i //333.
Université de Montréal
La conception de la vérité chez Hilary Putnam
Du réalisme scientifique au réalisme naturel
Par
Pierre-Yves Rochefort
Département de philosophie
faculté des arts et sciences
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de
l’obtention du grade de maître es art en philosophie
Aout 2005
,
acomptrd
2006FEV
© Pierre-Yves Rochefort, 2005
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Université
de Montréal
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Université de Montréal
Faculté des études supérieures
Ce mémoire intitulé
La conception de la vérité chez Hilary Putnam
Du réalisme scientque ait réalisme naturel
Présenté par:
Pierre-Yves Rochefort
A été évalué par un jury composé des personnes suivantes:
Président-rapporteur
Direteur de recherche
))lr 3Y)c(le(
Membre du jury
rj
SOMMAIRE
La conception de la vérité chez Hilary Putnam
Du réalisme scientfique au réalisme naturel
Comme il le caractérise lui-même dans les Dewey Lectures, le parcours
philosophique de Putnam est celui d’ «un voyage du familier au
familier.» Une telle interprétation de la pensée de Putnam semble aller à
l’encontre de la lecture habituelle qu’en font les commentateurs qui y
voient l’errance d’un philosophe qui changerait constamment d’avis. Pour
notre part, nous tenterons de rendre manifeste l’unité profonde du
cheminement de Putnam. Le réalisme de Putnam a pris diverses formes:
réalisme scientifique ou méthodologique, réalisme interne ou pragmatiste,
réalisme naturel du commun des mortels. Ces différentes formes de
réalisme sont toutes défendues d’un point de vue foncièrement épistémique
et tournent autour de l’importance qu’accorde l’auteur à la nécessité
philosophique d’admettre une norme rationnelle idéale, ce que nous
appellerons une conception «absolutiste» de la raison, qui puisse régir
l’ensemble de nos jugements, qu’ils soient de nature théorique ou pratique.
Le présent mémoire vise donc à reconstituer le parcours philosophique qui
a mené Putnam à défendre une conception de la vérité comme
acceptabilité rationnelle idéalisée ou, plus tard, simplement comme
assertabilité garantie. Même si Putnam rejette l’idée moderne d’une
interface entre nos perceptions et le monde, il reste néanmoins sur sa
position après s’être rendu compte de l’incohérence qu’entraînait dans sa
doctrine la notion de situation épistémique idéale en conjonction avec son
allégeance à la théorie fonctionnaliste de l’esprit.
MOTS CLÉS
Vérité, réalisme, philosophie des sciences, philosophie du langage,
philosophie de l’esprit
11
ABSTRACT
The conception oftruth in the philosophy of Hulary Putnam
from scient fi e realism to natural realism
As he characterizes it himself in his Dewey Lectures, Putnam’s
philosophical course is somehow a journey from the familiar to the
familiar.” Such an interpretation of Putnam’s thought seems to go against
the usual rcadings of most commentators who tend to perceive it as the
curse, rather than the course, of a philosopher constantly on the move as
far as his philosophical doctrines are concerned. The following work will
tend to make manifest the unity which underlies the disparities found in
Putnam’s works. Putnam’s concept ofrealism has known many variations:
scientific or methodological reaÏism, internai or pragmatist reaÏism,
natural realism of the common man. Those various forms of realism are
ail defended from a fundamentaily epistemic point of view and ail
converge to the emphasis that the author puts on the philosophical
necessity to admit an ideat rational norm, which we will cal! an “absolutist
conception of reason”, ruling the entirety of our judgments, whether they
are of theoretical or practical nature. The present work aims at
reconstructing the philosophical course which lcd Putnam to defend a
conception of truth as an ideaiized rationai acceptabiiity or, later, simply
as a guaranteed assertabillly. While rejecting the modem
idea of an
interface between our perceptions and the world, Putnam heid stiil aller
realizing the inconsistency invoived in his doctrine of an ideal epistemic
situation in conflict with his ailegiance to a ftinctionalist theory ofmind.
KEY WORDS
Truth, Realism, Philosophy of science, Phiiosophy oflanguage,
Philosophy ofmind
Table des matières
1. Introduction : une posture réaliste
2
2. Le rejet du réalisme métaphysique
9
2.1. La théorie causale de la reférence
16
2.2. Des cerveaux dans une cuve
25
2.3. Une posture « internaliste »
28
3. Le rejet du scientisme
32
3.1. L ‘impossible dichotomie fait/valeur et le prejugé
scientifique
37
3.2. La priorité du bien par rapport au vrai
42
4. La vérité selon le «réalisme interne »
45
4.1. Du réalisme interne au réalisme naturel
48
4.2. Le problème du fonctionnalisme
52
5. Réalisme ou anti-réalisme ? Wiftgenstein, Dummett et
Putnam
59
5.1. Une conception « absolutiste » de la raison
72
6. Conclusion: du réalisme scientifique au réalisme naturel
77
Bibliographie
$1
Ï. Introduction : une posture réaliste
Putnam est probablement un des plus grands défenseurs de la pensée
réaliste au
20e
siècle. Le philosophe aura toutefois coimu certains revirements
dans sa pensée et cette fragmentation a été largement mise en évidence par ses
commentateurs. Le présent mémoire tentera plutôt de se concentrer sur / ‘unité qui
gît derrière la d(fférence qui traverse ses écrits. Répondant à certains philosophes
qui lui avaient reproché de changer constamment de position, Putnam écrit, dans
RR:
Le travail du philosophe ne consiste pas à produire une thèse X, puis, à devenir
universellement « Monsieur Thèse X)) ou « Madame thèse X ». Si les investigations
philosophiques (expression rendue célèbre par un autre philosophe qui a « changé
d’avis ») contribuent à ce dialogue plus que millénaire qu’est la philosophie, si elles
approfondissent notre compréhension des énigmes que nous désignons sous le terme de
«problèmes philosophiques », alors le philosophe qui conduit ces investigations fait bien
son travail. La philosophie n’est pas un sujet qui aboutit à des solutions définitives, et ce
qui est caractéristique du travail quand il est bien fait, c’est de découvrir que la toute
dernière thèse qu’on en soit ou non l’auteur ne dissipe toujours pas le mystère.’
—
—
Sans vouloir faire un pied de nez à Putnam, nous prendrons, pour notre part. le
choix de traiter le travail de Putnam comme s’il avait produit une thèse X, et que
le philosophe était devenu universellement « Monsieur thèse X », afin de faire
ressortir la centralité de la posture réaliste dans son oeuvre2.
Lorsque l’on parcourt les dernières lignes du paragraphe que nous avons
cité, Putnam nous dit:
Je pourrais ajouter que ce que je viens de décrire comme le «changement d’avis)> n’a
rien à voir avec la « conversion» d’une théorie à une autre z cela à plutôt à voir avec le
fait d’être tiraillé entre deux théories opposées sur la nature de la philosophie elle-même.
Quand j’étais un «réaliste scientifique », j’étais profondément troublé par les difficultés
du réalisme scientifique; à présent que j’ai renoncé au réalisme scientifique, j’ai toujours
terriblement conscience de ce qui peut être attirant dans la conception réaliste
scientifique de la philosophie.
RR, pp. 14-15
Il ne s’agit pas de nier les importants revirements dans la pensée de Putnam, du réalisme
scientifique au réalisme pragmatiste et au réalisme naturel, Il s’agit ici plutôt de tenter de donner
une réponse à la question de la cohérence dans l’oeuvre de Putnam afin d’éclairer son parcours qui
apparaîtra quelque peu hasardeux au néophyte.
RR, p. 15
2
3
Compte tenu de cette dernière remarque, nous pourrons spécifier notre intention
en disant que l’unité que nous visons est celle qui gît derrière ce tiraillement dont
il est question dans ce texte assez tardif du philosophe. Cette unité, nous ne la
voyons pas dans une théorie en tant que telle, car probablement que Putnam n’a
jamais véritablement défendu de théorie au sens fort. Plutôt que de monter de
toutes pièces un système philosophique, Putnam s’est plutôt inscrit dans la
tradition philosophique en tant qu’un de ses plus grands critiques. Cela ne l’aura
cependant pas empêcher d’ «esquisser les idées maîtresses d’une conception qui
ne soit pas aliénante
»,
comme il se propose de faire dans RTH.
Le domaine de recherche de Putnam s’étend de la philosophie des
sciences à la philosophie de l’esprit et du langage, ainsi que, plus récemment, à
Péthique4. Putnam a d’abord endossé le réalisme scientifique, notamment parce
que c’était à ses yeux la seule approche qui ne faisait pas de la science un
miracle.5 Comme le note Claudine Tiercelin, dans son essai sur les rapports entre
le réalisme de Putnam et le pragmatisme, la version putnamienne du réalisme
scientifique est issue principalement d’une critique du positivisme : «
[...] on ne
s’étonnera pas que pour Putnam et quelques autres alors, «être réaliste
simplement «rejeter le positivisme
»,
ou encore
«
»,
ce soit
l’idée que les énoncés des
sciences naturelles nécessitent un réinterprétation philosophique
». »6
Cela est
rendu explicite dans PL, où Putnam défend l’existence des entités abstraites en
logique, en mathématiques, ainsi qu’en physique, contre le nominalisme, à l’aide
de ce qu’il appelle des arguments d’indispensabilité. En philosophie des
mathématiques, Putnam est d’abord platonicien7. Toutefois, le platonisme de
Putnam n’est que méthodologique. Pour Putnam, la logique et les mathématiques
sont des sciences quasi-empiriques8, c’est-à-dire qu’elles ne se fondent pas sur
des critères a priori, comme le prétend la croyance populaire en mathématiques
Voir, à ce sujet, RTH, chap. VI, et plus récemment DFVD et EO
Cf. PL, dans PP1, pp. 323-35$
6
TIERCELIN, Claudine, HiÏaiy Putnarn, 1 ‘héritage pragmatiste, paris, PUF, 2002, p. I 8, je
souligne.
PPI, p. xii-xiii
$
PPI, p. vii
‘
4
classiques, mais sur l’expérience que nous avons de la pratique des
mathématiques. Le platonisme de Putnam est donc davantage un programme de
recherche qu’une thèse métaphysique : «
[...J
Platonism itself is a research
program; flot something fixed once and for ail but sornething to be modified and
improved by trial and error. » La même réflexion peut être étendue à la physique.
Dans «Philosohy of Logic » 10 Putnam maintient que les entités mathématiques
abstraites (classes, nombres, ainsi que les entités de la physique mathématique)
sont indispensables à la science. Par exemple
gravitation
[...J
nominaliste
».
« ...j la loi newtonienne de la
«transcende tout à fait ce qui peut être exprimé en langage
Pour dire que cette loi est vraie, il faut non seulement quantifier
sur des entités telles que forces, masses, distances, mais, si on veut que « la
mesure» ait un sens, accepter des notions telles que celles de fonction et de
nombre réel. »
Aussi, en philosophie des sciences, contre les positivistes
logiques qui croyaient pouvoir trouver une méthode de vérification pour les
énoncés isolés, Putnam adopte la position holiste, laquelle stipule que «seule la
science formalisée dans son ensemble a un contenu empirique.
»12,
et rejette par
le fait même la distinction que ces derniers faisaient entre langage théorique et
langage observationnel)3 Mais aussi, contre la théorie de l’incommensurabilité
des théories scientifiques avancée notamment par Thomas Kuhn, Putnam avance
que : «
[...]
si chaque nouvelle théorie sur les atomes, les gènes, la sclérose en
plaque ou le virus du sida doit changer la sïgnfication même de ces termes, alors
ppi. p. xii
PPI, p. 323-357
Tiercelin, p. 20
12
Tiercetin, p. 26
13
Tiercelin a bien résumé ses principaux arguments à cet égard:
‘°
1/Si un terme observationnel ne peut s’appliquer â une entité non observable, autant dire qu’il n’y en a aucun.
Qui ne voit en effet que, dans l’histoire des sciences, les termes dénotant des entités non observables ont
toujours été expliqués à l’aide dc locutions déjà disponibles et dénotant aussi des entités non observables ?
Même un enfant de trois ans est capable de comprendre une histoire de « gens trop petits potir qu’on ptlisse les
voir». Or pas un seul terme théorique n’est intervenu dans cette expression. 2/ maints termes dénotant
principalement ce que Camap rangerait parmi les «entités non observables » ne sont pas des termes théoriques.
De plus, il existe certains termes théoriques qui dénotent principalement des entités observables. 3/ Des
comptes-rendus observationnels peuvent contenir et contiennent souvent des termes théoriques. 4/une théorie
scientifique peut ne dénoter que des entités observables (par ex. la théorie darwinienne de l’évolution, lors de sa
formulation originelle 5/ Enfin, il n’existe pas un seul terme dont il soit vrai de dire qu’il ne pourrait pas être
utilisé (sans changer ou étendre sa signification) pour dénoter des entités non observables. «Rouge », par
exemple, « fut utilisé par Newton, lorsqu’il postula que la lumière rouge est formée de corpusctiles rouges ».
(pp. 25-26)
5
l’idée même d’ «apprendre plus» sur les atomes, les gènes, ou le sida devient
impensable.»
14
Ce qui pousse des gens comme KuIm à défendre un tel
relativisme est évidemment une croyance proche de celle qui avait amené les
positivistes à postuler l’existence d’une logique de la science, c’est-à-dire une
forme de scientisme
« Le scientisme du positivisme logique était explicite et
affiché ; mais je pense qu’un certain scientisme se cache aussi derrière le
relativisme. » 15 Ainsi, déjà à l’époque du ((réalisme scientifique
»,
Putnam se
montre déterminé à défendre une position philosophique qui saura éviter les
pièges du scientisme à outrance.
Notons que la philosophie du tangage développée à l’époque du réalisme
scientifique sera appelée à jouer un rôle central dans les développements
ultérieurs. Pour cette raison, nous l’aborderons un peu plus loin dans notre
exposé. Cela dit, tâchons d’abord de comprendre les raisons pour lesquelles
Putnam n’est plus aujourd’hui un réaliste scientifique. Le réalisme scientifique de
Putnam est suffisamment dense pour que l’on ne puisse pas ici en faire le tour. Ce
qui nous intéresse dans l’oeuvre de Putnam est la question de la vérité dont le
traitement commence à porter fruit approximativement vers la fm des années
1970, notamment dans MMS. livre dans lequel Putnam pose les jalons de la
réflexion qu’il a poursuivie depuis RTH, jusqu’à EO. Cette réflexion se retrouve
déjà dans les travaux de jeunesse de Putnam. Par exemple, en 1960, dans (<Do
truc assertions correspond to reality? » 16, il anticipe les principales raisons de son
Tiercelin, p. 27
RTH, p. 142-143
En 1960, dans « Do frue assertions correspond to reality?» (PP2, pp. 70-$4), Putnarn critique
les prétentions de la théorie de la vérité de Tarski, à être une formalisation de la théorie
correspondantiste de la vérité. Néanmoins, il en propose une restitution dans des termes d’un
réalisme méthodologique, stipulant qu’il s’agit là de la seule manière de rendre compte de la
nature de la vérité, du moins dans notre pratique linguistique, cherchant ainsi à faire un pied de
nez aux théories vérificationnistes. En voici les grandes lignes.
Faisons comme s’il existait réellement une relation de correspondance entre les mots et
les choses. Supposons ensuite que les phrases entretiennent toutes une relation unique avec des
états de choses dans des ensembles de mondes possibles. faisons ensuite comme si nous
disposions de l’ensemble de toutes les phrases grammaticales. L’ensemble des phrases
grammaticales a l’avantage d’être généré à partir de règles récursives, de telle manière que nous
avons là un ensemble fini. Il sera notre ensemble de base. Disons maintenant que nous avons une
16
structure, la
grammaire
(que nous supposons universelle) constituée de règles récursives qui
permettent de générer un ensemble infini d’énoncés. Ensuite, nous avons un autre ensemble, celui
6
des inondes possibles. Bien qu’une telle notion de monde possible soit extrêmement
problématique, faisons comme si les mondes possibles étaient des ensembles bien définis qui
correspondent en quelque sorte à l’ensemble de tous les états possibles du monde actuel. Notre
ensemble de base comprend donc le monde actuel et une infinité d’états possibles dans lesquels le
monde actuel puisse être. De cette manière nous ferons comme si nous étions platoniciens.
faisons maintenant comme si notre grammaire pouvait être interprétée au premier ordre.
Ajoutons à notre système formel un certain nombre de contraintes. Les premières seront des
contraintes théoriques:
1. le rang de—S est le complément de S
2. le rang d’une disjonction doit être l’union des rangs disjoints
3. le rang d’une conjonction doit être l’intersection des rangs conjoints
4. 3 doit être traité comme une disjonction (possiblement infinie)
5. V doit être traité comme une conjonction (possiblement infinie)
Une relation qui satisfera ces conditions sera aussi une relation de correspondance
compositionelle, de telle sorte que le rang (ou domaine, ou monde possible) des phrases complexe
devra dépendre du rang attribué aux phrases simples. On expliquera la règle 2. en disant qu’elle
est la meilleure manière de pouvoir rendre compte davantage des phrases que le locuteur de notre
langage (vue de l’extérieur) acquiescera être vrai. Parce que nous considérerons que:
i.
il cherche â dire la vérité
ii.
la plupart du temps il réussit
Nous devrons aussi ajouter une contrainte sur l’interprétation:
6. Principe de charité: choisissez une correspondance compositionelle qui rende vrai un
maximum de phrases jugées être vraies par le locuteur.
Cela dit, nous sommes confrontés à un problème majeur. Alors que donner un rang de valeur â un
énoncé consiste explicitement à en donner une interprétation, te théorème de Lwenheim-Skolem
stipule justement qu’aucune interprétation univoque n’est possible pour un système formel basé
sur un domaine infini.
Ce problème n’arrive pas dans tes interprétations ordinaires, parce qu’on s’intéresse
généralement â des ensembles finis. Nous devrions donc simplifier notre système en disant que:
7. Le domaine des mondes possibles doit être restreint aux mondes empiriquement
possibles
8. L’ensemble des phrases que nous acceptons d’interpréter comme vraies préserve un
maximum de cohérence.
Le problème mentionné est similaire à celui que rencontrait Quine à propos de la traduction dans
Word and Object.
Il est possible (par une démonstration donnée par Putnam aux pp. $0-si) de caractériser
une notion de mondes empiriquement possibles, de telle manière que nous obtenons des états du
monde qui sont finis et vérifiables. Nous ne reprendrons pas ici cette caractérisation. Néanmoins,
cela doit nous mener à une nouvelle hypothèse à propos de la correspondance qui nous préoccupe.
Il existe, dans n’importe quel tangage formalisé au premier ordre, une relation de correspondance
unique pour une correspondance compositionelle, des énoncés aux mondes (empiriquement)
possibles, qui préserve la simplicité ainsi qu’un maximum de connexions inférentielles, de telle
sorte à rendre un maximum d’énoncés vrais selon le jugement du locuteur.
Cela dit, notre dernière hypothèse peut tout aussi être vraie que fausse. Néanmoins, elle
permet de montrer que les phrases, dont nous pouvons décider qu’elles sont vraies, sont celles qui
ne nous semblent pas être dans une relation triviale avec le monde actuel.
Enfin, il se pourrait que nous nous trompions lorsque nous traitons ainsi certains énoncés.
Néanmoins, il semble qu’il n’y ait pas d’autre manière plausible d’expliquer la relation de
correspondance qui sous-tend notre concept de « vérité» et bien que notre dernière hypothèse ne
nous donne pas la véritable signification du fait d’être « VRAI», il semble qu’elle rende compte
de la nature de la vérité.
7
rejet du déflationnisme et du vérificationnisme17, thèse qu’il reprendra plusieurs
années plus tard en 1994 dans les Dewey Lecittres. Cependant, la réflexion de
17
En 1983, avec «On Truth» (Words andLfe, pp. 3 15-329), Putnam publie un article visant
directement à critiquer les théories décitationelles de la vérité. Putnam y questionne la pertinence
d’une conception de la vérité dans les termes d’une théorie simplement sémantique. L’illusion qui
persiste dans cette approche, laquelle est liée à l’adhésion à la théorie d’A. Tarski, consisterait à
penser que te problème concernant la manière dont le langage s ‘accroche au monde (qui est
probablement un des problèmes majeurs de l’histoire de la philosophie) serait résolu par la
logique mathématique moderne. Bien que, dans cet article, Putnam ne disent rien de positif à
propos de la vérité, on peut voir ce dernier comme une critique de la conception, avancé par
Richard Rorty (Rorty, 1979) selon laquelle la vérité dépendrait de l’accord de nos pairs culturels.
(Cf p. 3 16)17
Ce ne sera pas la peine de reprendre ici une exposition de la théorie de Tarski. Putnam ne
nie pas qu’elle puisse avoir une certaine utilité pour les systèmes formels, notamment en
mathématiques. Néanmoins, il rejette l’idée que la définition tarskienne de la vérité puisse tendre
compte de la notion intuitive de vérité. Parce qu’avec cette théorie, il est facile d’imaginer une
situation contrefactuelle dans laquelle une phrase aurait la propriété d’être « vraie dans L)) sans
toutefois être VRAIE. (Cf. p. 31$) On peut aussi rappeler que la notion de vérité est présupposée
dans la définition tarskienne de la vérité, comme une notion pré-analytique, de telle manière que
la définition de TC devient circulaire. (Cf. p. 319) Si l’on comprend la théorie de Tarski comme
une formalisation de la notion de vérité mise de l’avant par une théorie réaliste (correspondantiste)
de la vérité, cela échoue.’7 Néanmoins, il existe d’autre manière de concevoir la vérité qui puisse
nous sortir de cette impasse.
Généralement, on suggère de remplacer la notion de critère de vérité par celle de
condition d’assertabilité. C’est notamment ce qu’ont proposé Ayer et Dummeti. Néanmoins, il
semble que personne n’ait réussi encore à donner une interprétation claire de la notion de
«conditions d’assertabilité ». (Cf. p. 320) (il y a trois notions d’assertabilité.)
Néanmoins, nous pouvons considérer trois manières d’envisager les conditions
d’assertabilité. La première vient du béhaviocisme (Skinner, Quine). Selon cette dernière, asserter
revient seulement à émettre des sons. Ainsi, si l’on suit Quine, comprendre notre langage consiste
simplement à décrire les causes de ses émissions. Selon ce dernier, une simple histoire de cause et
effets serait une description suffisante autant pour la science que pour la philosophie. (Cf. p. 321)
Or, dans ce cas:
«A human being speakmg and thinking resembles an animal producing varions cries in response to various
natural contingencies. or even a plant putting forth now Ieaf and now a Ilower, on such a story. Such a stol)
leaves out that we are thinkers. If such a story is right, then flot only is representation a myth the very idea of
thinking isa myth. » (p: 321)
Et Quine a déjà dit que les systèmes conceptuels du premier niveau avaient besoin d’être eirichis
d’une vague notion de «justification » ou de « cohérence». Mais si cette notion est indispensable,
pourquoi dire qu’elle doit être située en deuxième classe ? (p. 321)Putnam croit plutôt que nous
devons accepter de dire qu’il existe quelque chose comme une propriété objective à la justesse de
nos dires et pensées. (p. 322)
Reprenant son argument contre le fonctionnalisme, ou la théorie computationelle de
l’esprit, Putnam réaffirme qu’aucun progrès n’a été fait dans la direction du réductionnisme des
états mentaux intentionnels vers les propriétés physiques et causaux du cerveau. Selon une
certaine conception fonctionnaliste, si l’on attribue une organisation fonctionnelle à un organisme,
cet organisme reproduira les «rôles fonctionnels)> consigné dans l’organisation en question, de
telle manière qu’il produira toujours des réponses compétentes. Si les conditions d’assertabilité
doivent être expliquées par le fait qu’elles soient générées par un tel «programme» on ne voit pas
comment un organisme pourrait se tromper ? Mais il existe plusieurs autres manièresi de décrire
l’organisation fonctionnelle, de telle sorte que nous puissions éviter ce type de problème. Vis-àvis de t’indiscemabilité des théories naturalistes de ce type, nous préconisons généralement celle
$
Putnam à l’égard de la vérité émane principalement du premier revirement majeur
dans sa pensée. Ce revirement est issu principalement d’une réflexion, motivée
notamment par les travaux de Quine, à propos de 1 ‘inscrutabilité de la reférence.
Cette réflexion est jumelée chez Putnarn à l’influence de l’anti-réalisme global de
Dummett, lequel, entre autres par sa manière de revoir le débat réalisme/anti
réalisme, apportait une solution aux problèmes de l’interprétation des énoncés
scientifiques avec sa fameuse sémantique vérflcationniste. Nous aborderons
notre sujet en attaquant celle question.
qui produit la meilleure explication de ce que l’organisme visé fait. Mais nous arrivons à ce stade
à un autre problème, pour ce faire nous devons utiliser un concept intentionnel, celui
d’explication. (p. 324) Il semble donc difficile de se débarrasser des concepts intentionnels en ce
domaine.
Dans ce contexte, la théorie naturaliste de Quine, qui visait à expliquer la nature de
l’assertion par des conditions strictement physiques, dans le cadre d’une description causale
s’étant avérée être un échec, certains philosophes ont proposé d’expliquer les conditions
d’assertabilité en lien avec la participation du locuteur à une communauté linguistique (Kripke, le
dernier Wiffgenstein, et Rorty de manière explicite tel que mentionné au début du texte). Dans
ces différentes perspectives culturelles, ce que nous disons avoir un certain type de justesse
(rightness) ou non, est produit comme étant dérivé d’un certain nombre de règles implicites au
modèle discursif (pattem of speech) utilisé dans notre communauté. La justesse de nos énoncés
est donc relative à l’accord de nos pairs (de manière plus ou moins implicite, dépendamment des
théories). Mais Puffiam ne pense pas qu’aucun philosophe serait près à dire que la question de la
vérité soit réglée s’il devait admettre que la notion de justesse n’est qu’une propriété relative à
notre culture. Même le relativiste n’accepterait pas de laisser tomber sa théorie bien que la
majorité de ces pairs culturels puisse vouloir la renier. (Cf. p. 324)
La dernière manière de comprendre les conditions d’assertion d’un énoncé consiste à dire
que la justesse d’un énoncé dépend de son degré de confirmation (degree of confirmation). Le
défaut d’une telle conception est qu’elle considère la notion de « degré de confirmation» comme
étant une notion objective alors qu’elle n’attribue pas une telle objectivité à la notion de
«vérité» : « ‘To say a sentence is true is to reaffirm the sentence’, as Quine has put it, whereas to
say that a sentence is highly confirmed is to ascribe a substantive property to the sentence, on this
view (flot Quine’s)» (p. 325) Cette vision a en partie le même problème que la conception
fonctionnelle. Il existe plusieurs notions de «degré de confirmation » et il semblerait qu’il soit
impossible de décider laquelle est la bonne. (p. 325) Enfin, la meilleure vision de ce que pourrait
être un degré de confirmation met de côté les phrases sur le passé et/ou sur le futur. La
confirmation semblerait dépendre « ...j only on the present memoiy and experience of the
speaker.» (p. 326) Car comment vérifier un énoncé historique à propos de la traversé du Rubicon
par César ? Enfin il semble que:
—
«
{. .1
the idea that there is such a thing as an assertability-conditions” account of language falis before the
2. Le rejet du réalisme métaphysique
Si Putnam s’est intéressé à la question de la vérité avant les années 1970,
il ne défendra aucune thèse positive à son égard avant le réalisme interne qui fait
son apparition au milieu de cette dernière décennie. Comme Putnam l’indique
dans les DL, ce serait les travaux de Michael Dummett, à la même époque, qui
l’auraient amené à modifier son réalisme.’8 Selon Dummett, le langage est
quelque chose qui s’acquiert et se manifeste dans la pratique. Dans tin fameux
article intitulé «On Truth », publié en 1976, Micheal Dumrnett défend une forme
d’anti-réalisme global. Il prétend qu’une théorie de la signification doit prendre la
forme d’une théorie de la compréhension d’une langue. Ainsi, une théorie réaliste
des conditions de vérité n’est pas à même de nous révéler quoi que ce soit sur la
compréhension d’un langage. Contrairement à l’idée reçue, la compréhension
d’une langue n’est pas quelque chose de spécifiquement théorique mais comporte
aussi beaucoup d’aspects pratiques, lesquels ne peuvent être rendus manifestes
que par Ï ‘usage que les locuteurs font des expressions de leur langue. Ces aspects
implicites à la pratique linguistique consistent en un ensemble de capacités de
recognition ou de vérification des conditions de vérité des phrases que tes
locuteurs utilisent. Par conséquent, nous devons renoncer à une sémantique
vériconditionelle (ou théorie de la vérité-correspondance ou, comme le dit
quelque fois Putnam, théorie magique de la référence) au bénéfice d’une
sémantique en termes de conditions d’assertion ou de vérification. Une telle
sémantique non réaliste entraîne nécessairement le rejet des lois de la logique
classique, lesquelles sont au fondement même du réalisme métaphysique, ce qui
nous amène à devoir rejeter le réalisme métaphysique.’9
Si Putnam va dans le même sens que Dummett, il lui importe toutefois de
vérifier la réalité du problème. C’est ce qu’il fait dans deux articles, « Realism
and Reason »20 puis «Models and Reality
16
»21
à partir d’arguments tirés de la
CE DL, pp. 46 1-462
Cf. ENGEL, Pascal, La norme du vrai, Paris, Gallimard, 1989, p. 159-160
20MMS,pp. 123-13$
‘
10
théorie des modèles22. Une formulation plus simple est proposée au second
chapitre de RTH. Soulignons que Putnam donnera une réponse plus nuancée que
21
22
PP3.pp. l-25
Putnam reprend à plusieurs reprises son « model-theoretic argument» sous différentes formes.
Probablement que l’exposition la plus complète se retrouve dans les deux articles précédemment
cités. Sinon, Putnam en donne la preuve technique en appendice de RTH, pp. 241-242 En voici un
bref résumé â partir de la formulation de « Models and Reality ».
Prenons la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel (ZF). Zf admet la théorie des
ordinaux transfinis de Cantor de telle sorte que la cardinalité des nombres réels R est non
dénombrable (2x0), ce qui est une puissance incommensurable à la puissance de l’infini
dénombrable des nombres naturels N (). Selon le théorème de Lôwenheim-Skolem, une théorie
n’est jamais prouvable à la satisfaction du sceptique pour l’ensemble de son domaine
d’application, mais seulement pour un modèle. Dans le cas de ZF, on peut prouver son
axiomatique pour les R, mais il semble impossible de le faire pour son domaine R sans avoir
recours à une série d’hypothèse invérifiables, tel que l’axiome du choix et l’hypothèse du continu.
La raison en est qu’il n’existe pas de bijection entre l’ensemble des N et son domaine R. Ainsi,
pour prouver la consistance relative de ZF, nous devons ajouter une série de contraintes
conventionnelles, telle que l’axiome de constructibilité de Gidel, V L. Puisque ces contraintes
sont simplement des conventions, il apparaît possible de construire une multiplicité de modèles
pour ZF, qui rendront compte de différentes manières de l’ensemble des contraintes théoriques
contenues dans son axiomatique, de telle sorte qu’il semble impossible de donner un modèle
unique (intended inteipretation) pour notre théorie.
Putnam, qui endosse l’idée qu’il existe un air de famille entre les mathématiques (dont il
prétend qu’elles sont une science quasi-empirique) (Cf PPI, pp. 1-7$) et la physique (qui est
effectivement empirique), étend son raisonnement à cette dernière. Ce qui nous permet de faire
des observations en physique, ce sont des ensembles de contraintes théoriques (liées à l’appareil
analytique des théories que nous utilisons pour formuler nos hypothèses observationnelles) et une
série de contraintes opérationnelles, issues de nos expériences en matière d’observation
empirique.
Comme le platonisme en mathématiques, qui stipule l’existence d’un ensemble de
nombres actuellement infini, indépendant de notre capacité de les compter. nous avons tendance à
considérer la réalité physique comme une totalité d’objets fixés à l’avance que nous devons
déchiffier en prenant soin de ne pas être trompé par nos sens. Mais une telle conception ne peut
pas tenir le coup car, il semble impossible de prouver l’existence de ses ensembles. Tout ce à quoi
nous avons effectivement accès, ce sont des ensembles finis d’objets délimités par nos propres
contraintes théoriques et opérationnelles, lesquelles sont le fruit à la fois de conventions et de nos
expériences avec la pratique scientifique. La vérité est donc essentiellement épistémique, et il
semble que nous soyons dans l’impossibilité de juger au-delà de nos propres capacités de
recognition et/ou de vérification.
Pris comme telle il semble s’agir d’un argument en faveur de la sémantique
vérificationniste de Dummett. «Etre vrai » reviendrait alors au fait d’< être vérifiable ».
Cependant, Putnam ne désire pas laisser tomber les mathématiques et la physique classique
(conception qu’il à défendue ardemment durant les années réalistes scientifiques) (CE PPI, pp. I7$ et pp. 323-35$). Il existe des phénomènes pour lesquels nous avons trouvé la descriptionjuste
avant même de pouvoir en donner la démonstration. C’est le cas de nombreux principes de la
physique newtonienne, qui furent vérifiés plusieurs années après sa réalisation. Rester au niveau
de la simple vérification ponctuelle reviendrait donc à empêcher la science de progresser.
Ainsi, Putnam donne sa préférence à une conception idéale de la vérité scientifique. La
vérité, c’est donc la vérification comme inférence à la meilleure explication ou, comme la nomme
Putnam, I’ « acceptabilité garantie idéalisée. » Bien qu’il soit possible de donner plusieurs
modèles à une théorie de la science dans sa tota]ité, la science procède toujours en fonction d’un
idéal qui prend la forme de la théorie réaliste. Si cela n’est pas quelque chose d’ultimement
vérifiable, nous agissons toujours comme si c’était le cas.
=
n
Dummett aux problèmes soulevés par la question de la référence. Plutôt que de
dire que la vérité est une sorte de vérification dans un contexte actuel, il plaidera
plutôt en faveur d’une sorte d’idéalisation de la garantie23. Maintenant, passons à
l’argument de Putnam à propos de l’indétermination de la reférence24.
Imaginons que tous les hommes dans notre communauté utilisent le terme
chat pour désigner des cerises, alors que, pour leur part, les femmes utilisent le
terme chat pour désigner les «chats réels ». Toutes les fois que nous voudrons
mentionner l’occurrence du mot chat dans le discours d’un homme nous écrirons
chat* (ce qui veut dire en fait cerise). Supposons maintenant que chaque fois que
les hommes emploient le mot paillasson, ils désignent en réalité un arbre. La
même occurrence désigne un paillasson dans le discours des femmes, et nous
écrirons paillasson* pour désigner l’occurrence masculine du mot. Maintenant
supposons qu’à chaque fois qu’un homme dit «est sur» il veut en fait dire «est
dans
La femme pour sa part ne se trompe pas. Nous désignerons l’occurrence
masculine par « est sur »*.
».
Appelons finalement I l’interprétation standard (celle des femmes) selon
laquelle «un chat est sur un paillasson» est waie lorsque qu’un chat est sur un
paillasson, et J l’interprétation non-standard (celle des hommes) selon laquelle
Or, reprenant sa théorie causale de la reférence selon laquelle la vérité sur un terme
d’espèce naturelle est quelque chose qui prend forme au fils de l’histoire des découvertes à son
propos, Putnam articule ta science à la manière d’une enquête sur le monde physique instituée à
manière d’une « espèce naturelle globale» dont nous perfectionnons sans cesse sa caractérisation
au fils de l’enquête scientifique. Enfm, bien que l’enquête semble apparemment inachevable, il ne
semble pas problématique d’insérer cette image à l’intérieur d’une sorte de « théorie globale)> de
notre savoir scientifique. Cela reviendrait seulement à ajouter davantage de théorie (just more
theoiy argument) et cela n’est aucunement problématique si cela nous aide à comprendre le
fonctionnement de l’enquête elle-même, au contraire d’autres théories qui semblent avoir
davantage brouillé les pistes (par exemple, la théorie selon laquelle les significations sont dans la
tête, Cf. PP2, pp. 215-271).
23
Dans les DL, Putnam spécifie cette différence: « [...] I proposed to identif,’ “being true” not
with “being verifled”, as Dummett does, but with “being verifled to a sufficient degree to warrant
acceptance under sufficient good epistemic conditions.”)) (p. 461)
24
Max Kistier nomme cet argument: I ‘argument pour t ‘indétermination de la référence par la
permutation, dans «La rationalité et la causalité dans le réalisme interne de Putnam» paru dans
Philosophie, no 85, printemps 2005, pp. 62-92, dont il dit qu’ « [iII s’agit d’une généralisation et
radicalisation des arguments de Quine pour l’indétermination, ou comme le dit Quine,
l’inscrutabitité de la référence. » (p. 68)
12
«un chat est sur un paillasson» est vraie lorsqu’ttne cerise est dans un arbre.
Imaginons ensuite un endroit où il y a à la fois un chat sur un paillasson et des
cerises dans un arbre. Dans un tel contexte il est possible d’imaginer un dialogue
entre un homme et une femme où une femme parle à un homme d’un chat qui est
sur un paillasson, auquel discours notre homme acquiesce constatant que les
cerises sont bien dans un arbre.
En logique, pour qu’un énoncé soit vrai, il importe peu que chacun des
termes ait une référence précise. Ce qui importe est que l’énoncé soit vrai dans un
monde possible où la relation qui est décrite puisse être rendue vraie. Par contre,
dans un monde où aucune cerise serait dans un arbre, la conversation que nous
avons mentionnée donnerait plutôt lieu à un désaccord. Dans un tel contexte,
nous pourrions envisager que la femme essaie d’expliquer à l’homme ce qu’elle
entend par un chat et un paillasson. Toutefois, Putnam remarque que, bien que la
tâche puisse être ardue, il est possible de réinterpréter tout le langage de la femme
de telle manière que l’homme n’arriverait jamais à comprendre ce que la femme
veut dire en réalité.
On considère généralement que l’interprétation est fixée par un ensemble
de contraintes opérationnelles et théoriques. Par exemple, il suffit que je perçoive
une variation de Ï ‘aiguille du voltamètre pour qu’il y ait de l’électricité dans le
côble. Évidemment, présentées de cette manière, les contraintes opérationnelles
apparaissent bien naïves parce que nous savons maintenant que « ...j (1) les
rapports entre théorie et expérience sont probabilistes, [...J et que (2) ces rapports
ne sont pas de simples corrélations sémantiques mais dépendent de théories
empiriques qui sont sujettes à révisions. »25 Selon l’opératioimalisme naïf
découvrir de nouveaux tests pour une substance comme l’« or» revenait à
changer son sens et sa référence (signification). Selon ce point de vue, les théories
sont testées phrases par phrases. Depuis les travaux de Duhem et Quine, on
considère que les théories doivent être soumises à l’expérience en tant que corps
25
RTH,
pp. 40-41
13
constitués, qu’en bout de ligne, seule la science dans son ensemble possède un
véritable contenu empirique. Par contre, si, traditionnellement, les contraintes
opérationnelles sont des contraintes sur l’acceptation des théories, on peut les
reformuler pour qu’elles deviennent des contraintes sur l’interprétation. On
pourrait donc dire que les contraintes sont ellesmêmes sujettes à la révision,
«[...J on peut les considérer comme des contraintes provisoires imposées à la
classe des interprétations possibles
[...J
»26
En ce sens, ce genre de contraintes ne
servent plus de critères absolus, au sens qu’elles sont aussi révisables. La même
chose peut être fait au sujet des contraintes théoriques. Le « conservatisme» ou le
«préservationnisme»
peuvent
être
revus
comme
des
contraintes
sur
l’interprétation, en suggérant que le fait de rendre compte de ces contraintes
soient un atout pour une théorie équivalente à une autre.
Ce qui est séduisant dans l’idée que l’interprétation est fixée par des
contraintes opérationnelles et théoriques, c’est qu’elle nous permet de juger
adéquatement de nos énoncés par la simple expérience. Lorsque nous avons
l’expérience prescrite, nous savons automatiquement que nos énoncés sont vrais,
ce qui nous donne le droit d’inférer que nos termes sont à leur tour vrais.
« Puisque les contraintes utilisées pour tester la théorie fixent aussi l’extension
des termes, le jugement des sujets sur l’adéquation de la théorie est en même
temps un jugement sur sa vérité.
»27
Et cela est d’autant plus vrai si l’on
présuppose que le locuteur a accès, sinon en solitaire, par le biais de sa
communauté à «une information parfaite» sur la théorie. Mais il semble que
nous soyons allés trop vite. L’idée reçue ne marche pas parce qu’«
[...J elle
cherche à fixer I’intension et l’extension des termes individuels en fixant les
conditions de vérité des phrases. »28
Une façon de se sortir de ce paradoxe consisterait à distinguer les
propriétés intrinsèques des choses de leurs propriétés extrinsèques. Mais il
26
27
28
RTH p. 41
RTH, p. 43
RTH, p. 44
14
semble que l’on puisse inverser les rôles dans notre exemple, de telle sorte qu’un
chat devrait en réalité avoir pour extension l’ensemble des cerises. Rien ne nous
indique quelle devrait être l’interprétation à privilégier, et, ainsi, si nous avons dit
que I était l’interprétation standard, ce n’était en dernière analyse qu’une
stipulation.
Aussi, certains ont prétendu que la relation de référence devait être
justifiée
par
l’évolution. Si une telle correspondance entre les mots et les choses
n’existait pas, nous n’aurions pas pu survivre. L’avis contraire est celui d’une
approche constructiviste en philosophie es sciences. Pour Bas van Fraassen, par
exemple,
les
théories
«observationnellement
n’ont
pas
adéquates.»
à
être
Elles
vraies,
doivent
mais
seulement
seulement
prédire
correctement des observations. Dans une telle perspective, la fécondité de la
science s’explique parce qu’elle procède par tâtonnement. «Selon ces
conceptions instrumentaÏistes, l’évolution n’établit de correspondance qu’entre
certains termes (les termes observationnels) et les «possibilités permanentes de
sensation. » [Cependant] Une telle relation n’est pas la référence
[...]
Pour sa part, Putnam rejoint davantage la première option qui considère
que : «
[...J le fait que la science procède
par
tâtonnement n’explique pas
pourquoi nos théories sont «observationnellement adéquates
»30.
Comme nous
l’avons vu, il est impossible d’obtenir qu’une seule interprétation standard pour
n’importe quel énoncé d’un langage par le moyen de contraintes opérationnelles
et théoriques. Pour expliquer l’adéquation dont nous parle van Fraassen, nous
aurions
besoin
inexplicables.
»‘
de
«postuler
une
suite
de
comcidences
totalement
Mais surtout. Putnam remarque que beaucoup de nos croyances
sont liées à l’action. Ainsi, des croyances du type « Si je fais telle chose,
j’obtiendrai...
»,
sont des croyances directives. Ce type de croyances ne peut pas
être acquis par tâtonnement. Dans plusieurs cas, il faut que je puisse les évaluer
29
°
‘
RTH,
RTH,
RTH,
p. 51
p. 51
p. 51
15
par d’autres moyens avant de passer à l’acte. En conséquence, si nos évaluations
n’étaient que le fruit d’une recherche par tâtonnement, il y a bien des chances que
nous n’aurions pas survécu si longtemps.
Donc, puisqu’un nombre suffisamment grand de nos croyances directives sont vraies et
puisque la meilleure explication de ce fait est qu’une bonne partie de nos autres
croyances (celles qui constituent notre «théorie du monde ordinaire ») sont au moins à
peu près vraies, il est justifié de penser que notre théorie du monde ordinaire est au moins
à peu près vraie et que nous ne pourrions pas survivre si ce n’était pas le cas.2
Toutefois, cela ne veut pas dire que l’évolution détermine une correspondance
unique entre les expressions référentielles et les objets extérieurs. Cela veut
seulement dire qu’il existe certaines conditions de vérité (qui restent tout de
même floues) pour les phrases ou les analogues de phrases, mais ces conditions
ne fixent pas la reférence de nos ter,nes. En fait cela dit seulement que puisque J
préserve une certaine adéquation à la vérité I et que même si J n’est pas
l’interprétation standard, elle est une interprétation satisfaisante à la réussite de
nos actions (croyances directives). Tout cela laisse la référence passablement
indéterminée. Nous devons donc laisser tomber
«[...J l’idée que les mots se
trouvent dans une relation biunivoque avec des choses et des ensembles de
choses.
Nous ne pouvons donc pas admettre une théorie métaphysique de la
référence. Cet argument, dit argument modèle-théorique ou sémantique, est la
principale cause du retrait de Putnarn du réalisme scientifique vers un réalisme
plus modéré qu’il caractérisera de «réalisme interne
».
Nous reviendrons sur 1’ « internalisme» de Putnam. Compte tenu du fait
que nous n’avons rien dit encore de la fameuse théorie causale de la reférence, il
serait pertinent de nous y attarder d’abord, notamment parce qu’elle nous sera
utile à l’exposition d’un second argument de Putnam contre le réalisme
métaphysique 1 ‘argument des cerveaux dans une cuve.
32
RTH, p. 52
RTH, p. 53
16
2.1. La théorie causale
de la référence
C’est dans un article de 1975, titré «The Meaning of ‘Meaning’
que
Putnam a fait l’exposé le plus exhaustif de sa théorie causale de la référence.
Bien que les grandes lignes en soit reprises ailleurs35, il sera pertinent de
s’attarder quelque peu à ce texte important du corpus putnamien. Le problème qui
intéresse Putnam dans «The Meaning of ‘Meaning» est que «
la
signification n’existe pas tout à fait à la manière dont nous tendons à le
penser.
»36
Le but de Putnam est de montrer de quelle manière la signification
diffère de ce que les spécialistes en disent depuis l’Antiquité. Putnam
s’intéressera davantage à la signification des mots pris isolément «
[...J parce
que [dit-il] j’ai le sentiment que notre concept de signification des mots est plus
faible que notre concept de signification des phrases.
Mais plus précisément,
le point d’ancrage de la théorie putnamienne de la signification est la signification
des noms d’espèces naturelles.
Depuis le Moyen-âge, nous analysons la signification selon deux pôles,
soit
l’extension
«défmition
»,
et
1 ‘intension38.
Considérant
I’ intension
comme
une
la signification d’un concept est alors l’ensemble des objets
correspondants aux caractéristiques nécessaires et suffisantes (extension),
inscrites dans l’intension. Toutefois, si l’on considère le cas d’énoncés tels que
«créature ayant un coeur» et « créature ayant des reins
»,
on dira qu’ils possèdent
la même extension, bien qu’ils aient des intensions différentes. Il existe donc un
sens selon lequel la signification est liée à l’intension.
PUTNAM, Hilary, «The Meaning ofMeaning», dans PP2, pp. 2 15-271, tr. fr. (partielle) par
Dominique Boucher, paru dans D. Fisefte et P. Poirier, Philosophie de l’esprit 11, Paris, Vrin,
2003, pp. 4 l-$4. Nous citerons la traduction MM.
Putnam traite de la théorie causale de la référence notamment dans RTH, pp. 2$-29, et RR,
chap. 2
36
MM, p. 42
MM, p. 43
38
H existe plusieurs interprétation de ces deux concepts fondamentaux de la philosophie du
langage. Nous avons fait le choix de ne pas nous en préoccuper ici, afin d’alléger le texte.
—
17
Généralement, on se contente de dire que la notion de signification recèle
l’ambiguïté extension!intension,
mais une telle caractérisation n’est pas
suffisante. Traditionnellement, on pensait que les concepts étaient d’ordre mental.
Ainsi, on expliquait que la signification relevait de l’apprentissage des concepts.
Le fait de connaître un concept revenait donc à être dans un certain
étal
psychologique, lequel devait correspondre à l’idée d’avoir en tête une certaine
intension. C’était alors l’intension qui permettait de fixer l’extension appropriée.
On croyait à ce moment là que les significations étaient dans ta tête. De ce fait,
lorsque deux mots étaient équivalents, on supposait simplement qu’il s’agissait là
de deux concepts partageant la même extension, « [mjais l’impossibilité de la
réciproque semblait aller de soi (deux termes ne peuvent différer en extension et
avoir la même intension.) »
Toutefois, il importe de noter qu’il y a deux prémisses fondamentales à
cette position. D’abord on pensait que «[cJonnaftre la signification d’un terme
revenait au fait d’être dans un certain état psychologique
[...].
»40
Ainsi, on
croyait que «[l]a signification d’un terme (au sens d’intension) déterminait son
extension (en ce sens que l’identité de l’intension entraîne l’identité de
l’extension.
»41
Un premier problème de cette théorie est qu’elle ne tient pas compte de
1 ‘environnement du locuteur. Seule l’analyse des états psychologiques suffit. On
pensait alors, par la méthode du solipsisme méthodologique, qui «
veut qu’un
état psychologique, à proprement parler, ne présuppose l’existence d’aucun autre
individu outre le sujet à qui il est attribué
»42
que la connaissance des intensions
d’un locuteur devait suffire à cerner l’extension de ses concepts. Généralement le
fait d’être dans l’état psychologique de la «jalousie » implique d’autres
personnes. Une telle analyse de la jalousie en ferait donc un état psychologique
MM, p. 47
MM, p. 47
“
MM. p. 47
42MM,p.4$
°
12
au sens large. Cependant, dans la théorie traditionnelle, il est nécessaire que l’état
psychologique ne dépende que du sujet, pour qti’il puisse être identifié à un
concept. Cela revient à considérer uniquement les états psychologiques dans leur
sens étroit. Les psychologues et les linguistes prétendent donc que les états
psychologiques associés à des concepts sont totalement détachés du monde
extérieur. Dans ce cas, même un sujet désincarné pourrait avoir des états
psychologiques, mais: «[s]’appuyer sur ces présupposés c’est adopter un
programme restrictif [.. .J.
»‘
Une telle théorie ne se rend donc pas compte que la signification implique
des composantes sociales et environnementales, que la signification de nos mots
dépend en grande partie du contexte de nos pratiques linguistiques. Putnam désire
alors montrer qu’il est possible que deux individus partagent le même état
psychologique, sans toutefois référer à la même chose, qu’il est possible que deux
individus partagent la même représentation sans avoir les mêmes concepts. Un
argument en ce sens permettra de nier la thèse qui dit que les concepts peuvent
être réduits à des états mentaux.
Pour arriver à ces fms, Putnam imagine deux planètes (les terres jumelles)
qui seraient identiques à la terre en tous points, à la différence près que sur la
seconde, l’eau est remplacée par de 1’ «eau
».
La différence entre les deux
substances se situe au niveau de leur constitution atomique. L’eau de la terre à la
constitution chimique H20, alors que 1’ «eau» de terre-jumelle est constituée de
XYZ.
Les
deux
liquides
possèdent
les
même
caractéristiques
phénoménologiques. Il note ensuite qu’avant 1750, les scientifiques de la terre
jumelle n’avaient aucune idée de la véritable constitution de 1’ «eau
»,
tout
comme c’était Je cas sur terre. Ainsi, nous pouvons très bien imaginer qu’avant
1750, un terrien et un jumeau-terrien partageaient le même état psychologique
lorsqu’ils parlaient d’eau. Malgré cela, les deux individus ne référaient pas à la
même substance, de telle sorte qu’ils ne partageaient pas un même concept, mais
‘
MM, p. 4$
19
bien deux concepts différents. Il existe donc des cas tout à fait plausibles des
points de vue logique et physique, selon lesquels deux locuteurs peuvent partager
une même intension, tout en ayant des extensions différentes, et cela sans
qu’aucun des deux locuteurs n’aient les moyens de s’en rendre compte. La même
chose est aussi possible pour un même individu. Par exemple, il peut utiliser la
même intension, disons l’intension «arbres au feuillage caduc », en parlant
indifféremment d’ormes et de hêtres. L’intension ne suffit donc pas à rendre
compte de la référence d’un concept, comme l’avait pensé notamment frege.
Cela dit, on ne peut plus prétendre que les intensions sont réductibles à de simples
états psychologiques, parce que dans un tel cas, nous ne serions pas à même de
comprendre la différence entre notre eau et 1’ «eau » des jumeaux-terriens.
Cette réflexion amène Putnam à faire l’hypothèse d’une division du
travail linguistique. Nous partageons tous des idées très générales sur plusieurs
concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Cependant, lorsqu’un
individu utilise le mot « orme
»,
sans connaître les détails pertinents pour
distinguer les ormes des hêtres, nous comprenons qu’il veut parler de l’espèce
que les experts de sa communauté appellent du nom d’’ orme. » Une telle
connaissance, qui est partagée par les experts de la communauté, n’est pas
nécessaire à l’emploi de la plupart des termes d’espèce naturelle dans le langage
commun. Nous parlons fréquemment de l’eau, et bien que pour la majorité
d’entre nous nos connaissances à propos de l’eau sont plus élaborées que celles
de nos ancêtres, nous ne sommes pas en mesure d’en donner toutes les
caractéristiques, et cela ne nous empêche pas de parler d’eau et de nous faire
comprendre.44 Néanmoins, la connaissance des experts de notre communauté est
essentielle pour fixer la référence objective de nos concepts.
Cf. MM, p. 59 La même chose peut être dite au sujet de l’or: « Il n’est ni nécessaire que toute
personne portant un anneau d’or, discutant de l’étalon or, etc., ne soit impliqué dans l’achat ou la
vente d’or. Il n’est ni nécessaire ni utile que toute personne achetant ou vendant de l’or soit en
mesure de dire si quelque chose est bel et bien en or, dans une société où il est facile de consulter
un expert en cas de doute.»
20
Pour Putnam: «La communauté linguistique est considérée comme un
collectif qui divise le travail à l’égard de la connaissance de la signification.45»
Toutefois, ce travail en question n’a pas nécessairement de lien avec le travail des
linguistes, car la véritable signification de nos mots est fixée par le travail nonlinguistique des scientifiques et des spécialistes en tout genre: «Cette division du
travail repose sur une division du travail non-linguistique sans laquelle elle ne
serait pas possible.
»46
Il faut remarquer qu’il existe une certaine interaction entre les diverses
parties d’une communauté dans le développement du savoir. Dans l’Antiquité, il
était possible qu’un seul individu connaisse très bien la physique, les
mathématiques, l’éthique, la politique, l’esthétique, etc. C’était probablement le
cas d’Aristote. Mais il faut noter qu’à cette époque, la masse des connaissances
sur ces divers sujets était assez restreinte. Plus nos connaissances s’élargissent,
plus la division du travail devient nécessaire et plus le savoir se développe dans
une communauté, plus les mots reflètent cette division du travail linguistique.
«C’est ainsi [nous dit PutnamJ que le fait le plus «recherché» concernant l’eau,
par exemple, devient presque inconnu par la majorité des locuteurs.
Cela dit,
Putnam fait l’hypothèse de l’universalité du travail linguistique48 et suppose que
la division du travail est conséquente du développement du savoir. Nous sommes
aujourd’hui dans une communauté suffisamment développée pour remarquer
que : «Dans une telle société, hautement divisée sur le plan du travail
linguistique, le locuteur moyen acquiert un terme, mais n’acquiert pratiquement
rien qui en fixe l’extension. »
Il existe deux manières de dire à quelqu’un ce qu’on entend par un terme
d’espèce naturelle. On peut utiliser une definition ostensive ou bien on peut lui
fournir une description. «La description contient plusieurs marqueurs et un
‘
46
48
p. 59
p. 59
p. 59
Cf. MM, p. 60
MM,
MM,
MM,
MM, p. 60
21
stéréotype, soit une description standardisée des traits typiques, normaux. Les
stéréotypes sont généralement des critères.
»50
Le stéréotype est généralement très
faible, tous les critères d’appartenance à l’espèce n’y sont pas inscrits. Ce sont les
conditions nécessaires, mais non suffisantes d’appartenance à l’espèce. La
richesse nécessaire à un stéréotype pour refléter l’acquisition d’un terme dans une
communauté linguistique diffère d’une communauté à l’autre, d’une culture à
l’autre. Cela dépend de l’environnement et de la tradition dans laquelle s’inscrit la
communauté en question.
Par conséquent, il peut y avoir deux interprétations (théories) distinctes de
la signification. Selon la première, le terme à une signification constante. Selon la
seconde, la signification d’un terme est liée à l’usage qu’en fait un locuteur.
Putnam défend la seconde interprétation. Selon la première théorie, la
signification est essentiellement liée au signe. Ainsi, qu’importe le contexte de
son utilisation, c’est toujours le signe qui détermine l’extension, alors que, pour
Putnam, c’est l’usage qu’en fait une communauté qui rend possible l’attribution
d’une signification à un signe. Or, un locuteur est toujours issu d’une
communauté, car c’est de sa communauté qu’il tient la signification de ses mots,
laquelle signification est tributaire d’une sorte d’acte de baptême historique
auquel l’usage des locuteurs de sa communauté est historiquement lié par le biais
d’une chaîne causale du type approprié. Par exemple, nous appelons Arnérique
cette partie du monde qui a été identifiée comme telle par nos ancêtres lors de sa
découverte, nous appelons aussi hêtre cette espèce d’arbre que nos ancêtres ont
baptisée comme telle à un moment donné de notre histoire. On suppose donc
toujours que la référence des ormes est l’ensemble de tous les arbres ayant les
mêmes caractéristiques essentielles que cet arbre que nous avons baptisé orme
lors de sa découverte. Ainsi, notre utilisation du terme eau est corrélée à la
substance que nous avons nommée telle, et dont les experts de notre communauté
ont découvert qu’elle était essentiellement composée d’H20.
50
MM,
p. 62
22
C’est ici la notion de désignateur rigide qui est reprise de Kripke, qui
explicite la thèse de la relation iransmondaine.
«
Une relation à deux termes R
est dite transmondaine quand on la reçoit de telle manière que son extension est
une paire ordonnée d’individus n’appartenant pas tous au même monde
possible. » La relation
mêmeL
est une relation transmondaine. En l’occurrence
l’eau de terre jumelle n’est pas de l’eau parce qu’elle n’entretient pas la relation
transmondaine
mêmeL
avec ce que nous appelons «eau» dans le monde actuel.
En bref l< eau» de terre-jumelle ne peut pas être de l’eau
pour-nous,
parce
qu’elle ne possède pas la même extension que l’eau. L’ «eau» est un autre
concept, et cela bien qu’il partage un stéréotype équivalent sinon identique dans
la tête des locuteurs de terre-jumelle.
Ici, il faut noter que Putnam endosse un point de vue réaliste, le monde
actuel sert de référence pour notre langage. Ce n’est pas les mots qui comptent.
mais bien leur référence, puisque la fonction principale dc nos mots est de
désigner des objets dans le monde. Il y a donc indexicalité, au même sens que
l’usage que nous faisons de mots tels que «je
»,
« ici
»,
« maintenant» est
toujours relatif à la personne et au lieu qui utilise le signe, l’usage que nous
faisons des termes d’espèces naturelles est relatif à l’histoire de notre
communauté, de laquelle nous tenons les conventions nécessaires à l’octroi de
leurs significations. Pour le terrien, l« eau» signifie H20, et XYZ n’est pas
vraiment de l’eau, et la réciproque est aussi vrai pour le jumeau-terrien.
Cela dit, on pourra se demander si Archimède avait le même concept d’or
que nous. Mais il nous semble bien que si Archimède avait connu la science
contemporaine, il aurait acquiescé qu’une substance qu’il confondait avec de l’or
ne peut pas en être réellement. En contrepartie, l’anti-réaliste garderait un certain
scepticisme à l’égard de cette dernière réponse. Peut-être dirait-il que l’or
d’Archimède n’avait rien à voir avec ce que nous appelons «or» aujourd’hui. Il
n’en reste pas moins que la seule théorie à laquelle il ne soit pas arbitraire de
MM,
p. 64
23
recourir, est celle à laquelle le locuteur souscrit, et que cette théorie est bien
encore aujourd’hui la théorie réaliste.
Pour l’anti-réalisme, la notion de vérité doit rester intra-théorique, mais la
notion même d’extension nécessite l’idée d’une vérité réaliste, parce qu’elle est
liée à la notion de vérité. L’extension est tout simplement ce pour quoi un terme
est vrai. Afin de donner raison à l’anti-réalisme, on pourrait faire intervenir la
notion, telle que celle que faisait intervenir John Dewey, d’assertabilité garantie,
en disant par exemple que l’assertion selon laquelle l’objet de la confusion
d’Archimède était de l’or, devait être garantie à son époque, alors qu’elle ne l’est
plus aujourd’hui. Nonobstant, l’antiréaliste nierait que l’on puisse savoir quoi que
ce soit à ce sujet. Or, adopter l’attitude antiréaliste nous empêcherait de se donner
les moyens nécessaires pour juger de la vérité d’un énoncé par des moyens extrathéoriques, ce qui rendrait l’idée de progrès scientifique tout à fait inintelligible.
On reconnaît ici le réalisme scientifique que Putnam défendait avant la
seconde moitié des années 1970. 11 importe cependant de noter que, bien que
Putnam reformulera sa position sur le plan métaphysique —où il endosse, tel que
nous l’avons déjà mentionné, une forme de non-réalisme ou d’ « intemalisme
»-.
il conservera l’esprit de ce point de vue sur le plan plus descriptif de
l’épistémologie. Nous ne sommes pas en mesure de dire quoi que ce soit d’une
rationalité qui serait tout à fait autre que celle qui est révélée par nos pratiques, et
la force de la théorie causale de la référence est de rendre compte plus
adéquatement que les théories concurrentes de la manière dont nous faisons
effectivement usages de nos mots. Revenons néanmoins à la théorie causale de la
référence, telle qu’elle est présentée en 1975.
Selon la théorie causale de la référence, la signification a une composante
sociale et réelle (contribution de l’environnement). Cependant, la signification ne
peut pas être identifiée à l’extension ni à l’intension -si on entend par là quelque
chose comme un concept que le locuteur aurait d ‘emblée en sa possession- du
24
locuteur, et cela même pour le spécialiste. Or, si l’on suppose que les théories
peuvent progresser et découvrir de nouvelles caractéristiques spécifiques aux
espèces, il faut tenir compte à la fois de l’extension, qui dépend de critères
sociolinguistiques et environnementaux, et de l’intension qui relève de la
compétence individuelle, laquelle renvoie à l’usage que fait le locuteur des mots
dans la communauté. Selon Putnam, cette compétence est acquise et non pas
apprise, telle qu’on pouvait le croire traditionnellement, « Il est désormais
entendu que nous acquérons les mots et non pas que nous apprenions des
concepts.
»52
Pour qu’il y ait communication, il faut que les gens connaissent
quelque chose de ce dont ils parlent. «La communauté à elle aussi ses normes en
matière de syntaxe et de «sémantique»
Relativement à la communauté, un
langage va avoir des normes plus ou moins élevées pour la connaissance de
certains termes. Par exemple, au Québec il faut différencier les tigres des
léopards. Toutefois. ce n’est pas le cas pour les ormes et les hêtres.
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, nous pouvons maintenant donner la
définition de la signification selon la théorie causale de la signification. La
signification n’étant ni le fait de la simple intension du locuteur, ni le fait de la
simple extension d’un signe dans l’environnement, la signification doit être
déterminée historiquement par le biais d’une chaîne causale du type approprié.
Alors qu’un nom d’espèce naturelle renvoie toujours à tous les individus qui
entretiennent la relation memeL avec le premier spécimen identifié, le locuteur
utilise pour sa part un stéréotype lorsqu’il veut donner la description d’un mot.
Toutefois, ce sont les spécialistes qui jugent en dernier recours de la référence,
étant donné qu’ils possèdent la capacité de donner une description étoffée de la
substance visée. Ainsi Putnam conçoit la signification comme un vecteur
qui
contient, par exemple, des marqueurs syntaxiques, tels que « nom de masse» et
«concret», des marqueurs sémantiques, tels que «espèce naturelle» et
«liquide », un stéréotype, tel que « incolore, transparent, sans goût, etc.
52
MM, p. 77
MM, p. 78
»,
ainsi
25
qu’une extension dans le monde, telle que «F120 (aux impuretés près)
»,
pour
Fexemple de l’eau, donné à la fin de son article par Putnam54
Comme l’indique Putnam dans «Models and Reality », la théorie causale
de la référence n’est pas une théorie métaphysique qui cherche à définir la
référence comme telle, mais seulement une théorie qui vise à montrer comment la
référence est fixée dans la pratique effective : «
[...J the theory did not attempt to
define reference, but rather attempt to say something about how reference is
fixed, if it is not fixed by associating definite description with the names in
question.
Compte tenu de cela, nous n’avons pas besoin d’endosser la
croyance selon laquelle chacun de nos termes aurait une référence prédéterminée
à l’avance. La fixation de la référence est le résultat d’une pratique
historiquement constituée. C’est notre communauté linguistique qui organise le
monde par le moyen d’institutions, lesquelles conservent néanmoins, après leur
naissance, une certaine régularité. Cela dit, nous pouvons maintenant revenir à la
critique du réalisme métaphysique.
2.2. Des cerveaux dans une cuve
Dans RTH, Putnam reprend son fameux argument tiré de la théorie des
modèles, mais avant, il formule un autre argument qui rend peut-être encore plus
explicite l’impossibilité d’adopter le point de vue du réalisme métaphysique. Cet
argument est connu sous le non de 1 ‘argument des cerveaux dans une cuve.
Imaginons que nous sommes tous des cerveaux dans une cuve. Nous baignons
dans une sorte de liquide nutritif et nous sommes liés à une sorte d’ordinateur
géant qui stimule nos neurones de telle sorte que nous avons l’illusion parfaite de
vivre dans le monde que nous connaissons jusqu’à maintenant. Cette hypothèse
nous semble plausible parce qu’elle apparaît être tout à fait compatible avec les
lois de la physique. Toutefois, Putnam prétend que cette hypothèse est invalide,
qu’elle mène à un paradoxe: «même si les gens dans ce monde possible peuvent
MM, p. $0
55PP3,p. 17
‘
26
penser et «dire» tous ce que nous nous pouvons penser et dire,
[...] ils ne
peuvent pas faire référence à ce à quoi nous nous pouvons faire référence.
»56
Turing avait inventé un test pour savoir si une machine est consciente. Il
s’agissait en gros d’organiser un dialogue entre deux personnes et un ordinateur,
chacun étant isolé. Si le premier interlocuteur humain ne pouvait pas distinguer la
machine de son interlocuteur humain, on stipulait que la machine était consciente.
Un test dialogique de compétence du même type peut servir à explorer la notion
de référence. On pourrait se demander si l’ordinateur utilise les mots pour faire
référence. Dans ce cas, on pourrait parler d’un test de Turing pour la référence, et
on dirait que dans un cas où le locuteur humain ne peut pas distinguer le locuteur
machine, la machine remplirait les conditions nécessaires pour faire référence. Il
y aurait donc là une référence partagée. Mais le test ne peut pas être concluant,
parce que la machine ne possède pas d’organes sensoriels, de sorte que « ...j si
elle s’y trouvait confrontée, elle ne saurait pas reconnaître une pomme d’un
pommier, une montagne d’une vache ou un champ d’une haie.
De la même
manière que les machines de Turing, les cerveaux dans une cuve, bien qu’ils
soient conscients et conçus pour avoir des inputs sur le monde, n’ont pas d’inputs
directement liés à la cïtve. Conséquemment, si un cerveau dans une cuve
prétendait être un cerveau dans une cuve, il prétendrait en réalité être un cerveau
dans une cuve-dans-l ‘image. Ainsi, si son affirmation était vraie, elle serait en
réalité fausse —parce qu’il ne serait pas un cerveau dans une cuve-dans-l ‘image, et
si son affirmation était fausse, elle serait vraie, parce qu’il serait vrai qu’il n ‘est
pas un cerveau dans une cuve-dans-l ‘image.
Si nous avons tendance à penser que l’hypothèse des cerveaux dans une
cuve peut être plausible, c’est parce que 1) nous avons tendance à accorder trop
d’importance à la possibilité physique et 2) nous pensons la signification dans les
termes de la théorie magique de la reférence. On pourrait dire que l’argument de
56
RTH,
RTH,
p. 18
p. 21
27
Putnam montre seulement que ce qui semble être une possibilité physique est en
fait une impossibilité conceptuelle, et que ces deux registres n’ont rien de
commun entre eux. Putnam s’en défend bien en disant qu’il ne s’agit pas d’une
investigation sur le sens des mots, mais bien d’un argument apriori sur « ...j les
conditions préalables de la représentation, de la pensée, de la référence »58, du
type
de ceux que Kant utilisait dans son investigation sur les limites de la raison
pure, et qui relève d’ «une manière de procéder [qui] n’est ni tout à fait
(f
empirique » ni tout à fait « a priori. » »
Si on endosse la théorie magique de la reférence, on dira qu’il n’y a pas
de référence attribuable à de simples images mentales. Les représentations
mentales qui possèdent une référence sont plutôt de l’ordre du concept. Mais les
concepts ne sont pas des objets qui nous sont accessibles par introspection, cela a
été démontré pas la théorie causale de la reférence. La signification implique trop
de choses pour être réduite à de simples états mentaux. Mais surtout, «
concepts sont (du moins en partie) des capacités et non des occurrences.
[...] les
»60
Si nous avons tendance à croire l’hypothèse des cerveaux dans une cuve,
c’est parce que nous avons tendance à penser que
<
ce qui se passe dans nos
têtes détermine ce que nous voulons dire et ce que désignent nos mots.» En
reprenant l’argumentation établie dans « The Meaning of the « Meaning »
».
Putnam répète encore qu’une telle chose est fausse. Des
déictiques commeje, ceci, ici et maintenant, sont des exemples triviaux pour cet
argument. Un mot comme «je» implique des états mentaux presque identiques
chez chacun des locuteurs qui l’utilisent, mais sa référence n’est jamais constante.
La même chose se passe dans le cas des noms d’espèces naturelles examinés dans
la théorie causale de la référence. «La référence est différente parce que la
60
RTH, P. 26
RTH, p. 27
RTH, p. 32
2$
substance est différente. L’état mental en soi, indépendamment du contexte, ne
détermine pas la référence.
»61
La conclusion de ce dernier argument, lié aux arguments tirés de la théorie
des modèles, que nous avons évoqués au début de notre exposé, amène Putnam à
endosser une position métaphysique radicale, celle qui stipule l’indétermination
profonde de la référence, entendu en son sens métaphysique. En deux mots, nous
ne pouvons rien dire à propos d’un monde qui serait complètement isolé de nos
perceptions et de nos pensées. Le réalisme métaphysique endosse donc une thèse
externaliste alors que, pour sa part, Putnam est résolument internaÏiste. Voyons
enfm de quoi il s’agit.
2.3. Une posture « internaliste»
Deux points de vue (ou tempéraments62) philosophiques ont été mis en
évidence par l’expérience des cerveaux dans une cuve, l’externalisme et
1 ‘internalisme. L’externalisme correspond au réalisme métaphysique que Putnam
le définit comme suit:
Selon celui-ci, le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de
l’esprit. Il n’existe qu’une seule description vraie de « comment est fait le monde »63 et la
vérité est une sorte de correspondance entre des mots ou des symboles de pensé et des
choses ou des ensembles de choses extérieurs.
Défendre un point de vue extemaliste revient donc à adopter la perspective d’un
point de vue de Dieu. Pour sa part Putnam adopte un point de vue internalisie ou
«non-réaliste» sur le plan métaphysique: «Je l’appellerai internalisme, [dit-il]
parce que ce qui en est caractéristique, c’est de soutenir que la question «De
quels ob/ets le monde est-il fait? » n’a de sens que dans une théorie ou
description.
»65
Toutefois, cela ne l’empêche pas d’accepter le fait qu’il existe une
théorie ou description vraie du monde. Seulement, la vérité de cette théorie ne
61
62
63
64
65
RTH, p. 34
Cf. RTH, p. 61
RTH, p. 61
RTK, p. 61
RIE-l, p. 61
29
dépendra pas de son adéquation avec un «monde tout fait» indépendant de
l’esprit ou du discours. Plutôt, la vérité devra être une sorte d’acceptabilité
rationnelle idéalisée qu’il décrit comme
«[...J
une sorte de cohérence idéale de
nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu’elles sont représentées
dans notre système de croyance.
»66
Ce point de vue rejette par conséquent le
point de vue de Dieu pour le remplacer par une sorte de pluralisme: « ...j il n’y
a que différents points de vue de différentes personnes qui reflètent les intérêts et
les objectifs de leurs descriptions et leurs théories.
n’y a pas de point de vue de Dieu parce que
»67
Or, pour l’internalisme, il
«[...J
par définition, un monde
contient tout ce qui interagit avec les objets qui s’y trouvent.
»68
Or, un monde
dans lequel nous serions des cerveaux dans une cuve n’est pas un monde auquel
nous aurions accès de l’intérieur de la cuve.
Il peut sembler ici que Putnam rejette la théorie causale de la référence,
alors qu’il dit que : «Toute cette histoire compliquée qui veut que nous fassions
référence à certaines choses parce qu’elles sont « du même type » que des choses
auxquelles nous sommes reliés par une chaîne causale du type approprié, et que
nous fassions référence à d’autres choses «par description» n’est pas tant fausse
qu’oiseuse.
»69
Cependant, être internaliste ne revient pas tout à fait à rejeter la
théorie causale de la référence, mais plutôt à lui donner une nouvelle
interprétation. Il se peut très bien que les soi-disant «objets externes» qui
causent nos croyances envers certains signes ne soient pas leurs référents.
Toutefois, «
[...]
un signe qui est effectivement employé d’une certaine manière
par un groupe donné d’utilisateurs peut correspondre à des objets dans le cadre
conceptuel de ces utilisateurs.
»70
Et cela parce que
«[...]
les objets et signes
sont tous deux internes au cadre descriptif, il est possible de dire ce qui
67
68
70
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
p.61
pp. 6 1-62
p. 62
p. 65
p. 64
30
correspond à quoi.
»71
Toutefois, nous rappelle Putnam: «Parvenu à ce stade, il
faut remarquer que « du même type» n’a de sens que dans un système catégoriel
qui permet de dire quelles propriétés comptent ou ne comptent pas comme des
similitudes. » 72
Il est aussi important de noter que, pour Putnam, l’internalisme n’est pas
un relativisme. Nier la correspondance entre nos mots et un monde tout fait, dire
que nos critères de vérité sont internes à notre manière de nous représenter le
monde, ne revient pas à dire que tous les systèmes conceptuels se valent.
«L’internalisme ne nie pas que le savoir reçoit des inputs de l’expérience ; le
savoir n’est pas une histoire bâtie de toutes pièces.
Ce que l’internalisme nie,
c’est que nous puissions avoir des expériences qui ne soient en aucun cas
influencées par nos concepts: «Les inputs sur lesquels est basé notre savoir sont
eux-même contaminés par les concepts ; mais mieux vaut un input contaminé que
pas d’input du tout. Si tout ce dont nous disposons, c’est d’inputs contaminés, il
semble que ce ne soit pas si mal que ça. »
Au lieu de parler d’objectivité au sens réaliste métaphysique du terme,
Putnam utilise l’expression objectivité pour-nous.74 Cela fait référence à une sorte
d’objectivité dépendante de normes de la cohérence interne et mutuelle de nos
croyances. Cette objectivité est liée à des normes d’acceptabilité rationnelle qui
sont « ...j profondément ancrée dans notre psychologie.
Ces normes, dit-il,
dépendent de notre biologie et de notre culture, elles ne sont donc pas « libres de
valeur
».
Toutefois: «L’objectivité et la rationalité humaine sont ce dont nous
disposons ; c’est mieux que rien.
»76
ce qui amène Putnam à dire que la vérité
n’est pas, à strictement parler, l’acceptabilité rationnelle, elle en est plutôt
l’idéalisation:
‘
72
76
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
p. 64
pp. 65-66
p. 66
p. 67
p. 67
p. 67
31
La vérité est une idéalisation de l’acceptabilité rationnelle. [..1 On fait comme s’il
existait des conditions épistémiques idéales et on dit qu’une proposition est vraie si elle
est justifiée dans de telles conditions. Les « conditions épistémiques idéales » sont
comme des « plans sans frottement» on ne peu pas atteindre véritablement les
conditions épistémiques idéales, ni même être certain de s’en approcher suffisamment.
Mais on ne peut pas non plus obtenir de véritable plan sans frottement et il est pourtant
payant de parler de plan sans frottement parce qu’on peu les approxitner de très près.
En tout état de cause, la vérité n’est pas une notion claire, mais Putnam ne
cherche pas à en donner une définition formelle. Il préfère en analyser
informeltement le concept. Son intemalisme se résume donc à
deux idées
essentielles
(I) La vérité est indépendante de la justification hic et nunc, mais elle n’est pas
indépendante de toute justification. Dire qu’une proposition est vraie, c’est dire
qu’elle peut être justifiée.
(2) La vérité doit être stable et convergente. Si une proposition et sa négation peuvent
toutes deux êtres «justifiées », même dans des conditions aussi idéales que
possibles, alors cela n’a pas de sens de dire qu’elles ont une valeur de vérité.78
Redisons-le encore, Putnam ne rejette pas toute correspondance possible entre
nos représentations et la réalité. Seulement cette correspondance doit être
envisagée de l’intérieur de la théorie, comme une relationfaillibÏe, qui ne connaît
pas d’interprétation unique, mais bien une pluralité d’interprétations
«
pourquoi [dit-il] ne pourrait-il pas y avoir parfois des schémas conceptuels
également cohérents, mais conceptuellement incompatibles, qui s’accorderaient
tout aussi bien avec nos croyances dérivées de l’expérience ? »
‘
RTH, p. 67
RTH, p. 6$
RTH, p. $6
3. Le rejet du scientisme
La conception de la vérité, que Putnam a développée dans les trois
premiers chapitres de RTH, doit avoir des conséquences sur notre manière
d’envisager la rationalité. Conséquemment, dans la suite de son ouvrage, Putnam
s’attaque aux deux conceptions de la rationalité qu’il considère comme ayant été
les plus influentes du
20e
siècle : le positivisme logique et l’anarchisme
scient fique.
L ‘empirisme logique défendait l’idée que la rationalité reposait sur une
liste de canons. Il l’énonçait sous la forme de «règles d’utilisation du langage.»
Selon les positivistes du Cercle de Vienne, un énoncé était vrai lorsqu’il possédait
une signification cognitive, et le test pour la signification cognitive était ce qu’ils
appelaient le «principe de vérification
».
Pour qu’un énoncé soit vérifiable, il
devait pouvoir être éventuellement vérifié soit par le moyen des lois de la logique
classique, ce qu’ils appelaient un énoncé analytique ou par le moyen de
l’observation empirique. Enfm, le principe de vérification dépendait de la
croyance positiviste selon laquelle le langage théorique devait être ramené à un
langage observationnel. Si un énoncé n’était pas analytiquement vérifiable, il
devait être réduit à des énoncés observationnels, c’est-à-dire des énoncés sur les
sensations (énoncés empiriques). Enfin, nous dit Putnam, « [...j pour les
positivistes logiques, la « méthode scientifique» épuisait la rationalité en tant que
telle et puisque la vérifiabilité par cette méthode épuisait la signification
[...] la
liste ou le canon déterminerait ce qui est et ce qui n’est pas un énoncé ayant une
signification cognitive.
Comme le remarque Putnam:
[...] l’idée qu’il existe un ensemble fixe de règles du langage qui déterminent ce qui est
rationnel et ce qui ne l’est pas avait deux avantages pour les philosophes (1) les « règles
du langage» sont des pratiques institutionnalisées constitutives (ou des normes qui sous
tendent ces pratiques) et en tant que telles elles ont un statut «public» que j’ai décrit
(2) on pouvait en même temps prétendre que seuls les philosophes (et non les linguistes)
pouvaient découvrir ces objets mystérieux.8’
°
8
RTH, p. 121
RTH, p. 126
33
Mais il est possible de réfuter une telle conception critérielle de la rationalité en
faisant remarquer que «
[...] le critère lui-même n’est ni (a) analytique [...] ni (b)
empiriquement vérifiable.
»82.
Cela dit, reprenant l’idée de Popper, Putnam affirme que nous devons
reconnaître « ...j la nature institutionnelle des normes implicites auxquelles nous
avons recours pour formuler des jugements de perception ordinaire.
»83
Cette
idée, il dit la retrouver non seulement chez Wittgenstein, lorsque ce dernier
remarque, dans De la certitude:
[...]
les philosophes peuvent trouver cent justifications épistémologiques différentes de
l’énoncé « les chats ne poussent pas dans les arbres» -mais aucune de ces
« justifications » n’a pour point de départ quelque chose qui soit plus précis et plus
« certain» (au sens institutionnel de « certain », précisément) que le fait que les chats ne
poussent pas sur les arbres84
Mais aussi chez Hume, qui aurait dit lui-même, malgré son scepticisme
extravagant, que bien qu’il n’y ait pas de preuves rationnelles qu’il neigera cet
hiver aux États-Unis, il ne serait pas raisonnable d’en douter. D’après Putnam,
cela témoigne de l’existence de normes institutionnalisées implicites dans notre
manière de comprendre la rationalité. Il en va de même dans les sciences exactes
moins connues du grand public. Dans ces domaines, nous faisons confiance à des
experts, mais ces experts sont « ...j reconnus par un ensemble de pratiques et de
cérémonies, donc en ce sens (quelque peu dérivé) institutionnalisés. »
Généralement les philosophes admettent une distinction entre les
institutions qui sont constitutives de nos pratiques et les autres. Dans le contexte
de la question de la nature de la rationalité, nous supposons que le fait que
quelque chose puisse être rationnel dépend des institutions constitutives de nos
82
84
RTH,
RTH,
RTH,
RTH,
p.
p.
p.
p.
122
122
123
124
34
pratiques rationnelles. Admettre cela revient à dire que la rationalité n’est pas
quelque chose d’analysable, il est donc problématique de penser à en établir les
fondements. Il n’y a pas de telles choses que des canons de la rationalité:
Si quelque chose de l’ordre de la rationalité existe et, puisque nous parlons et nous
discutons, nous nous engageons à l’existence d’un certain type de rationalité-, alors il est
auto-réfutant d’argumenter que le type de rationalité identique à ce que les normes
institutionnalisées de notre culture définissent comme étant les cas de rationalité, ou
quelle y est proprement contenue. Car on peut certifier la justesse, sûre ou probable,
d’aucun argument de ce type en faisant appel à ces normes.86
—
Dans l’histoire récente de la philosophie, la principale alternative au
positivisme logique fut probablement le relativisme scientifique dont la principale
thèse est celle de l’incommensurabilité des théories, avancée par Thomas S. Kuhn
dans La structure des révolutions scientifiques. Selon Kubn, la physique de
Newton serait incommensurable à la physique contemporaine, mais «[d]ire que
Galilée avait des notions «incommensurables» avec les nôtres pour les décrire
ensuite dans le détail, c’est être totalement incohérent.
La conséquence la plus directe de cette thèse est l’impossibilité de la
traduction. Cependant, nous pratiquons constamment la traduction d’une langue à
une autre, et cela est essentiel à assurer une continuité dans ta recherche. Sans la
traduction, non seulement nous ne pourrions pas comparer les théories, mais nous
ne pourrions pas concevoir le progrès scientifique de telle manière qu’il nous
serait même impossible de parler d’une telle chose que l’incommensurabilité.
L’attrait pour la théorie de l’incommensurabilité vient peutêtre du fait
que l’on distingue mal les notions de concept et conception. On peut très bien
avoir des conceptions différentes tout en ayant des concepts équivalents : «Que
les conceptions soient différentes ne démontre pas qu’il soit impossible de
traduire quelque chose « correctement
»,
comme on l’entend dire parfois. Bien au
contraire, si l’on ne pouvait pas traduire, il serait impossible de dire que les
$6
RTH, p. 127
87RTH,p. 131
35
conceptions sont différentes et en quoi elles diffèrent.
philosophes
comme Kuhn disent
que
le
»88
succès de
Aussi, lorsque des
la
science
n’est
qu’instrumental, que ce qui compte est, par exemple, que l’on sait mieux
comment transporter les gens, etc., on peut se demander comment il est possible
d’avoir une telle conception s’il n’y a pas de constance dans la signification
d’énoncés tels que « transporter les gens d’un endroit à un autre.»
La solution qui apparaît à cc dilemme consiste à séparer le langage
théorique et le langage observationnel pour dire ensuite que seul le langage
observationnel garde une certaine stabilité. Par contre, cela nécessiterait
l’acceptation d’un «principe de charité» dans l’interprétation et ces théoriciens
ne serait pas prêt à l’admettre, comme ils ne sont pas prêts à l’admettre pour les
énoncés théoriques. Il est aussi difficile d’établir un langage observationnel
univoque. Il existe des différences dans les concepts qu’utilisent différents
locuteurs, dépendamment de l’environnement dans lequel ils évoluent, et de leur
culture. Putnam évoque ici le concept contemporain de plante. Ce dernier
implique la photosynthèse, mais cela ne nous empêche pas de comprendre le mot
«plante» lorsque nous le lisons dans un livre écrit il y a plus de deux cents ans:
Nos conceptions fondamentales nous poussent à considérer comme des personnes non
seulement nos tranches spatio-temporelles présentes, mais aussi notre personne passée,
nos ancêtres et les membres d’autres cultures présentes ou passées ; et j’ai essayé de
montrer que cela implique qu’on doit attribuer des référents et des concepts partagés,
même si on leur attribue par ailleurs des conceptions différentes. Dans la mesure ou les
exercices d’interprétations sont réussis, nous partageons avec les autres non seulement
des référents et des concepts, mais aussi des conceptions de ce qui est raisonnable,
naturel et ainsi de suite. Car la justification d’un schéma d’interprétation dépend
entièrement de ce qu’il nous fait voir à nous le comportement des autres comme étant au
moins minimalement raisonnable. Aussi différant que puissent êtres nos images de savoir
et nos conceptions de la rationalité, nous partageons avec la culture la plus bizarre que
nous puissions interpréter un vaste ensemble de suppositions et de croyances sur ce qui
est raisonnable.89
Conséquemment, le relativiste semble tout à fait incohérent. Déjà dans
l’Antiquité, Platon avait développé un argument contre le relativisme de
Protagoras. Lorsque je dis que «x est vrai» pour moi, cela revient à dire «je
89
RTH, p. 133
RTH. p. 135
36
pense que x est vraie. » Dans ce contexte dire «x est vrai» revient à dire que «je
pense que x est vrai. » L’argument de Platon consistait à dire que dans ce cas il y
a régression à t ‘infini. En fait, pour le relativiste, lorsque je dis «je pense que x
est vrai» je veux dire en fait, que «je pense que je pense que je pense.. .(un
nombre infini de fois) que x est vrai. Wittgenstein a repris cet argument contre le
solipsisme méthodologique: «L’argument dit que le relativiste ne peut pas, au
bout du compte, donner un sens à la distinction entre avoir raison et penser avoir
raison, et cela veut dire qu’en fm de compte il n’y a aucune différence entre, le
fait d’affirmer quelque chose et de penser, et, d’autre part, le fait d’émettre des
bruits (ou de produire des images mentales).
»90
Et on retrouve aussi ce type
d’argument tout au long de l’histoire de la philosophie. Or, si ces philosophes ont
raison, défendre le relativisme reviendrait à dire que nous ne sommes pas des
êtres pensants, mais à peine des bêtes, ce qui serait « ...j commettre un suicide
mental. »
Le relativiste pourrait se servir de la notion d’acceptabilité rationnelle
idéalisée pour distinguer dire et penser. Il pourrait dire, j’accepterais de dire que
«x est vrai» si j’avais les moyens d’accumuler suffisamment d’expériences pour
le vérifier ou bien si j’avais accès à un monde tout fait. Cela impliquerait la
possibilité, en principe, d’obtenir une vérification concluante pour x. Mais, pour
défendre un tel point de vue, le relativisme aurait besoin d’une notion non relative
de vérité, ce qu’il n’est pas prêt à accepter. Au contraire, le réalisme interne
accepte l’idée d’une vérité objective, qui correspond à la vérification en principe
de x. Toutefois, il rejette la possibilité que la vérification soit faite à la satisfaction
du sceptique, au sens du réalisme métaphysique. La vérité est, pour le réalisme
interne, une vérité objective pour nous, de telle sorte qu’elle est une idéalisation
de l’acceptabilité rationnelle pour nous, qui dépend de nos manières de faire des
mondes au sens de Goodman pour qui la vérité dépend d’une notion
d’adéquation, entendu comme (<adéquation au référent quel que soit le mode de
90RTH,p. 138
RTH, p. 138
37
référence.
»92
Ce qui caractérise l’adéquation en question est qu’elle doit être
interprétée dans notre théorie de la rationalité, laquelle est une théorie
internaliste, c’est-à-dire « non-réaliste. » Or, si le relativisme échoue à distinguer
savoir et penser, c’est parce qu’il a besoin pour cela d’une notion de vérité
objective dont il ne dispose pas: «
le relativiste ne voit pas que c’est un
présupposé de la pensée elle-même qu’il existe un certain type de «justesse »
objective. »
Enfin, si le positivisme logique et le relativisme scientifique se sont
montrés incapables de rendre compte de la rationalité, c’est probablement parce
qu’ils relèvent tous les deux d’une forme de scientisme
Le scientisme du positivisme logique était explicite et affiché ; mais je pense qu’un
certain scientisme se cache aussi derrière le relativisme. La théorie selon laquelle la
c< rationalité» est seulement ce qui vous est donné par votre culture locale n’est jamais
franchement adoptés par les penseurs « anarchistes », mais c’est la limite naturelle de
cette tendance et c’est une théorie réductionniste. La théorie selon laquelle la réalité est
définie par un programme d’ordinateur idéel est une théorie scientiste inspirée par les
sciences exactes ; la théorie selon laquelle elle est définie par les normes culturelles
locales est une théorie scientiste inspirée par l’anthropologie.94
Et bien qu’il y ait encore une pertinence aux études formelles contemporaines.
selon Putnam, elles restent périphériques à la philosophie, car « [c]es deux types
de scientisme constituent des tentatives pour éviter la question de ce que serait
une description humaine et sensée de ta portée de la raison.
3.1. L’impossible
scientifique
dichotomie
fait/valeur
et
le
préjugé
Une autre cause de la conception instrumentaliste de la rationalité est liée,
selon Putnam à la distinction entre jugement de fait et jugement de valeur, qui,
92
Goodman cité par Putnam, dans RTH, p. 139.
RTH, p. 141
RTH, p. 142-143
RTH, p. 143
3$
dit-il, est devenue une institution culturelle96 Il importera donc de montrer que
cette distinction est floue, ne serait-ce que parce qu’elle présuppose elle-même
des valeurs.
Imaginons que les Australiens considèrent que nous sommes des cerveaux
dans une cuve. Imaginons que nous leur demandions, qu’est-ce qui vous fait
croire que nous sonimes en réalité des cerveaux dans une cuve. Quelqu’un nous
répondrait probablement quelque chose du type «Aller voir le gourou de Sydney,
il vous le dira.» Et à la question: comment le gourou de Sydney le sait-il ? On
nous répondrait alors : «Eh, bien il sait ! » Putnam suppose que les Australiens
fictifs qu’il décrit sont tout aussi avancés que nous dans leur science, ils font
d’aussi bonnes prédictions que nous, ils savent construire des ponts qui ne
s’écroulent pas et ils partagent les mêmes valeurs morales que nous. Mais ces
faits semblent être assez peu importants : «L’important est que nous avons un cas
où un nombre important de gens ont un système de croyances qui est brutalement
différent du nôtre. » Et il ne s’agit pas ici d’un désaccord moral. En fait, face à
une telle situation, nous aurions l’impression que les Australiens sont en quelque
sorte malades. Nous trouverions leur point de vue incohérent parce que leur
théorie métaphysique ne rendrait pas compte d’une série de contraintes que nous
trouvons importantes dans l’élaboration de nos théories, et spécialement le fait
qu’une théorie « ...j doit inclure une explication des activités et des processus
qui nous permettent de savoir que notre théorie est juste. »
Si nous endossons le point de vue de la science contemporaine, la
vérification est un processus holistique
[...J c’est-à-dire que les systèmes scientifiques sont soumis globalement à l’épreuve de
l’expérience en tant que «corps constitué> et que la question de savoir comment un
système de phrases passe globalement l’épreuve de l’expérience est en dernière instance
96
RTH, p. 145
RTH. p. 149
98RTH,p. 150
39
une question d’intuition qui ne peut être formalisée, à moins de formaliser la totalité de la
psychologie humaine.99
Conséquemment, l’histoire des Australiens nous permet de brosser
tableau dans lequel la science présuppose de riches valeurs.
•••
100
»
«[...J un
La science
«[...J met en jeu une tentative de construction d’une représentation du monde
dont les caractéristiques sont d’avoir une efficacité instrumentale, d’être
cohérente, compréhensible et fonctionnellement simple.
Cela nous permet
donc d’apercevoir que notre représentation du monde dépend de notre conception
de t ‘épanouissement cognitif humain, lequel fait partie de notre conception de
l’épanouissement humain «en général.
Pour avoir un monde à notre
»
disposition, il faut donc déjà avoir en notre possession une série de critères
d’acceptabilité rationnels, lesquels relèvent du domaine des valeurs.
Bien que cela ne démontre pas que l’éthique puisse être comprise de la
même manière que la science expérimentale ce qu’avait déjà noté Aristote dans
-
l’Éthique à Nicomaque, alors qu’il affirmait que l’éthique relève d’un domaine
dans lequel on doit se contenter
vérité
[...J
»°
-‘
«[...J d’indiquer qu’une ébauche grossière de
la dépendance qu’a l’acceptabilité rationnelle envers certaines
valeurs cognitives dans le domaine des sciences exactes suffit à démontrer
l’existence de certaines valeurs
«
de valeur paradigmatique
»103,
des points de référence de notre langage. «
des termes comme «beau
»,
souvent valeur d’éloge
strictement
«
»b04,
objectives.
»
Ces valeurs sont
« gentils » et «bon
», «
«
...j des termes
cohérent» et
simple
»
ont
on pourrait les considérer comme des énoncés
subjectifs» mais il nous serait difficile de concevoir un monde dans
lequel ils le seraient, ce qui amène Putnam à la conclusion suivante
RTH. p. 151
RTH. p. 151
‘°‘
RTH. p. 152
[02
Cf. ARISTOTE, Éthique àNicomaque I, chap. 3.
[03
RTH. p. 154
104
RTH. p. 154
‘°°
«
[...J
$
40
Privé de la vieille idée réaliste que la vérité est un « correspondance» et de l’idée
positiviste que la justification fixée par des « critères publics, il nous reste le besoin de
penser que notre propre recherche de meilleures conceptions de la réalité est une activité
humaine intentionnelle qui est, comme toute activité qui n’est pas une simple habitude ou
l’assouvissement d’un penchant ou d’une obsession, guidée par notre idée du bien)°5
Il existe donc une objectivité attribuable aux jugements de valeurs, parce que nos
valeurs influent beaucoup sur notre manière de décrire le monde. Même si nous
étions tentés de dire qu’il ne s’agirait que d’un désaccord sur tes valeurs, une
communauté utilitariste106 ne pourrait pas partager la même conception du monde
que nous. Si, par exemple, dans le but de maximiser le bien-être, mentir devient
—
pour des utilitaristes- une bonne chose, nous ne pouvons plus avoir la même
description du concept d’« honnêteté.» Conséquemment, autant des normes
théoriques malsaines tel que le réalisme scientifique des cérébello-cuvistes, autant
des normes éthiques malsaines comme celles d’une communauté utilitariste,
rendent impossible une représentation juste du monde.
Le problème vient du fait que nous avons tendance à être trop réalistes en
physique. Conséquemment, nous ne nous accordons pas le droit de l’être en
morale. Quelqu’un qui croit que nous sommes des cerveaux dans une cuve doit
réduire la réalité au monde physique. Ainsi, il accordera toute l’objectivité, celle
qui correspond à la notion de vérité, à un monde extérieur à la pensée et il mettra
les jugements moraux à l’écart, sous prétexte que ce ne sont pas des objets du
monde extérieur, mais des projections de l’esprit sur le monde. Pourtant, il est
possible de voir nos représentations comme des constructions qui constituent une
représentation du monde qui, à ce titre, présupposent toujours des valeurs dans la
construction. Ce point est celui du réalisme interne qui n’admet d’objectivité
qu ‘à l’intérieur d’un système conceptuel. Et puisque nous avons admis que
n’importe quel système implique un certain nombre de valeurs dans sa structure,
nous devons considérer les valeurs sur le même pied que ce que nous visons
généralement par l’idée de « fait
105
106
RTH. p. 154-155
Cf RTH, pp. 157-159
».
41
[...J «juste », «bon)) et «sens de ta justice» ne sont pas réductibles au discours
physique. On ne peut pas réduire la «perception)> morale, l’intuition mathématique, la
référence ou la compréhension au langage ou à la vision du monde physique. [...]
Aucune théorie n’est complète pour tous les buts. Si l’irréductibilité de l’éthique à la
physique montre que les valeurs sont des projections, alors les couleurs sont aussi des
projections. Et les entiers naturels aussi. Et, alors, le « monde physique» aussi. Mais être
une projection en ce sens, ce n’est pas la même chose qu’être subjectif107
La vérité n’est pas, pour Putnam, comme nous l’avons dit, seulement que
l’acceptabilité rationnelle. L’acceptabilité rationnelle est bonne pour justifier nos
croyances du moment, mais lorsque nous disons que le libéralisme est la
meilleure conception de la morale, nous l’entendons dans un sens plus fort, dans
un sens ou nous considérons que les principes qui sous-tendent la morale libérale
ont une certaine stabilité rationnelle. La vérité des principes du libéralisme, non
pas les principes particuliers de telle théorie particulière, mais ceux auxquels nous
donnons tous notre assentiment de manière assez spontanée, comme le droit à la
vie par exemple, relève de 1 ‘idéalisation de Ï ‘acceptabilité rationnelle. Il y aurait
donc une sorte de rationalité-limite, idée qu’avait défendue Hegel jadis
Hegel, qui a inventé l’idée selon laquelle la Raison peut elle-même changer au cours de
l’histoire, utilisait deux notions de rationalité: dans un sens, ce qui est rationnel est
mesuré par le niveau de développement de l’Esprit à un moment donné du processus
historique [...] Mais on trouve dans le système de Hegel une notion de rationalité-limite,
de ce qui est destiné à être stable, la conscience de soi finale de l’Esprit, qui ne pourra
être elle-même transcendée.108
Afm d’illustrer son propos, Putnam donne en exemple une polémique qu’il
entretient avec son collègue Robert Nozick qui défend le libertarianisme radical
en philosophie politique. Putnam dit reconnaître les aptitudes de Nozick à la
rationalité. Cependant, pour Nozick, l’état providence est une politique
irrationnelle, alors que pour lui, c’est le libertarianisme de Nozick qui est
irrationnel. Lorsque nous avons des discussions de ce type, fait-il remarquer, non
seulement le fait d’entretenir la discussion témoigne de la reconnaissance d’une
base rationnelle commune, d’autant plus que le point de vue que nous défendons,
nous le défendons toujours en supposant qu’il existe des faits de valeurs sur la
107
10$
RTH. p. 165
RTH. pp. 177-17$
42
base desquels nous réussirons un jour à convaincre notre adversaire. Nous
accordons une certaine objectivité dans nos débats idéologiques, laquelle renvoie
encore une fois à cette notion de rationalité-limite mentionnée dans le système de
Hegel.
Enfin, pour Putnarn, l’ensemble des arguments avancés dans les chapitres
précédents devrait nous amener à concevoir ce type de rationalité-limite comme
étant celle à laquelle nous nous engageons à faire référence lorsque nous
attribuons aux faits et aux valeurs le caractère d’être rationnels.
À défaut de
pouvoir atteindre un monde nouménal, nous sommes contraints d’endosser une
forme d’internalisme. Toutefois, l’internalisme risque de mener au relativisme si
nous ne prenons pas soin de circonscrire un domaine où la raison puisse être
objective, et cela non seulement pour garantir le succès de la science, mais aussi
pour garantir la cohérence de nos préceptes moraux, lesquels découlent non pas
d’une conception instrumentaliste de la rationalité, mais d’une série de critères
institués d’une manière si forte que l’idée de les laisser tomber pour le relativisme
nous amènerait à devoir rejeter l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose comme
la dignité humaine, valeur qui est bien au coeur de notre conception de
l’épanouissement humain, laquelle est essentielle à ce que nous puissions penser,
avoir un langage, faire de la science, avoir des lois, etc.
3.2. La priorité du bien par rapport au vrai
Si le débat au sujet du statut des jugements de valeurs dure depuis des
décennies, c’est peut-être
«[...] parce que cette discussion présuppose toujours
une sorte de priorité de la rationalité par rapport au bien.
»b09
Pour sa part,
Putnam se propose de renverser les termes de ce débat et laissant de côté la
question «Pourquoi le bien est-il rationnel? », pour examiner la question «
Pourquoi est-il bien d’être rationnel ?»
109
RTH. p. 195
43
C’est Max Weber qui a introduit le premier une distinction entre faits et
valeurs. Sa principale raison était l’impossibilité «
[...] d’établir la vérité d’un
jugement de valeur à la satisfaction de toutes personnes rationnelles
possibles. » 110 Mais cela implique que l’on présuppose que toute la rationalité
n’est en fait que la rationalité scientifique. Alors, pourquoi avons-nous tendance à
réduire la rationalité à la rationalité scientifique ? C’est parce que la science nous
permet de « ...j réaliser des objectifs pratiques. »
Historiquement, les encyclopédistes ont généralisé un peu vite la notion de
progrès scientifique aux institutions politiques et à la morale, mais cette
généralisation paraît aujourd’hui très douteuse. Bien que l’on ait tendance à
reconnaître l’impossibilité d’un accord majoritaire sur les questions d’éthique, on
a tendance à croire que cela est vrai de la science. Cependant, ce n’est pas le cas.
Weber se trompe de prime abord parce que, « [tJout ce que montrent les exemples
de Weber
[...J, c’est que les jugements de valeurs ne peuvent être vérifiés à la
satisfaction de toutes les personnes cultivées ou intelligentes ••j
»1 12
et cela n’a
rien à voir avec les personnes rationnelles.
La plupart des gens ne savent pas grand chose à propos de la science, « les
expériences sont bien plus difficiles à imaginer, à réaliser et à évaluer que ne se
l’imaginent la plupart des profanes. » 113
semble que nous devrions attribuer
l’acceptation des théories par le grand public à sa grande confiance dans les
experts, mais les experts ne s’accordent pas si facilement qu’on semble le croire.
Putnam ajoute que personne n’accepterait de dire que la seule valeur de la
science c’est son application pratique, et que nous reconnaissons généralement
que, dans certains contextes, on doit s’en remettre à notre propre jugement, même
s’il s’écarte de la majorité,
“°RTRp.
RTH. p.
2RTH.p.
113
RTH. p.
195
196
19$
199
«
[...J il est plausible qu’une des plus hautes
44
manifestations de la rationalité soit la capacité à avoir un jugement correct,
précisément dans les cas où l’on ne peut espérer «démontrer» les choses à la
satisfaction de la majorité. » I t4 L’attitude contraire serait due au fait que, depuis
le l7 siècle, il semble que nous ayons peu à peu adhéré à une sorte de fétichisme
de la méthode, qui nous a mené à prendre la rationalité au sens large pour la
rationalité scientifique, mais accepter une telle conception instrumentaliste de la
rationalité reviendrait à mettre de côté bien des domaines de la pensée
contemporaine, auxquels nous accordons en réalité un véritable crédit:
Bien sût si la méthode scientifique consiste à tirer des inférences «jusqu’à la meilleure
explication », ou quelque chose de ce type, à partir d’ «énoncés d’observation» qui sont
formulés dans un langage neutre par rapport aux valeurs, alors nous pouvons refuser
<(John manque de considération» et «John est égoïste» en tant qu’ «énoncé
d’observation» (bien que dans certains cas il soit probablement plus facile de se mettre
d’accord sur ce type d’énoncés que sur la question de savoir si un objet donné est
mauve). Mais, par exemple, des énoncés de ce type apparaissent tout le temps sous le
plume d’historiens. Il est globalement douteux que l’histoire, la psychologie clinique et
les descriptions du langage ordinaire puissent se passer de termes comme «manque de
considération » et « égoïste» (et ce serait un grave problème de décider où faire passer la
ligne de démarcation: «têtu» est-il neutre par rapport aux valeurs ? Et «ifiché» ? Et
tant qu’on y est, que dire de « tordre sauvagement une fille» ? ). Quoi qu’il en soit,
identifier la rationalité à la rationalité scientifique décrite de la sorte reviendrait à
présumer vrai précisément ce qui est en question, à savoir le statut cognitif des jugements
de valeur ; cela reviendrait à dire que ces jugements ne sont pas rationnellement
confirmables parce que ce sont des jugements de valeur, car on a défini la rationalité
comme consistant exclusivement en observations brutes et neutres et en inférences qu’on
peut tirer à partir de prémisses neutres par rapport aux valeurs. Mais pourquoi devrait-on
accepter une telle condition ?
‘‘
“
wri-i. p. 200
RTH, p. 221
4. La vérité selon le «réalisme interne»
Pour Putnam, vérité et rationalité sont «deux notions qui marchent main
dans la main. » 16 Ainsi, la rationalité est l’attribut de celui ou celle qui possède
des critères d’acceptabilité rationnelle, lesquels sont en partie le résultat de
critères qui sont mis à jour par ce que nous (en tant que culture, ou en tant
qu’êtres humains) nous trouvons être pertinents.”7 La décision de dire qu’une
image du monde est vraie (ou vraie selon notre compréhension actuelle, ou
«aussi vraie qu’il est possible de l’être ») et qu’elle répond (le mieux possible)
aux questions pertinentes dévoile notre système de valeurs et se fonde en même
temps sur lui. Ainsi, un être qui n’aurait pas de valeurs n’aurait pas non plus de
faits à sa disposition.”8 Mais il ne faut pas penser que Putnam défend une
conception critérielle de la rationalité. De telles conceptions se sont montrées
incapables de rendre
compte de «la rationalité
»,
parce qu’elles impliquent
nécessairement une forme de réductionnisme. La conception critérielle de la
rationalité consiste à vouloir réduire la rationalité à la rationalité scientifique.
Mais il n’y a pas que la science qui soit rationnelle. Il existe aussi une rationalité
de l’éthique, de la politique, de l’esthétique. Chacun de ces discours est un
discours qui possède lui-même ses propres critères de «justesse
»,
lesquels (et
c’était la thèse de Goodman) relèvent d’une adéquation entre leurs mots et leurs
objets propres. Pour Putnam, rendre compte de la rationalité, c’est être capable de
rendre compte de toute la pertinence de chacun de ces discours. Et cette
pertinence est elle-même reconnue par nos propres pratiques à leur égard. Réduire
toute la rationalité à la science, c’est condamner tout un pan de savoir dont nous
ne voudrions pas nous passer (celui de l’histoire, de la psychologie, de l’art, etc.)
Évidemment,
«[...]
il n’est pas besoin d’arguments pour voir que cette
conception de la rationalité est tout aussi imprégnée de valeurs que la notion de
RTH. p. 223
RTH. p. 223
x
RTH. p. 223
116
“‘
46
pertinence. » La rationalité n’est pas quelque chose que nous puissions
découvrir de l’extérieur’20. Il n’y a pas de «concept» de la rationalité, mais
plutôt il n’y en a que des conceptions plus ou moins bonnes et plus ou moins
critiquables. Une conception est un modèle à partir duquel nous apprenons à
considérer nos pratiques, et le réalisme interne n’a pas la prétention d’être plus
qu’un de ces modèles. Néanmoins, il y a des modèles plus ou moins bons, et
certains peuvent nous apparaître plus pertinents que d’autres.
Après tout, être rationnel ne nécessite pas la capacité de décrire la raison.
Le fait d’être rationnel n’implique rien de plus que la capacité de juger et d’agir
rationnellement. La raison n’est pas une propriété, elle est une aptitude. C’est
l’usage que nous en faisons qui détermine nos critères de scientificité, nos critères
de moralité, nos critères esthétiques et politiques. Et tout cela est révisable. Nous
interprétons aussi cette tradition et nous l’adaptons à de nouveaux contextes, en
l’élargissant et en la critiquant.
Alors que
«[...] nous ne pouvons pas produire une conception plus
rationnelle de la rationalité ou une meilleure conception de la morale que si nous
oeuvrons dans notre tradition »121 cela ne veut pas dire que la critique doit être
mise de côté. Pour sa part, Putnam s’en tient à nous « ...j inviter à engager un
dialogue véritablement humain, un dialogue où se combinent la collectivité et la
responsabilité individuelle
»122
et à la question de savoir si un tel dialogue
peut avoir une fin, Putnam nous répond que bien que cela semble peu plausible,
«Le fait-même que nous puissions parler de nos conceptions comme des
conceptions différentes de la rationalité suggèrent l’existence d’un Grenzbegrif/
un concept-limite de la vérité idéale.
119
»123
RTH. p. 224
RTH. p. 225 « [...] il est impossible d’utiliser un mot si l’on se place â l’extérieur de la
tradition à laquelle on appartient.)>
121
RTH p. 239
122
RTH. p. 239
23
RTH. p. 239
120
47
Enfin, c’est probablement au deuxième chapitre de RHF que Putnam à
rendu le plus clairement sa conception «réaliste interne» de la vérité. La vérité
doit être conçue, à l’instar de John Dewey, comme « assertabilité garantie» et
doit être comprise à partir d’une série de principes concernant « ...j la croyance
et l’assertion garantie.
»124
Ces principes sont latents dans toutes les
circonstances où l’on a affaire à trancher à propos de la vérité.
I.
2.
3.
4.
5.
«Dans des circonstances ordinaires, il y a habituellement un fait décisif qui permet de
dire si les énoncés que font les gens sont garantis ou non.
[. ..]
Qu’un énoncé soit garanti ou non ne dépend pas de la question de savoir si la majorité ou
si l’un de nos pairs culturels seraient prêt à dire qu’il est garanti ou non garanti.
Nos normes et modèles d’assertabilité sont des produits historiques ; ils évoluent avec le
temps.
Nos normes et modèles reflètent toujours nos valeurs. Notre conception de
l’épanouissement intellectuel fait partie (et n’as de sens qu’en faisant partie de ) notre
conception de l’épanouissement en général.
Nos normes et modèles de quoi que ce soit- y compris d’assertabilité garantie sont
susceptibles d’ftre réformés. Il y a des normes et des modèles plus ou moins bons.’25 »
—
Les deux premiers principes indiquent l’existence de «canons trans
historiques » 126 qui défmissent la garantie. Dire qu’il y a un critère de la garantie
qui n’est pas dépendant d’une théorie de la garantie revient à dire qu’il devrait y
avoir une idée platonicienne de la garantie. Mais Putnam ne soutient pas cette
thèse
«Plutôt que de considérer qu’il s’agit là d’un fait relatif à une réalité
transcendante, mieux vaut reconnaître qu’il s’agit uniquement d’une propriété
inhérente au concept même de garantie
(...), disons simplement que cela fait
partie intégrante de notre conception de la garantie.127» Pour lui, la garantie n’est
pas relative à la théorie que l’on utilise mais bien à une conception générale de ce
que devrait être la garantie -c’est là l’idéalisation dont nous avons fait mention à
plusieurs reprises dans notre analyse de RTH. Bien qu’il y ait un apport culturel
dans la formation du concept de garantie, après coup, il y a aussi l’institution de
ce concept de telle manière qu’à chaque fois qu’on l’utilise, on renvoie à une
124
125
126
127
RHf, p. 134
RHf, p. 134
Cf. RHf, p. 135
RHF, p. 135
4$
certaine notion qui s’est développée historiquement et qui est toujours présente
dans l’utilisation même du concept de garantie en question.
Le troisième principe est une conséquence de ces remarques. L’histoire
redéfinit constamment notre approche du monde, notre manière de voir le monde.
Dans un même ordre de pensées, le quatrième affirme que cette manière de
regarder le monde doit être conséquente de nos intérêts et valeurs, c’est-à-dire
qu’un peuple qui subit une famine aura plus de facilité à développer une croyance
en un paradis extraterrestre qu’un peuple qui connaît l’abondance. De plus, selon
le troisième principe, le peuple qui connaissait la famine peut se retrouver
quelques années plus tard dans un contexte de prospérité propice au délaissement
des valeurs religieuses au profit du culte du moi.
Le dernier principe postule deux choses, d’abord que totites nos normes et
modèles sont susceptibles d’être réformés, ensuite, que certains sont meilleurs
que d’autres. Ainsi, Putnam postule, en regard des principes qui précèdent,
l’existence d’une valeur objective à nos différents systèmes de normes et de
valeur. Il réclame du même coup, non seulement la possibilité de discriminer
parmi ces différents systèmes mais aussi le devoir de sten occuper. Cette
conception de la vérité, Putnam dit dans RR, qu’on peut aussi l’appeler une
conception pragmatiste de la vérité.’28
4.1. Du réalisme interne au réalisme naturel
Jusqu’alors, Putnam a développé, dans le cadre de son réalisme interne,
une conception de la vérité comme «acceptabilité rationnelle idéalisée
».
Mais
conme il en fait mention dans la préface à RHF, cette formulation est restée
confise pour certains:
Les gens m’ont attribué l’idée que nous pouvons raisonnablement imaginer des
conditions qui soient simultanément idéales pour l’établissement de quelque vérité que ce
soit, ou simultanément idéales pour répondre à quelque question que ce soit. Je n’ai
128
Cf RR. p. 187
49
jamais rien pensé de tel, et c’est si vrai qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de (ne seraitce que) prévenir un tel malentendu quand j’ai écrit Raison, Vérité et Histoire [J129
Ainsi, il est important de noter que Putnam entendait, par situation épistémique
idéale, simplement quelque chose du genre de:
[...1 si je dis: « ii y a une chaise dans mon bureau », une situation épistémique idéale
serait une situation où je serais dans mon bureau, avec la lumière allumée, où la lumière
du jour passant à travers la vitre, où il y aurait rien à redire à ma vue, où je n’aurais pas
l’esprit confus, oùje n’aurais pas pris de médicaments ni été soumis à l’hypnose, et ainsi
de suite, et oùje me mettrais à chercher à voir s’il y a bien une chaise dans la pièce.’°
Cela ne nous empêche pas de penser qu’il y ait des situations épistémiques
«meilleures ou pires que d’autres relativement à certains énoncés particuliers. Ce
qui importe pour Putnam n’est pas tant de montrer ce qu’est la vérité que de
mettre l’accent sur le fait qu’elle « fonctionne à l’intérieur de n’importe quel type
de langage que nous puissions envisager
[...1»
parce qu’ « ...j on ne peut pas
dire ce que sont des situations épistémiques bonnes, meilleures ou pires en
mécanique quantique, sans utiliser le langage de la mécanique quantique
[...J
Bien que Putnam continue à souscrire à cette conception de la vérité, il
sera amené, vers la fin des années 1980 à constater le rapport étroit
qu’entretiennent les questions métaphysiques liées au réalisme avec la question
de la perception. Dans
RTH, Putnam endossait encore une conception
naturaliste de l’esprit/cerveau hérité du cartésianisme: le fonctionnalisme qui
considère que les événements mentaux doivent être analysés comme des
propriétés fonctionelles du cerveau, de la même manière que les programmes
d’un ordinateur. En 1988, dans RR, Putnam produit une critique séminale du
fonctionnalisme ainsi que de l’ensemble des thèses mentalistes en philosophie de
l’esprit. L’ensemble de thèses réductionnistes en philosophie de l’esprit, dont le
fonctionnalisme, sont profondément indiscernables. En 1994, il identifie un
129RHf,p. 10
‘30 RI-W, p. 10
131
RHF, p. 11
50
problème majeur en philosophie de la perception qui l’amène à réajuster son tir.
Ce problème consiste à penser qu’il existe quelque chose comme une inter ice
entre nos sensations et leurs objets. Nous avons tendance à concevoir la
perception en termes de sense data, ce qui rend tout à fait obscure quelque accès
que ce soit de nos pensées aux objets de la perception.
Cette réflexion aura des répercussions sur le «réalisme» putnamien car,
durant les années 1980, à cause des relations qu’elle entretenait avec le
fonctionnalisme, la réponse du réalisme interne à la question: «Comment
pouvons-nous faire référence aux choses extérieures sans postuler une capacité
magique à faire référence
?»
ne réussissait pas à être suffisamment convaincante.
En défendant l’idée que tout ce à quoi nous avons accès était des situations
épistémiques idéales, le réalisme interne (ou pragmatiste) ne faisait que repousser
le problème, car rien ne lui permettait d’indiquer comment nous pourrions avoir
accès à des situations épistémiques idéales sans devoir postuler l’existence d’une
quelconque capacité magique à faire référence à des situations épistémiques
idéales.
Le fait est probablement que nous avons effectivement accès à un monde
par la voie de nos perceptions, et que les questions relatives à la perception sont
probablement
davantage
des
questions
relatives
à un
certain héritage
philosophique qu’à un véritable problème philosophique. Le problème serait
d’ordre strictement conceptuel. C’était la thèse de John Austin dans Sense and
SensibiÏia’32, à laquelle se rallie Putnam dans les Dewey Lectures où il défend
l’importance d’un retour à une seconde naïveté contre le vérificationnisme antiréaliste de Michael Dummett.
Pour Austin, le rejet de la perception directe en philosophie moderne
s’explique par le constat, notamment dans l’expérience du rêve de Descartes, de
132
Cf AUSTIN, John, Sens and Sensibilia, Oxford University Press, 1962, fr. fr. par P. Gauchet,
Le langage de la perception, Armand CoÏlin, 1971
51
la faillibilité de nos expériences. Au terme de la réflexion moderne, on en est
venu à réduire l’ensemble des expériences perceptuelles à de simples événements
internes à l’esprit, ce qui s’est traduit en philosophie contemporaine dans la
théorie matérialiste des sense data. La ligne d’argumentation qu’emprunte
Putnam à Austin consiste à montrer que cette inférence implique des prémisses
problématiques. Si nous étions toujours en train de rêver, nous ne pourrions pas
distinguer le rêve de la réalité. Pourtant, tout le monde qui a déjà rêvé, sait qu’il
existe une différence qualitative entre le rêve et l’état de veille. Lorsque nous
rêvons, les choses nous semblent généralement moins cohérentes et moins claires
qu’à l’état de veille, et cela suffit à montrer la réalité d’une certaine qualité du
rêve qui ne fait pas partie de la vie quotidienne. Imaginons, par exemple, une
jeune femme que nous appellerons Hélène qui ferait un jour le rêve qu’elle se
retrouve face au Taj Mahal. Supposons ensuite que quelques années plus tard elle
se retrouve réellement en face du Taj Mahal. Dans un tel cas, la philosophie
moderne aurait prétendu que Hélène a expérimenté dans les deux cas ses propres
expériences, ou ses propres sense data, et cela peu importe qu’ils aient été causés
ou non par la présence du véritable Taj Mahal. Selon Austin, le problème d’une
telle
conception est simplement qu’il devient difficile d’opérer la distinction
entre perception directe et perception indirecte, laquelle est indubitablement
présupposée dans la manière même dont l’épistémologie moderne a formulé sa
théorie de la perception.
En endossant le point de vue de Austin sur la perception, Putnam est
amené à renommer son réalisme pour l’intituler maintenant «réalisme naturel. »
Comme le note Tiercelin, «
[...1
dans les trois Dewey Lectures
[...]
Putnam
développe ce qu’il appelle non pas une « position philosophique », mais reprenant
une expression de James, « le réalisme naturel du commun des mortels
»133
Le
réalisme naturel est l’attitude philosophique qui accepte de prendre à la lettre
«
[...]
‘‘
le simple fait d’avoir des expériences (visuelles, par exemple).
Tiercelin, 2002, p. lOi
Tiercelin, 2002, p. 101
»134
Le
52
réalisme naturel n’est pas constitué par un retour au réalisme nai)Ç mais par le
constat de l’effet désastreux de l’idée moderne d’une « interface entre nos
facultés cognitives et le monde extérieur
—
ou, pour le dire autrement, l’idée que
nos facultés cognitives ne peuvent pas atteindre complètement les objets eux
mêmes.
»135
Cette position est amenée chez Putnam comme une critique de
l’alternative
vérificationniste
de
Dummett
et/ou
de
ses
protagonistes
déflationnistes. Et cette critique se base sur une réinterprétation de l’aphorisme
wittgensteinien selon lequel «la signification c’est l’usage» (meaning is use).
Mais avant d’arriver au réalisme naturel, il importe de faire un détour par la
critique que Putnam fait du fonctionnalisme. Nous croyons que les bases de cette
critique sont déjà établies dans RTH, bien qu’elle fasse plus particulièrement
l’objet de RR, de telle manière qu’une analyse de son quatrième chapitre sera
suffisante pour nous mettre en contexte.
4.2. Le problème du fonctionnalisme
Dans le quatrième chapitre de RTH, Putnam rappelle à son lecteur qu’il
fut jadis un des plus grands défenseurs du fonctionnalisme en philosophie de
l’esprit. Toutefois, dit-il, il reconnaît maintenant une difficulté profonde dans
cette interprétation naturaliste de l’esprit/cerveaux. L’importance qu’accorde
Putnam aux questions liées à la nature des états mentaux a trait à la question de la
correspondance de nos concepts avec le monde. En règle générale, la philosophie
de l’esprit du 20e siècle a été profondément influencée par les théories
mentalistes. La philosophie contemporaine de l’esprit endosse pratiquement par
habitude la théorie de l’identité des événements psychologiques aux événements
physiques qui se produisent dans le cerveau, préservant ainsi l’idée spinoziste
selon laquelle : «
135
DL,
[...J l’évènement qui constitue ma sensation d’une douleur à un
p. 453, cit. traduite dans Tiercelin, 2002, p. 103
53
moment donné est
certain état
[...J identique au fait que mon cerveau se trouve dans un
136
[...] en cette même occasion. »
Le fonctionnalisme est une variante qui comprend le cerveau selon le
modèle de l’ordinateur. Selon l’hypothèse fonctionnaliste, les états mentaux
seraient analogues en quelque sorte à des programmes informatiques. Comme un
ordinateur possède des propriétés physiques (hardware) et des propriétés
fonctionnelles (software), le cerveau aurait des propriétés fonctionnelles, lesquels
pourraient exister peu importe la « quincaillerie » qui les sous-tend.
Le fonctionnalisme a l’avantage d’être une conception non-chauviniste de
l’esprit/cerveau: nous pourrions être constitués de fer plutôt que de chair et avoir
les mêmes propriétés fonctionnelles. Toutefois, bien qu’il semble facile pour le
fonctionnaliste de traiter d’états psychologiques purs tels les émotions (jalousie,
colère), lesquels semblent facilement identifiables à des propriétés fonctionnelles
du cerveau, «
[..] lorsqu’on parle d’états qualitatifs, une nuance de bleu, par
exemple, alors cette identification est peu plausible.
»137
À ce sujet, Putnam propose d’imaginer un individu qui a le spectre
inversé. Lorsque nous voyons du rouge, il voit du bleu, et lorsque nous voyons du
bleu il voit du rouge. Cet individu a néanmoins appris à nommer bleu ce qui est
rouge, de telle manière que nous ne pouvons pas remarquer sa faute. Disons que
cet individu n’avait pas le spectre inversé au début de sa vie, que c’est une chose
qui lui est arrivé récemment. L’individu s’est rendu compte de son sort au
moment même où il s’est aperçu que son chandail bleu était devenu rouge, de
telle sorte que nous serions portés à dire que « ...j des « câbles» ont dû « se
croiser» dans le cerveau.
»138
L’état physique qui jouait le rôle de signaler du
bleu signale maintenant du rouge, et l’inverse.
Selon cette explication, l’état
physique qui a le rôle fonctionnel de signaler la présence de bleu, de rouge, etc.,
136
RTH,
RTH,
‘s” RTI-I,
137
p. 91
p. 93
p. 94
54
pour chaque individu serait le premier à entrer en fonction lorsqu’il rencontre
pour la première fois dans sa vie une dite couleur.
Cependant, selon la théorie « fonctionnaliste» courante:
Une sensation est une sensation de bleu (c’est à dire qu’elle possède le caractère
qualitatif que je décris de la sorte en ce moment) seulement si le rôle de cette sensation
(ou l’événement physique correspondant dans le cerveau) est de signaler la présence de
bleu objectif dans l’environnement ». Cette théorie rend compte de l’expression
«sensation de bleu », mais pas du sens quai itatif qui nous intéresse. Si le rôle fonctionnel
était identique au caractère qualitatif alors on ne pourrait pas dire que la qualité de la
sensation a changé. [...J Voici donc un cas où la qualité semble ne pas être un état
fonctionnel.’39
Généralement, le fonctionnaliste dirait que pour des cas comme les
qualités, c’est l’ancienne version de la théorie de l’identité qui est la bonne, la
théorie selon laquelle les qualia sont identiques à des propriétés physiques du
cerveau. Bien que Putnam ne soit pas contre la théorie de l’identité, il reconnaît
toutefois que « ...j s’il y a corrélation, au sens épistémologique, alors on ne peut
140
Pour comprendre cela on peut
pas savoir de quelle corrélation il s’agit. »
reprendre la vieille expérience de pensée du cerveau aux hémisphères dissociés.
Selon les théories contemporaines, le cerveau possède un langage interne que les
philosophes appellent le «mentalais.» Dans la version fonctionnaliste, ce
langage est analogue aux langages informatiques utilisés pour programmer les
ordinateurs:
Lorsque quelqu’un à une sensation, un «jugement» émis ; le cerveau « imprime»
quelque chose comme « Du rouge a été présenté à 12 heures. » Donc, la qualité de la
sensation, appelons-la Q, correspond entre autres choses à un enregistrement en
mentaÏais. Il y a aussi des inputs au centre de traitement verbal, à savoir le centre qui est
relié à la boîte qui commande la voix, ce qui explique que le cerveau soit capable de
rapporter, dans le langage public, «ii y a du rouge devant moi.» Il se peut que le
jugement en mentalais soit transmis d’un endroit à un autre avant qu’il y ait un input au
centre de la parole. Des évènements ont aussi lieu dans le cortex visuel [...] etje suppose
qu’ils se trouvent sur le chemin qui conduit à I’ «enregistrement en mentalais » et aux
processus verbaux. Ces «enregistrements », «inputs» et autres évènement peuvent se
produire dans différents lobes du cerveau: si l’on sectionne le corps calleux,
l’hémisphère droit du sujet (l’hémisphère qui ne possède pas le langage) continue de voir
la couleur rouge (c’est-à-dire que le sujet répondra affirmativement à une question
écrite) ; mais, si on lui demande de dire de quelle couleur est le carton qu’on lui montre,
139
‘°
RTU, p. 95
RTH, p. 95
55
il répondra «je ne le vois pas.» Enfin, à un moment donné il y a aussi formation de
traces mnésiques (que l’on pourrait subdiviser en une mémoire à court terme et une
mémoire â long terme). II est presque certain qu’il ne s’agit pas d’un processus causal
linéaire; il y a probablement des branchements et des points de rencontre: c’est un
réseau causal)4’
La psychologie divise généralement les évènements mentaux en étapes
discontinues. Or, s’il existe une relation entre les états physiques du cerveau et les
états psychologiques, la corrélation ne peut pas être individuée, parce qu’il n’y a
pas un état physique unique pour chaque état psychologique, ce que voudrait
démontrer le réaliste métaphysique. En réalité, lorsque l’on fait l’expérience d’un
état physique lié à un état psychologique, on se retrouve plutôt avec une
disjonction du type « lorsque j’ai une sensation x de rouge, mon cerveau est soit
dans l’état PI, soit dans l’état P2. » Ce que veut le réaliste métaphysique, c’est
que l’on dise que x est corrélé soit à PI, soit à P2. Il ne peut pas y avoir de flou.
Certains ont défendu l’idée que l’on pouvait continuer de soutenir une
relation dans la mesure ou l’on réinterpréterait nos données de la manière
suivante : «avoir la sensation de rouge»
=
«soit Pi, soit P2 », de la même
manière que l’on fait en physique quantique. Évidemment, si l’on adopte une
position conventionnaliste par rapport à la théorie de l’identité, cela ne pose pas
de problème, parce que de ce point de vue (qui était celui de Carnap) «
[...]
tout
discours sur les objets physiques est un discours très indirect sur les
sensations. » 142 Mais ce n’est pas ce que désire faire le réaliste métaphysique,
pour qui rien n’est affaire de convention, mais essentiellement de correspondance
avec un état de fait indépendant de nos propres conceptualisations. Lorsque nous
divisons le cerveau d’un patient en deux et que nous lui montrons un carton
rouge, il est plausible que ce dernier nie avoir une sensation de rouge. Cela
semble réfuter la théorie de l’identité. Par contre, une fois que l’individu aura le
cerveau recousu, il pourra répondre avoir le souvenir d’une sensation de rouge.
Nous avons donc un autre problème lié au fait que la psychologie se fie
généralement aux comptes rendus verbaux. Ces derniers doivent cependant, pour
141
142
RTH, p. 100
RTH, p. 104
56
être crédibles, provenir de patients qui sont dans un état normal pour être
pertinents à la recherche. Ainsi, on pourrait dire que notre pauvre patient n’était
pas dans un état normal lorsqu’il avait le cerveau sectionné, qu’il aurait donc
simplement rationalisé la situation, ce qui est un phénomène dont on fait
régulièrement l’expérience dans ce type de recherches.
Peut-être pourrions-nous régler le problème en localisant la conscience.
Pourtant, les scientifiques et les philosophes s’obstinent couramment à propos de
la localisation de la conscience et on ne sait toujours pas qui a raison à ce sujet.
«Le
problème
est
qu’il
existe
observationnellement indiscernables. »
des
143
théories
de
l’identité
qui
sont
On peut imaginer des théories farfelues
du type de celle qui dit que des qualia’44 auraient lieu dans les pierres. Cela ne
changerait en aucun sens nos données. La même chose est possible du point de
vue du fonctionnalisme, pour une théorie selon laquelle les états pourraient être
conscients. Mais pour que l’on puisse trancher entre ces différentes théories, on
aurait encore besoin d’une théorie magique de la référence, ce qui est
inadmissible d’un point de vue internaliste. Par conséquent, Putnam suggère de
s’en tenir à 1 ‘évidence qui incite nos jugements humains et d’en reconnaître les
limites en recourant à une attitude pragmatique vis-à-vis de telles interrogations
Le point de vue que je préconise par rapport à tous ces cas est qu’il n’y a rien de caché
derrière eux; aucun fait nouménal ne correspond au fait que les entités soient
conscientes. Il n’y a que des faits empiriques; les pierres et les nations sont très
différentes des individus, les robots de divers types sont à mi-chemin entre les deux et
ainsi de suite. Les pierres et les nations ne sont pas conscientes; cela nous renseigne sur
notre conception réelle de la conscience. [...J Notre monde est humain, ce qui est
conscient et ce qui ne l’est pas, ce qui a des sensations et ce qui n’en a pas, ce qui est
qualitativement semblable et ce qui ne l’est pas, dépend, en dernière analyse, de nos
jugements humains sur ce que sont la ressemblance et la différence)45
Enfm, si Putnam ne semble pas tout à fait convaincu de sa critique en
19$l
143
RTI-l, p. 104
« Quale» est le nom attribué par certains philosophes pour un état mental qualitatif Au pluriel,
nous avons « des qualia.»
n RIT-l,
p. 117
144
57
Aujourd’hui encore je pense que cette théorie est juste, ou du moins je pense que c’est la
bonne description naturaliste du rapport entre le physique et le mental. Il y a d’autres
descriptions, «mentalistes », de ce rapport qui sont justes aussi, mais qui ne sont pas
réductible à la vision du monde que nous appelons la «nature» (en fait, les notions de
«rationalité », de «vérité)> et de « reférence » [je souligneJ font partie de cette version
« mentaliste »)146
C’est cette idée, qui est déjà présente dans l’analyse du fonctionnalisme de RTH,
« qu’il n y a rien de caché derrière
»t47
que reprend Putnam dans ses Dewey
Lectures de 1994.
Si l’on reprend, par exemple, la dichotomie traditionnelle entre qualités
premières et qualités secondaires selon laquelle les qualités premières
exprimeraient ce que les choses sont en elle-mêmes, alors que les qualités
secondes exprimeraient la manière dont elles sont perçues, on sera porté à penser
que, puisque l’apparence de la table semble changer relativement à son éclairage,
cette dernière n’aurait pas une couleur en soi mais bien une disposition à produire
certains sense data sous certahies conditions. Si les choses étaient telles,
qu’observerions-nous sous des conditions épistémiques idéales ? La table auraitelle une couleur bien défmie ? Comme le fait remarquer Putnam, toutes les
couleurs ont un nombre d’aspects différents.’48 On pourrait dire que cela n’exclut
pas que la propriété de la table ne soit en fait qu’un potentiel à avoir ces
différentes apparences et on pourrait même ajouter que 1’ « aspect qualitatif» en
lui-même est certainement une «propriété relationnelle. » Cependant, cela
reviendrait à expliquer « scientifiquement» ce qu’est la couleur, mais pas à dire
comment la couleur permet de produire certains sense data.
Selon Putnam, les propriétés primaires ne sont pas des choses que nous
avons découvertes mais des idéalisations abstraites. Dans les faits, le degré de
précision d’une mesure peut varier dans différents contextes. Par exemple,
lorsque j’achète une livre de boeuf chez le boucher, je ne lui demande pas d’être
146
RTH p. 93
‘47RTH,p. 117
148
DL, p. 486
58
aussi précis qu’un scientifique voudra l’être lors d’une expérience en laboratoire,
et même le
scientifique n’est jamais aussi précis qu’il le désirerait.
Conséquemment, Il n’y a rien de secondaire concernant les attributs de nos
expériences.
Cela dit, l’abandon de la théorie de l’identité semble nous forcer à
admettre une forme de dualisme, mais, pour sortir de ce dilemme, il suffit
d’admettre que la perception n’est pas une activité passive
The way out of the dilemma I would like to propose requires an appreciation of how
sensory experiences are flot passive affections of an object called a « mmd» but (for the
most part) experiences of aspects ofthe world by living being. Mmd talk is not talk about
immaterial part of us but rather a way of describing the exercise of a certain ability we
possess, ability that supervenes upon the activities of our brains and upon various
transactions with the environment but that do not have to be reductively explained using
the vocabulary of physics and biology, or even the vocabulary of computer science. The
metaphysical realignment I propose involves acquiescence in plurality of conceptual
resources, of different and not mutually reducible vocabularies (an acquiescence that is
inevitabte in practice, whatever our monist fantasies) coupled with a retum flot to
dualism but to the “natural realism ofthe common man.” 149
“ DL, 483
p.
5. Réalisme ou anti-réalisme ? Wiftgenstein, Dummett et
Putnam
Le réalisme traditionnel est confronté à deux problèmes majeurs. D’abord
il comprend la signification avec une certaine naïveté. Selon sa conception, le mot
«or» serait une sorte de synonyme de «élément avec le numéro atomique 79.»
Ensuite, le réalisme métaphysique défend l’idée que le monde serait dejà classé
d’avance, que nous n’avons pas à intervenir dans sa description. Ces deux thèses
sont fortement liées, car concevoir la signification comme étant une sorte de
copie de « la référence» c’est aussi dire que la référence est donnée, une fois
pour toute, indépendamment des choix conceptuels qui constituent l’histoire des
différents langages. Néanmoins, l’idée d’un monde classé d’avance, au sens
réaliste, renvoie certainement à un concept flou. Il semble donc qu’il y ait plutôt
une sorte de relativité conceptuelle, que dans une salle où il n’y aurait qu’une
table et un calepin, je puisse dire à mon compagnon qu’il a tort de dire qu’il n’y a
que deux objets dans cette salle, alors que lui et moi y sommes aussi présents (il y
aurait alors quatre objets dans la salle). 150
Pour pallier à ce problème, certains philosophes ont proposé d’utiliser la
notion métaphysique de sommes méréologiques. Par exemple, «Husserl
pensait que seuls certains touts «organiques » sont de réels objets.
»151
[...J
Le critère
habituel pour identifier les sommes méréologiques consistait à dire que les parties
d’un objet devaient le suivre lorsqu’il était déplacé, «
[...] mais si un chewing
gum est collé sur une table, la somme du chewing-gum et de la table remplit aussi
ce critère, et, en outre, certaines lampes ne restent pas ensemble quand on les
déplace (l’abat-jour tombe).
»152
Le problème est qu’une telle notion semble trop
subjective. D’autres ont proposé: «Ou bien vous devriez considérer que seules
les particules élémentaires sont des objets ou bien, vous devriez admettre des
‘°
Cf RR p. 179 et suivantes
RR,p. 183
‘52RR,pp. 183-J$4
60
sommes méréologiques quelconques.
»153
Par contre, cette idée néglige par
exemple le fait que la seule manière de mesurer des quanta consiste à en mesurer
les états quaÏitatfs. Une mesure quantitative, en ce sens du réalisme
métaphysique en est donc impossible.
Cela dit, on pourra remarquer que les problèmes du réalisme liés à la
conception sont interprétés de manière similaire
Imaginer le cerf, pense-t-on habituellement, c’est former une image mentale, censée
jouer exactement le même rôle que celui que jouaient les impressions conçues comme
interface, dans l’analyse traditionnelle de la perception. On la conçoit comme étant
entièrement interne à l’esprit, domaine, où, naturellement, il n’y a pas de cerf, et comme
étant an connexion, causalement ou mystérieusement, avec le cerf et la prairie « qui sont
là au-dehors.’54
Selon la théorie moderne de la perception, 1’ «image mentale » du cerfjoue donc
le rôle d’une interface. Néanmoins, on prétend qu’elle entretient une liaison par
on ne sait quel moyen à un véritable cerf L’épistémologie moderne interprète la
conception de la même manière que la perception. Selon cette interprétation, nos
concepts jouent aussi le rôle d’une interface entre nos perceptions et le monde, et
cela est tout aussi vrai des conceptions idéalistes que des conceptions
matérialistes, considérant que la version matérialiste a simplement retenu cette
idée d’une interface pour la réinterpréter comme quelque chose qui se passe dans
le cerveau. C’est ce que l’on entend lorsque nous parlons de «représentations
mentales» en « sciences cognitives. » 155
Putnam suggère que Wittgenstein cherche à montrer la même chose par
son exemple du canard-lapin. Tiercelin explicite bien ce passage
[...] le dessin n’est pas lui-même, un dessin de canard ou de lapin ; il peut être vu des
deux façons. Il est pourtant très difficile de former une « image mentale» qui soit
ambigu comme l’est te dessin. Ce que Wittgenstein voulait en partie montrer par cet
exemple, selon Putnam, c’est que les images mentales que nous pouvons former lorsque
153
‘‘
RR, p. 184
Tiercetin, 2002, pp. 103-104
Cf. DL, p. 490
61
nous pensons à, ou nous souvenons de quelque chose, ne ressemblent pas du tout à des
images physiques. »156
Aussi, le philosophe prétend que Wittgenstein a dit une chose similaire à propos
du rôle des mots et des phrases dans la pensée. Il faut admettre que les mots et les
phrases n’ont pas de signification intrinsèque. Des mots comme «la neige est
blanche» aurait bien pu signifier «le carburateur est gelé» si l’histoire du
français avait été différente. Néanmoins:
When we know and use a language weIl, when it becomes the vehicle of our own
thinking and flot something we have to translate mentally into some more familiar
language, we do flot, pace Richard Rorty, experience its words and sentences as “marks
and noises” into which a significance has to be read. When we hear a sentence in a
language we understand, we do flot associate a sense with a sign-design; we perceive the
sense in the sign-design. Sentences that I think, and even sentences that I hear or read,
simply do refer to whatever they are about; flot because the “marks and noises” that I see
and hear (or hear “in my head”, in the case of my own thoughts) intrinsically have the
meanings they have, but because the sentence in use is flot just a bunch of “marks and
noises.
Cette nouvelle manière de lire les travaux de Wittgenstein va directement
contre la polarisation que faisait Dummett du débat. Pour Dummett, soit que 1)
les mots et les phrases signifient en vertu de leurs procédures de vérification, soit
que 2) nous sommes obligés de postuler une sorte de correspondance magique
entre nos mots et le monde. Il apparaît cependant possible d’envisager une autre
alternative. Il est clair qu’une grande partie des attaques de Wittgenstein, dans sa
méditation à propos de «suivre une règle» vise le platonisme, mais cela
n’entraîne pas de soi une sorte de vérificationnisme. Je peux comprendre une
phrase qui dit que « Eisenhower a reçu un représentant allemand pour mettre fm à
la guerre en Europe en 1945. » et cela n’implique pas que j’aie nécessairement les
moyens de la vérifier.
Dans des notes, Wittgenstein parle de son frère qui est à New York et dit
qu’il ne ferait aucun sens de dire seulement qu’il pense qu ‘il pense à son frère qui
est à New York. En réalité, il pense «directement» à son frère, et cela est
156
Tiercelin, 2002, p. 104
DL, p. 491
62
possible à cause d’une série de techniques d’usages qui n’ont rien à voir avec les
«règles du langage » qu’ont voulu identifier les vérificationnistes:
But Wittgenstein wrote that « when we say, and mean, that such-and-such is the case, we
and our meaning do flot stop anywhere short of the fact; but we mean this-is-so.” I
think that this is a central element in Wiftgenstein’s thought ftom Tratacus on. [...J The
fact remains that our power of imagining, remembering, expecting what is flot the case
here and now is a part of our nature.’58
—
—
Et bien que l’on veuille reprocher à cette approche d’être non scientifique, elle ne
prétend pas être scientifique. Toutefois, elle n’est pas antiscientifique pour autant,
et cela d’autant plus qu’elle réussit à éviter un discours pseudo-scientifique, qui
risquerait davantage de brouiller les pistes que de les éclairer: «Nothing in the
successes of serious psychology of linguistics endows that view with content.
Instead, such talk frequently lowers the level of philosophical discussion to that
ofpopular « scientific » journalism.
Dummett
attribue au
»159
réalisme
la
reconnaissance
d’un caractère
transcendant à la vérité. Par conséquent, il a défendu la ligne dure du
vérificationnisme jusqu’à remettre en question les règles de la logique classique
(bivalence). La critique de Dummett est basée sur les travaux d’Alfred Tarski,
dont il a cru, comme beaucoup d’autres philosophes, qu’elle consistait en une
formalisation de la théorie correspondantiste classique de la vérité. Tarski
stipulait que tout ce que nous voulons dire lorsque nous affirmons qu’un énoncé
est vrai c’est que « P » est vrai P est vrai (dans le métalangage de la théorie que
nous employons pour produire l’affirmation P) de telle manière que «La neige
est blanche» est vrai, si et seulement si la neige est blanche. L’objection
principale de Dummett à cette théorie consiste à dire qu’il s’agit là d’une
formalisation de la relation de correspondance visée par la théorie classique de la
vérité, mais pas d’une explication de la vérité. Au fond, cela ne nous aide pas à
comprendre ce que comprendre veut dire. Selon Dummett, ma compréhension
158
DL, p. 493
DL, p. 494
63
d’un énoncé P quelconque consiste dans mon habilité à reconnaître qu’il est
vérifié. Ainsi, prétend Dummett, comprendre la vérité de P revient à savoir ce que
serait pour P d’être vérifié, et cette propriété, « être vérifié », est une propriété
que ni P, ni sa négation ne possède. Selon Dummett, nous n’avons pas besoin
d’un tel concept que la « vérité classique
»,
et de ce fait, des notions de la logique
classique telle que la bivalence. En fait, la vérité classique est une abstraction
métaphysique inutile.’60 Plutôt, II faut remplacer la notion de vérification
concluante, impliquée par la logique classique par une notion de degré de
confirmation.
Bien que plusieurs philosophes aient suivi Dummett en ce sens, ces
derniers ont généralement rejeté la thèse de Dummett contre la logique bivalente
en disant qu’accepter une telle chose que le vérificationnisme n’impliquait pas
nécessairement le rejet de la loi du tiers exclu. Pour les déflationnistes par
exemple, on peut interpréter la « vérité» comme un simple pratique linguistique,
sans implications existentielles. Pour certain de ces philosophes, la vérité serait
une convention linguistique (Carnap, Ayer), pour d’autres (Quine, par exemple)
une telle formule est simplement «centrale» à nos raisonnements. Toutefois, ce
dernier cas devrait être écarté parce qu’on pourrait se demander si cette centralité
dépend d’une croyance en quelque chose comme une norme, et:
if uttering a sentence [...Jis just following a community-wide practice of assigning
it a degree of assertability “as ftinction of observable circumstances,” how do we 50
much as make sense of the idea of afact ofthe matter as to the rightness of statements
that are neither confirmed nor disconflrmed by those observable circumstances?’6’
[..]
Ainsi, lorsque nous structurons le débat à la manière de Dummett et les
déflationnistes, nous sommes contraints de choisir entre
l’anti-réalisme
dummettien ou le déflationnisme. Cependant, l’alternative proposée au réalisme
semble peu satisfaisante, et c’est ce qui explique le fait que plusieurs philosophes
se réclament encore du réalisme métaphysique. Le réaliste demande que l’on
puisse trancher sur la vérité (au sens classique du terme) de P, alors que, lorsque
160
161
Cf. DL, pp. 496-497
DL, p. 49$
64
le déflationniste propose sa réinterprétation de la vérité, il le fait seulement pour
sauvegarder une pratique grammaticale. De cette manière, il est incapable de
rendre compte de la réalité des événements passés, et doit se contenter de
conserver les énoncés du type «c’est arrivé» ou «n’est pas arrivé» comme des
manières de parler. Conséquemment, le déflationniste n’est pas capable de rendre
justice au sens dans lequel une des phrases disjointes peut être vraie et, ni
Dummett, ni le déflationnisme ne réussissent à rendre compte du sens ordinaire
dans lequel certaines phrases à propos du passé sont substantiellement vraies.
En réalité, la seule différence entre le réalisme métaphysique et le
réalisme naturel que Putnam attribue à Wittgenstein est ce qui amène le réaliste
métaphysique à dire que cela est vrai de manière totalement infaillible. Une des
réponses au platonisme que fait Wittgenstein consiste à dire : «Really the only
thing wrong with what you say is the expression “in a queer way.” The rest is ail
right; and the sentence only seems queer when one imagines a different language
game for it from the one in which we actually use it. » 162 Ce ne serait donc que le
fait de dire que la vérité soit une «propriété substantielle » qui serait
problématique dans l’interprétation réaliste métaphysique de la vérité, car c’est
tout ce qui lui donne un aspect magique.
Le problème de la position vérificatioimiste, c’est qu’elle nous mène vers
un anti-réalisme qui nous conduit au sentiment de la perte du inonde. Mais il
existe une autre solution:
L’autre solution correcte que celle qui consiste à penser à la vérité comme une
«propriété substantielle» à la réaliste métaphysique, n’est pas de penser que nos énoncés
sont de simples marques ou bruits que notre communauté nous a appris à associer à leurs
conditions de vérifications concluantes (comme dans la version dummettienne de 1’
«anti-réalisme global »), ou à associer à un «comportement de paris» (betting
behcwior)d’une manière qui soit « une fonction des circonstances observables» (comme
dans la version de Horwich). L’autre solution correcte, c’est de reconnaître que les
énoncés empiriques font déjà certains postulats sur le monde toutes sortes de postulats
très différents sur le monde qu’ils contiennent ou non les mots « est vrai ». Ce qui est
erroné dans le déflationnisme, c’est qu’il ne peut à proprement parler pas intégrer le
truisme selon lequel certains postulats sur le monde sont (pas simplement assertables
—
—
162
Wittgenstein cite par Putnam, dans DL, p. 500
65
mais) vrais. Ce qui est juste dans le déflationnisme, c’est que si j’asserte que « il est vrai
que p », alors j’asserte la même chose que si j’asserte simplement p. la confiance qui est
la nôtre, lorsque nous faisons des énoncés sur le passé, que nous disons quelque chose
dont le caractère juste ou erroné dépend de la manière dont les choses étaient alors
(Lorsque nous soutenons, par exemple qu’ « il est vrai que Lizzie Borden a tué ses
parents à la hache »), n’est pas quelque chose qui nécessite l’idée métaphysique qu’il y a
une (<propriété substantielle» dont l’existence sous-tend la possibilité même de notre
utilisation du mot « vrai »163
On peut voir l’invention d’appareils, tels que le microscope, comme une
manière d’étendre notre pouvoir d’observation, mais l’utilisation du langage peut
aussi en être une. Si je ne peux pas comprendre un discours à propos de
trop petites pour être vues
»,
«
choses
un microscope sera pour moi au mieux un jouet. Ce
que j’y verrai ne représentera rien pour moi. Or la dépendance ne va pas dans les
deux sens. L’énoncé «trop petit pour être vue à regard nu» ne nécessite pas que
l’on invente un appareil comme le microscope, pour être compris. Ce qui est
erroné avec le vérificatioimisme est qu’il prétend que la signification dépend de
sa méthode de vérification, ce qui implique que la signification d’une phrase telle
que «des choses trop petites pour être
vue
à regard nu» changerait de
signification avec l’invention, par exemple, du microscope. Par contre, il faut
faire
ici attention de ne pas rejeter ce qui est bon dans le vérificationnisme
lorsque l’on désire rejeter ce qui ne l’est pas. Ce qui est vrai avec le
vérificationnisme est que le discours scientifique dépend en bonne partie d’une
connaissance qui à trait à l’usage de ses instruments, et du fait que les
scientifiques savent appliquer les méthodes de vérification. Par exemple, chez
Démocrite, les «atomes» sont des entités métaphysiques, mais nous pouvons
maintenant leur donner un sens, même si Démocrite lui-même ne le pouvait pas.
«Thus, scientific instruments and scientific ways of ta&ing are both ways of
extending our perceptual and conceptual powers, and those ways are highly
interdependent; indeed, they can fuse into a single complex practice.
»
164
Selon Putnam, rien dans ce qui vient d’être dit requiert que l’on prétende
que notre capacité à concevoir de telles choses que les microbes soit des capacités
163
164
DL, pp. 502-503, li. fr. dans Tiercelin, 2002, pp. 106-107
DL, p. 502
66
indépendantes
(free-standing
abilities), elles dépendent toutes d’autres habilités
scientifiques, institutionnelles, etc., et rien ne nous indique que ces habilités
doivent être comprises comme étant réductibles au seul langage.
Le vérificationnisme anti-réaliste de Dummett, est une théorie qui vise à
enfermer les questions liées à la conception et à la perception dans un langage
formel issu des cc sciences cognitives
»,
lequel doit s’incliner devant les
arguments qu’il a déjà présentés
Même si on prend un énoncé qu’on ne sait pas du tout confirmer (« il n’y a pas
d’intelligence extra-terrestre »), Je fait est que les concepts employés sont des concepts
qui figurent dans d’autres énoncés plus simples que nous savons comment vérifier. Notre
aptitude à comprendre un tel énoncé « invérifiable» n’est pas une aptitude autonome.
Comprendre ce qu’est la confirmation sont des aptitudes interchangeables, et c’est là
quelque chose que les pragmatistes furent les premiers à voir. Même s’ils formulèrent
leurs idées trop simplement. li se peut que la théorie de James ait été fausse, mais il
savait parfaitement bien la différence entre vérité et la confirmation, et il ne confondait
pas les deux. Ce qu’il croyait, c’est que, puisque nos affirmations tirent leur substance
des rôles qu’elles jouent dans notre vie, une analyse de la vérité tirera sa substance de
l’analyse conjointe de la manière de parvenir à la vérité. Comme il le dit lui-même: « Si
je vous dis comment vous arriverez à la gare, est-ce qu’implicitement je ne vous fais pas
connaître ce qu’est cette gare, l’existence et la nature de cet édifice.’65
La position de Putnam est alors que 1) les choses trop petites pour être vues, ne
dépendent pas, pour être intelligibles, de théories scientifiques ou bien de
l’invention d’instruments tel que le microscope ; 2) L’intelligibilité de ce type de
discours n’implique pas le changement de signification du terme petit, etc. parler
de cc personnes trop petites pour être vues» c’est faire un usage différent (fictif)
du mot «personne» mais pas du mot «petit)>. Ainsi, Dummett se trouve face à
un grave problème en refusant d’admettre cela:
Fie cannot, after ail, say that we change the meaning of our words whenever a new way
of verifying a sentence is accepted. To do so would be to abandon the distinction
between changing our beliefs and changing the meaning ofour beliefs —for just about any
beliefimplies some new way ofverifying sentence. So Dummett has to show that he can
give us a criterion for selecting those methods of verification, which are constitutive of a
166
sentence’s meaning, a challenge that there is no reason to believe can be met.
“
166
POQ, p. 12, traduit par Tiercelin, p. 108
DL, pp. 506-507
67
Cora Diamond a donné un argument en ce sens. Imaginons que nous
apprenions à un homme à jouer au jeu suivant: devant des crayons disposés en
rangée sur une table, il devra compter à haute voix chacun des crayons un à un
jusqu’à ce qu’on lui demande de donner le total.
À chaque fois qu’il fait une
erreur nous devons crier « Aha ! », et le joueur doit perdre des points. Supposons
maintenant que, lors d’un tour de pratique, notre joueur compte deux fois le
même crayon. Alors que nous lui demandons de recompter, il obtient un autre
résultat erroné. Nous lui disons dans les deux cas qu’il s’est trompé, mais il le nie
coup sur coup. Or. pour essayer de lui faire comprendre les règles. nous
recomptons plusieurs fois les crayons avec lui en mettant l’accent sur le fait que
nous obtenons toujours le même résultat. Néanmoins, notre homme ne comprend
pas ce que nous attendons de lui, et se met à agir et parler d’une manière que nous
n’arrivons plus à comprendre.
Reprenant à ce moment l’exemple de Diamond, Putnam nous demande
d’identifier cette nouvelle pratique à un nouveau jeu, disons le jeu C, dans lequel
le joueur doit dire, par exemple «j’ai fait une erreur» seulement lorsque cela
attire son attention. Lorsque nous faisons une autre partie avec notre homme et
que nous lui disons «Aha!
»,
il se met encore à jouer un nouveau jeu, disons le
jeu D, dans lequel il accepte de dire «j’ai fait une erreur» à des moments
aléatoires durant la partie.
Dummett prétendrait que l’homme a changé radicalement de jeu lorsqu’il
a passé du jeu C au jeu D, mais selon Diamond, Wittgenstein allait plutôt dans le
sens que D est une version évoluée de C. Si l’on prend, par exemple, deux
visages qui arborent la même expression faciale. On notera que le fait d’avoir la
même expression faciale ne revient pas à avoir la même grandeur de bouche, les
mêmes fossettes, etc., c’est plutôt pirtager quelque chose qui émerge d’une série
de caractéristiques qui, en elles-mêmes, n’ont pratiquement rien de comparable:
«Seeing an expression in the picture face is flot just a matter of seeing the lines
6$
and dot; rather, it is a matter of seeing something in the unes and dots
to say that it is a matter ofseeing something besides the unes and dots.
—
but is flot
»167
La question que pose ce genre d’exemples, consiste à ce demander s’il y a
quelque chose derrière nos pratiques ou bien rien d’autre que ce que nous disons
et faisons, de telle sorte que la nécessité que nous pensons reconnaître ne serait
rien de plus qu’une illusion. Selon le Wittgenstein de Dummett, nous ne faisons
que changer nos attitudes, varier nos comportements en fonction des ressources
linguistiques que nous avons à notre disposition. Selon celui de Diamond, ces
changements sont internes à une pratique globale, qui doit être questionnée en
bloc. Selon Wittgenstein, dans l’interprétation qu’en donne Diamond, c’est un
faux problème qui se pose ici, car les deux côtés rendent compte respectivement
d’une partie du problème. Toutefois, la question en est davantage une qui relève
de nos «réactions naturelles
»,
de nos manières de voir la figure (sec the face)
d’une activité dans une autre.
Ce dilemme explicite bien la divergence d’opinions entre Dummett et
Putnam. Dummett voulait dire que les règles d’application de l’expression «trop
petit pour être vue» changent avec l’invention du microscope, ce qui change
aussi la signification de l’expression. Il y a une nouvelle signification dans
chaque nouveau contexte. Pour sa part Putnam défend l’idée que:
«[...J the
sameness ofthe « sense » of small in these case is flot an identity of « rules» nor
yet a “description of something else” than the way we use the words in these
cases. 16$
Tarski avait bien vu le rapport qu’entretient la vérité avec la
compréhension d’une phrase. Tarski a bien vu que:
«[...J there is an intimate
connection between understanding a sentence and understanding the daim that
167
16$
DL, p. 509
DL, p. 509
69
sentence is true.
»169
phrases puissent être
Mais il n’avait pas prévu dans sa théorie que certaines
ni vraies ni fausses
[...J there are many reasons why a sentence may fail to have a truth value: for example,
the vagueness ofsome terms (‘The number oftrees in Canada is even’), or the failure of
the world to behave the way it should if the terrns it employs are to work (for example,
many sentences about the simultaneity of events were discovered to Iack a truth value
when relativity theory appeared on the scene; this is quite different ftom ordinary
vagueness, ofthe kind that requfres only “linguistic intuition” to perceive).’7°
Tarski aurait ignoré ou nié l’usage clairement prédicatif du mot “vrai”, alors que
Wittgenstein n’a pas négligé cet aspect. Dans les Investigations philosophiques, il
rappelle qu’une conception de la vérité comme « ce qui ferait qu’un énoncé serait
doué de signification », laquelle comprend la signification comme étant tributaire
de l’enrégimentement de nos énoncés dans le langage de la logique formelle, est
une mauvaise interprétation, notamment
parce que la signification de nos
énoncés est en partie constituée par les règles d’un langage (anglais, etc.) et par
l’usage du signe dans un jeu de langage, et que. conséquemment, les mots
«vrai» et « faux» détiennent leur signification de la même manière.
Au contraire de Dummett, qui attribuait à Wittgenstein l’idée que les
énoncés signifient en tant que phrases, Putnam croit plutôt que Wittgenstein avait
une conception holiste de la signification.
The notion oftruth and the notion of proposition mesh together like a pair ofgears in a
machine; neither is a foundation on which other rests. Our understanding of what truth
cornes to, in any particular case [...] is given by our understanding of the proposition,
and that is dependent on our mastery of ‘the language game,” by which Wittgenstein
means here “the whole, consisting of language and action into which it is woven.’7’
Pour Wittgenstein, c’est lorsque nous sommes prêts à appliquer la fonction de
vérité à un énoncé, dans notre propre pratique linguistique, que nous regardons
ce dernier comme étant une véritable phrase. Une suite de sons ou de marques
grammaticales ne sont pas des phrases dans le sens de Wittgenstein. La vérité
DL, p. 509
170DL,p.511
171
DL, p. 513
169
70
constitue donc une sorte de prédicat «substantiel» en ce sens qu’elle a des
implications au niveau de l’interprétation des énoncés grammaticaux, sans
toutefois en avoir sur le plan strictement métaphysique.
Ainsi, c’est dans les écrits de Wittgenstein que Putnam dit trouver la
meilleure manière de rendre justice à l’intuition de James selon quoi, il y a
vraiment quelque chose qui transcende nos propres pensées sans que nous
puissions toutefois en donner une véritable description en deçà du discours qui est
le nôtre, qui est porté par nos propres intérêts.
The possibility that 1 see in Wittgenstein’s writings, of doing full justice to the principle
that to cail a proposition true is equivalent to asserting the proposition (doing full justice
to what I cailed “Tarski’s insight”) without committing the errors ofthe deflationists, is a
condition of preserving our common-sense realism while appreciating the enormous
difference that cornmon-sense reaiisrn and the elaborate metaphysicai fantasy that is
traditional realism the fantasy of imagining that the forrn of ail knowledge daims is
fixed once and for ail in advance.’72
—
Alors, si l’interprétation que donne Putnam de Wittgenstein est la bonne, et que
nous décidons de donner raison à Wittgenstein lui-même, le réalisme naturel aura
servi à mettre en évidence qu’indépendamment de cette relativité qui imprègne
notre discours, il existe bien un sens du mot « vrai» qui fait la différence entre ce
qui est bon ou mauvais dans chacun des discours que nous adoptons.
If Wittgenstein was right, how should his reflection affect our view of the concept of
truth? On the one hand, to regard an assertion or a thought as true or false is to regard it
being right or wrong; on the other and, just what sort of rightness or wrongness is in
question varies enormously with the sort ofdiscourse. ‘Statement’, ‘true’, ‘refer’, indeed
ail the terms that we use when we think
‘beiief, ‘assertion’, ‘thought’, ‘language’
about logic (or “grammar”) in the wide sense in which Wittgenstein understands that
have pluraiity of use and new uses are constantly added as new forms of
notion
discourse corne to existence. L7
—
—
Finalement ce réalisme de la « seconde naïveté» est aussi une manière de
se rappeler que le visage de la vérité que nous avons appréhendé est aussi celui de
la cognition: « ...j what we recognize as the face ofmeaning is, in a number of
172
‘
DL, p. 514
DL, p. 515
71
fiindamentally important cases, also the face of our cognitive relations to the
world
so on
the face of perceiving, of imagining, of expecting of remembering, and
,
—
—
even thought it is also the case that language extends those natural
cognitive relation to the world, it also transform them.
»174
Ce qui permet à Putnam de conclure ses Dewey Lectures en nous
rappelant sa thèse forte à propos de la vérité: «Our joumey has brought us back
to the familiar: truth is sornetimes recognition-transcendent because what goes on
in the world is sometimes beyond our power to recognize, even when it is flot
beyond our powerto conceive.
»175
Putnam conclut les Dewey Lectures en rappelant que non seulement sa
réflexion aura touché la perception et la compréhension, mais aussi des notions
telles que la vérité, la nécessité, ainsi que le débat réalisme/anti-réalisme,
lesquelles sont toutes aussi centrales à la philosophie de l’esprit. Au début de la
2O siècle était l’occasion d’une
série de conférences, Putnam notait que ta fin du
certaine négligence de la part des courants philosophiques plus récents envers
ceux qui les ont précédés. Au terme de ces dernières, il dit entrevoir deux causes
principales à cette négligence:
The flrst ofthose causes is a certain kind ofreductionism that makes it impossible to see
that when concepts are interlinked, as perception, undersianding, representation,
verflcation, and truth are interlinked, the philosophicai task must be to explore the circie
rather than to reduce ail the points on the circle to just one point. The second of these
causes is the prevaience of the sort of assumption just mentioned the ail too seductive
assumption that we know what the phiiosophical options are, and that they amount in
each case to forced choice between a funny metaphysical something standing before our
talk (whether it be talk of “truth” or “reference” or “necessity” or “understanding”) and
“thought minded” reductionism (verificationism, or defiationism, or antireaiism, or
whatever).’76
—
Généralement, ces deux causes sont liées et le principal symptôme de leur
présence est cette incapacité que nous avons de passer outre le réalisme
‘‘
176
DL, p. 515
DL, p. 516
DL, pp. 516-517
72
métaphysique sans mettre de côté les concepts dont nous faisons usage
couramment dans nos vies.
5.1. Une conception « absolutiste » de la raison
On pense généralement que Putnam s’est converti à l’anti-réalisme dans
les années 1970, mais peut-être pourrions-nous simplement dire que sa pensée
aura subi une certaine évolution au cours des trente et quelques dernières années.
Selon ce point de vue, Putnam aurait toujours défendu un réalisme épistémique.
Sa pensée aura simplement dû subir quelques remaniements face à différents
problèmes mis en évidence par la critique et Ï ‘autocritique. Néanmoins, il aura
toujours été question de défendre 1 ‘esprit réaliste.
Il est vrai que Putnam développe des thèses aux antipodes du réalisme
métaphysique à la fin des années 1970. Ces thèses sont celles de l’indétermination
profonde de la référence (supporté par les arguments des cerveattx dans une cuve
et le « modet-theoretic argument ») et de la relativité conceptuelle, ou pluralisme
des interprétations, qui est la conséquence des arguments précédents. Néanmoins,
Putnam continue, à cette époque de soutenir une thèse profondément réaliste: la
thèse selon laquelle il doit exister un Grenzbegrff un concept limite de la vérité
idéale, qui sous-tend nos pratiques rationnelles. Or, même si d’un premier coup
d’oeil il peut sembler que Putnam ait fléchi devant la critique anti-réaliste, il n’en
reste pas moins que ce soi-disant «anti-réalisme », Putnam ne cesse de le
nommer réalisme lorsqu’il propose le réalisme interne en 1981. Et si Putnam
reprend constamment ses thèses, pour mettre l’accent sur certains aspects qui
semblent avoir échappé à sa doctrine, à chaque fois qu’il le fait, il ne s’empêche
pas néanmoins de caractériser sa position de réaliste, notamment lorsqu’il dit, en
198$, qu’il aurait mieux fait de nommer le réalisme interne de réalisme
pragmatiste177, ou lorsqu’il choisit le titre de réalisme à visage humain en
177
Cf RR, p. 187
73
1990178,
pour un recueil d’articles sur la défense du réalisme interne (ou réalisme
avec un petit r)179 et, enfm, lorsqu’il retouche sa position sur la question de la
perception en 1994, ce qui l’amène à la caractériser de réalisme naturel du
commun des mortels’80, afin de faire ressortir tout l’aspect spontanément intuitif
qui est enjeu dans nos manières d’utiliser le concept de vérité’81.
Comme le relève Putnam dans les années 1970, Dummett à beaucoup
contribué à clarifier le débat autour de la question du réalisme. Conséquemment,
il est plausible que certains aspects du réalisme aient pu être négligés chez
Putnam avant ce renouvellement du grand débat réalisme/anti-réalisme dans les
années 1970. Le réalisme scientifique de Putnam manquait effectivement de
substance dans les années 1960, ce que Putnam note lui-même dans les DL
«Before T wrote «Realism and Reason» and «Models and Reality» I did not
see either how to defend realism or how there could be any other way of
182
understanding the relation of language to reality. » A défaut de pouvoir prendre
au sérieux une conception anti-réaliste, le seul chemin à prendre semblait être
celui du réalisme.
Sans vouloir aller trop loin dans l’interprétation, il semble que nous
puissions comprendre pourquoi le réalisme des années 1960 prenait des aspects
quelque peu
métaphysiques.
À l’époque du réalisme scientifique (ou
méthodologique), Putnam ne s’attardait pas spécialement à ce type de questions
métaphysiques qu’est celle du réalisme. Le réalisme scientifique est plutôt
l’interprétation, donnée après coup, d’écrits qui portaient alors sur des questions
plus spécifiques à la philosophie des sciences
178
Cf RI-IF, préface et introduction
On retrouve cette caractérisation du “réalisme interne” dans les années 1980, Cf notamment
RHF, p. 141
180
Cf. TCC, pp. 3-70
18!
Notez que, selon Putnam, nous faisons un usage réaliste de ce concept dans la pratique
effective de notre communauté. Essayer d’en faire d’autres usages, c’est se tromper à propos de la
nature de la vérité dans notre langage.
‘82TCC,p. 15
179
74
no paper in this collection [il s’agit de PPII is entirely devoted to the topic of
realism, for my interest in the last flfteen years lias flot been in beating rny breast about
the correctness of realism, but as rather been in dealing with specific questions in the
philosophy of science from a specific realist point ofview.’8
Avant les années 1970, la défense du réalisme n’est pas quelque chose de central
dans la philosophie de Putnam. Il s’agit plutôt d’une option méthodologique, sans
quoi il apparaissait impossible d’expliquer des phénomènes tout aussi évidents
que le succès de la science.
À l’époque, Putnam ne s’intéresse pas à la question
générale de la vérité, sinon, brièvement en 1960, pour tenter d’en donner une
formalisation plus pratique que celles amenée par les défenseurs de la vision
correspondantiste traditionnelle et ses opposants qui en viennent à rejeter toute
forme de correspondance sous prétexte que la simple idée d’une correspondance
entre nos mots et le monde serait quelque chose de complètement dénué de
signification.’84 Puisque Putnam rejettera cette tentative dans les années 1960,
nous ne nous attarderons pas sur ce sujet. Ce qui importe ici est de comprendre
que Putnam adoptait alors le réalisme scientifique simplement parce que l’antiréalisme lui semblait amener davantage de problèmes que de solutions aux
différents problèmes philosophiques que posait la pratique scientifique.
Si Putnam, hésite pour un point de vue anti-réaliste à la Dummett dans
«Models and Reality », il n’en revient pas moins à une forme de réalisme en
1981, dans RTH, qui constitue probablement l’ouvrage majeur du corpus
putnamien. Comme il le note dans les DL, bien que la solution anti-réaliste de
Dummett ouvre la porte à une solution à l’égard des différents problèmes liés à la
vérité, notamment en proposant que la compréhension d’une langue consiste dans
l’internalisation d’une certaine habilité à assigner des degrés de confirmation à
ces énoncés, Putnam n’était pas satisfait de la solution dummetienne:
Unlike Dummett’s ‘antirealist’, I did flot suppose that empirical propositions could be
unalterably verified or satisfied. And I was bothered from the start by the excessively
‘idealist’ thrust of Dummett’s position, as represented, for example by Dummett’s
flirtation with strong antirealism with respect to the past, and I avoided that strong
184
ppi, p. v
Cf. PP2, pp. 70-$4
75
antirealism by identifying a speaker’s grasp of the meaning of a statement flot with an
ability to teit whether the statement is truc now, or to teli whether it is true under
circumstances the speaker can actually bring about, as Dummett does, but with the
speaker’s possession of abilities that would enable a sufficiently rational speaker to
decide if statement is truc ùi sufficicntly good epistemic circumstances.’85
Cette conception de la vérité, énoncée comme telle dans RHf, est formulée dans
RTH comme étant non pas l’acceptabilité garantie comme telle, conception qui
implique que nous soyons en possession de l’ensemble des expériences requises
pour juger un phénomène, mais d’une idéalisation de l’acceptabilité garantie, ce
qui revient plutôt à une sorte d’acceptabilité garantie doublée d’une inférence à la
meilleure explication. Une telle formulation implique que nous ayons recours à
un principe réaliste, celui d’un critère « absolu» de la rationalité. Tout ce que les
arguments anti-réalistes de Putnam doivent nous amener alors à comprendre est le
fait que cette «raison absolue» est un concept immanent à nos pratiques, autant
linguistiques qu’extralinguistiques. Il n’en reste pas moins que ce concept
possède une certaine nécessité qui outrepasse la seule convention. Sans un tel
concept, nous tombons dans le relativisme, et le relativisme est auto-réfutant. Les
raisons qui nous amènent à défendre quelque forme que ce soit de relativisme
sont amenées par les relativistes comme étant elles-même pleinement
rationnelles, mais: «Comment pouvons-nous défendre rationnellement le point
de vue qui dit que tout est irrationnel ?» La position de Putnam est donc
conditionnée par cette dernière remarque. L’anti-réalisme radical nous mènerait
au relativisme, mais une telle position étant indéfendable, nous devons
reconnaître que toute quête rationnelle présuppose elle-même un critère qui
transcende cette pratique. Probablement que le point majeur du réalisme interne
consiste à dire que nous ne pouvons pas cependant caractériser ce critère en
dehors de nos propres langages, du point de vue de nulle part comme voudrait le
faire le réalisme métaphysique.
Cette question est centrale au propos des DL. Il y a une limite que nous ne
pouvons pas franchir. Nous ne pouvons pas décrire cet « absolu» du point de vue
‘
TCC, pp. 17-18
76
externe. Tout ce que nous pouvons faire, c’est reconnaître sa présence à travers
nos pratiques effectives, reconnaître qu’il agit de soi, et ce dès lors que nous
jugeons les phénomènes, que se soit à travers nos expériences empiriques
(perception) ou nos concepts (conception). Ainsi, ce qui fait de Putnam un
réaliste, c’est cette idée qu’il existe quelque chose comme « la rationalité» au
sens large, et cela indépendamment de notre capacité à en donner quelque
formalisation que ce soit. Ce point est important dans les DL, car ce qu’elles
visent à défendre est l’idée que la seule différence qui persiste entre le réalisme
métaphysique et le réalisme naturel est cette idée que la vérité serait une propriété
«substantielle
»,
car c’est tout ce qui lui donne son aspect magique. Néanmoins,
sans un concept réaliste de la vérité nous perdrions le monde.186
186
CE TCC, p. 54 et suivantes
6. Conclusion
Nous pourrions donner l’interprétation suivante du parcours
putnamien. Partant de L’idée que l’intuition réaliste constitue le seul terrain
ferme pour une caractérisation de la vérité. Putnam se sent d’abord justifié
d’endosser le point de vue réaliste lorsqu’il traite des diverses questions
qui l’intéressent en philosophie des sciences, notamment en physique
quantique et en sciences cognitives. Convaincu que l’anti-réalisme barre la
route pour une appréciation de la science qui puisse être conforme à sa
pratique, Putnam défend le point de vue selon lequel une interprétation
anti-réaliste/ou nominaliste serait inapte à rendre compte du progrès de la
science sans tomber dans les spéculations métaphysiques, sans faire de ce
succès (dont nous faisons l’expérience dans notre vie de tous les jours) un
miracle. Avoir recours à une telle notion aléatoire reviendrait à surcharger
notre
épistémologie
d’entités
métaphysiques
inassignables.
Conséquemment, une démarche naturaliste apparaît plus adéquate. Or, ce
succès —celui de la science- nécessite que nous puissions référer aux
mêmes espèces naturelles que nos ancêtres. Ainsi, nous devons être en
mesure de donner la nature de nos concepts de manière à pouvoir rendre
compte de cette continuité sans toutefois tomber dans le solipsisme
méthodologique, ce qui constitue l’erreur fatidique de la théorie
traditionnelle de la signification. C’est là la problématique à laquelle tente
de répondre la théorie causale de la référence. Mais au contraire de Kripke,
Putnam aura tenté de naturaliser la notion de nécessité métaphysique en
ayant recours à l’hypothèse socio-historique de la division du travail
linguistique.
78
Mais comment justifier une telle démarche résolument réaliste sans
retomber à notre tour dans la métaphysique réaliste ? C’est là la question
que doit se poser le réaliste Putnam alors qu’il découvre son fameux
<
moUd
theoretic
argument
»,
lequel
produit
une
démonstration
convaincante qu’il est possible de montrer, à partir d’une investigation sur
les systèmes formels, que la référence est profondément inscrutable. La
métaphysique réaliste implique que nous restions agnostiques vis-à-vis de
la possibilité que nous soyons des cerveaux dans une cuve. Mais de tels
résultats semblent complètement échapper aux modalités de la référence
mise à jour dans nos pratiques linguistiques et extra-linguistiques. Le fait
est qu’effectivement nous utilisons le langage de la manière décrite dans la
théorie causale de la référence. Néanmoins, nous ne pouvons accepter
l’idée d’une référence directe de nos signes linguistiques aux objets dans le
monde. Ce monde qui semble de prime abord être complètement détaché
de nos impressions, apparaît entaché par notre système de valeurs, de telle
sorte que nous faisons le monde autant que le monde nous fait. Lorsque
nous parlons d’un monde tout fait, indépendamment de nos concepts, nous
sommes bernés par notre volonté de tout pouvoir formaliser dans un
langage idéal, à la manière de la philosophie du positivisme logique, et
cette manière d’envisager les choses transparaît jusque dans son antithèse
relativiste. Ce serait plutôt notre manière de regarder le monde qui devrait
changer. Plutôt que de voir un monde de faits indépendants d’un univers de
projections, qui serait l’univers des jugements de valeurs, nous devrions
reconnaître que ce monde que nous visions dans notre langage est ce
monde qui nous apparaît tous les jours avec une évidence si soutenue que
nous en arrivons même à nous sentir bernés par sa présence. Ce monde
n’est pas un réservoir d’objets clairement déterminés à l’avance par on ne
sait trop quelle volonté extra-mondaine, c’est un monde qui nous
appartient, qui se donne spontanément à nos sens pour être par la suite
79
façonné par nos concepts, c’est un univers constitué par un entremêlement
de faits et de valeurs, qui se donne ainsi simplement à nous comme étant le
monde pour-nous, avec tout ce que ceLa implique. Après tout: «même si
notre objectivité n’est qu’une objectivité humaine, c’est une objectivité
amplement suffisante.
»187
Pour Putnam alors:
imprégné de valeurs et [...] chacune de nos valeurs sont
imprégnées des faits [...Ï « fait» (ou vérité) et « rationalité» sont des notions
mutuellement dépendantes. [...] [Lia notion de fait (ou d’énoncé vrai) est une
idéalisation de la notion d’énoncé qu’il est rationnel de croire. « Rationnellement
acceptable» et « vrai» sont des notions qui marchent main dans la main.188
[...]
[T]out fait est
Ainsi l’idée, qui est simplement négative, d’un monde indépendant
de nos jugements de valeurs doit être mise de côté. C’est une idée qui ne
tient pas la route vis-à-vis de nos normes d’acceptabilité rationnelles, ce
qui revient à être un pur fantasme épistémologique. «Interne» se révèle
alors être un mauvais adjectif pour le réalisme de Putnam parce qu’il laisse
entendre une division entre monde en soi et monde pour soi, laquelle
division devient inopérante dès lors que nous nous rendons compte de la
seule chose qui fait de Putnam un réaliste. Son concept de « raison
absolue» (ou concept-limite de la rationalité idéale) implique que nous
laissions tomber toute forme de monde métaphysiquement extérieur à nos
pensées. Il existe bien quelque chose comme un monde à l’extérieur de nos
pensées, mais ce monde est spontanément tel qu ‘il se présente à notre
intuition, ce qui lui donne son double aspect à la fois tangible et malléable.
187
RTH, p. 187
RTH, p. 223
$0
Ce qu’il importe de préciser est que ce monde ne correspond en
rien au
monde
tout
fait
qu’ont
voulu
définir
les
philosophes
réductionnistes. Ce monde est caractérisé par la diversité, ce qui lui confère
la propriété de pouvoir être décrit par une multiplicité d’interprétations. Il
n’y a pas lieu de faire intervenir l’idée d’une interface entre nos concepts
et le monde. Il ne sert à rien de diviser les choses ainsi car c’est cela qui
nous amène à produire des interprétations erronées telles que la théorie
magique de la reférence ou une conception relativiste du savoir
scientifique telle qu’elle se présente notamment dans la théorie kuhnienne
de l’incommensurabilité des théories scientifiques.
unge
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