thomiste et l'influence scotiste. Si toutefois les théologiens se sont mépris sur la pensée de Heidegger, c'est parce que, comme le remarque Olivier Boulnois, elle «est ambiguë. Mais elle est efficace précisément parce qu'elle est ambiguë »17. Un premier sens de la pensée de Heidegger est donné par son apostrophe aux théologiens, qu'il a rappelés à l'authenticité de la foi dans un style évidemment luthérien, ce qui lui a acquis l'audience des théologiens réformés sans lui aliéner celle de catholiques avant tout préoccupés d'oecuménisme. Désormais placés sur la défensive et impressionnés par la réputation philosophique de Heidegger, les théologiens se sont mépris sur la signification véritable de sa pensée, où ils ont vu une critique de la métaphysique et de son influence néfaste sur la foi. Heidegger avait pourtant été explicite en 1949, dans l'« introduction » à sa conférence de 1929. A ses yeux, la métaphysique est « un événement, et non une erreur » (« Introduction », p. 11). D entend par là que la métaphysique, du commencement à la fin de son histoire, est le long développement à travers le temps du sens que l'être donne au monde, et à Dieu même. 14 Fr. Serge-Thomas Bonino, Revue thomiste, op. cit., p. 6. Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, P.U.F., 1989, p. 73. 16 Jean-Luc Marion, « Saint Thomas d'Aquin », art. cit., p. 65. 17 Olivier Boulnois, « Quand commence l'onto-théologie ? », Revue thomiste, p. 107. 92 15 ...l'interprétation de la théologie médiévale par Heidegger Cette position est affirmée plus nettement encore dans la conférence sur le « tournant » de la même année 1949 : D n'en va pas autrement ; car le dieu même, s'il est, est un être qui, comme tout être, se tient dans l'être et son essence, qui advient à partir de la mondanité du monde (...). Si Dieu vit ou reste mort, ne se décide pas à partir de la religiosité de l'homme et moins encore à partir des aspirationsreligieusesde la philosophie ou des sciences de la nature. Si Dieu est Dieu, cela advient à partir de la constellation de l'être et en elle (Martin Heidegger, «Die Kehre», publiée dans Die Technik und die Kehre, Pfullingen, Gunther Neske, 1962, p. 45 et p. 46). Ce deuxième sens de la pensée de Heidegger est adressé à ceux qui comprennent que, pour lui, la métaphysique est le sens de l'histoire européenne depuis son début grec jusqu'à sa fin dans le nihilisme nazi. Cette façon de raconter l'histoire délie de toute responsabilité personnelle ceux qui, comme Heidegger, ont été impliqués dans son dernier acte nihiliste. En dehors de la perspective religieuse, l'intérêt des thèses de Heidegger sur l'ontothéologie, du point de vue de l'enseignement de la philosophie et de son histoire, est qu'elles donnent le moyen d'unifier l'exposé scolaire de l'histoire de la métaphysique. Cette unification n'en est pas moins l'origine d'un malentendu. S'il est vrai que la référence à la théologie médiévale est indispensable pour assurer la continuité de l'histoire de la pensée entre la fin de la philosophie grecque et sa renaissance, il n'en reste pas moins que Thomas d'Aquin, par exemple, ne considère pas la métaphysique comme une science qu'il pratiquerait lui-même, mais comme la discipline, créée par Aristote, dont il n'est personnellement, après Avicenne, que le commentateur : Thomas d'Aquin, s'il utilise déjà le concept de metaphysica, ne l'emploie encore qu'avec parcimonie, sans s'éloigner de l'usage que la tradition du commentarisme venait d'attribuer à Aristote (Jean-Luc Marion, « Saint Thomas », art. cit., p. 37). Il est notamment évident, à cet égard, que sa proposition : « Dieu est son être » relève moins pour lui de l'héritage de la philosophie grecque que de la révélation biblique. On peut donc conclure que l'interprétation heideggérienne de l'histoire de la métaphysique en ignore la complexité réelle et ne présente en conséquence aucun intérêt historique. Elle relève de ces interprétations du Moyen Age qui, s'attachant à la littérarité de ce terme, ne voient précisément dans cette période de l'histoire qu'une transition, en elle-même indifférente, entre l'Antiquité et les Temps modernes. Michel Gourinat 93