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i //333. Université de Montréal La conception de la vérité chez Hilary Putnam Du réalisme scientifique au réalisme naturel Par Pierre-Yves Rochefort Département de philosophie faculté des arts et sciences Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de maître es art en philosophie Aout 2005 , acomptrd 2006FEV © Pierre-Yves Rochefort, 2005 dc • D5H n /. (y ( n (III Université de Montréal Direction des bibliothèques AVIS L’auteur a autorisé l’Université de Montréal à reproduire et diffuser, en totalité ou en partie, par quelque moyen que ce soit et sur quelque support que ce soit, et exclusivement à des fins non lucratives d’enseignement et de recherche, des copies de ce mémoire ou de cette thèse. L’auteur et les coauteurs le cas échéant conservent la propriété du droit d’auteur et des droits moraux qui protègent ce document. 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In compliance with the Canadian Privacy Act some supporting forms, contact information or signatures may have been removed from the document. While this may affect the document page count, it does not reptesent any loss of content from the document. Université de Montréal Faculté des études supérieures Ce mémoire intitulé La conception de la vérité chez Hilary Putnam Du réalisme scientque ait réalisme naturel Présenté par: Pierre-Yves Rochefort A été évalué par un jury composé des personnes suivantes: Président-rapporteur Direteur de recherche ))lr 3Y)c(le( Membre du jury rj SOMMAIRE La conception de la vérité chez Hilary Putnam Du réalisme scientfique au réalisme naturel Comme il le caractérise lui-même dans les Dewey Lectures, le parcours philosophique de Putnam est celui d’ «un voyage du familier au familier.» Une telle interprétation de la pensée de Putnam semble aller à l’encontre de la lecture habituelle qu’en font les commentateurs qui y voient l’errance d’un philosophe qui changerait constamment d’avis. Pour notre part, nous tenterons de rendre manifeste l’unité profonde du cheminement de Putnam. Le réalisme de Putnam a pris diverses formes: réalisme scientifique ou méthodologique, réalisme interne ou pragmatiste, réalisme naturel du commun des mortels. Ces différentes formes de réalisme sont toutes défendues d’un point de vue foncièrement épistémique et tournent autour de l’importance qu’accorde l’auteur à la nécessité philosophique d’admettre une norme rationnelle idéale, ce que nous appellerons une conception «absolutiste» de la raison, qui puisse régir l’ensemble de nos jugements, qu’ils soient de nature théorique ou pratique. Le présent mémoire vise donc à reconstituer le parcours philosophique qui a mené Putnam à défendre une conception de la vérité comme acceptabilité rationnelle idéalisée ou, plus tard, simplement comme assertabilité garantie. Même si Putnam rejette l’idée moderne d’une interface entre nos perceptions et le monde, il reste néanmoins sur sa position après s’être rendu compte de l’incohérence qu’entraînait dans sa doctrine la notion de situation épistémique idéale en conjonction avec son allégeance à la théorie fonctionnaliste de l’esprit. MOTS CLÉS Vérité, réalisme, philosophie des sciences, philosophie du langage, philosophie de l’esprit 11 ABSTRACT The conception oftruth in the philosophy of Hulary Putnam from scient fi e realism to natural realism As he characterizes it himself in his Dewey Lectures, Putnam’s philosophical course is somehow a journey from the familiar to the familiar.” Such an interpretation of Putnam’s thought seems to go against the usual rcadings of most commentators who tend to perceive it as the curse, rather than the course, of a philosopher constantly on the move as far as his philosophical doctrines are concerned. The following work will tend to make manifest the unity which underlies the disparities found in Putnam’s works. Putnam’s concept ofrealism has known many variations: scientific or methodological reaÏism, internai or pragmatist reaÏism, natural realism of the common man. Those various forms of realism are ail defended from a fundamentaily epistemic point of view and ail converge to the emphasis that the author puts on the philosophical necessity to admit an ideat rational norm, which we will cal! an “absolutist conception of reason”, ruling the entirety of our judgments, whether they are of theoretical or practical nature. The present work aims at reconstructing the philosophical course which lcd Putnam to defend a conception of truth as an ideaiized rationai acceptabiiity or, later, simply as a guaranteed assertabillly. While rejecting the modem idea of an interface between our perceptions and the world, Putnam heid stiil aller realizing the inconsistency invoived in his doctrine of an ideal epistemic situation in conflict with his ailegiance to a ftinctionalist theory ofmind. KEY WORDS Truth, Realism, Philosophy of science, Phiiosophy oflanguage, Philosophy ofmind Table des matières 1. Introduction : une posture réaliste 2 2. Le rejet du réalisme métaphysique 9 2.1. La théorie causale de la reférence 16 2.2. Des cerveaux dans une cuve 25 2.3. Une posture « internaliste » 28 3. Le rejet du scientisme 32 3.1. L ‘impossible dichotomie fait/valeur et le prejugé scientifique 37 3.2. La priorité du bien par rapport au vrai 42 4. La vérité selon le «réalisme interne » 45 4.1. Du réalisme interne au réalisme naturel 48 4.2. Le problème du fonctionnalisme 52 5. Réalisme ou anti-réalisme ? Wiftgenstein, Dummett et Putnam 59 5.1. Une conception « absolutiste » de la raison 72 6. Conclusion: du réalisme scientifique au réalisme naturel 77 Bibliographie $1 Ï. Introduction : une posture réaliste Putnam est probablement un des plus grands défenseurs de la pensée réaliste au 20e siècle. Le philosophe aura toutefois coimu certains revirements dans sa pensée et cette fragmentation a été largement mise en évidence par ses commentateurs. Le présent mémoire tentera plutôt de se concentrer sur / ‘unité qui gît derrière la d(fférence qui traverse ses écrits. Répondant à certains philosophes qui lui avaient reproché de changer constamment de position, Putnam écrit, dans RR: Le travail du philosophe ne consiste pas à produire une thèse X, puis, à devenir universellement « Monsieur Thèse X)) ou « Madame thèse X ». Si les investigations philosophiques (expression rendue célèbre par un autre philosophe qui a « changé d’avis ») contribuent à ce dialogue plus que millénaire qu’est la philosophie, si elles approfondissent notre compréhension des énigmes que nous désignons sous le terme de «problèmes philosophiques », alors le philosophe qui conduit ces investigations fait bien son travail. La philosophie n’est pas un sujet qui aboutit à des solutions définitives, et ce qui est caractéristique du travail quand il est bien fait, c’est de découvrir que la toute dernière thèse qu’on en soit ou non l’auteur ne dissipe toujours pas le mystère.’ — — Sans vouloir faire un pied de nez à Putnam, nous prendrons, pour notre part. le choix de traiter le travail de Putnam comme s’il avait produit une thèse X, et que le philosophe était devenu universellement « Monsieur thèse X », afin de faire ressortir la centralité de la posture réaliste dans son oeuvre2. Lorsque l’on parcourt les dernières lignes du paragraphe que nous avons cité, Putnam nous dit: Je pourrais ajouter que ce que je viens de décrire comme le «changement d’avis)> n’a rien à voir avec la « conversion» d’une théorie à une autre z cela à plutôt à voir avec le fait d’être tiraillé entre deux théories opposées sur la nature de la philosophie elle-même. Quand j’étais un «réaliste scientifique », j’étais profondément troublé par les difficultés du réalisme scientifique; à présent que j’ai renoncé au réalisme scientifique, j’ai toujours terriblement conscience de ce qui peut être attirant dans la conception réaliste scientifique de la philosophie. RR, pp. 14-15 Il ne s’agit pas de nier les importants revirements dans la pensée de Putnam, du réalisme scientifique au réalisme pragmatiste et au réalisme naturel, Il s’agit ici plutôt de tenter de donner une réponse à la question de la cohérence dans l’oeuvre de Putnam afin d’éclairer son parcours qui apparaîtra quelque peu hasardeux au néophyte. RR, p. 15 2 3 Compte tenu de cette dernière remarque, nous pourrons spécifier notre intention en disant que l’unité que nous visons est celle qui gît derrière ce tiraillement dont il est question dans ce texte assez tardif du philosophe. Cette unité, nous ne la voyons pas dans une théorie en tant que telle, car probablement que Putnam n’a jamais véritablement défendu de théorie au sens fort. Plutôt que de monter de toutes pièces un système philosophique, Putnam s’est plutôt inscrit dans la tradition philosophique en tant qu’un de ses plus grands critiques. Cela ne l’aura cependant pas empêcher d’ «esquisser les idées maîtresses d’une conception qui ne soit pas aliénante », comme il se propose de faire dans RTH. Le domaine de recherche de Putnam s’étend de la philosophie des sciences à la philosophie de l’esprit et du langage, ainsi que, plus récemment, à Péthique4. Putnam a d’abord endossé le réalisme scientifique, notamment parce que c’était à ses yeux la seule approche qui ne faisait pas de la science un miracle.5 Comme le note Claudine Tiercelin, dans son essai sur les rapports entre le réalisme de Putnam et le pragmatisme, la version putnamienne du réalisme scientifique est issue principalement d’une critique du positivisme : « [...] on ne s’étonnera pas que pour Putnam et quelques autres alors, «être réaliste simplement «rejeter le positivisme », ou encore « », ce soit l’idée que les énoncés des sciences naturelles nécessitent un réinterprétation philosophique ». »6 Cela est rendu explicite dans PL, où Putnam défend l’existence des entités abstraites en logique, en mathématiques, ainsi qu’en physique, contre le nominalisme, à l’aide de ce qu’il appelle des arguments d’indispensabilité. En philosophie des mathématiques, Putnam est d’abord platonicien7. Toutefois, le platonisme de Putnam n’est que méthodologique. Pour Putnam, la logique et les mathématiques sont des sciences quasi-empiriques8, c’est-à-dire qu’elles ne se fondent pas sur des critères a priori, comme le prétend la croyance populaire en mathématiques Voir, à ce sujet, RTH, chap. VI, et plus récemment DFVD et EO Cf. PL, dans PP1, pp. 323-35$ 6 TIERCELIN, Claudine, HiÏaiy Putnarn, 1 ‘héritage pragmatiste, paris, PUF, 2002, p. I 8, je souligne. PPI, p. xii-xiii $ PPI, p. vii ‘ 4 classiques, mais sur l’expérience que nous avons de la pratique des mathématiques. Le platonisme de Putnam est donc davantage un programme de recherche qu’une thèse métaphysique : « [...J Platonism itself is a research program; flot something fixed once and for ail but sornething to be modified and improved by trial and error. » La même réflexion peut être étendue à la physique. Dans «Philosohy of Logic » 10 Putnam maintient que les entités mathématiques abstraites (classes, nombres, ainsi que les entités de la physique mathématique) sont indispensables à la science. Par exemple gravitation [...J nominaliste ». « ...j la loi newtonienne de la «transcende tout à fait ce qui peut être exprimé en langage Pour dire que cette loi est vraie, il faut non seulement quantifier sur des entités telles que forces, masses, distances, mais, si on veut que « la mesure» ait un sens, accepter des notions telles que celles de fonction et de nombre réel. » Aussi, en philosophie des sciences, contre les positivistes logiques qui croyaient pouvoir trouver une méthode de vérification pour les énoncés isolés, Putnam adopte la position holiste, laquelle stipule que «seule la science formalisée dans son ensemble a un contenu empirique. »12, et rejette par le fait même la distinction que ces derniers faisaient entre langage théorique et langage observationnel)3 Mais aussi, contre la théorie de l’incommensurabilité des théories scientifiques avancée notamment par Thomas Kuhn, Putnam avance que : « [...] si chaque nouvelle théorie sur les atomes, les gènes, la sclérose en plaque ou le virus du sida doit changer la sïgnfication même de ces termes, alors ppi. p. xii PPI, p. 323-357 Tiercelin, p. 20 12 Tiercetin, p. 26 13 Tiercelin a bien résumé ses principaux arguments à cet égard: ‘° 1/Si un terme observationnel ne peut s’appliquer â une entité non observable, autant dire qu’il n’y en a aucun. Qui ne voit en effet que, dans l’histoire des sciences, les termes dénotant des entités non observables ont toujours été expliqués à l’aide dc locutions déjà disponibles et dénotant aussi des entités non observables ? Même un enfant de trois ans est capable de comprendre une histoire de « gens trop petits potir qu’on ptlisse les voir». Or pas un seul terme théorique n’est intervenu dans cette expression. 2/ maints termes dénotant principalement ce que Camap rangerait parmi les «entités non observables » ne sont pas des termes théoriques. De plus, il existe certains termes théoriques qui dénotent principalement des entités observables. 3/ Des comptes-rendus observationnels peuvent contenir et contiennent souvent des termes théoriques. 4/une théorie scientifique peut ne dénoter que des entités observables (par ex. la théorie darwinienne de l’évolution, lors de sa formulation originelle 5/ Enfin, il n’existe pas un seul terme dont il soit vrai de dire qu’il ne pourrait pas être utilisé (sans changer ou étendre sa signification) pour dénoter des entités non observables. «Rouge », par exemple, « fut utilisé par Newton, lorsqu’il postula que la lumière rouge est formée de corpusctiles rouges ». (pp. 25-26) 5 l’idée même d’ «apprendre plus» sur les atomes, les gènes, ou le sida devient impensable.» 14 Ce qui pousse des gens comme KuIm à défendre un tel relativisme est évidemment une croyance proche de celle qui avait amené les positivistes à postuler l’existence d’une logique de la science, c’est-à-dire une forme de scientisme « Le scientisme du positivisme logique était explicite et affiché ; mais je pense qu’un certain scientisme se cache aussi derrière le relativisme. » 15 Ainsi, déjà à l’époque du ((réalisme scientifique », Putnam se montre déterminé à défendre une position philosophique qui saura éviter les pièges du scientisme à outrance. Notons que la philosophie du tangage développée à l’époque du réalisme scientifique sera appelée à jouer un rôle central dans les développements ultérieurs. Pour cette raison, nous l’aborderons un peu plus loin dans notre exposé. Cela dit, tâchons d’abord de comprendre les raisons pour lesquelles Putnam n’est plus aujourd’hui un réaliste scientifique. Le réalisme scientifique de Putnam est suffisamment dense pour que l’on ne puisse pas ici en faire le tour. Ce qui nous intéresse dans l’oeuvre de Putnam est la question de la vérité dont le traitement commence à porter fruit approximativement vers la fm des années 1970, notamment dans MMS. livre dans lequel Putnam pose les jalons de la réflexion qu’il a poursuivie depuis RTH, jusqu’à EO. Cette réflexion se retrouve déjà dans les travaux de jeunesse de Putnam. Par exemple, en 1960, dans (<Do truc assertions correspond to reality? » 16, il anticipe les principales raisons de son Tiercelin, p. 27 RTH, p. 142-143 En 1960, dans « Do frue assertions correspond to reality?» (PP2, pp. 70-$4), Putnarn critique les prétentions de la théorie de la vérité de Tarski, à être une formalisation de la théorie correspondantiste de la vérité. Néanmoins, il en propose une restitution dans des termes d’un réalisme méthodologique, stipulant qu’il s’agit là de la seule manière de rendre compte de la nature de la vérité, du moins dans notre pratique linguistique, cherchant ainsi à faire un pied de nez aux théories vérificationnistes. En voici les grandes lignes. Faisons comme s’il existait réellement une relation de correspondance entre les mots et les choses. Supposons ensuite que les phrases entretiennent toutes une relation unique avec des états de choses dans des ensembles de mondes possibles. faisons ensuite comme si nous disposions de l’ensemble de toutes les phrases grammaticales. L’ensemble des phrases grammaticales a l’avantage d’être généré à partir de règles récursives, de telle manière que nous avons là un ensemble fini. Il sera notre ensemble de base. Disons maintenant que nous avons une 16 structure, la grammaire (que nous supposons universelle) constituée de règles récursives qui permettent de générer un ensemble infini d’énoncés. Ensuite, nous avons un autre ensemble, celui 6 des inondes possibles. Bien qu’une telle notion de monde possible soit extrêmement problématique, faisons comme si les mondes possibles étaient des ensembles bien définis qui correspondent en quelque sorte à l’ensemble de tous les états possibles du monde actuel. Notre ensemble de base comprend donc le monde actuel et une infinité d’états possibles dans lesquels le monde actuel puisse être. De cette manière nous ferons comme si nous étions platoniciens. faisons maintenant comme si notre grammaire pouvait être interprétée au premier ordre. Ajoutons à notre système formel un certain nombre de contraintes. Les premières seront des contraintes théoriques: 1. le rang de—S est le complément de S 2. le rang d’une disjonction doit être l’union des rangs disjoints 3. le rang d’une conjonction doit être l’intersection des rangs conjoints 4. 3 doit être traité comme une disjonction (possiblement infinie) 5. V doit être traité comme une conjonction (possiblement infinie) Une relation qui satisfera ces conditions sera aussi une relation de correspondance compositionelle, de telle sorte que le rang (ou domaine, ou monde possible) des phrases complexe devra dépendre du rang attribué aux phrases simples. On expliquera la règle 2. en disant qu’elle est la meilleure manière de pouvoir rendre compte davantage des phrases que le locuteur de notre langage (vue de l’extérieur) acquiescera être vrai. Parce que nous considérerons que: i. il cherche â dire la vérité ii. la plupart du temps il réussit Nous devrons aussi ajouter une contrainte sur l’interprétation: 6. Principe de charité: choisissez une correspondance compositionelle qui rende vrai un maximum de phrases jugées être vraies par le locuteur. Cela dit, nous sommes confrontés à un problème majeur. Alors que donner un rang de valeur â un énoncé consiste explicitement à en donner une interprétation, te théorème de Lwenheim-Skolem stipule justement qu’aucune interprétation univoque n’est possible pour un système formel basé sur un domaine infini. Ce problème n’arrive pas dans tes interprétations ordinaires, parce qu’on s’intéresse généralement â des ensembles finis. Nous devrions donc simplifier notre système en disant que: 7. Le domaine des mondes possibles doit être restreint aux mondes empiriquement possibles 8. L’ensemble des phrases que nous acceptons d’interpréter comme vraies préserve un maximum de cohérence. Le problème mentionné est similaire à celui que rencontrait Quine à propos de la traduction dans Word and Object. Il est possible (par une démonstration donnée par Putnam aux pp. $0-si) de caractériser une notion de mondes empiriquement possibles, de telle manière que nous obtenons des états du monde qui sont finis et vérifiables. Nous ne reprendrons pas ici cette caractérisation. Néanmoins, cela doit nous mener à une nouvelle hypothèse à propos de la correspondance qui nous préoccupe. Il existe, dans n’importe quel tangage formalisé au premier ordre, une relation de correspondance unique pour une correspondance compositionelle, des énoncés aux mondes (empiriquement) possibles, qui préserve la simplicité ainsi qu’un maximum de connexions inférentielles, de telle sorte à rendre un maximum d’énoncés vrais selon le jugement du locuteur. Cela dit, notre dernière hypothèse peut tout aussi être vraie que fausse. Néanmoins, elle permet de montrer que les phrases, dont nous pouvons décider qu’elles sont vraies, sont celles qui ne nous semblent pas être dans une relation triviale avec le monde actuel. Enfin, il se pourrait que nous nous trompions lorsque nous traitons ainsi certains énoncés. Néanmoins, il semble qu’il n’y ait pas d’autre manière plausible d’expliquer la relation de correspondance qui sous-tend notre concept de « vérité» et bien que notre dernière hypothèse ne nous donne pas la véritable signification du fait d’être « VRAI», il semble qu’elle rende compte de la nature de la vérité. 7 rejet du déflationnisme et du vérificationnisme17, thèse qu’il reprendra plusieurs années plus tard en 1994 dans les Dewey Lecittres. Cependant, la réflexion de 17 En 1983, avec «On Truth» (Words andLfe, pp. 3 15-329), Putnam publie un article visant directement à critiquer les théories décitationelles de la vérité. Putnam y questionne la pertinence d’une conception de la vérité dans les termes d’une théorie simplement sémantique. L’illusion qui persiste dans cette approche, laquelle est liée à l’adhésion à la théorie d’A. Tarski, consisterait à penser que te problème concernant la manière dont le langage s ‘accroche au monde (qui est probablement un des problèmes majeurs de l’histoire de la philosophie) serait résolu par la logique mathématique moderne. Bien que, dans cet article, Putnam ne disent rien de positif à propos de la vérité, on peut voir ce dernier comme une critique de la conception, avancé par Richard Rorty (Rorty, 1979) selon laquelle la vérité dépendrait de l’accord de nos pairs culturels. (Cf p. 3 16)17 Ce ne sera pas la peine de reprendre ici une exposition de la théorie de Tarski. Putnam ne nie pas qu’elle puisse avoir une certaine utilité pour les systèmes formels, notamment en mathématiques. Néanmoins, il rejette l’idée que la définition tarskienne de la vérité puisse tendre compte de la notion intuitive de vérité. Parce qu’avec cette théorie, il est facile d’imaginer une situation contrefactuelle dans laquelle une phrase aurait la propriété d’être « vraie dans L)) sans toutefois être VRAIE. (Cf. p. 31$) On peut aussi rappeler que la notion de vérité est présupposée dans la définition tarskienne de la vérité, comme une notion pré-analytique, de telle manière que la définition de TC devient circulaire. (Cf. p. 319) Si l’on comprend la théorie de Tarski comme une formalisation de la notion de vérité mise de l’avant par une théorie réaliste (correspondantiste) de la vérité, cela échoue.’7 Néanmoins, il existe d’autre manière de concevoir la vérité qui puisse nous sortir de cette impasse. Généralement, on suggère de remplacer la notion de critère de vérité par celle de condition d’assertabilité. C’est notamment ce qu’ont proposé Ayer et Dummeti. Néanmoins, il semble que personne n’ait réussi encore à donner une interprétation claire de la notion de «conditions d’assertabilité ». (Cf. p. 320) (il y a trois notions d’assertabilité.) Néanmoins, nous pouvons considérer trois manières d’envisager les conditions d’assertabilité. La première vient du béhaviocisme (Skinner, Quine). Selon cette dernière, asserter revient seulement à émettre des sons. Ainsi, si l’on suit Quine, comprendre notre langage consiste simplement à décrire les causes de ses émissions. Selon ce dernier, une simple histoire de cause et effets serait une description suffisante autant pour la science que pour la philosophie. (Cf. p. 321) Or, dans ce cas: «A human being speakmg and thinking resembles an animal producing varions cries in response to various natural contingencies. or even a plant putting forth now Ieaf and now a Ilower, on such a story. Such a stol) leaves out that we are thinkers. If such a story is right, then flot only is representation a myth the very idea of thinking isa myth. » (p: 321) Et Quine a déjà dit que les systèmes conceptuels du premier niveau avaient besoin d’être eirichis d’une vague notion de «justification » ou de « cohérence». Mais si cette notion est indispensable, pourquoi dire qu’elle doit être située en deuxième classe ? (p. 321)Putnam croit plutôt que nous devons accepter de dire qu’il existe quelque chose comme une propriété objective à la justesse de nos dires et pensées. (p. 322) Reprenant son argument contre le fonctionnalisme, ou la théorie computationelle de l’esprit, Putnam réaffirme qu’aucun progrès n’a été fait dans la direction du réductionnisme des états mentaux intentionnels vers les propriétés physiques et causaux du cerveau. Selon une certaine conception fonctionnaliste, si l’on attribue une organisation fonctionnelle à un organisme, cet organisme reproduira les «rôles fonctionnels)> consigné dans l’organisation en question, de telle manière qu’il produira toujours des réponses compétentes. Si les conditions d’assertabilité doivent être expliquées par le fait qu’elles soient générées par un tel «programme» on ne voit pas comment un organisme pourrait se tromper ? Mais il existe plusieurs autres manièresi de décrire l’organisation fonctionnelle, de telle sorte que nous puissions éviter ce type de problème. Vis-àvis de t’indiscemabilité des théories naturalistes de ce type, nous préconisons généralement celle $ Putnam à l’égard de la vérité émane principalement du premier revirement majeur dans sa pensée. Ce revirement est issu principalement d’une réflexion, motivée notamment par les travaux de Quine, à propos de 1 ‘inscrutabilité de la reférence. Cette réflexion est jumelée chez Putnarn à l’influence de l’anti-réalisme global de Dummett, lequel, entre autres par sa manière de revoir le débat réalisme/anti réalisme, apportait une solution aux problèmes de l’interprétation des énoncés scientifiques avec sa fameuse sémantique vérflcationniste. Nous aborderons notre sujet en attaquant celle question. qui produit la meilleure explication de ce que l’organisme visé fait. Mais nous arrivons à ce stade à un autre problème, pour ce faire nous devons utiliser un concept intentionnel, celui d’explication. (p. 324) Il semble donc difficile de se débarrasser des concepts intentionnels en ce domaine. Dans ce contexte, la théorie naturaliste de Quine, qui visait à expliquer la nature de l’assertion par des conditions strictement physiques, dans le cadre d’une description causale s’étant avérée être un échec, certains philosophes ont proposé d’expliquer les conditions d’assertabilité en lien avec la participation du locuteur à une communauté linguistique (Kripke, le dernier Wiffgenstein, et Rorty de manière explicite tel que mentionné au début du texte). Dans ces différentes perspectives culturelles, ce que nous disons avoir un certain type de justesse (rightness) ou non, est produit comme étant dérivé d’un certain nombre de règles implicites au modèle discursif (pattem of speech) utilisé dans notre communauté. La justesse de nos énoncés est donc relative à l’accord de nos pairs (de manière plus ou moins implicite, dépendamment des théories). Mais Puffiam ne pense pas qu’aucun philosophe serait près à dire que la question de la vérité soit réglée s’il devait admettre que la notion de justesse n’est qu’une propriété relative à notre culture. Même le relativiste n’accepterait pas de laisser tomber sa théorie bien que la majorité de ces pairs culturels puisse vouloir la renier. (Cf. p. 324) La dernière manière de comprendre les conditions d’assertion d’un énoncé consiste à dire que la justesse d’un énoncé dépend de son degré de confirmation (degree of confirmation). Le défaut d’une telle conception est qu’elle considère la notion de « degré de confirmation» comme étant une notion objective alors qu’elle n’attribue pas une telle objectivité à la notion de «vérité» : « ‘To say a sentence is true is to reaffirm the sentence’, as Quine has put it, whereas to say that a sentence is highly confirmed is to ascribe a substantive property to the sentence, on this view (flot Quine’s)» (p. 325) Cette vision a en partie le même problème que la conception fonctionnelle. Il existe plusieurs notions de «degré de confirmation » et il semblerait qu’il soit impossible de décider laquelle est la bonne. (p. 325) Enfin, la meilleure vision de ce que pourrait être un degré de confirmation met de côté les phrases sur le passé et/ou sur le futur. La confirmation semblerait dépendre « ...j only on the present memoiy and experience of the speaker.» (p. 326) Car comment vérifier un énoncé historique à propos de la traversé du Rubicon par César ? Enfin il semble que: — « {. .1 the idea that there is such a thing as an assertability-conditions” account of language falis before the 2. Le rejet du réalisme métaphysique Si Putnam s’est intéressé à la question de la vérité avant les années 1970, il ne défendra aucune thèse positive à son égard avant le réalisme interne qui fait son apparition au milieu de cette dernière décennie. Comme Putnam l’indique dans les DL, ce serait les travaux de Michael Dummett, à la même époque, qui l’auraient amené à modifier son réalisme.’8 Selon Dummett, le langage est quelque chose qui s’acquiert et se manifeste dans la pratique. Dans tin fameux article intitulé «On Truth », publié en 1976, Micheal Dumrnett défend une forme d’anti-réalisme global. Il prétend qu’une théorie de la signification doit prendre la forme d’une théorie de la compréhension d’une langue. Ainsi, une théorie réaliste des conditions de vérité n’est pas à même de nous révéler quoi que ce soit sur la compréhension d’un langage. Contrairement à l’idée reçue, la compréhension d’une langue n’est pas quelque chose de spécifiquement théorique mais comporte aussi beaucoup d’aspects pratiques, lesquels ne peuvent être rendus manifestes que par Ï ‘usage que les locuteurs font des expressions de leur langue. Ces aspects implicites à la pratique linguistique consistent en un ensemble de capacités de recognition ou de vérification des conditions de vérité des phrases que tes locuteurs utilisent. Par conséquent, nous devons renoncer à une sémantique vériconditionelle (ou théorie de la vérité-correspondance ou, comme le dit quelque fois Putnam, théorie magique de la référence) au bénéfice d’une sémantique en termes de conditions d’assertion ou de vérification. Une telle sémantique non réaliste entraîne nécessairement le rejet des lois de la logique classique, lesquelles sont au fondement même du réalisme métaphysique, ce qui nous amène à devoir rejeter le réalisme métaphysique.’9 Si Putnam va dans le même sens que Dummett, il lui importe toutefois de vérifier la réalité du problème. C’est ce qu’il fait dans deux articles, « Realism and Reason »20 puis «Models and Reality 16 »21 à partir d’arguments tirés de la CE DL, pp. 46 1-462 Cf. ENGEL, Pascal, La norme du vrai, Paris, Gallimard, 1989, p. 159-160 20MMS,pp. 123-13$ ‘ 10 théorie des modèles22. Une formulation plus simple est proposée au second chapitre de RTH. Soulignons que Putnam donnera une réponse plus nuancée que 21 22 PP3.pp. l-25 Putnam reprend à plusieurs reprises son « model-theoretic argument» sous différentes formes. Probablement que l’exposition la plus complète se retrouve dans les deux articles précédemment cités. Sinon, Putnam en donne la preuve technique en appendice de RTH, pp. 241-242 En voici un bref résumé â partir de la formulation de « Models and Reality ». Prenons la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel (ZF). Zf admet la théorie des ordinaux transfinis de Cantor de telle sorte que la cardinalité des nombres réels R est non dénombrable (2x0), ce qui est une puissance incommensurable à la puissance de l’infini dénombrable des nombres naturels N (). Selon le théorème de Lôwenheim-Skolem, une théorie n’est jamais prouvable à la satisfaction du sceptique pour l’ensemble de son domaine d’application, mais seulement pour un modèle. Dans le cas de ZF, on peut prouver son axiomatique pour les R, mais il semble impossible de le faire pour son domaine R sans avoir recours à une série d’hypothèse invérifiables, tel que l’axiome du choix et l’hypothèse du continu. La raison en est qu’il n’existe pas de bijection entre l’ensemble des N et son domaine R. Ainsi, pour prouver la consistance relative de ZF, nous devons ajouter une série de contraintes conventionnelles, telle que l’axiome de constructibilité de Gidel, V L. Puisque ces contraintes sont simplement des conventions, il apparaît possible de construire une multiplicité de modèles pour ZF, qui rendront compte de différentes manières de l’ensemble des contraintes théoriques contenues dans son axiomatique, de telle sorte qu’il semble impossible de donner un modèle unique (intended inteipretation) pour notre théorie. Putnam, qui endosse l’idée qu’il existe un air de famille entre les mathématiques (dont il prétend qu’elles sont une science quasi-empirique) (Cf PPI, pp. 1-7$) et la physique (qui est effectivement empirique), étend son raisonnement à cette dernière. Ce qui nous permet de faire des observations en physique, ce sont des ensembles de contraintes théoriques (liées à l’appareil analytique des théories que nous utilisons pour formuler nos hypothèses observationnelles) et une série de contraintes opérationnelles, issues de nos expériences en matière d’observation empirique. Comme le platonisme en mathématiques, qui stipule l’existence d’un ensemble de nombres actuellement infini, indépendant de notre capacité de les compter. nous avons tendance à considérer la réalité physique comme une totalité d’objets fixés à l’avance que nous devons déchiffier en prenant soin de ne pas être trompé par nos sens. Mais une telle conception ne peut pas tenir le coup car, il semble impossible de prouver l’existence de ses ensembles. Tout ce à quoi nous avons effectivement accès, ce sont des ensembles finis d’objets délimités par nos propres contraintes théoriques et opérationnelles, lesquelles sont le fruit à la fois de conventions et de nos expériences avec la pratique scientifique. La vérité est donc essentiellement épistémique, et il semble que nous soyons dans l’impossibilité de juger au-delà de nos propres capacités de recognition et/ou de vérification. Pris comme telle il semble s’agir d’un argument en faveur de la sémantique vérificationniste de Dummett. «Etre vrai » reviendrait alors au fait d’< être vérifiable ». Cependant, Putnam ne désire pas laisser tomber les mathématiques et la physique classique (conception qu’il à défendue ardemment durant les années réalistes scientifiques) (CE PPI, pp. I7$ et pp. 323-35$). Il existe des phénomènes pour lesquels nous avons trouvé la descriptionjuste avant même de pouvoir en donner la démonstration. C’est le cas de nombreux principes de la physique newtonienne, qui furent vérifiés plusieurs années après sa réalisation. Rester au niveau de la simple vérification ponctuelle reviendrait donc à empêcher la science de progresser. Ainsi, Putnam donne sa préférence à une conception idéale de la vérité scientifique. La vérité, c’est donc la vérification comme inférence à la meilleure explication ou, comme la nomme Putnam, I’ « acceptabilité garantie idéalisée. » Bien qu’il soit possible de donner plusieurs modèles à une théorie de la science dans sa tota]ité, la science procède toujours en fonction d’un idéal qui prend la forme de la théorie réaliste. Si cela n’est pas quelque chose d’ultimement vérifiable, nous agissons toujours comme si c’était le cas. = n Dummett aux problèmes soulevés par la question de la référence. Plutôt que de dire que la vérité est une sorte de vérification dans un contexte actuel, il plaidera plutôt en faveur d’une sorte d’idéalisation de la garantie23. Maintenant, passons à l’argument de Putnam à propos de l’indétermination de la reférence24. Imaginons que tous les hommes dans notre communauté utilisent le terme chat pour désigner des cerises, alors que, pour leur part, les femmes utilisent le terme chat pour désigner les «chats réels ». Toutes les fois que nous voudrons mentionner l’occurrence du mot chat dans le discours d’un homme nous écrirons chat* (ce qui veut dire en fait cerise). Supposons maintenant que chaque fois que les hommes emploient le mot paillasson, ils désignent en réalité un arbre. La même occurrence désigne un paillasson dans le discours des femmes, et nous écrirons paillasson* pour désigner l’occurrence masculine du mot. Maintenant supposons qu’à chaque fois qu’un homme dit «est sur» il veut en fait dire «est dans La femme pour sa part ne se trompe pas. Nous désignerons l’occurrence masculine par « est sur »*. ». Appelons finalement I l’interprétation standard (celle des femmes) selon laquelle «un chat est sur un paillasson» est waie lorsque qu’un chat est sur un paillasson, et J l’interprétation non-standard (celle des hommes) selon laquelle Or, reprenant sa théorie causale de la reférence selon laquelle la vérité sur un terme d’espèce naturelle est quelque chose qui prend forme au fils de l’histoire des découvertes à son propos, Putnam articule ta science à la manière d’une enquête sur le monde physique instituée à manière d’une « espèce naturelle globale» dont nous perfectionnons sans cesse sa caractérisation au fils de l’enquête scientifique. Enfm, bien que l’enquête semble apparemment inachevable, il ne semble pas problématique d’insérer cette image à l’intérieur d’une sorte de « théorie globale)> de notre savoir scientifique. Cela reviendrait seulement à ajouter davantage de théorie (just more theoiy argument) et cela n’est aucunement problématique si cela nous aide à comprendre le fonctionnement de l’enquête elle-même, au contraire d’autres théories qui semblent avoir davantage brouillé les pistes (par exemple, la théorie selon laquelle les significations sont dans la tête, Cf. PP2, pp. 215-271). 23 Dans les DL, Putnam spécifie cette différence: « [...] I proposed to identif,’ “being true” not with “being verifled”, as Dummett does, but with “being verifled to a sufficient degree to warrant acceptance under sufficient good epistemic conditions.”)) (p. 461) 24 Max Kistier nomme cet argument: I ‘argument pour t ‘indétermination de la référence par la permutation, dans «La rationalité et la causalité dans le réalisme interne de Putnam» paru dans Philosophie, no 85, printemps 2005, pp. 62-92, dont il dit qu’ « [iII s’agit d’une généralisation et radicalisation des arguments de Quine pour l’indétermination, ou comme le dit Quine, l’inscrutabitité de la référence. » (p. 68) 12 «un chat est sur un paillasson» est vraie lorsqu’ttne cerise est dans un arbre. Imaginons ensuite un endroit où il y a à la fois un chat sur un paillasson et des cerises dans un arbre. Dans un tel contexte il est possible d’imaginer un dialogue entre un homme et une femme où une femme parle à un homme d’un chat qui est sur un paillasson, auquel discours notre homme acquiesce constatant que les cerises sont bien dans un arbre. En logique, pour qu’un énoncé soit vrai, il importe peu que chacun des termes ait une référence précise. Ce qui importe est que l’énoncé soit vrai dans un monde possible où la relation qui est décrite puisse être rendue vraie. Par contre, dans un monde où aucune cerise serait dans un arbre, la conversation que nous avons mentionnée donnerait plutôt lieu à un désaccord. Dans un tel contexte, nous pourrions envisager que la femme essaie d’expliquer à l’homme ce qu’elle entend par un chat et un paillasson. Toutefois, Putnam remarque que, bien que la tâche puisse être ardue, il est possible de réinterpréter tout le langage de la femme de telle manière que l’homme n’arriverait jamais à comprendre ce que la femme veut dire en réalité. On considère généralement que l’interprétation est fixée par un ensemble de contraintes opérationnelles et théoriques. Par exemple, il suffit que je perçoive une variation de Ï ‘aiguille du voltamètre pour qu’il y ait de l’électricité dans le côble. Évidemment, présentées de cette manière, les contraintes opérationnelles apparaissent bien naïves parce que nous savons maintenant que « ...j (1) les rapports entre théorie et expérience sont probabilistes, [...J et que (2) ces rapports ne sont pas de simples corrélations sémantiques mais dépendent de théories empiriques qui sont sujettes à révisions. »25 Selon l’opératioimalisme naïf découvrir de nouveaux tests pour une substance comme l’« or» revenait à changer son sens et sa référence (signification). Selon ce point de vue, les théories sont testées phrases par phrases. Depuis les travaux de Duhem et Quine, on considère que les théories doivent être soumises à l’expérience en tant que corps 25 RTH, pp. 40-41 13 constitués, qu’en bout de ligne, seule la science dans son ensemble possède un véritable contenu empirique. Par contre, si, traditionnellement, les contraintes opérationnelles sont des contraintes sur l’acceptation des théories, on peut les reformuler pour qu’elles deviennent des contraintes sur l’interprétation. On pourrait donc dire que les contraintes sont ellesmêmes sujettes à la révision, «[...J on peut les considérer comme des contraintes provisoires imposées à la classe des interprétations possibles [...J »26 En ce sens, ce genre de contraintes ne servent plus de critères absolus, au sens qu’elles sont aussi révisables. La même chose peut être fait au sujet des contraintes théoriques. Le « conservatisme» ou le «préservationnisme» peuvent être revus comme des contraintes sur l’interprétation, en suggérant que le fait de rendre compte de ces contraintes soient un atout pour une théorie équivalente à une autre. Ce qui est séduisant dans l’idée que l’interprétation est fixée par des contraintes opérationnelles et théoriques, c’est qu’elle nous permet de juger adéquatement de nos énoncés par la simple expérience. Lorsque nous avons l’expérience prescrite, nous savons automatiquement que nos énoncés sont vrais, ce qui nous donne le droit d’inférer que nos termes sont à leur tour vrais. « Puisque les contraintes utilisées pour tester la théorie fixent aussi l’extension des termes, le jugement des sujets sur l’adéquation de la théorie est en même temps un jugement sur sa vérité. »27 Et cela est d’autant plus vrai si l’on présuppose que le locuteur a accès, sinon en solitaire, par le biais de sa communauté à «une information parfaite» sur la théorie. Mais il semble que nous soyons allés trop vite. L’idée reçue ne marche pas parce qu’« [...J elle cherche à fixer I’intension et l’extension des termes individuels en fixant les conditions de vérité des phrases. »28 Une façon de se sortir de ce paradoxe consisterait à distinguer les propriétés intrinsèques des choses de leurs propriétés extrinsèques. Mais il 26 27 28 RTH p. 41 RTH, p. 43 RTH, p. 44 14 semble que l’on puisse inverser les rôles dans notre exemple, de telle sorte qu’un chat devrait en réalité avoir pour extension l’ensemble des cerises. Rien ne nous indique quelle devrait être l’interprétation à privilégier, et, ainsi, si nous avons dit que I était l’interprétation standard, ce n’était en dernière analyse qu’une stipulation. Aussi, certains ont prétendu que la relation de référence devait être justifiée par l’évolution. Si une telle correspondance entre les mots et les choses n’existait pas, nous n’aurions pas pu survivre. L’avis contraire est celui d’une approche constructiviste en philosophie es sciences. Pour Bas van Fraassen, par exemple, les théories «observationnellement n’ont pas adéquates.» à être Elles vraies, doivent mais seulement seulement prédire correctement des observations. Dans une telle perspective, la fécondité de la science s’explique parce qu’elle procède par tâtonnement. «Selon ces conceptions instrumentaÏistes, l’évolution n’établit de correspondance qu’entre certains termes (les termes observationnels) et les «possibilités permanentes de sensation. » [Cependant] Une telle relation n’est pas la référence [...] Pour sa part, Putnam rejoint davantage la première option qui considère que : « [...J le fait que la science procède par tâtonnement n’explique pas pourquoi nos théories sont «observationnellement adéquates »30. Comme nous l’avons vu, il est impossible d’obtenir qu’une seule interprétation standard pour n’importe quel énoncé d’un langage par le moyen de contraintes opérationnelles et théoriques. Pour expliquer l’adéquation dont nous parle van Fraassen, nous aurions besoin inexplicables. »‘ de «postuler une suite de comcidences totalement Mais surtout. Putnam remarque que beaucoup de nos croyances sont liées à l’action. Ainsi, des croyances du type « Si je fais telle chose, j’obtiendrai... », sont des croyances directives. Ce type de croyances ne peut pas être acquis par tâtonnement. Dans plusieurs cas, il faut que je puisse les évaluer 29 ° ‘ RTH, RTH, RTH, p. 51 p. 51 p. 51 15 par d’autres moyens avant de passer à l’acte. En conséquence, si nos évaluations n’étaient que le fruit d’une recherche par tâtonnement, il y a bien des chances que nous n’aurions pas survécu si longtemps. Donc, puisqu’un nombre suffisamment grand de nos croyances directives sont vraies et puisque la meilleure explication de ce fait est qu’une bonne partie de nos autres croyances (celles qui constituent notre «théorie du monde ordinaire ») sont au moins à peu près vraies, il est justifié de penser que notre théorie du monde ordinaire est au moins à peu près vraie et que nous ne pourrions pas survivre si ce n’était pas le cas.2 Toutefois, cela ne veut pas dire que l’évolution détermine une correspondance unique entre les expressions référentielles et les objets extérieurs. Cela veut seulement dire qu’il existe certaines conditions de vérité (qui restent tout de même floues) pour les phrases ou les analogues de phrases, mais ces conditions ne fixent pas la reférence de nos ter,nes. En fait cela dit seulement que puisque J préserve une certaine adéquation à la vérité I et que même si J n’est pas l’interprétation standard, elle est une interprétation satisfaisante à la réussite de nos actions (croyances directives). Tout cela laisse la référence passablement indéterminée. Nous devons donc laisser tomber «[...J l’idée que les mots se trouvent dans une relation biunivoque avec des choses et des ensembles de choses. Nous ne pouvons donc pas admettre une théorie métaphysique de la référence. Cet argument, dit argument modèle-théorique ou sémantique, est la principale cause du retrait de Putnarn du réalisme scientifique vers un réalisme plus modéré qu’il caractérisera de «réalisme interne ». Nous reviendrons sur 1’ « internalisme» de Putnam. Compte tenu du fait que nous n’avons rien dit encore de la fameuse théorie causale de la reférence, il serait pertinent de nous y attarder d’abord, notamment parce qu’elle nous sera utile à l’exposition d’un second argument de Putnam contre le réalisme métaphysique 1 ‘argument des cerveaux dans une cuve. 32 RTH, p. 52 RTH, p. 53 16 2.1. La théorie causale de la référence C’est dans un article de 1975, titré «The Meaning of ‘Meaning’ que Putnam a fait l’exposé le plus exhaustif de sa théorie causale de la référence. Bien que les grandes lignes en soit reprises ailleurs35, il sera pertinent de s’attarder quelque peu à ce texte important du corpus putnamien. Le problème qui intéresse Putnam dans «The Meaning of ‘Meaning» est que « la signification n’existe pas tout à fait à la manière dont nous tendons à le penser. »36 Le but de Putnam est de montrer de quelle manière la signification diffère de ce que les spécialistes en disent depuis l’Antiquité. Putnam s’intéressera davantage à la signification des mots pris isolément « [...J parce que [dit-il] j’ai le sentiment que notre concept de signification des mots est plus faible que notre concept de signification des phrases. Mais plus précisément, le point d’ancrage de la théorie putnamienne de la signification est la signification des noms d’espèces naturelles. Depuis le Moyen-âge, nous analysons la signification selon deux pôles, soit l’extension «défmition », et 1 ‘intension38. Considérant I’ intension comme une la signification d’un concept est alors l’ensemble des objets correspondants aux caractéristiques nécessaires et suffisantes (extension), inscrites dans l’intension. Toutefois, si l’on considère le cas d’énoncés tels que «créature ayant un coeur» et « créature ayant des reins », on dira qu’ils possèdent la même extension, bien qu’ils aient des intensions différentes. Il existe donc un sens selon lequel la signification est liée à l’intension. PUTNAM, Hilary, «The Meaning ofMeaning», dans PP2, pp. 2 15-271, tr. fr. (partielle) par Dominique Boucher, paru dans D. Fisefte et P. Poirier, Philosophie de l’esprit 11, Paris, Vrin, 2003, pp. 4 l-$4. Nous citerons la traduction MM. Putnam traite de la théorie causale de la référence notamment dans RTH, pp. 2$-29, et RR, chap. 2 36 MM, p. 42 MM, p. 43 38 H existe plusieurs interprétation de ces deux concepts fondamentaux de la philosophie du langage. Nous avons fait le choix de ne pas nous en préoccuper ici, afin d’alléger le texte. — 17 Généralement, on se contente de dire que la notion de signification recèle l’ambiguïté extension!intension, mais une telle caractérisation n’est pas suffisante. Traditionnellement, on pensait que les concepts étaient d’ordre mental. Ainsi, on expliquait que la signification relevait de l’apprentissage des concepts. Le fait de connaître un concept revenait donc à être dans un certain étal psychologique, lequel devait correspondre à l’idée d’avoir en tête une certaine intension. C’était alors l’intension qui permettait de fixer l’extension appropriée. On croyait à ce moment là que les significations étaient dans ta tête. De ce fait, lorsque deux mots étaient équivalents, on supposait simplement qu’il s’agissait là de deux concepts partageant la même extension, « [mjais l’impossibilité de la réciproque semblait aller de soi (deux termes ne peuvent différer en extension et avoir la même intension.) » Toutefois, il importe de noter qu’il y a deux prémisses fondamentales à cette position. D’abord on pensait que «[cJonnaftre la signification d’un terme revenait au fait d’être dans un certain état psychologique [...]. »40 Ainsi, on croyait que «[l]a signification d’un terme (au sens d’intension) déterminait son extension (en ce sens que l’identité de l’intension entraîne l’identité de l’extension. »41 Un premier problème de cette théorie est qu’elle ne tient pas compte de 1 ‘environnement du locuteur. Seule l’analyse des états psychologiques suffit. On pensait alors, par la méthode du solipsisme méthodologique, qui « veut qu’un état psychologique, à proprement parler, ne présuppose l’existence d’aucun autre individu outre le sujet à qui il est attribué »42 que la connaissance des intensions d’un locuteur devait suffire à cerner l’extension de ses concepts. Généralement le fait d’être dans l’état psychologique de la «jalousie » implique d’autres personnes. Une telle analyse de la jalousie en ferait donc un état psychologique MM, p. 47 MM, p. 47 “ MM. p. 47 42MM,p.4$ ° 12 au sens large. Cependant, dans la théorie traditionnelle, il est nécessaire que l’état psychologique ne dépende que du sujet, pour qti’il puisse être identifié à un concept. Cela revient à considérer uniquement les états psychologiques dans leur sens étroit. Les psychologues et les linguistes prétendent donc que les états psychologiques associés à des concepts sont totalement détachés du monde extérieur. Dans ce cas, même un sujet désincarné pourrait avoir des états psychologiques, mais: «[s]’appuyer sur ces présupposés c’est adopter un programme restrictif [.. .J. »‘ Une telle théorie ne se rend donc pas compte que la signification implique des composantes sociales et environnementales, que la signification de nos mots dépend en grande partie du contexte de nos pratiques linguistiques. Putnam désire alors montrer qu’il est possible que deux individus partagent le même état psychologique, sans toutefois référer à la même chose, qu’il est possible que deux individus partagent la même représentation sans avoir les mêmes concepts. Un argument en ce sens permettra de nier la thèse qui dit que les concepts peuvent être réduits à des états mentaux. Pour arriver à ces fms, Putnam imagine deux planètes (les terres jumelles) qui seraient identiques à la terre en tous points, à la différence près que sur la seconde, l’eau est remplacée par de 1’ «eau ». La différence entre les deux substances se situe au niveau de leur constitution atomique. L’eau de la terre à la constitution chimique H20, alors que 1’ «eau» de terre-jumelle est constituée de XYZ. Les deux liquides possèdent les même caractéristiques phénoménologiques. Il note ensuite qu’avant 1750, les scientifiques de la terre jumelle n’avaient aucune idée de la véritable constitution de 1’ «eau », tout comme c’était Je cas sur terre. Ainsi, nous pouvons très bien imaginer qu’avant 1750, un terrien et un jumeau-terrien partageaient le même état psychologique lorsqu’ils parlaient d’eau. Malgré cela, les deux individus ne référaient pas à la même substance, de telle sorte qu’ils ne partageaient pas un même concept, mais ‘ MM, p. 4$ 19 bien deux concepts différents. Il existe donc des cas tout à fait plausibles des points de vue logique et physique, selon lesquels deux locuteurs peuvent partager une même intension, tout en ayant des extensions différentes, et cela sans qu’aucun des deux locuteurs n’aient les moyens de s’en rendre compte. La même chose est aussi possible pour un même individu. Par exemple, il peut utiliser la même intension, disons l’intension «arbres au feuillage caduc », en parlant indifféremment d’ormes et de hêtres. L’intension ne suffit donc pas à rendre compte de la référence d’un concept, comme l’avait pensé notamment frege. Cela dit, on ne peut plus prétendre que les intensions sont réductibles à de simples états psychologiques, parce que dans un tel cas, nous ne serions pas à même de comprendre la différence entre notre eau et 1’ «eau » des jumeaux-terriens. Cette réflexion amène Putnam à faire l’hypothèse d’une division du travail linguistique. Nous partageons tous des idées très générales sur plusieurs concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Cependant, lorsqu’un individu utilise le mot « orme », sans connaître les détails pertinents pour distinguer les ormes des hêtres, nous comprenons qu’il veut parler de l’espèce que les experts de sa communauté appellent du nom d’’ orme. » Une telle connaissance, qui est partagée par les experts de la communauté, n’est pas nécessaire à l’emploi de la plupart des termes d’espèce naturelle dans le langage commun. Nous parlons fréquemment de l’eau, et bien que pour la majorité d’entre nous nos connaissances à propos de l’eau sont plus élaborées que celles de nos ancêtres, nous ne sommes pas en mesure d’en donner toutes les caractéristiques, et cela ne nous empêche pas de parler d’eau et de nous faire comprendre.44 Néanmoins, la connaissance des experts de notre communauté est essentielle pour fixer la référence objective de nos concepts. Cf. MM, p. 59 La même chose peut être dite au sujet de l’or: « Il n’est ni nécessaire que toute personne portant un anneau d’or, discutant de l’étalon or, etc., ne soit impliqué dans l’achat ou la vente d’or. Il n’est ni nécessaire ni utile que toute personne achetant ou vendant de l’or soit en mesure de dire si quelque chose est bel et bien en or, dans une société où il est facile de consulter un expert en cas de doute.» 20 Pour Putnam: «La communauté linguistique est considérée comme un collectif qui divise le travail à l’égard de la connaissance de la signification.45» Toutefois, ce travail en question n’a pas nécessairement de lien avec le travail des linguistes, car la véritable signification de nos mots est fixée par le travail nonlinguistique des scientifiques et des spécialistes en tout genre: «Cette division du travail repose sur une division du travail non-linguistique sans laquelle elle ne serait pas possible. »46 Il faut remarquer qu’il existe une certaine interaction entre les diverses parties d’une communauté dans le développement du savoir. Dans l’Antiquité, il était possible qu’un seul individu connaisse très bien la physique, les mathématiques, l’éthique, la politique, l’esthétique, etc. C’était probablement le cas d’Aristote. Mais il faut noter qu’à cette époque, la masse des connaissances sur ces divers sujets était assez restreinte. Plus nos connaissances s’élargissent, plus la division du travail devient nécessaire et plus le savoir se développe dans une communauté, plus les mots reflètent cette division du travail linguistique. «C’est ainsi [nous dit PutnamJ que le fait le plus «recherché» concernant l’eau, par exemple, devient presque inconnu par la majorité des locuteurs. Cela dit, Putnam fait l’hypothèse de l’universalité du travail linguistique48 et suppose que la division du travail est conséquente du développement du savoir. Nous sommes aujourd’hui dans une communauté suffisamment développée pour remarquer que : «Dans une telle société, hautement divisée sur le plan du travail linguistique, le locuteur moyen acquiert un terme, mais n’acquiert pratiquement rien qui en fixe l’extension. » Il existe deux manières de dire à quelqu’un ce qu’on entend par un terme d’espèce naturelle. On peut utiliser une definition ostensive ou bien on peut lui fournir une description. «La description contient plusieurs marqueurs et un ‘ 46 48 p. 59 p. 59 p. 59 Cf. MM, p. 60 MM, MM, MM, MM, p. 60 21 stéréotype, soit une description standardisée des traits typiques, normaux. Les stéréotypes sont généralement des critères. »50 Le stéréotype est généralement très faible, tous les critères d’appartenance à l’espèce n’y sont pas inscrits. Ce sont les conditions nécessaires, mais non suffisantes d’appartenance à l’espèce. La richesse nécessaire à un stéréotype pour refléter l’acquisition d’un terme dans une communauté linguistique diffère d’une communauté à l’autre, d’une culture à l’autre. Cela dépend de l’environnement et de la tradition dans laquelle s’inscrit la communauté en question. Par conséquent, il peut y avoir deux interprétations (théories) distinctes de la signification. Selon la première, le terme à une signification constante. Selon la seconde, la signification d’un terme est liée à l’usage qu’en fait un locuteur. Putnam défend la seconde interprétation. Selon la première théorie, la signification est essentiellement liée au signe. Ainsi, qu’importe le contexte de son utilisation, c’est toujours le signe qui détermine l’extension, alors que, pour Putnam, c’est l’usage qu’en fait une communauté qui rend possible l’attribution d’une signification à un signe. Or, un locuteur est toujours issu d’une communauté, car c’est de sa communauté qu’il tient la signification de ses mots, laquelle signification est tributaire d’une sorte d’acte de baptême historique auquel l’usage des locuteurs de sa communauté est historiquement lié par le biais d’une chaîne causale du type approprié. Par exemple, nous appelons Arnérique cette partie du monde qui a été identifiée comme telle par nos ancêtres lors de sa découverte, nous appelons aussi hêtre cette espèce d’arbre que nos ancêtres ont baptisée comme telle à un moment donné de notre histoire. On suppose donc toujours que la référence des ormes est l’ensemble de tous les arbres ayant les mêmes caractéristiques essentielles que cet arbre que nous avons baptisé orme lors de sa découverte. Ainsi, notre utilisation du terme eau est corrélée à la substance que nous avons nommée telle, et dont les experts de notre communauté ont découvert qu’elle était essentiellement composée d’H20. 50 MM, p. 62 22 C’est ici la notion de désignateur rigide qui est reprise de Kripke, qui explicite la thèse de la relation iransmondaine. « Une relation à deux termes R est dite transmondaine quand on la reçoit de telle manière que son extension est une paire ordonnée d’individus n’appartenant pas tous au même monde possible. » La relation mêmeL est une relation transmondaine. En l’occurrence l’eau de terre jumelle n’est pas de l’eau parce qu’elle n’entretient pas la relation transmondaine mêmeL avec ce que nous appelons «eau» dans le monde actuel. En bref l< eau» de terre-jumelle ne peut pas être de l’eau pour-nous, parce qu’elle ne possède pas la même extension que l’eau. L’ «eau» est un autre concept, et cela bien qu’il partage un stéréotype équivalent sinon identique dans la tête des locuteurs de terre-jumelle. Ici, il faut noter que Putnam endosse un point de vue réaliste, le monde actuel sert de référence pour notre langage. Ce n’est pas les mots qui comptent. mais bien leur référence, puisque la fonction principale dc nos mots est de désigner des objets dans le monde. Il y a donc indexicalité, au même sens que l’usage que nous faisons de mots tels que «je », « ici », « maintenant» est toujours relatif à la personne et au lieu qui utilise le signe, l’usage que nous faisons des termes d’espèces naturelles est relatif à l’histoire de notre communauté, de laquelle nous tenons les conventions nécessaires à l’octroi de leurs significations. Pour le terrien, l« eau» signifie H20, et XYZ n’est pas vraiment de l’eau, et la réciproque est aussi vrai pour le jumeau-terrien. Cela dit, on pourra se demander si Archimède avait le même concept d’or que nous. Mais il nous semble bien que si Archimède avait connu la science contemporaine, il aurait acquiescé qu’une substance qu’il confondait avec de l’or ne peut pas en être réellement. En contrepartie, l’anti-réaliste garderait un certain scepticisme à l’égard de cette dernière réponse. Peut-être dirait-il que l’or d’Archimède n’avait rien à voir avec ce que nous appelons «or» aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que la seule théorie à laquelle il ne soit pas arbitraire de MM, p. 64 23 recourir, est celle à laquelle le locuteur souscrit, et que cette théorie est bien encore aujourd’hui la théorie réaliste. Pour l’anti-réalisme, la notion de vérité doit rester intra-théorique, mais la notion même d’extension nécessite l’idée d’une vérité réaliste, parce qu’elle est liée à la notion de vérité. L’extension est tout simplement ce pour quoi un terme est vrai. Afin de donner raison à l’anti-réalisme, on pourrait faire intervenir la notion, telle que celle que faisait intervenir John Dewey, d’assertabilité garantie, en disant par exemple que l’assertion selon laquelle l’objet de la confusion d’Archimède était de l’or, devait être garantie à son époque, alors qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. Nonobstant, l’antiréaliste nierait que l’on puisse savoir quoi que ce soit à ce sujet. Or, adopter l’attitude antiréaliste nous empêcherait de se donner les moyens nécessaires pour juger de la vérité d’un énoncé par des moyens extrathéoriques, ce qui rendrait l’idée de progrès scientifique tout à fait inintelligible. On reconnaît ici le réalisme scientifique que Putnam défendait avant la seconde moitié des années 1970. 11 importe cependant de noter que, bien que Putnam reformulera sa position sur le plan métaphysique —où il endosse, tel que nous l’avons déjà mentionné, une forme de non-réalisme ou d’ « intemalisme »-. il conservera l’esprit de ce point de vue sur le plan plus descriptif de l’épistémologie. Nous ne sommes pas en mesure de dire quoi que ce soit d’une rationalité qui serait tout à fait autre que celle qui est révélée par nos pratiques, et la force de la théorie causale de la référence est de rendre compte plus adéquatement que les théories concurrentes de la manière dont nous faisons effectivement usages de nos mots. Revenons néanmoins à la théorie causale de la référence, telle qu’elle est présentée en 1975. Selon la théorie causale de la référence, la signification a une composante sociale et réelle (contribution de l’environnement). Cependant, la signification ne peut pas être identifiée à l’extension ni à l’intension -si on entend par là quelque chose comme un concept que le locuteur aurait d ‘emblée en sa possession- du 24 locuteur, et cela même pour le spécialiste. Or, si l’on suppose que les théories peuvent progresser et découvrir de nouvelles caractéristiques spécifiques aux espèces, il faut tenir compte à la fois de l’extension, qui dépend de critères sociolinguistiques et environnementaux, et de l’intension qui relève de la compétence individuelle, laquelle renvoie à l’usage que fait le locuteur des mots dans la communauté. Selon Putnam, cette compétence est acquise et non pas apprise, telle qu’on pouvait le croire traditionnellement, « Il est désormais entendu que nous acquérons les mots et non pas que nous apprenions des concepts. »52 Pour qu’il y ait communication, il faut que les gens connaissent quelque chose de ce dont ils parlent. «La communauté à elle aussi ses normes en matière de syntaxe et de «sémantique» Relativement à la communauté, un langage va avoir des normes plus ou moins élevées pour la connaissance de certains termes. Par exemple, au Québec il faut différencier les tigres des léopards. Toutefois. ce n’est pas le cas pour les ormes et les hêtres. Compte tenu de ce qui vient d’être dit, nous pouvons maintenant donner la définition de la signification selon la théorie causale de la signification. La signification n’étant ni le fait de la simple intension du locuteur, ni le fait de la simple extension d’un signe dans l’environnement, la signification doit être déterminée historiquement par le biais d’une chaîne causale du type approprié. Alors qu’un nom d’espèce naturelle renvoie toujours à tous les individus qui entretiennent la relation memeL avec le premier spécimen identifié, le locuteur utilise pour sa part un stéréotype lorsqu’il veut donner la description d’un mot. Toutefois, ce sont les spécialistes qui jugent en dernier recours de la référence, étant donné qu’ils possèdent la capacité de donner une description étoffée de la substance visée. Ainsi Putnam conçoit la signification comme un vecteur qui contient, par exemple, des marqueurs syntaxiques, tels que « nom de masse» et «concret», des marqueurs sémantiques, tels que «espèce naturelle» et «liquide », un stéréotype, tel que « incolore, transparent, sans goût, etc. 52 MM, p. 77 MM, p. 78 », ainsi 25 qu’une extension dans le monde, telle que «F120 (aux impuretés près) », pour Fexemple de l’eau, donné à la fin de son article par Putnam54 Comme l’indique Putnam dans «Models and Reality », la théorie causale de la référence n’est pas une théorie métaphysique qui cherche à définir la référence comme telle, mais seulement une théorie qui vise à montrer comment la référence est fixée dans la pratique effective : « [...J the theory did not attempt to define reference, but rather attempt to say something about how reference is fixed, if it is not fixed by associating definite description with the names in question. Compte tenu de cela, nous n’avons pas besoin d’endosser la croyance selon laquelle chacun de nos termes aurait une référence prédéterminée à l’avance. La fixation de la référence est le résultat d’une pratique historiquement constituée. C’est notre communauté linguistique qui organise le monde par le moyen d’institutions, lesquelles conservent néanmoins, après leur naissance, une certaine régularité. Cela dit, nous pouvons maintenant revenir à la critique du réalisme métaphysique. 2.2. Des cerveaux dans une cuve Dans RTH, Putnam reprend son fameux argument tiré de la théorie des modèles, mais avant, il formule un autre argument qui rend peut-être encore plus explicite l’impossibilité d’adopter le point de vue du réalisme métaphysique. Cet argument est connu sous le non de 1 ‘argument des cerveaux dans une cuve. Imaginons que nous sommes tous des cerveaux dans une cuve. Nous baignons dans une sorte de liquide nutritif et nous sommes liés à une sorte d’ordinateur géant qui stimule nos neurones de telle sorte que nous avons l’illusion parfaite de vivre dans le monde que nous connaissons jusqu’à maintenant. Cette hypothèse nous semble plausible parce qu’elle apparaît être tout à fait compatible avec les lois de la physique. Toutefois, Putnam prétend que cette hypothèse est invalide, qu’elle mène à un paradoxe: «même si les gens dans ce monde possible peuvent MM, p. $0 55PP3,p. 17 ‘ 26 penser et «dire» tous ce que nous nous pouvons penser et dire, [...] ils ne peuvent pas faire référence à ce à quoi nous nous pouvons faire référence. »56 Turing avait inventé un test pour savoir si une machine est consciente. Il s’agissait en gros d’organiser un dialogue entre deux personnes et un ordinateur, chacun étant isolé. Si le premier interlocuteur humain ne pouvait pas distinguer la machine de son interlocuteur humain, on stipulait que la machine était consciente. Un test dialogique de compétence du même type peut servir à explorer la notion de référence. On pourrait se demander si l’ordinateur utilise les mots pour faire référence. Dans ce cas, on pourrait parler d’un test de Turing pour la référence, et on dirait que dans un cas où le locuteur humain ne peut pas distinguer le locuteur machine, la machine remplirait les conditions nécessaires pour faire référence. Il y aurait donc là une référence partagée. Mais le test ne peut pas être concluant, parce que la machine ne possède pas d’organes sensoriels, de sorte que « ...j si elle s’y trouvait confrontée, elle ne saurait pas reconnaître une pomme d’un pommier, une montagne d’une vache ou un champ d’une haie. De la même manière que les machines de Turing, les cerveaux dans une cuve, bien qu’ils soient conscients et conçus pour avoir des inputs sur le monde, n’ont pas d’inputs directement liés à la cïtve. Conséquemment, si un cerveau dans une cuve prétendait être un cerveau dans une cuve, il prétendrait en réalité être un cerveau dans une cuve-dans-l ‘image. Ainsi, si son affirmation était vraie, elle serait en réalité fausse —parce qu’il ne serait pas un cerveau dans une cuve-dans-l ‘image, et si son affirmation était fausse, elle serait vraie, parce qu’il serait vrai qu’il n ‘est pas un cerveau dans une cuve-dans-l ‘image. Si nous avons tendance à penser que l’hypothèse des cerveaux dans une cuve peut être plausible, c’est parce que 1) nous avons tendance à accorder trop d’importance à la possibilité physique et 2) nous pensons la signification dans les termes de la théorie magique de la reférence. On pourrait dire que l’argument de 56 RTH, RTH, p. 18 p. 21 27 Putnam montre seulement que ce qui semble être une possibilité physique est en fait une impossibilité conceptuelle, et que ces deux registres n’ont rien de commun entre eux. Putnam s’en défend bien en disant qu’il ne s’agit pas d’une investigation sur le sens des mots, mais bien d’un argument apriori sur « ...j les conditions préalables de la représentation, de la pensée, de la référence »58, du type de ceux que Kant utilisait dans son investigation sur les limites de la raison pure, et qui relève d’ «une manière de procéder [qui] n’est ni tout à fait (f empirique » ni tout à fait « a priori. » » Si on endosse la théorie magique de la reférence, on dira qu’il n’y a pas de référence attribuable à de simples images mentales. Les représentations mentales qui possèdent une référence sont plutôt de l’ordre du concept. Mais les concepts ne sont pas des objets qui nous sont accessibles par introspection, cela a été démontré pas la théorie causale de la reférence. La signification implique trop de choses pour être réduite à de simples états mentaux. Mais surtout, « concepts sont (du moins en partie) des capacités et non des occurrences. [...] les »60 Si nous avons tendance à croire l’hypothèse des cerveaux dans une cuve, c’est parce que nous avons tendance à penser que < ce qui se passe dans nos têtes détermine ce que nous voulons dire et ce que désignent nos mots.» En reprenant l’argumentation établie dans « The Meaning of the « Meaning » ». Putnam répète encore qu’une telle chose est fausse. Des déictiques commeje, ceci, ici et maintenant, sont des exemples triviaux pour cet argument. Un mot comme «je» implique des états mentaux presque identiques chez chacun des locuteurs qui l’utilisent, mais sa référence n’est jamais constante. La même chose se passe dans le cas des noms d’espèces naturelles examinés dans la théorie causale de la référence. «La référence est différente parce que la 60 RTH, P. 26 RTH, p. 27 RTH, p. 32 2$ substance est différente. L’état mental en soi, indépendamment du contexte, ne détermine pas la référence. »61 La conclusion de ce dernier argument, lié aux arguments tirés de la théorie des modèles, que nous avons évoqués au début de notre exposé, amène Putnam à endosser une position métaphysique radicale, celle qui stipule l’indétermination profonde de la référence, entendu en son sens métaphysique. En deux mots, nous ne pouvons rien dire à propos d’un monde qui serait complètement isolé de nos perceptions et de nos pensées. Le réalisme métaphysique endosse donc une thèse externaliste alors que, pour sa part, Putnam est résolument internaÏiste. Voyons enfm de quoi il s’agit. 2.3. Une posture « internaliste» Deux points de vue (ou tempéraments62) philosophiques ont été mis en évidence par l’expérience des cerveaux dans une cuve, l’externalisme et 1 ‘internalisme. L’externalisme correspond au réalisme métaphysique que Putnam le définit comme suit: Selon celui-ci, le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. Il n’existe qu’une seule description vraie de « comment est fait le monde »63 et la vérité est une sorte de correspondance entre des mots ou des symboles de pensé et des choses ou des ensembles de choses extérieurs. Défendre un point de vue extemaliste revient donc à adopter la perspective d’un point de vue de Dieu. Pour sa part Putnam adopte un point de vue internalisie ou «non-réaliste» sur le plan métaphysique: «Je l’appellerai internalisme, [dit-il] parce que ce qui en est caractéristique, c’est de soutenir que la question «De quels ob/ets le monde est-il fait? » n’a de sens que dans une théorie ou description. »65 Toutefois, cela ne l’empêche pas d’accepter le fait qu’il existe une théorie ou description vraie du monde. Seulement, la vérité de cette théorie ne 61 62 63 64 65 RTH, p. 34 Cf. RTH, p. 61 RTH, p. 61 RTK, p. 61 RIE-l, p. 61 29 dépendra pas de son adéquation avec un «monde tout fait» indépendant de l’esprit ou du discours. Plutôt, la vérité devra être une sorte d’acceptabilité rationnelle idéalisée qu’il décrit comme «[...J une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu’elles sont représentées dans notre système de croyance. »66 Ce point de vue rejette par conséquent le point de vue de Dieu pour le remplacer par une sorte de pluralisme: « ...j il n’y a que différents points de vue de différentes personnes qui reflètent les intérêts et les objectifs de leurs descriptions et leurs théories. n’y a pas de point de vue de Dieu parce que »67 Or, pour l’internalisme, il «[...J par définition, un monde contient tout ce qui interagit avec les objets qui s’y trouvent. »68 Or, un monde dans lequel nous serions des cerveaux dans une cuve n’est pas un monde auquel nous aurions accès de l’intérieur de la cuve. Il peut sembler ici que Putnam rejette la théorie causale de la référence, alors qu’il dit que : «Toute cette histoire compliquée qui veut que nous fassions référence à certaines choses parce qu’elles sont « du même type » que des choses auxquelles nous sommes reliés par une chaîne causale du type approprié, et que nous fassions référence à d’autres choses «par description» n’est pas tant fausse qu’oiseuse. »69 Cependant, être internaliste ne revient pas tout à fait à rejeter la théorie causale de la référence, mais plutôt à lui donner une nouvelle interprétation. Il se peut très bien que les soi-disant «objets externes» qui causent nos croyances envers certains signes ne soient pas leurs référents. Toutefois, « [...] un signe qui est effectivement employé d’une certaine manière par un groupe donné d’utilisateurs peut correspondre à des objets dans le cadre conceptuel de ces utilisateurs. »70 Et cela parce que «[...] les objets et signes sont tous deux internes au cadre descriptif, il est possible de dire ce qui 67 68 70 RTH, RTH, RTH, RTH, RTH, p.61 pp. 6 1-62 p. 62 p. 65 p. 64 30 correspond à quoi. »71 Toutefois, nous rappelle Putnam: «Parvenu à ce stade, il faut remarquer que « du même type» n’a de sens que dans un système catégoriel qui permet de dire quelles propriétés comptent ou ne comptent pas comme des similitudes. » 72 Il est aussi important de noter que, pour Putnam, l’internalisme n’est pas un relativisme. Nier la correspondance entre nos mots et un monde tout fait, dire que nos critères de vérité sont internes à notre manière de nous représenter le monde, ne revient pas à dire que tous les systèmes conceptuels se valent. «L’internalisme ne nie pas que le savoir reçoit des inputs de l’expérience ; le savoir n’est pas une histoire bâtie de toutes pièces. Ce que l’internalisme nie, c’est que nous puissions avoir des expériences qui ne soient en aucun cas influencées par nos concepts: «Les inputs sur lesquels est basé notre savoir sont eux-même contaminés par les concepts ; mais mieux vaut un input contaminé que pas d’input du tout. Si tout ce dont nous disposons, c’est d’inputs contaminés, il semble que ce ne soit pas si mal que ça. » Au lieu de parler d’objectivité au sens réaliste métaphysique du terme, Putnam utilise l’expression objectivité pour-nous.74 Cela fait référence à une sorte d’objectivité dépendante de normes de la cohérence interne et mutuelle de nos croyances. Cette objectivité est liée à des normes d’acceptabilité rationnelle qui sont « ...j profondément ancrée dans notre psychologie. Ces normes, dit-il, dépendent de notre biologie et de notre culture, elles ne sont donc pas « libres de valeur ». Toutefois: «L’objectivité et la rationalité humaine sont ce dont nous disposons ; c’est mieux que rien. »76 ce qui amène Putnam à dire que la vérité n’est pas, à strictement parler, l’acceptabilité rationnelle, elle en est plutôt l’idéalisation: ‘ 72 76 RTH, RTH, RTH, RTH, RTH, RTH, p. 64 pp. 65-66 p. 66 p. 67 p. 67 p. 67 31 La vérité est une idéalisation de l’acceptabilité rationnelle. [..1 On fait comme s’il existait des conditions épistémiques idéales et on dit qu’une proposition est vraie si elle est justifiée dans de telles conditions. Les « conditions épistémiques idéales » sont comme des « plans sans frottement» on ne peu pas atteindre véritablement les conditions épistémiques idéales, ni même être certain de s’en approcher suffisamment. Mais on ne peut pas non plus obtenir de véritable plan sans frottement et il est pourtant payant de parler de plan sans frottement parce qu’on peu les approxitner de très près. En tout état de cause, la vérité n’est pas une notion claire, mais Putnam ne cherche pas à en donner une définition formelle. Il préfère en analyser informeltement le concept. Son intemalisme se résume donc à deux idées essentielles (I) La vérité est indépendante de la justification hic et nunc, mais elle n’est pas indépendante de toute justification. Dire qu’une proposition est vraie, c’est dire qu’elle peut être justifiée. (2) La vérité doit être stable et convergente. Si une proposition et sa négation peuvent toutes deux êtres «justifiées », même dans des conditions aussi idéales que possibles, alors cela n’a pas de sens de dire qu’elles ont une valeur de vérité.78 Redisons-le encore, Putnam ne rejette pas toute correspondance possible entre nos représentations et la réalité. Seulement cette correspondance doit être envisagée de l’intérieur de la théorie, comme une relationfaillibÏe, qui ne connaît pas d’interprétation unique, mais bien une pluralité d’interprétations « pourquoi [dit-il] ne pourrait-il pas y avoir parfois des schémas conceptuels également cohérents, mais conceptuellement incompatibles, qui s’accorderaient tout aussi bien avec nos croyances dérivées de l’expérience ? » ‘ RTH, p. 67 RTH, p. 6$ RTH, p. $6 3. Le rejet du scientisme La conception de la vérité, que Putnam a développée dans les trois premiers chapitres de RTH, doit avoir des conséquences sur notre manière d’envisager la rationalité. Conséquemment, dans la suite de son ouvrage, Putnam s’attaque aux deux conceptions de la rationalité qu’il considère comme ayant été les plus influentes du 20e siècle : le positivisme logique et l’anarchisme scient fique. L ‘empirisme logique défendait l’idée que la rationalité reposait sur une liste de canons. Il l’énonçait sous la forme de «règles d’utilisation du langage.» Selon les positivistes du Cercle de Vienne, un énoncé était vrai lorsqu’il possédait une signification cognitive, et le test pour la signification cognitive était ce qu’ils appelaient le «principe de vérification ». Pour qu’un énoncé soit vérifiable, il devait pouvoir être éventuellement vérifié soit par le moyen des lois de la logique classique, ce qu’ils appelaient un énoncé analytique ou par le moyen de l’observation empirique. Enfm, le principe de vérification dépendait de la croyance positiviste selon laquelle le langage théorique devait être ramené à un langage observationnel. Si un énoncé n’était pas analytiquement vérifiable, il devait être réduit à des énoncés observationnels, c’est-à-dire des énoncés sur les sensations (énoncés empiriques). Enfin, nous dit Putnam, « [...j pour les positivistes logiques, la « méthode scientifique» épuisait la rationalité en tant que telle et puisque la vérifiabilité par cette méthode épuisait la signification [...] la liste ou le canon déterminerait ce qui est et ce qui n’est pas un énoncé ayant une signification cognitive. Comme le remarque Putnam: [...] l’idée qu’il existe un ensemble fixe de règles du langage qui déterminent ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas avait deux avantages pour les philosophes (1) les « règles du langage» sont des pratiques institutionnalisées constitutives (ou des normes qui sous tendent ces pratiques) et en tant que telles elles ont un statut «public» que j’ai décrit (2) on pouvait en même temps prétendre que seuls les philosophes (et non les linguistes) pouvaient découvrir ces objets mystérieux.8’ ° 8 RTH, p. 121 RTH, p. 126 33 Mais il est possible de réfuter une telle conception critérielle de la rationalité en faisant remarquer que « [...] le critère lui-même n’est ni (a) analytique [...] ni (b) empiriquement vérifiable. »82. Cela dit, reprenant l’idée de Popper, Putnam affirme que nous devons reconnaître « ...j la nature institutionnelle des normes implicites auxquelles nous avons recours pour formuler des jugements de perception ordinaire. »83 Cette idée, il dit la retrouver non seulement chez Wittgenstein, lorsque ce dernier remarque, dans De la certitude: [...] les philosophes peuvent trouver cent justifications épistémologiques différentes de l’énoncé « les chats ne poussent pas dans les arbres» -mais aucune de ces « justifications » n’a pour point de départ quelque chose qui soit plus précis et plus « certain» (au sens institutionnel de « certain », précisément) que le fait que les chats ne poussent pas sur les arbres84 Mais aussi chez Hume, qui aurait dit lui-même, malgré son scepticisme extravagant, que bien qu’il n’y ait pas de preuves rationnelles qu’il neigera cet hiver aux États-Unis, il ne serait pas raisonnable d’en douter. D’après Putnam, cela témoigne de l’existence de normes institutionnalisées implicites dans notre manière de comprendre la rationalité. Il en va de même dans les sciences exactes moins connues du grand public. Dans ces domaines, nous faisons confiance à des experts, mais ces experts sont « ...j reconnus par un ensemble de pratiques et de cérémonies, donc en ce sens (quelque peu dérivé) institutionnalisés. » Généralement les philosophes admettent une distinction entre les institutions qui sont constitutives de nos pratiques et les autres. Dans le contexte de la question de la nature de la rationalité, nous supposons que le fait que quelque chose puisse être rationnel dépend des institutions constitutives de nos 82 84 RTH, RTH, RTH, RTH, p. p. p. p. 122 122 123 124 34 pratiques rationnelles. Admettre cela revient à dire que la rationalité n’est pas quelque chose d’analysable, il est donc problématique de penser à en établir les fondements. Il n’y a pas de telles choses que des canons de la rationalité: Si quelque chose de l’ordre de la rationalité existe et, puisque nous parlons et nous discutons, nous nous engageons à l’existence d’un certain type de rationalité-, alors il est auto-réfutant d’argumenter que le type de rationalité identique à ce que les normes institutionnalisées de notre culture définissent comme étant les cas de rationalité, ou quelle y est proprement contenue. Car on peut certifier la justesse, sûre ou probable, d’aucun argument de ce type en faisant appel à ces normes.86 — Dans l’histoire récente de la philosophie, la principale alternative au positivisme logique fut probablement le relativisme scientifique dont la principale thèse est celle de l’incommensurabilité des théories, avancée par Thomas S. Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques. Selon Kubn, la physique de Newton serait incommensurable à la physique contemporaine, mais «[d]ire que Galilée avait des notions «incommensurables» avec les nôtres pour les décrire ensuite dans le détail, c’est être totalement incohérent. La conséquence la plus directe de cette thèse est l’impossibilité de la traduction. Cependant, nous pratiquons constamment la traduction d’une langue à une autre, et cela est essentiel à assurer une continuité dans ta recherche. Sans la traduction, non seulement nous ne pourrions pas comparer les théories, mais nous ne pourrions pas concevoir le progrès scientifique de telle manière qu’il nous serait même impossible de parler d’une telle chose que l’incommensurabilité. L’attrait pour la théorie de l’incommensurabilité vient peutêtre du fait que l’on distingue mal les notions de concept et conception. On peut très bien avoir des conceptions différentes tout en ayant des concepts équivalents : «Que les conceptions soient différentes ne démontre pas qu’il soit impossible de traduire quelque chose « correctement », comme on l’entend dire parfois. Bien au contraire, si l’on ne pouvait pas traduire, il serait impossible de dire que les $6 RTH, p. 127 87RTH,p. 131 35 conceptions sont différentes et en quoi elles diffèrent. philosophes comme Kuhn disent que le »88 succès de Aussi, lorsque des la science n’est qu’instrumental, que ce qui compte est, par exemple, que l’on sait mieux comment transporter les gens, etc., on peut se demander comment il est possible d’avoir une telle conception s’il n’y a pas de constance dans la signification d’énoncés tels que « transporter les gens d’un endroit à un autre.» La solution qui apparaît à cc dilemme consiste à séparer le langage théorique et le langage observationnel pour dire ensuite que seul le langage observationnel garde une certaine stabilité. Par contre, cela nécessiterait l’acceptation d’un «principe de charité» dans l’interprétation et ces théoriciens ne serait pas prêt à l’admettre, comme ils ne sont pas prêts à l’admettre pour les énoncés théoriques. Il est aussi difficile d’établir un langage observationnel univoque. Il existe des différences dans les concepts qu’utilisent différents locuteurs, dépendamment de l’environnement dans lequel ils évoluent, et de leur culture. Putnam évoque ici le concept contemporain de plante. Ce dernier implique la photosynthèse, mais cela ne nous empêche pas de comprendre le mot «plante» lorsque nous le lisons dans un livre écrit il y a plus de deux cents ans: Nos conceptions fondamentales nous poussent à considérer comme des personnes non seulement nos tranches spatio-temporelles présentes, mais aussi notre personne passée, nos ancêtres et les membres d’autres cultures présentes ou passées ; et j’ai essayé de montrer que cela implique qu’on doit attribuer des référents et des concepts partagés, même si on leur attribue par ailleurs des conceptions différentes. Dans la mesure ou les exercices d’interprétations sont réussis, nous partageons avec les autres non seulement des référents et des concepts, mais aussi des conceptions de ce qui est raisonnable, naturel et ainsi de suite. Car la justification d’un schéma d’interprétation dépend entièrement de ce qu’il nous fait voir à nous le comportement des autres comme étant au moins minimalement raisonnable. Aussi différant que puissent êtres nos images de savoir et nos conceptions de la rationalité, nous partageons avec la culture la plus bizarre que nous puissions interpréter un vaste ensemble de suppositions et de croyances sur ce qui est raisonnable.89 Conséquemment, le relativiste semble tout à fait incohérent. Déjà dans l’Antiquité, Platon avait développé un argument contre le relativisme de Protagoras. Lorsque je dis que «x est vrai» pour moi, cela revient à dire «je 89 RTH, p. 133 RTH. p. 135 36 pense que x est vraie. » Dans ce contexte dire «x est vrai» revient à dire que «je pense que x est vrai. » L’argument de Platon consistait à dire que dans ce cas il y a régression à t ‘infini. En fait, pour le relativiste, lorsque je dis «je pense que x est vrai» je veux dire en fait, que «je pense que je pense que je pense.. .(un nombre infini de fois) que x est vrai. Wittgenstein a repris cet argument contre le solipsisme méthodologique: «L’argument dit que le relativiste ne peut pas, au bout du compte, donner un sens à la distinction entre avoir raison et penser avoir raison, et cela veut dire qu’en fm de compte il n’y a aucune différence entre, le fait d’affirmer quelque chose et de penser, et, d’autre part, le fait d’émettre des bruits (ou de produire des images mentales). »90 Et on retrouve aussi ce type d’argument tout au long de l’histoire de la philosophie. Or, si ces philosophes ont raison, défendre le relativisme reviendrait à dire que nous ne sommes pas des êtres pensants, mais à peine des bêtes, ce qui serait « ...j commettre un suicide mental. » Le relativiste pourrait se servir de la notion d’acceptabilité rationnelle idéalisée pour distinguer dire et penser. Il pourrait dire, j’accepterais de dire que «x est vrai» si j’avais les moyens d’accumuler suffisamment d’expériences pour le vérifier ou bien si j’avais accès à un monde tout fait. Cela impliquerait la possibilité, en principe, d’obtenir une vérification concluante pour x. Mais, pour défendre un tel point de vue, le relativisme aurait besoin d’une notion non relative de vérité, ce qu’il n’est pas prêt à accepter. Au contraire, le réalisme interne accepte l’idée d’une vérité objective, qui correspond à la vérification en principe de x. Toutefois, il rejette la possibilité que la vérification soit faite à la satisfaction du sceptique, au sens du réalisme métaphysique. La vérité est, pour le réalisme interne, une vérité objective pour nous, de telle sorte qu’elle est une idéalisation de l’acceptabilité rationnelle pour nous, qui dépend de nos manières de faire des mondes au sens de Goodman pour qui la vérité dépend d’une notion d’adéquation, entendu comme (<adéquation au référent quel que soit le mode de 90RTH,p. 138 RTH, p. 138 37 référence. »92 Ce qui caractérise l’adéquation en question est qu’elle doit être interprétée dans notre théorie de la rationalité, laquelle est une théorie internaliste, c’est-à-dire « non-réaliste. » Or, si le relativisme échoue à distinguer savoir et penser, c’est parce qu’il a besoin pour cela d’une notion de vérité objective dont il ne dispose pas: « le relativiste ne voit pas que c’est un présupposé de la pensée elle-même qu’il existe un certain type de «justesse » objective. » Enfin, si le positivisme logique et le relativisme scientifique se sont montrés incapables de rendre compte de la rationalité, c’est probablement parce qu’ils relèvent tous les deux d’une forme de scientisme Le scientisme du positivisme logique était explicite et affiché ; mais je pense qu’un certain scientisme se cache aussi derrière le relativisme. La théorie selon laquelle la c< rationalité» est seulement ce qui vous est donné par votre culture locale n’est jamais franchement adoptés par les penseurs « anarchistes », mais c’est la limite naturelle de cette tendance et c’est une théorie réductionniste. La théorie selon laquelle la réalité est définie par un programme d’ordinateur idéel est une théorie scientiste inspirée par les sciences exactes ; la théorie selon laquelle elle est définie par les normes culturelles locales est une théorie scientiste inspirée par l’anthropologie.94 Et bien qu’il y ait encore une pertinence aux études formelles contemporaines. selon Putnam, elles restent périphériques à la philosophie, car « [c]es deux types de scientisme constituent des tentatives pour éviter la question de ce que serait une description humaine et sensée de ta portée de la raison. 3.1. L’impossible scientifique dichotomie fait/valeur et le préjugé Une autre cause de la conception instrumentaliste de la rationalité est liée, selon Putnam à la distinction entre jugement de fait et jugement de valeur, qui, 92 Goodman cité par Putnam, dans RTH, p. 139. RTH, p. 141 RTH, p. 142-143 RTH, p. 143 3$ dit-il, est devenue une institution culturelle96 Il importera donc de montrer que cette distinction est floue, ne serait-ce que parce qu’elle présuppose elle-même des valeurs. Imaginons que les Australiens considèrent que nous sommes des cerveaux dans une cuve. Imaginons que nous leur demandions, qu’est-ce qui vous fait croire que nous sonimes en réalité des cerveaux dans une cuve. Quelqu’un nous répondrait probablement quelque chose du type «Aller voir le gourou de Sydney, il vous le dira.» Et à la question: comment le gourou de Sydney le sait-il ? On nous répondrait alors : «Eh, bien il sait ! » Putnam suppose que les Australiens fictifs qu’il décrit sont tout aussi avancés que nous dans leur science, ils font d’aussi bonnes prédictions que nous, ils savent construire des ponts qui ne s’écroulent pas et ils partagent les mêmes valeurs morales que nous. Mais ces faits semblent être assez peu importants : «L’important est que nous avons un cas où un nombre important de gens ont un système de croyances qui est brutalement différent du nôtre. » Et il ne s’agit pas ici d’un désaccord moral. En fait, face à une telle situation, nous aurions l’impression que les Australiens sont en quelque sorte malades. Nous trouverions leur point de vue incohérent parce que leur théorie métaphysique ne rendrait pas compte d’une série de contraintes que nous trouvons importantes dans l’élaboration de nos théories, et spécialement le fait qu’une théorie « ...j doit inclure une explication des activités et des processus qui nous permettent de savoir que notre théorie est juste. » Si nous endossons le point de vue de la science contemporaine, la vérification est un processus holistique [...J c’est-à-dire que les systèmes scientifiques sont soumis globalement à l’épreuve de l’expérience en tant que «corps constitué> et que la question de savoir comment un système de phrases passe globalement l’épreuve de l’expérience est en dernière instance 96 RTH, p. 145 RTH. p. 149 98RTH,p. 150 39 une question d’intuition qui ne peut être formalisée, à moins de formaliser la totalité de la psychologie humaine.99 Conséquemment, l’histoire des Australiens nous permet de brosser tableau dans lequel la science présuppose de riches valeurs. ••• 100 » «[...J un La science «[...J met en jeu une tentative de construction d’une représentation du monde dont les caractéristiques sont d’avoir une efficacité instrumentale, d’être cohérente, compréhensible et fonctionnellement simple. Cela nous permet donc d’apercevoir que notre représentation du monde dépend de notre conception de t ‘épanouissement cognitif humain, lequel fait partie de notre conception de l’épanouissement humain «en général. Pour avoir un monde à notre » disposition, il faut donc déjà avoir en notre possession une série de critères d’acceptabilité rationnels, lesquels relèvent du domaine des valeurs. Bien que cela ne démontre pas que l’éthique puisse être comprise de la même manière que la science expérimentale ce qu’avait déjà noté Aristote dans - l’Éthique à Nicomaque, alors qu’il affirmait que l’éthique relève d’un domaine dans lequel on doit se contenter vérité [...J »° -‘ «[...J d’indiquer qu’une ébauche grossière de la dépendance qu’a l’acceptabilité rationnelle envers certaines valeurs cognitives dans le domaine des sciences exactes suffit à démontrer l’existence de certaines valeurs « de valeur paradigmatique »103, des points de référence de notre langage. « des termes comme «beau », souvent valeur d’éloge strictement « »b04, objectives. » Ces valeurs sont « gentils » et «bon », « « ...j des termes cohérent» et simple » ont on pourrait les considérer comme des énoncés subjectifs» mais il nous serait difficile de concevoir un monde dans lequel ils le seraient, ce qui amène Putnam à la conclusion suivante RTH. p. 151 RTH. p. 151 ‘°‘ RTH. p. 152 [02 Cf. ARISTOTE, Éthique àNicomaque I, chap. 3. [03 RTH. p. 154 104 RTH. p. 154 ‘°° « [...J $ 40 Privé de la vieille idée réaliste que la vérité est un « correspondance» et de l’idée positiviste que la justification fixée par des « critères publics, il nous reste le besoin de penser que notre propre recherche de meilleures conceptions de la réalité est une activité humaine intentionnelle qui est, comme toute activité qui n’est pas une simple habitude ou l’assouvissement d’un penchant ou d’une obsession, guidée par notre idée du bien)°5 Il existe donc une objectivité attribuable aux jugements de valeurs, parce que nos valeurs influent beaucoup sur notre manière de décrire le monde. Même si nous étions tentés de dire qu’il ne s’agirait que d’un désaccord sur tes valeurs, une communauté utilitariste106 ne pourrait pas partager la même conception du monde que nous. Si, par exemple, dans le but de maximiser le bien-être, mentir devient — pour des utilitaristes- une bonne chose, nous ne pouvons plus avoir la même description du concept d’« honnêteté.» Conséquemment, autant des normes théoriques malsaines tel que le réalisme scientifique des cérébello-cuvistes, autant des normes éthiques malsaines comme celles d’une communauté utilitariste, rendent impossible une représentation juste du monde. Le problème vient du fait que nous avons tendance à être trop réalistes en physique. Conséquemment, nous ne nous accordons pas le droit de l’être en morale. Quelqu’un qui croit que nous sommes des cerveaux dans une cuve doit réduire la réalité au monde physique. Ainsi, il accordera toute l’objectivité, celle qui correspond à la notion de vérité, à un monde extérieur à la pensée et il mettra les jugements moraux à l’écart, sous prétexte que ce ne sont pas des objets du monde extérieur, mais des projections de l’esprit sur le monde. Pourtant, il est possible de voir nos représentations comme des constructions qui constituent une représentation du monde qui, à ce titre, présupposent toujours des valeurs dans la construction. Ce point est celui du réalisme interne qui n’admet d’objectivité qu ‘à l’intérieur d’un système conceptuel. Et puisque nous avons admis que n’importe quel système implique un certain nombre de valeurs dans sa structure, nous devons considérer les valeurs sur le même pied que ce que nous visons généralement par l’idée de « fait 105 106 RTH. p. 154-155 Cf RTH, pp. 157-159 ». 41 [...J «juste », «bon)) et «sens de ta justice» ne sont pas réductibles au discours physique. On ne peut pas réduire la «perception)> morale, l’intuition mathématique, la référence ou la compréhension au langage ou à la vision du monde physique. [...] Aucune théorie n’est complète pour tous les buts. Si l’irréductibilité de l’éthique à la physique montre que les valeurs sont des projections, alors les couleurs sont aussi des projections. Et les entiers naturels aussi. Et, alors, le « monde physique» aussi. Mais être une projection en ce sens, ce n’est pas la même chose qu’être subjectif107 La vérité n’est pas, pour Putnam, comme nous l’avons dit, seulement que l’acceptabilité rationnelle. L’acceptabilité rationnelle est bonne pour justifier nos croyances du moment, mais lorsque nous disons que le libéralisme est la meilleure conception de la morale, nous l’entendons dans un sens plus fort, dans un sens ou nous considérons que les principes qui sous-tendent la morale libérale ont une certaine stabilité rationnelle. La vérité des principes du libéralisme, non pas les principes particuliers de telle théorie particulière, mais ceux auxquels nous donnons tous notre assentiment de manière assez spontanée, comme le droit à la vie par exemple, relève de 1 ‘idéalisation de Ï ‘acceptabilité rationnelle. Il y aurait donc une sorte de rationalité-limite, idée qu’avait défendue Hegel jadis Hegel, qui a inventé l’idée selon laquelle la Raison peut elle-même changer au cours de l’histoire, utilisait deux notions de rationalité: dans un sens, ce qui est rationnel est mesuré par le niveau de développement de l’Esprit à un moment donné du processus historique [...] Mais on trouve dans le système de Hegel une notion de rationalité-limite, de ce qui est destiné à être stable, la conscience de soi finale de l’Esprit, qui ne pourra être elle-même transcendée.108 Afm d’illustrer son propos, Putnam donne en exemple une polémique qu’il entretient avec son collègue Robert Nozick qui défend le libertarianisme radical en philosophie politique. Putnam dit reconnaître les aptitudes de Nozick à la rationalité. Cependant, pour Nozick, l’état providence est une politique irrationnelle, alors que pour lui, c’est le libertarianisme de Nozick qui est irrationnel. Lorsque nous avons des discussions de ce type, fait-il remarquer, non seulement le fait d’entretenir la discussion témoigne de la reconnaissance d’une base rationnelle commune, d’autant plus que le point de vue que nous défendons, nous le défendons toujours en supposant qu’il existe des faits de valeurs sur la 107 10$ RTH. p. 165 RTH. pp. 177-17$ 42 base desquels nous réussirons un jour à convaincre notre adversaire. Nous accordons une certaine objectivité dans nos débats idéologiques, laquelle renvoie encore une fois à cette notion de rationalité-limite mentionnée dans le système de Hegel. Enfin, pour Putnarn, l’ensemble des arguments avancés dans les chapitres précédents devrait nous amener à concevoir ce type de rationalité-limite comme étant celle à laquelle nous nous engageons à faire référence lorsque nous attribuons aux faits et aux valeurs le caractère d’être rationnels. À défaut de pouvoir atteindre un monde nouménal, nous sommes contraints d’endosser une forme d’internalisme. Toutefois, l’internalisme risque de mener au relativisme si nous ne prenons pas soin de circonscrire un domaine où la raison puisse être objective, et cela non seulement pour garantir le succès de la science, mais aussi pour garantir la cohérence de nos préceptes moraux, lesquels découlent non pas d’une conception instrumentaliste de la rationalité, mais d’une série de critères institués d’une manière si forte que l’idée de les laisser tomber pour le relativisme nous amènerait à devoir rejeter l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose comme la dignité humaine, valeur qui est bien au coeur de notre conception de l’épanouissement humain, laquelle est essentielle à ce que nous puissions penser, avoir un langage, faire de la science, avoir des lois, etc. 3.2. La priorité du bien par rapport au vrai Si le débat au sujet du statut des jugements de valeurs dure depuis des décennies, c’est peut-être «[...] parce que cette discussion présuppose toujours une sorte de priorité de la rationalité par rapport au bien. »b09 Pour sa part, Putnam se propose de renverser les termes de ce débat et laissant de côté la question «Pourquoi le bien est-il rationnel? », pour examiner la question « Pourquoi est-il bien d’être rationnel ?» 109 RTH. p. 195 43 C’est Max Weber qui a introduit le premier une distinction entre faits et valeurs. Sa principale raison était l’impossibilité « [...] d’établir la vérité d’un jugement de valeur à la satisfaction de toutes personnes rationnelles possibles. » 110 Mais cela implique que l’on présuppose que toute la rationalité n’est en fait que la rationalité scientifique. Alors, pourquoi avons-nous tendance à réduire la rationalité à la rationalité scientifique ? C’est parce que la science nous permet de « ...j réaliser des objectifs pratiques. » Historiquement, les encyclopédistes ont généralisé un peu vite la notion de progrès scientifique aux institutions politiques et à la morale, mais cette généralisation paraît aujourd’hui très douteuse. Bien que l’on ait tendance à reconnaître l’impossibilité d’un accord majoritaire sur les questions d’éthique, on a tendance à croire que cela est vrai de la science. Cependant, ce n’est pas le cas. Weber se trompe de prime abord parce que, « [tJout ce que montrent les exemples de Weber [...J, c’est que les jugements de valeurs ne peuvent être vérifiés à la satisfaction de toutes les personnes cultivées ou intelligentes ••j »1 12 et cela n’a rien à voir avec les personnes rationnelles. La plupart des gens ne savent pas grand chose à propos de la science, « les expériences sont bien plus difficiles à imaginer, à réaliser et à évaluer que ne se l’imaginent la plupart des profanes. » 113 semble que nous devrions attribuer l’acceptation des théories par le grand public à sa grande confiance dans les experts, mais les experts ne s’accordent pas si facilement qu’on semble le croire. Putnam ajoute que personne n’accepterait de dire que la seule valeur de la science c’est son application pratique, et que nous reconnaissons généralement que, dans certains contextes, on doit s’en remettre à notre propre jugement, même s’il s’écarte de la majorité, “°RTRp. RTH. p. 2RTH.p. 113 RTH. p. 195 196 19$ 199 « [...J il est plausible qu’une des plus hautes 44 manifestations de la rationalité soit la capacité à avoir un jugement correct, précisément dans les cas où l’on ne peut espérer «démontrer» les choses à la satisfaction de la majorité. » I t4 L’attitude contraire serait due au fait que, depuis le l7 siècle, il semble que nous ayons peu à peu adhéré à une sorte de fétichisme de la méthode, qui nous a mené à prendre la rationalité au sens large pour la rationalité scientifique, mais accepter une telle conception instrumentaliste de la rationalité reviendrait à mettre de côté bien des domaines de la pensée contemporaine, auxquels nous accordons en réalité un véritable crédit: Bien sût si la méthode scientifique consiste à tirer des inférences «jusqu’à la meilleure explication », ou quelque chose de ce type, à partir d’ «énoncés d’observation» qui sont formulés dans un langage neutre par rapport aux valeurs, alors nous pouvons refuser <(John manque de considération» et «John est égoïste» en tant qu’ «énoncé d’observation» (bien que dans certains cas il soit probablement plus facile de se mettre d’accord sur ce type d’énoncés que sur la question de savoir si un objet donné est mauve). Mais, par exemple, des énoncés de ce type apparaissent tout le temps sous le plume d’historiens. Il est globalement douteux que l’histoire, la psychologie clinique et les descriptions du langage ordinaire puissent se passer de termes comme «manque de considération » et « égoïste» (et ce serait un grave problème de décider où faire passer la ligne de démarcation: «têtu» est-il neutre par rapport aux valeurs ? Et «ifiché» ? Et tant qu’on y est, que dire de « tordre sauvagement une fille» ? ). Quoi qu’il en soit, identifier la rationalité à la rationalité scientifique décrite de la sorte reviendrait à présumer vrai précisément ce qui est en question, à savoir le statut cognitif des jugements de valeur ; cela reviendrait à dire que ces jugements ne sont pas rationnellement confirmables parce que ce sont des jugements de valeur, car on a défini la rationalité comme consistant exclusivement en observations brutes et neutres et en inférences qu’on peut tirer à partir de prémisses neutres par rapport aux valeurs. Mais pourquoi devrait-on accepter une telle condition ? ‘‘ “ wri-i. p. 200 RTH, p. 221 4. La vérité selon le «réalisme interne» Pour Putnam, vérité et rationalité sont «deux notions qui marchent main dans la main. » 16 Ainsi, la rationalité est l’attribut de celui ou celle qui possède des critères d’acceptabilité rationnelle, lesquels sont en partie le résultat de critères qui sont mis à jour par ce que nous (en tant que culture, ou en tant qu’êtres humains) nous trouvons être pertinents.”7 La décision de dire qu’une image du monde est vraie (ou vraie selon notre compréhension actuelle, ou «aussi vraie qu’il est possible de l’être ») et qu’elle répond (le mieux possible) aux questions pertinentes dévoile notre système de valeurs et se fonde en même temps sur lui. Ainsi, un être qui n’aurait pas de valeurs n’aurait pas non plus de faits à sa disposition.”8 Mais il ne faut pas penser que Putnam défend une conception critérielle de la rationalité. De telles conceptions se sont montrées incapables de rendre compte de «la rationalité », parce qu’elles impliquent nécessairement une forme de réductionnisme. La conception critérielle de la rationalité consiste à vouloir réduire la rationalité à la rationalité scientifique. Mais il n’y a pas que la science qui soit rationnelle. Il existe aussi une rationalité de l’éthique, de la politique, de l’esthétique. Chacun de ces discours est un discours qui possède lui-même ses propres critères de «justesse », lesquels (et c’était la thèse de Goodman) relèvent d’une adéquation entre leurs mots et leurs objets propres. Pour Putnam, rendre compte de la rationalité, c’est être capable de rendre compte de toute la pertinence de chacun de ces discours. Et cette pertinence est elle-même reconnue par nos propres pratiques à leur égard. Réduire toute la rationalité à la science, c’est condamner tout un pan de savoir dont nous ne voudrions pas nous passer (celui de l’histoire, de la psychologie, de l’art, etc.) Évidemment, «[...] il n’est pas besoin d’arguments pour voir que cette conception de la rationalité est tout aussi imprégnée de valeurs que la notion de RTH. p. 223 RTH. p. 223 x RTH. p. 223 116 “‘ 46 pertinence. » La rationalité n’est pas quelque chose que nous puissions découvrir de l’extérieur’20. Il n’y a pas de «concept» de la rationalité, mais plutôt il n’y en a que des conceptions plus ou moins bonnes et plus ou moins critiquables. Une conception est un modèle à partir duquel nous apprenons à considérer nos pratiques, et le réalisme interne n’a pas la prétention d’être plus qu’un de ces modèles. Néanmoins, il y a des modèles plus ou moins bons, et certains peuvent nous apparaître plus pertinents que d’autres. Après tout, être rationnel ne nécessite pas la capacité de décrire la raison. Le fait d’être rationnel n’implique rien de plus que la capacité de juger et d’agir rationnellement. La raison n’est pas une propriété, elle est une aptitude. C’est l’usage que nous en faisons qui détermine nos critères de scientificité, nos critères de moralité, nos critères esthétiques et politiques. Et tout cela est révisable. Nous interprétons aussi cette tradition et nous l’adaptons à de nouveaux contextes, en l’élargissant et en la critiquant. Alors que «[...] nous ne pouvons pas produire une conception plus rationnelle de la rationalité ou une meilleure conception de la morale que si nous oeuvrons dans notre tradition »121 cela ne veut pas dire que la critique doit être mise de côté. Pour sa part, Putnam s’en tient à nous « ...j inviter à engager un dialogue véritablement humain, un dialogue où se combinent la collectivité et la responsabilité individuelle »122 et à la question de savoir si un tel dialogue peut avoir une fin, Putnam nous répond que bien que cela semble peu plausible, «Le fait-même que nous puissions parler de nos conceptions comme des conceptions différentes de la rationalité suggèrent l’existence d’un Grenzbegrif/ un concept-limite de la vérité idéale. 119 »123 RTH. p. 224 RTH. p. 225 « [...] il est impossible d’utiliser un mot si l’on se place â l’extérieur de la tradition à laquelle on appartient.)> 121 RTH p. 239 122 RTH. p. 239 23 RTH. p. 239 120 47 Enfin, c’est probablement au deuxième chapitre de RHF que Putnam à rendu le plus clairement sa conception «réaliste interne» de la vérité. La vérité doit être conçue, à l’instar de John Dewey, comme « assertabilité garantie» et doit être comprise à partir d’une série de principes concernant « ...j la croyance et l’assertion garantie. »124 Ces principes sont latents dans toutes les circonstances où l’on a affaire à trancher à propos de la vérité. I. 2. 3. 4. 5. «Dans des circonstances ordinaires, il y a habituellement un fait décisif qui permet de dire si les énoncés que font les gens sont garantis ou non. [. ..] Qu’un énoncé soit garanti ou non ne dépend pas de la question de savoir si la majorité ou si l’un de nos pairs culturels seraient prêt à dire qu’il est garanti ou non garanti. Nos normes et modèles d’assertabilité sont des produits historiques ; ils évoluent avec le temps. Nos normes et modèles reflètent toujours nos valeurs. Notre conception de l’épanouissement intellectuel fait partie (et n’as de sens qu’en faisant partie de ) notre conception de l’épanouissement en général. Nos normes et modèles de quoi que ce soit- y compris d’assertabilité garantie sont susceptibles d’ftre réformés. Il y a des normes et des modèles plus ou moins bons.’25 » — Les deux premiers principes indiquent l’existence de «canons trans historiques » 126 qui défmissent la garantie. Dire qu’il y a un critère de la garantie qui n’est pas dépendant d’une théorie de la garantie revient à dire qu’il devrait y avoir une idée platonicienne de la garantie. Mais Putnam ne soutient pas cette thèse «Plutôt que de considérer qu’il s’agit là d’un fait relatif à une réalité transcendante, mieux vaut reconnaître qu’il s’agit uniquement d’une propriété inhérente au concept même de garantie (...), disons simplement que cela fait partie intégrante de notre conception de la garantie.127» Pour lui, la garantie n’est pas relative à la théorie que l’on utilise mais bien à une conception générale de ce que devrait être la garantie -c’est là l’idéalisation dont nous avons fait mention à plusieurs reprises dans notre analyse de RTH. Bien qu’il y ait un apport culturel dans la formation du concept de garantie, après coup, il y a aussi l’institution de ce concept de telle manière qu’à chaque fois qu’on l’utilise, on renvoie à une 124 125 126 127 RHf, p. 134 RHf, p. 134 Cf. RHf, p. 135 RHF, p. 135 4$ certaine notion qui s’est développée historiquement et qui est toujours présente dans l’utilisation même du concept de garantie en question. Le troisième principe est une conséquence de ces remarques. L’histoire redéfinit constamment notre approche du monde, notre manière de voir le monde. Dans un même ordre de pensées, le quatrième affirme que cette manière de regarder le monde doit être conséquente de nos intérêts et valeurs, c’est-à-dire qu’un peuple qui subit une famine aura plus de facilité à développer une croyance en un paradis extraterrestre qu’un peuple qui connaît l’abondance. De plus, selon le troisième principe, le peuple qui connaissait la famine peut se retrouver quelques années plus tard dans un contexte de prospérité propice au délaissement des valeurs religieuses au profit du culte du moi. Le dernier principe postule deux choses, d’abord que totites nos normes et modèles sont susceptibles d’être réformés, ensuite, que certains sont meilleurs que d’autres. Ainsi, Putnam postule, en regard des principes qui précèdent, l’existence d’une valeur objective à nos différents systèmes de normes et de valeur. Il réclame du même coup, non seulement la possibilité de discriminer parmi ces différents systèmes mais aussi le devoir de sten occuper. Cette conception de la vérité, Putnam dit dans RR, qu’on peut aussi l’appeler une conception pragmatiste de la vérité.’28 4.1. Du réalisme interne au réalisme naturel Jusqu’alors, Putnam a développé, dans le cadre de son réalisme interne, une conception de la vérité comme «acceptabilité rationnelle idéalisée ». Mais conme il en fait mention dans la préface à RHF, cette formulation est restée confise pour certains: Les gens m’ont attribué l’idée que nous pouvons raisonnablement imaginer des conditions qui soient simultanément idéales pour l’établissement de quelque vérité que ce soit, ou simultanément idéales pour répondre à quelque question que ce soit. Je n’ai 128 Cf RR. p. 187 49 jamais rien pensé de tel, et c’est si vrai qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de (ne seraitce que) prévenir un tel malentendu quand j’ai écrit Raison, Vérité et Histoire [J129 Ainsi, il est important de noter que Putnam entendait, par situation épistémique idéale, simplement quelque chose du genre de: [...1 si je dis: « ii y a une chaise dans mon bureau », une situation épistémique idéale serait une situation où je serais dans mon bureau, avec la lumière allumée, où la lumière du jour passant à travers la vitre, où il y aurait rien à redire à ma vue, où je n’aurais pas l’esprit confus, oùje n’aurais pas pris de médicaments ni été soumis à l’hypnose, et ainsi de suite, et oùje me mettrais à chercher à voir s’il y a bien une chaise dans la pièce.’° Cela ne nous empêche pas de penser qu’il y ait des situations épistémiques «meilleures ou pires que d’autres relativement à certains énoncés particuliers. Ce qui importe pour Putnam n’est pas tant de montrer ce qu’est la vérité que de mettre l’accent sur le fait qu’elle « fonctionne à l’intérieur de n’importe quel type de langage que nous puissions envisager [...1» parce qu’ « ...j on ne peut pas dire ce que sont des situations épistémiques bonnes, meilleures ou pires en mécanique quantique, sans utiliser le langage de la mécanique quantique [...J Bien que Putnam continue à souscrire à cette conception de la vérité, il sera amené, vers la fin des années 1980 à constater le rapport étroit qu’entretiennent les questions métaphysiques liées au réalisme avec la question de la perception. Dans RTH, Putnam endossait encore une conception naturaliste de l’esprit/cerveau hérité du cartésianisme: le fonctionnalisme qui considère que les événements mentaux doivent être analysés comme des propriétés fonctionelles du cerveau, de la même manière que les programmes d’un ordinateur. En 1988, dans RR, Putnam produit une critique séminale du fonctionnalisme ainsi que de l’ensemble des thèses mentalistes en philosophie de l’esprit. L’ensemble de thèses réductionnistes en philosophie de l’esprit, dont le fonctionnalisme, sont profondément indiscernables. En 1994, il identifie un 129RHf,p. 10 ‘30 RI-W, p. 10 131 RHF, p. 11 50 problème majeur en philosophie de la perception qui l’amène à réajuster son tir. Ce problème consiste à penser qu’il existe quelque chose comme une inter ice entre nos sensations et leurs objets. Nous avons tendance à concevoir la perception en termes de sense data, ce qui rend tout à fait obscure quelque accès que ce soit de nos pensées aux objets de la perception. Cette réflexion aura des répercussions sur le «réalisme» putnamien car, durant les années 1980, à cause des relations qu’elle entretenait avec le fonctionnalisme, la réponse du réalisme interne à la question: «Comment pouvons-nous faire référence aux choses extérieures sans postuler une capacité magique à faire référence ?» ne réussissait pas à être suffisamment convaincante. En défendant l’idée que tout ce à quoi nous avons accès était des situations épistémiques idéales, le réalisme interne (ou pragmatiste) ne faisait que repousser le problème, car rien ne lui permettait d’indiquer comment nous pourrions avoir accès à des situations épistémiques idéales sans devoir postuler l’existence d’une quelconque capacité magique à faire référence à des situations épistémiques idéales. Le fait est probablement que nous avons effectivement accès à un monde par la voie de nos perceptions, et que les questions relatives à la perception sont probablement davantage des questions relatives à un certain héritage philosophique qu’à un véritable problème philosophique. Le problème serait d’ordre strictement conceptuel. C’était la thèse de John Austin dans Sense and SensibiÏia’32, à laquelle se rallie Putnam dans les Dewey Lectures où il défend l’importance d’un retour à une seconde naïveté contre le vérificationnisme antiréaliste de Michael Dummett. Pour Austin, le rejet de la perception directe en philosophie moderne s’explique par le constat, notamment dans l’expérience du rêve de Descartes, de 132 Cf AUSTIN, John, Sens and Sensibilia, Oxford University Press, 1962, fr. fr. par P. Gauchet, Le langage de la perception, Armand CoÏlin, 1971 51 la faillibilité de nos expériences. Au terme de la réflexion moderne, on en est venu à réduire l’ensemble des expériences perceptuelles à de simples événements internes à l’esprit, ce qui s’est traduit en philosophie contemporaine dans la théorie matérialiste des sense data. La ligne d’argumentation qu’emprunte Putnam à Austin consiste à montrer que cette inférence implique des prémisses problématiques. Si nous étions toujours en train de rêver, nous ne pourrions pas distinguer le rêve de la réalité. Pourtant, tout le monde qui a déjà rêvé, sait qu’il existe une différence qualitative entre le rêve et l’état de veille. Lorsque nous rêvons, les choses nous semblent généralement moins cohérentes et moins claires qu’à l’état de veille, et cela suffit à montrer la réalité d’une certaine qualité du rêve qui ne fait pas partie de la vie quotidienne. Imaginons, par exemple, une jeune femme que nous appellerons Hélène qui ferait un jour le rêve qu’elle se retrouve face au Taj Mahal. Supposons ensuite que quelques années plus tard elle se retrouve réellement en face du Taj Mahal. Dans un tel cas, la philosophie moderne aurait prétendu que Hélène a expérimenté dans les deux cas ses propres expériences, ou ses propres sense data, et cela peu importe qu’ils aient été causés ou non par la présence du véritable Taj Mahal. Selon Austin, le problème d’une telle conception est simplement qu’il devient difficile d’opérer la distinction entre perception directe et perception indirecte, laquelle est indubitablement présupposée dans la manière même dont l’épistémologie moderne a formulé sa théorie de la perception. En endossant le point de vue de Austin sur la perception, Putnam est amené à renommer son réalisme pour l’intituler maintenant «réalisme naturel. » Comme le note Tiercelin, « [...1 dans les trois Dewey Lectures [...] Putnam développe ce qu’il appelle non pas une « position philosophique », mais reprenant une expression de James, « le réalisme naturel du commun des mortels »133 Le réalisme naturel est l’attitude philosophique qui accepte de prendre à la lettre « [...] ‘‘ le simple fait d’avoir des expériences (visuelles, par exemple). Tiercelin, 2002, p. lOi Tiercelin, 2002, p. 101 »134 Le 52 réalisme naturel n’est pas constitué par un retour au réalisme nai)Ç mais par le constat de l’effet désastreux de l’idée moderne d’une « interface entre nos facultés cognitives et le monde extérieur — ou, pour le dire autrement, l’idée que nos facultés cognitives ne peuvent pas atteindre complètement les objets eux mêmes. »135 Cette position est amenée chez Putnam comme une critique de l’alternative vérificationniste de Dummett et/ou de ses protagonistes déflationnistes. Et cette critique se base sur une réinterprétation de l’aphorisme wittgensteinien selon lequel «la signification c’est l’usage» (meaning is use). Mais avant d’arriver au réalisme naturel, il importe de faire un détour par la critique que Putnam fait du fonctionnalisme. Nous croyons que les bases de cette critique sont déjà établies dans RTH, bien qu’elle fasse plus particulièrement l’objet de RR, de telle manière qu’une analyse de son quatrième chapitre sera suffisante pour nous mettre en contexte. 4.2. Le problème du fonctionnalisme Dans le quatrième chapitre de RTH, Putnam rappelle à son lecteur qu’il fut jadis un des plus grands défenseurs du fonctionnalisme en philosophie de l’esprit. Toutefois, dit-il, il reconnaît maintenant une difficulté profonde dans cette interprétation naturaliste de l’esprit/cerveaux. L’importance qu’accorde Putnam aux questions liées à la nature des états mentaux a trait à la question de la correspondance de nos concepts avec le monde. En règle générale, la philosophie de l’esprit du 20e siècle a été profondément influencée par les théories mentalistes. La philosophie contemporaine de l’esprit endosse pratiquement par habitude la théorie de l’identité des événements psychologiques aux événements physiques qui se produisent dans le cerveau, préservant ainsi l’idée spinoziste selon laquelle : « 135 DL, [...J l’évènement qui constitue ma sensation d’une douleur à un p. 453, cit. traduite dans Tiercelin, 2002, p. 103 53 moment donné est certain état [...J identique au fait que mon cerveau se trouve dans un 136 [...] en cette même occasion. » Le fonctionnalisme est une variante qui comprend le cerveau selon le modèle de l’ordinateur. Selon l’hypothèse fonctionnaliste, les états mentaux seraient analogues en quelque sorte à des programmes informatiques. Comme un ordinateur possède des propriétés physiques (hardware) et des propriétés fonctionnelles (software), le cerveau aurait des propriétés fonctionnelles, lesquels pourraient exister peu importe la « quincaillerie » qui les sous-tend. Le fonctionnalisme a l’avantage d’être une conception non-chauviniste de l’esprit/cerveau: nous pourrions être constitués de fer plutôt que de chair et avoir les mêmes propriétés fonctionnelles. Toutefois, bien qu’il semble facile pour le fonctionnaliste de traiter d’états psychologiques purs tels les émotions (jalousie, colère), lesquels semblent facilement identifiables à des propriétés fonctionnelles du cerveau, « [..] lorsqu’on parle d’états qualitatifs, une nuance de bleu, par exemple, alors cette identification est peu plausible. »137 À ce sujet, Putnam propose d’imaginer un individu qui a le spectre inversé. Lorsque nous voyons du rouge, il voit du bleu, et lorsque nous voyons du bleu il voit du rouge. Cet individu a néanmoins appris à nommer bleu ce qui est rouge, de telle manière que nous ne pouvons pas remarquer sa faute. Disons que cet individu n’avait pas le spectre inversé au début de sa vie, que c’est une chose qui lui est arrivé récemment. L’individu s’est rendu compte de son sort au moment même où il s’est aperçu que son chandail bleu était devenu rouge, de telle sorte que nous serions portés à dire que « ...j des « câbles» ont dû « se croiser» dans le cerveau. »138 L’état physique qui jouait le rôle de signaler du bleu signale maintenant du rouge, et l’inverse. Selon cette explication, l’état physique qui a le rôle fonctionnel de signaler la présence de bleu, de rouge, etc., 136 RTH, RTH, ‘s” RTI-I, 137 p. 91 p. 93 p. 94 54 pour chaque individu serait le premier à entrer en fonction lorsqu’il rencontre pour la première fois dans sa vie une dite couleur. Cependant, selon la théorie « fonctionnaliste» courante: Une sensation est une sensation de bleu (c’est à dire qu’elle possède le caractère qualitatif que je décris de la sorte en ce moment) seulement si le rôle de cette sensation (ou l’événement physique correspondant dans le cerveau) est de signaler la présence de bleu objectif dans l’environnement ». Cette théorie rend compte de l’expression «sensation de bleu », mais pas du sens quai itatif qui nous intéresse. Si le rôle fonctionnel était identique au caractère qualitatif alors on ne pourrait pas dire que la qualité de la sensation a changé. [...J Voici donc un cas où la qualité semble ne pas être un état fonctionnel.’39 Généralement, le fonctionnaliste dirait que pour des cas comme les qualités, c’est l’ancienne version de la théorie de l’identité qui est la bonne, la théorie selon laquelle les qualia sont identiques à des propriétés physiques du cerveau. Bien que Putnam ne soit pas contre la théorie de l’identité, il reconnaît toutefois que « ...j s’il y a corrélation, au sens épistémologique, alors on ne peut 140 Pour comprendre cela on peut pas savoir de quelle corrélation il s’agit. » reprendre la vieille expérience de pensée du cerveau aux hémisphères dissociés. Selon les théories contemporaines, le cerveau possède un langage interne que les philosophes appellent le «mentalais.» Dans la version fonctionnaliste, ce langage est analogue aux langages informatiques utilisés pour programmer les ordinateurs: Lorsque quelqu’un à une sensation, un «jugement» émis ; le cerveau « imprime» quelque chose comme « Du rouge a été présenté à 12 heures. » Donc, la qualité de la sensation, appelons-la Q, correspond entre autres choses à un enregistrement en mentaÏais. Il y a aussi des inputs au centre de traitement verbal, à savoir le centre qui est relié à la boîte qui commande la voix, ce qui explique que le cerveau soit capable de rapporter, dans le langage public, «ii y a du rouge devant moi.» Il se peut que le jugement en mentalais soit transmis d’un endroit à un autre avant qu’il y ait un input au centre de la parole. Des évènements ont aussi lieu dans le cortex visuel [...] etje suppose qu’ils se trouvent sur le chemin qui conduit à I’ «enregistrement en mentalais » et aux processus verbaux. Ces «enregistrements », «inputs» et autres évènement peuvent se produire dans différents lobes du cerveau: si l’on sectionne le corps calleux, l’hémisphère droit du sujet (l’hémisphère qui ne possède pas le langage) continue de voir la couleur rouge (c’est-à-dire que le sujet répondra affirmativement à une question écrite) ; mais, si on lui demande de dire de quelle couleur est le carton qu’on lui montre, 139 ‘° RTU, p. 95 RTH, p. 95 55 il répondra «je ne le vois pas.» Enfin, à un moment donné il y a aussi formation de traces mnésiques (que l’on pourrait subdiviser en une mémoire à court terme et une mémoire â long terme). II est presque certain qu’il ne s’agit pas d’un processus causal linéaire; il y a probablement des branchements et des points de rencontre: c’est un réseau causal)4’ La psychologie divise généralement les évènements mentaux en étapes discontinues. Or, s’il existe une relation entre les états physiques du cerveau et les états psychologiques, la corrélation ne peut pas être individuée, parce qu’il n’y a pas un état physique unique pour chaque état psychologique, ce que voudrait démontrer le réaliste métaphysique. En réalité, lorsque l’on fait l’expérience d’un état physique lié à un état psychologique, on se retrouve plutôt avec une disjonction du type « lorsque j’ai une sensation x de rouge, mon cerveau est soit dans l’état PI, soit dans l’état P2. » Ce que veut le réaliste métaphysique, c’est que l’on dise que x est corrélé soit à PI, soit à P2. Il ne peut pas y avoir de flou. Certains ont défendu l’idée que l’on pouvait continuer de soutenir une relation dans la mesure ou l’on réinterpréterait nos données de la manière suivante : «avoir la sensation de rouge» = «soit Pi, soit P2 », de la même manière que l’on fait en physique quantique. Évidemment, si l’on adopte une position conventionnaliste par rapport à la théorie de l’identité, cela ne pose pas de problème, parce que de ce point de vue (qui était celui de Carnap) « [...] tout discours sur les objets physiques est un discours très indirect sur les sensations. » 142 Mais ce n’est pas ce que désire faire le réaliste métaphysique, pour qui rien n’est affaire de convention, mais essentiellement de correspondance avec un état de fait indépendant de nos propres conceptualisations. Lorsque nous divisons le cerveau d’un patient en deux et que nous lui montrons un carton rouge, il est plausible que ce dernier nie avoir une sensation de rouge. Cela semble réfuter la théorie de l’identité. Par contre, une fois que l’individu aura le cerveau recousu, il pourra répondre avoir le souvenir d’une sensation de rouge. Nous avons donc un autre problème lié au fait que la psychologie se fie généralement aux comptes rendus verbaux. Ces derniers doivent cependant, pour 141 142 RTH, p. 100 RTH, p. 104 56 être crédibles, provenir de patients qui sont dans un état normal pour être pertinents à la recherche. Ainsi, on pourrait dire que notre pauvre patient n’était pas dans un état normal lorsqu’il avait le cerveau sectionné, qu’il aurait donc simplement rationalisé la situation, ce qui est un phénomène dont on fait régulièrement l’expérience dans ce type de recherches. Peut-être pourrions-nous régler le problème en localisant la conscience. Pourtant, les scientifiques et les philosophes s’obstinent couramment à propos de la localisation de la conscience et on ne sait toujours pas qui a raison à ce sujet. «Le problème est qu’il existe observationnellement indiscernables. » des 143 théories de l’identité qui sont On peut imaginer des théories farfelues du type de celle qui dit que des qualia’44 auraient lieu dans les pierres. Cela ne changerait en aucun sens nos données. La même chose est possible du point de vue du fonctionnalisme, pour une théorie selon laquelle les états pourraient être conscients. Mais pour que l’on puisse trancher entre ces différentes théories, on aurait encore besoin d’une théorie magique de la référence, ce qui est inadmissible d’un point de vue internaliste. Par conséquent, Putnam suggère de s’en tenir à 1 ‘évidence qui incite nos jugements humains et d’en reconnaître les limites en recourant à une attitude pragmatique vis-à-vis de telles interrogations Le point de vue que je préconise par rapport à tous ces cas est qu’il n’y a rien de caché derrière eux; aucun fait nouménal ne correspond au fait que les entités soient conscientes. Il n’y a que des faits empiriques; les pierres et les nations sont très différentes des individus, les robots de divers types sont à mi-chemin entre les deux et ainsi de suite. Les pierres et les nations ne sont pas conscientes; cela nous renseigne sur notre conception réelle de la conscience. [...J Notre monde est humain, ce qui est conscient et ce qui ne l’est pas, ce qui a des sensations et ce qui n’en a pas, ce qui est qualitativement semblable et ce qui ne l’est pas, dépend, en dernière analyse, de nos jugements humains sur ce que sont la ressemblance et la différence)45 Enfm, si Putnam ne semble pas tout à fait convaincu de sa critique en 19$l 143 RTI-l, p. 104 « Quale» est le nom attribué par certains philosophes pour un état mental qualitatif Au pluriel, nous avons « des qualia.» n RIT-l, p. 117 144 57 Aujourd’hui encore je pense que cette théorie est juste, ou du moins je pense que c’est la bonne description naturaliste du rapport entre le physique et le mental. Il y a d’autres descriptions, «mentalistes », de ce rapport qui sont justes aussi, mais qui ne sont pas réductible à la vision du monde que nous appelons la «nature» (en fait, les notions de «rationalité », de «vérité)> et de « reférence » [je souligneJ font partie de cette version « mentaliste »)146 C’est cette idée, qui est déjà présente dans l’analyse du fonctionnalisme de RTH, « qu’il n y a rien de caché derrière »t47 que reprend Putnam dans ses Dewey Lectures de 1994. Si l’on reprend, par exemple, la dichotomie traditionnelle entre qualités premières et qualités secondaires selon laquelle les qualités premières exprimeraient ce que les choses sont en elle-mêmes, alors que les qualités secondes exprimeraient la manière dont elles sont perçues, on sera porté à penser que, puisque l’apparence de la table semble changer relativement à son éclairage, cette dernière n’aurait pas une couleur en soi mais bien une disposition à produire certains sense data sous certahies conditions. Si les choses étaient telles, qu’observerions-nous sous des conditions épistémiques idéales ? La table auraitelle une couleur bien défmie ? Comme le fait remarquer Putnam, toutes les couleurs ont un nombre d’aspects différents.’48 On pourrait dire que cela n’exclut pas que la propriété de la table ne soit en fait qu’un potentiel à avoir ces différentes apparences et on pourrait même ajouter que 1’ « aspect qualitatif» en lui-même est certainement une «propriété relationnelle. » Cependant, cela reviendrait à expliquer « scientifiquement» ce qu’est la couleur, mais pas à dire comment la couleur permet de produire certains sense data. Selon Putnam, les propriétés primaires ne sont pas des choses que nous avons découvertes mais des idéalisations abstraites. Dans les faits, le degré de précision d’une mesure peut varier dans différents contextes. Par exemple, lorsque j’achète une livre de boeuf chez le boucher, je ne lui demande pas d’être 146 RTH p. 93 ‘47RTH,p. 117 148 DL, p. 486 58 aussi précis qu’un scientifique voudra l’être lors d’une expérience en laboratoire, et même le scientifique n’est jamais aussi précis qu’il le désirerait. Conséquemment, Il n’y a rien de secondaire concernant les attributs de nos expériences. Cela dit, l’abandon de la théorie de l’identité semble nous forcer à admettre une forme de dualisme, mais, pour sortir de ce dilemme, il suffit d’admettre que la perception n’est pas une activité passive The way out of the dilemma I would like to propose requires an appreciation of how sensory experiences are flot passive affections of an object called a « mmd» but (for the most part) experiences of aspects ofthe world by living being. Mmd talk is not talk about immaterial part of us but rather a way of describing the exercise of a certain ability we possess, ability that supervenes upon the activities of our brains and upon various transactions with the environment but that do not have to be reductively explained using the vocabulary of physics and biology, or even the vocabulary of computer science. The metaphysical realignment I propose involves acquiescence in plurality of conceptual resources, of different and not mutually reducible vocabularies (an acquiescence that is inevitabte in practice, whatever our monist fantasies) coupled with a retum flot to dualism but to the “natural realism ofthe common man.” 149 “ DL, 483 p. 5. Réalisme ou anti-réalisme ? Wiftgenstein, Dummett et Putnam Le réalisme traditionnel est confronté à deux problèmes majeurs. D’abord il comprend la signification avec une certaine naïveté. Selon sa conception, le mot «or» serait une sorte de synonyme de «élément avec le numéro atomique 79.» Ensuite, le réalisme métaphysique défend l’idée que le monde serait dejà classé d’avance, que nous n’avons pas à intervenir dans sa description. Ces deux thèses sont fortement liées, car concevoir la signification comme étant une sorte de copie de « la référence» c’est aussi dire que la référence est donnée, une fois pour toute, indépendamment des choix conceptuels qui constituent l’histoire des différents langages. Néanmoins, l’idée d’un monde classé d’avance, au sens réaliste, renvoie certainement à un concept flou. Il semble donc qu’il y ait plutôt une sorte de relativité conceptuelle, que dans une salle où il n’y aurait qu’une table et un calepin, je puisse dire à mon compagnon qu’il a tort de dire qu’il n’y a que deux objets dans cette salle, alors que lui et moi y sommes aussi présents (il y aurait alors quatre objets dans la salle). 150 Pour pallier à ce problème, certains philosophes ont proposé d’utiliser la notion métaphysique de sommes méréologiques. Par exemple, «Husserl pensait que seuls certains touts «organiques » sont de réels objets. »151 [...J Le critère habituel pour identifier les sommes méréologiques consistait à dire que les parties d’un objet devaient le suivre lorsqu’il était déplacé, « [...] mais si un chewing gum est collé sur une table, la somme du chewing-gum et de la table remplit aussi ce critère, et, en outre, certaines lampes ne restent pas ensemble quand on les déplace (l’abat-jour tombe). »152 Le problème est qu’une telle notion semble trop subjective. D’autres ont proposé: «Ou bien vous devriez considérer que seules les particules élémentaires sont des objets ou bien, vous devriez admettre des ‘° Cf RR p. 179 et suivantes RR,p. 183 ‘52RR,pp. 183-J$4 60 sommes méréologiques quelconques. »153 Par contre, cette idée néglige par exemple le fait que la seule manière de mesurer des quanta consiste à en mesurer les états quaÏitatfs. Une mesure quantitative, en ce sens du réalisme métaphysique en est donc impossible. Cela dit, on pourra remarquer que les problèmes du réalisme liés à la conception sont interprétés de manière similaire Imaginer le cerf, pense-t-on habituellement, c’est former une image mentale, censée jouer exactement le même rôle que celui que jouaient les impressions conçues comme interface, dans l’analyse traditionnelle de la perception. On la conçoit comme étant entièrement interne à l’esprit, domaine, où, naturellement, il n’y a pas de cerf, et comme étant an connexion, causalement ou mystérieusement, avec le cerf et la prairie « qui sont là au-dehors.’54 Selon la théorie moderne de la perception, 1’ «image mentale » du cerfjoue donc le rôle d’une interface. Néanmoins, on prétend qu’elle entretient une liaison par on ne sait quel moyen à un véritable cerf L’épistémologie moderne interprète la conception de la même manière que la perception. Selon cette interprétation, nos concepts jouent aussi le rôle d’une interface entre nos perceptions et le monde, et cela est tout aussi vrai des conceptions idéalistes que des conceptions matérialistes, considérant que la version matérialiste a simplement retenu cette idée d’une interface pour la réinterpréter comme quelque chose qui se passe dans le cerveau. C’est ce que l’on entend lorsque nous parlons de «représentations mentales» en « sciences cognitives. » 155 Putnam suggère que Wittgenstein cherche à montrer la même chose par son exemple du canard-lapin. Tiercelin explicite bien ce passage [...] le dessin n’est pas lui-même, un dessin de canard ou de lapin ; il peut être vu des deux façons. Il est pourtant très difficile de former une « image mentale» qui soit ambigu comme l’est te dessin. Ce que Wittgenstein voulait en partie montrer par cet exemple, selon Putnam, c’est que les images mentales que nous pouvons former lorsque 153 ‘‘ RR, p. 184 Tiercetin, 2002, pp. 103-104 Cf. DL, p. 490 61 nous pensons à, ou nous souvenons de quelque chose, ne ressemblent pas du tout à des images physiques. »156 Aussi, le philosophe prétend que Wittgenstein a dit une chose similaire à propos du rôle des mots et des phrases dans la pensée. Il faut admettre que les mots et les phrases n’ont pas de signification intrinsèque. Des mots comme «la neige est blanche» aurait bien pu signifier «le carburateur est gelé» si l’histoire du français avait été différente. Néanmoins: When we know and use a language weIl, when it becomes the vehicle of our own thinking and flot something we have to translate mentally into some more familiar language, we do flot, pace Richard Rorty, experience its words and sentences as “marks and noises” into which a significance has to be read. When we hear a sentence in a language we understand, we do flot associate a sense with a sign-design; we perceive the sense in the sign-design. Sentences that I think, and even sentences that I hear or read, simply do refer to whatever they are about; flot because the “marks and noises” that I see and hear (or hear “in my head”, in the case of my own thoughts) intrinsically have the meanings they have, but because the sentence in use is flot just a bunch of “marks and noises. Cette nouvelle manière de lire les travaux de Wittgenstein va directement contre la polarisation que faisait Dummett du débat. Pour Dummett, soit que 1) les mots et les phrases signifient en vertu de leurs procédures de vérification, soit que 2) nous sommes obligés de postuler une sorte de correspondance magique entre nos mots et le monde. Il apparaît cependant possible d’envisager une autre alternative. Il est clair qu’une grande partie des attaques de Wittgenstein, dans sa méditation à propos de «suivre une règle» vise le platonisme, mais cela n’entraîne pas de soi une sorte de vérificationnisme. Je peux comprendre une phrase qui dit que « Eisenhower a reçu un représentant allemand pour mettre fm à la guerre en Europe en 1945. » et cela n’implique pas que j’aie nécessairement les moyens de la vérifier. Dans des notes, Wittgenstein parle de son frère qui est à New York et dit qu’il ne ferait aucun sens de dire seulement qu’il pense qu ‘il pense à son frère qui est à New York. En réalité, il pense «directement» à son frère, et cela est 156 Tiercelin, 2002, p. 104 DL, p. 491 62 possible à cause d’une série de techniques d’usages qui n’ont rien à voir avec les «règles du langage » qu’ont voulu identifier les vérificationnistes: But Wittgenstein wrote that « when we say, and mean, that such-and-such is the case, we and our meaning do flot stop anywhere short of the fact; but we mean this-is-so.” I think that this is a central element in Wiftgenstein’s thought ftom Tratacus on. [...J The fact remains that our power of imagining, remembering, expecting what is flot the case here and now is a part of our nature.’58 — — Et bien que l’on veuille reprocher à cette approche d’être non scientifique, elle ne prétend pas être scientifique. Toutefois, elle n’est pas antiscientifique pour autant, et cela d’autant plus qu’elle réussit à éviter un discours pseudo-scientifique, qui risquerait davantage de brouiller les pistes que de les éclairer: «Nothing in the successes of serious psychology of linguistics endows that view with content. Instead, such talk frequently lowers the level of philosophical discussion to that ofpopular « scientific » journalism. Dummett attribue au »159 réalisme la reconnaissance d’un caractère transcendant à la vérité. Par conséquent, il a défendu la ligne dure du vérificationnisme jusqu’à remettre en question les règles de la logique classique (bivalence). La critique de Dummett est basée sur les travaux d’Alfred Tarski, dont il a cru, comme beaucoup d’autres philosophes, qu’elle consistait en une formalisation de la théorie correspondantiste classique de la vérité. Tarski stipulait que tout ce que nous voulons dire lorsque nous affirmons qu’un énoncé est vrai c’est que « P » est vrai P est vrai (dans le métalangage de la théorie que nous employons pour produire l’affirmation P) de telle manière que «La neige est blanche» est vrai, si et seulement si la neige est blanche. L’objection principale de Dummett à cette théorie consiste à dire qu’il s’agit là d’une formalisation de la relation de correspondance visée par la théorie classique de la vérité, mais pas d’une explication de la vérité. Au fond, cela ne nous aide pas à comprendre ce que comprendre veut dire. Selon Dummett, ma compréhension 158 DL, p. 493 DL, p. 494 63 d’un énoncé P quelconque consiste dans mon habilité à reconnaître qu’il est vérifié. Ainsi, prétend Dummett, comprendre la vérité de P revient à savoir ce que serait pour P d’être vérifié, et cette propriété, « être vérifié », est une propriété que ni P, ni sa négation ne possède. Selon Dummett, nous n’avons pas besoin d’un tel concept que la « vérité classique », et de ce fait, des notions de la logique classique telle que la bivalence. En fait, la vérité classique est une abstraction métaphysique inutile.’60 Plutôt, II faut remplacer la notion de vérification concluante, impliquée par la logique classique par une notion de degré de confirmation. Bien que plusieurs philosophes aient suivi Dummett en ce sens, ces derniers ont généralement rejeté la thèse de Dummett contre la logique bivalente en disant qu’accepter une telle chose que le vérificationnisme n’impliquait pas nécessairement le rejet de la loi du tiers exclu. Pour les déflationnistes par exemple, on peut interpréter la « vérité» comme un simple pratique linguistique, sans implications existentielles. Pour certain de ces philosophes, la vérité serait une convention linguistique (Carnap, Ayer), pour d’autres (Quine, par exemple) une telle formule est simplement «centrale» à nos raisonnements. Toutefois, ce dernier cas devrait être écarté parce qu’on pourrait se demander si cette centralité dépend d’une croyance en quelque chose comme une norme, et: if uttering a sentence [...Jis just following a community-wide practice of assigning it a degree of assertability “as ftinction of observable circumstances,” how do we 50 much as make sense of the idea of afact ofthe matter as to the rightness of statements that are neither confirmed nor disconflrmed by those observable circumstances?’6’ [..] Ainsi, lorsque nous structurons le débat à la manière de Dummett et les déflationnistes, nous sommes contraints de choisir entre l’anti-réalisme dummettien ou le déflationnisme. Cependant, l’alternative proposée au réalisme semble peu satisfaisante, et c’est ce qui explique le fait que plusieurs philosophes se réclament encore du réalisme métaphysique. Le réaliste demande que l’on puisse trancher sur la vérité (au sens classique du terme) de P, alors que, lorsque 160 161 Cf. DL, pp. 496-497 DL, p. 49$ 64 le déflationniste propose sa réinterprétation de la vérité, il le fait seulement pour sauvegarder une pratique grammaticale. De cette manière, il est incapable de rendre compte de la réalité des événements passés, et doit se contenter de conserver les énoncés du type «c’est arrivé» ou «n’est pas arrivé» comme des manières de parler. Conséquemment, le déflationniste n’est pas capable de rendre justice au sens dans lequel une des phrases disjointes peut être vraie et, ni Dummett, ni le déflationnisme ne réussissent à rendre compte du sens ordinaire dans lequel certaines phrases à propos du passé sont substantiellement vraies. En réalité, la seule différence entre le réalisme métaphysique et le réalisme naturel que Putnam attribue à Wittgenstein est ce qui amène le réaliste métaphysique à dire que cela est vrai de manière totalement infaillible. Une des réponses au platonisme que fait Wittgenstein consiste à dire : «Really the only thing wrong with what you say is the expression “in a queer way.” The rest is ail right; and the sentence only seems queer when one imagines a different language game for it from the one in which we actually use it. » 162 Ce ne serait donc que le fait de dire que la vérité soit une «propriété substantielle » qui serait problématique dans l’interprétation réaliste métaphysique de la vérité, car c’est tout ce qui lui donne un aspect magique. Le problème de la position vérificatioimiste, c’est qu’elle nous mène vers un anti-réalisme qui nous conduit au sentiment de la perte du inonde. Mais il existe une autre solution: L’autre solution correcte que celle qui consiste à penser à la vérité comme une «propriété substantielle» à la réaliste métaphysique, n’est pas de penser que nos énoncés sont de simples marques ou bruits que notre communauté nous a appris à associer à leurs conditions de vérifications concluantes (comme dans la version dummettienne de 1’ «anti-réalisme global »), ou à associer à un «comportement de paris» (betting behcwior)d’une manière qui soit « une fonction des circonstances observables» (comme dans la version de Horwich). L’autre solution correcte, c’est de reconnaître que les énoncés empiriques font déjà certains postulats sur le monde toutes sortes de postulats très différents sur le monde qu’ils contiennent ou non les mots « est vrai ». Ce qui est erroné dans le déflationnisme, c’est qu’il ne peut à proprement parler pas intégrer le truisme selon lequel certains postulats sur le monde sont (pas simplement assertables — — 162 Wittgenstein cite par Putnam, dans DL, p. 500 65 mais) vrais. Ce qui est juste dans le déflationnisme, c’est que si j’asserte que « il est vrai que p », alors j’asserte la même chose que si j’asserte simplement p. la confiance qui est la nôtre, lorsque nous faisons des énoncés sur le passé, que nous disons quelque chose dont le caractère juste ou erroné dépend de la manière dont les choses étaient alors (Lorsque nous soutenons, par exemple qu’ « il est vrai que Lizzie Borden a tué ses parents à la hache »), n’est pas quelque chose qui nécessite l’idée métaphysique qu’il y a une (<propriété substantielle» dont l’existence sous-tend la possibilité même de notre utilisation du mot « vrai »163 On peut voir l’invention d’appareils, tels que le microscope, comme une manière d’étendre notre pouvoir d’observation, mais l’utilisation du langage peut aussi en être une. Si je ne peux pas comprendre un discours à propos de trop petites pour être vues », « choses un microscope sera pour moi au mieux un jouet. Ce que j’y verrai ne représentera rien pour moi. Or la dépendance ne va pas dans les deux sens. L’énoncé «trop petit pour être vue à regard nu» ne nécessite pas que l’on invente un appareil comme le microscope, pour être compris. Ce qui est erroné avec le vérificatioimisme est qu’il prétend que la signification dépend de sa méthode de vérification, ce qui implique que la signification d’une phrase telle que «des choses trop petites pour être vue à regard nu» changerait de signification avec l’invention, par exemple, du microscope. Par contre, il faut faire ici attention de ne pas rejeter ce qui est bon dans le vérificationnisme lorsque l’on désire rejeter ce qui ne l’est pas. Ce qui est vrai avec le vérificationnisme est que le discours scientifique dépend en bonne partie d’une connaissance qui à trait à l’usage de ses instruments, et du fait que les scientifiques savent appliquer les méthodes de vérification. Par exemple, chez Démocrite, les «atomes» sont des entités métaphysiques, mais nous pouvons maintenant leur donner un sens, même si Démocrite lui-même ne le pouvait pas. «Thus, scientific instruments and scientific ways of ta&ing are both ways of extending our perceptual and conceptual powers, and those ways are highly interdependent; indeed, they can fuse into a single complex practice. » 164 Selon Putnam, rien dans ce qui vient d’être dit requiert que l’on prétende que notre capacité à concevoir de telles choses que les microbes soit des capacités 163 164 DL, pp. 502-503, li. fr. dans Tiercelin, 2002, pp. 106-107 DL, p. 502 66 indépendantes (free-standing abilities), elles dépendent toutes d’autres habilités scientifiques, institutionnelles, etc., et rien ne nous indique que ces habilités doivent être comprises comme étant réductibles au seul langage. Le vérificationnisme anti-réaliste de Dummett, est une théorie qui vise à enfermer les questions liées à la conception et à la perception dans un langage formel issu des cc sciences cognitives », lequel doit s’incliner devant les arguments qu’il a déjà présentés Même si on prend un énoncé qu’on ne sait pas du tout confirmer (« il n’y a pas d’intelligence extra-terrestre »), Je fait est que les concepts employés sont des concepts qui figurent dans d’autres énoncés plus simples que nous savons comment vérifier. Notre aptitude à comprendre un tel énoncé « invérifiable» n’est pas une aptitude autonome. Comprendre ce qu’est la confirmation sont des aptitudes interchangeables, et c’est là quelque chose que les pragmatistes furent les premiers à voir. Même s’ils formulèrent leurs idées trop simplement. li se peut que la théorie de James ait été fausse, mais il savait parfaitement bien la différence entre vérité et la confirmation, et il ne confondait pas les deux. Ce qu’il croyait, c’est que, puisque nos affirmations tirent leur substance des rôles qu’elles jouent dans notre vie, une analyse de la vérité tirera sa substance de l’analyse conjointe de la manière de parvenir à la vérité. Comme il le dit lui-même: « Si je vous dis comment vous arriverez à la gare, est-ce qu’implicitement je ne vous fais pas connaître ce qu’est cette gare, l’existence et la nature de cet édifice.’65 La position de Putnam est alors que 1) les choses trop petites pour être vues, ne dépendent pas, pour être intelligibles, de théories scientifiques ou bien de l’invention d’instruments tel que le microscope ; 2) L’intelligibilité de ce type de discours n’implique pas le changement de signification du terme petit, etc. parler de cc personnes trop petites pour être vues» c’est faire un usage différent (fictif) du mot «personne» mais pas du mot «petit)>. Ainsi, Dummett se trouve face à un grave problème en refusant d’admettre cela: Fie cannot, after ail, say that we change the meaning of our words whenever a new way of verifying a sentence is accepted. To do so would be to abandon the distinction between changing our beliefs and changing the meaning ofour beliefs —for just about any beliefimplies some new way ofverifying sentence. So Dummett has to show that he can give us a criterion for selecting those methods of verification, which are constitutive of a 166 sentence’s meaning, a challenge that there is no reason to believe can be met. “ 166 POQ, p. 12, traduit par Tiercelin, p. 108 DL, pp. 506-507 67 Cora Diamond a donné un argument en ce sens. Imaginons que nous apprenions à un homme à jouer au jeu suivant: devant des crayons disposés en rangée sur une table, il devra compter à haute voix chacun des crayons un à un jusqu’à ce qu’on lui demande de donner le total. À chaque fois qu’il fait une erreur nous devons crier « Aha ! », et le joueur doit perdre des points. Supposons maintenant que, lors d’un tour de pratique, notre joueur compte deux fois le même crayon. Alors que nous lui demandons de recompter, il obtient un autre résultat erroné. Nous lui disons dans les deux cas qu’il s’est trompé, mais il le nie coup sur coup. Or. pour essayer de lui faire comprendre les règles. nous recomptons plusieurs fois les crayons avec lui en mettant l’accent sur le fait que nous obtenons toujours le même résultat. Néanmoins, notre homme ne comprend pas ce que nous attendons de lui, et se met à agir et parler d’une manière que nous n’arrivons plus à comprendre. Reprenant à ce moment l’exemple de Diamond, Putnam nous demande d’identifier cette nouvelle pratique à un nouveau jeu, disons le jeu C, dans lequel le joueur doit dire, par exemple «j’ai fait une erreur» seulement lorsque cela attire son attention. Lorsque nous faisons une autre partie avec notre homme et que nous lui disons «Aha! », il se met encore à jouer un nouveau jeu, disons le jeu D, dans lequel il accepte de dire «j’ai fait une erreur» à des moments aléatoires durant la partie. Dummett prétendrait que l’homme a changé radicalement de jeu lorsqu’il a passé du jeu C au jeu D, mais selon Diamond, Wittgenstein allait plutôt dans le sens que D est une version évoluée de C. Si l’on prend, par exemple, deux visages qui arborent la même expression faciale. On notera que le fait d’avoir la même expression faciale ne revient pas à avoir la même grandeur de bouche, les mêmes fossettes, etc., c’est plutôt pirtager quelque chose qui émerge d’une série de caractéristiques qui, en elles-mêmes, n’ont pratiquement rien de comparable: «Seeing an expression in the picture face is flot just a matter of seeing the lines 6$ and dot; rather, it is a matter of seeing something in the unes and dots to say that it is a matter ofseeing something besides the unes and dots. — but is flot »167 La question que pose ce genre d’exemples, consiste à ce demander s’il y a quelque chose derrière nos pratiques ou bien rien d’autre que ce que nous disons et faisons, de telle sorte que la nécessité que nous pensons reconnaître ne serait rien de plus qu’une illusion. Selon le Wittgenstein de Dummett, nous ne faisons que changer nos attitudes, varier nos comportements en fonction des ressources linguistiques que nous avons à notre disposition. Selon celui de Diamond, ces changements sont internes à une pratique globale, qui doit être questionnée en bloc. Selon Wittgenstein, dans l’interprétation qu’en donne Diamond, c’est un faux problème qui se pose ici, car les deux côtés rendent compte respectivement d’une partie du problème. Toutefois, la question en est davantage une qui relève de nos «réactions naturelles », de nos manières de voir la figure (sec the face) d’une activité dans une autre. Ce dilemme explicite bien la divergence d’opinions entre Dummett et Putnam. Dummett voulait dire que les règles d’application de l’expression «trop petit pour être vue» changent avec l’invention du microscope, ce qui change aussi la signification de l’expression. Il y a une nouvelle signification dans chaque nouveau contexte. Pour sa part Putnam défend l’idée que: «[...J the sameness ofthe « sense » of small in these case is flot an identity of « rules» nor yet a “description of something else” than the way we use the words in these cases. 16$ Tarski avait bien vu le rapport qu’entretient la vérité avec la compréhension d’une phrase. Tarski a bien vu que: «[...J there is an intimate connection between understanding a sentence and understanding the daim that 167 16$ DL, p. 509 DL, p. 509 69 sentence is true. »169 phrases puissent être Mais il n’avait pas prévu dans sa théorie que certaines ni vraies ni fausses [...J there are many reasons why a sentence may fail to have a truth value: for example, the vagueness ofsome terms (‘The number oftrees in Canada is even’), or the failure of the world to behave the way it should if the terrns it employs are to work (for example, many sentences about the simultaneity of events were discovered to Iack a truth value when relativity theory appeared on the scene; this is quite different ftom ordinary vagueness, ofthe kind that requfres only “linguistic intuition” to perceive).’7° Tarski aurait ignoré ou nié l’usage clairement prédicatif du mot “vrai”, alors que Wittgenstein n’a pas négligé cet aspect. Dans les Investigations philosophiques, il rappelle qu’une conception de la vérité comme « ce qui ferait qu’un énoncé serait doué de signification », laquelle comprend la signification comme étant tributaire de l’enrégimentement de nos énoncés dans le langage de la logique formelle, est une mauvaise interprétation, notamment parce que la signification de nos énoncés est en partie constituée par les règles d’un langage (anglais, etc.) et par l’usage du signe dans un jeu de langage, et que. conséquemment, les mots «vrai» et « faux» détiennent leur signification de la même manière. Au contraire de Dummett, qui attribuait à Wittgenstein l’idée que les énoncés signifient en tant que phrases, Putnam croit plutôt que Wittgenstein avait une conception holiste de la signification. The notion oftruth and the notion of proposition mesh together like a pair ofgears in a machine; neither is a foundation on which other rests. Our understanding of what truth cornes to, in any particular case [...] is given by our understanding of the proposition, and that is dependent on our mastery of ‘the language game,” by which Wittgenstein means here “the whole, consisting of language and action into which it is woven.’7’ Pour Wittgenstein, c’est lorsque nous sommes prêts à appliquer la fonction de vérité à un énoncé, dans notre propre pratique linguistique, que nous regardons ce dernier comme étant une véritable phrase. Une suite de sons ou de marques grammaticales ne sont pas des phrases dans le sens de Wittgenstein. La vérité DL, p. 509 170DL,p.511 171 DL, p. 513 169 70 constitue donc une sorte de prédicat «substantiel» en ce sens qu’elle a des implications au niveau de l’interprétation des énoncés grammaticaux, sans toutefois en avoir sur le plan strictement métaphysique. Ainsi, c’est dans les écrits de Wittgenstein que Putnam dit trouver la meilleure manière de rendre justice à l’intuition de James selon quoi, il y a vraiment quelque chose qui transcende nos propres pensées sans que nous puissions toutefois en donner une véritable description en deçà du discours qui est le nôtre, qui est porté par nos propres intérêts. The possibility that 1 see in Wittgenstein’s writings, of doing full justice to the principle that to cail a proposition true is equivalent to asserting the proposition (doing full justice to what I cailed “Tarski’s insight”) without committing the errors ofthe deflationists, is a condition of preserving our common-sense realism while appreciating the enormous difference that cornmon-sense reaiisrn and the elaborate metaphysicai fantasy that is traditional realism the fantasy of imagining that the forrn of ail knowledge daims is fixed once and for ail in advance.’72 — Alors, si l’interprétation que donne Putnam de Wittgenstein est la bonne, et que nous décidons de donner raison à Wittgenstein lui-même, le réalisme naturel aura servi à mettre en évidence qu’indépendamment de cette relativité qui imprègne notre discours, il existe bien un sens du mot « vrai» qui fait la différence entre ce qui est bon ou mauvais dans chacun des discours que nous adoptons. If Wittgenstein was right, how should his reflection affect our view of the concept of truth? On the one hand, to regard an assertion or a thought as true or false is to regard it being right or wrong; on the other and, just what sort of rightness or wrongness is in question varies enormously with the sort ofdiscourse. ‘Statement’, ‘true’, ‘refer’, indeed ail the terms that we use when we think ‘beiief, ‘assertion’, ‘thought’, ‘language’ about logic (or “grammar”) in the wide sense in which Wittgenstein understands that have pluraiity of use and new uses are constantly added as new forms of notion discourse corne to existence. L7 — — Finalement ce réalisme de la « seconde naïveté» est aussi une manière de se rappeler que le visage de la vérité que nous avons appréhendé est aussi celui de la cognition: « ...j what we recognize as the face ofmeaning is, in a number of 172 ‘ DL, p. 514 DL, p. 515 71 fiindamentally important cases, also the face of our cognitive relations to the world so on the face of perceiving, of imagining, of expecting of remembering, and , — — even thought it is also the case that language extends those natural cognitive relation to the world, it also transform them. »174 Ce qui permet à Putnam de conclure ses Dewey Lectures en nous rappelant sa thèse forte à propos de la vérité: «Our joumey has brought us back to the familiar: truth is sornetimes recognition-transcendent because what goes on in the world is sometimes beyond our power to recognize, even when it is flot beyond our powerto conceive. »175 Putnam conclut les Dewey Lectures en rappelant que non seulement sa réflexion aura touché la perception et la compréhension, mais aussi des notions telles que la vérité, la nécessité, ainsi que le débat réalisme/anti-réalisme, lesquelles sont toutes aussi centrales à la philosophie de l’esprit. Au début de la 2O siècle était l’occasion d’une série de conférences, Putnam notait que ta fin du certaine négligence de la part des courants philosophiques plus récents envers ceux qui les ont précédés. Au terme de ces dernières, il dit entrevoir deux causes principales à cette négligence: The flrst ofthose causes is a certain kind ofreductionism that makes it impossible to see that when concepts are interlinked, as perception, undersianding, representation, verflcation, and truth are interlinked, the philosophicai task must be to explore the circie rather than to reduce ail the points on the circle to just one point. The second of these causes is the prevaience of the sort of assumption just mentioned the ail too seductive assumption that we know what the phiiosophical options are, and that they amount in each case to forced choice between a funny metaphysical something standing before our talk (whether it be talk of “truth” or “reference” or “necessity” or “understanding”) and “thought minded” reductionism (verificationism, or defiationism, or antireaiism, or whatever).’76 — Généralement, ces deux causes sont liées et le principal symptôme de leur présence est cette incapacité que nous avons de passer outre le réalisme ‘‘ 176 DL, p. 515 DL, p. 516 DL, pp. 516-517 72 métaphysique sans mettre de côté les concepts dont nous faisons usage couramment dans nos vies. 5.1. Une conception « absolutiste » de la raison On pense généralement que Putnam s’est converti à l’anti-réalisme dans les années 1970, mais peut-être pourrions-nous simplement dire que sa pensée aura subi une certaine évolution au cours des trente et quelques dernières années. Selon ce point de vue, Putnam aurait toujours défendu un réalisme épistémique. Sa pensée aura simplement dû subir quelques remaniements face à différents problèmes mis en évidence par la critique et Ï ‘autocritique. Néanmoins, il aura toujours été question de défendre 1 ‘esprit réaliste. Il est vrai que Putnam développe des thèses aux antipodes du réalisme métaphysique à la fin des années 1970. Ces thèses sont celles de l’indétermination profonde de la référence (supporté par les arguments des cerveattx dans une cuve et le « modet-theoretic argument ») et de la relativité conceptuelle, ou pluralisme des interprétations, qui est la conséquence des arguments précédents. Néanmoins, Putnam continue, à cette époque de soutenir une thèse profondément réaliste: la thèse selon laquelle il doit exister un Grenzbegrff un concept limite de la vérité idéale, qui sous-tend nos pratiques rationnelles. Or, même si d’un premier coup d’oeil il peut sembler que Putnam ait fléchi devant la critique anti-réaliste, il n’en reste pas moins que ce soi-disant «anti-réalisme », Putnam ne cesse de le nommer réalisme lorsqu’il propose le réalisme interne en 1981. Et si Putnam reprend constamment ses thèses, pour mettre l’accent sur certains aspects qui semblent avoir échappé à sa doctrine, à chaque fois qu’il le fait, il ne s’empêche pas néanmoins de caractériser sa position de réaliste, notamment lorsqu’il dit, en 198$, qu’il aurait mieux fait de nommer le réalisme interne de réalisme pragmatiste177, ou lorsqu’il choisit le titre de réalisme à visage humain en 177 Cf RR, p. 187 73 1990178, pour un recueil d’articles sur la défense du réalisme interne (ou réalisme avec un petit r)179 et, enfm, lorsqu’il retouche sa position sur la question de la perception en 1994, ce qui l’amène à la caractériser de réalisme naturel du commun des mortels’80, afin de faire ressortir tout l’aspect spontanément intuitif qui est enjeu dans nos manières d’utiliser le concept de vérité’81. Comme le relève Putnam dans les années 1970, Dummett à beaucoup contribué à clarifier le débat autour de la question du réalisme. Conséquemment, il est plausible que certains aspects du réalisme aient pu être négligés chez Putnam avant ce renouvellement du grand débat réalisme/anti-réalisme dans les années 1970. Le réalisme scientifique de Putnam manquait effectivement de substance dans les années 1960, ce que Putnam note lui-même dans les DL «Before T wrote «Realism and Reason» and «Models and Reality» I did not see either how to defend realism or how there could be any other way of 182 understanding the relation of language to reality. » A défaut de pouvoir prendre au sérieux une conception anti-réaliste, le seul chemin à prendre semblait être celui du réalisme. Sans vouloir aller trop loin dans l’interprétation, il semble que nous puissions comprendre pourquoi le réalisme des années 1960 prenait des aspects quelque peu métaphysiques. À l’époque du réalisme scientifique (ou méthodologique), Putnam ne s’attardait pas spécialement à ce type de questions métaphysiques qu’est celle du réalisme. Le réalisme scientifique est plutôt l’interprétation, donnée après coup, d’écrits qui portaient alors sur des questions plus spécifiques à la philosophie des sciences 178 Cf RI-IF, préface et introduction On retrouve cette caractérisation du “réalisme interne” dans les années 1980, Cf notamment RHF, p. 141 180 Cf. TCC, pp. 3-70 18! Notez que, selon Putnam, nous faisons un usage réaliste de ce concept dans la pratique effective de notre communauté. Essayer d’en faire d’autres usages, c’est se tromper à propos de la nature de la vérité dans notre langage. ‘82TCC,p. 15 179 74 no paper in this collection [il s’agit de PPII is entirely devoted to the topic of realism, for my interest in the last flfteen years lias flot been in beating rny breast about the correctness of realism, but as rather been in dealing with specific questions in the philosophy of science from a specific realist point ofview.’8 Avant les années 1970, la défense du réalisme n’est pas quelque chose de central dans la philosophie de Putnam. Il s’agit plutôt d’une option méthodologique, sans quoi il apparaissait impossible d’expliquer des phénomènes tout aussi évidents que le succès de la science. À l’époque, Putnam ne s’intéresse pas à la question générale de la vérité, sinon, brièvement en 1960, pour tenter d’en donner une formalisation plus pratique que celles amenée par les défenseurs de la vision correspondantiste traditionnelle et ses opposants qui en viennent à rejeter toute forme de correspondance sous prétexte que la simple idée d’une correspondance entre nos mots et le monde serait quelque chose de complètement dénué de signification.’84 Puisque Putnam rejettera cette tentative dans les années 1960, nous ne nous attarderons pas sur ce sujet. Ce qui importe ici est de comprendre que Putnam adoptait alors le réalisme scientifique simplement parce que l’antiréalisme lui semblait amener davantage de problèmes que de solutions aux différents problèmes philosophiques que posait la pratique scientifique. Si Putnam, hésite pour un point de vue anti-réaliste à la Dummett dans «Models and Reality », il n’en revient pas moins à une forme de réalisme en 1981, dans RTH, qui constitue probablement l’ouvrage majeur du corpus putnamien. Comme il le note dans les DL, bien que la solution anti-réaliste de Dummett ouvre la porte à une solution à l’égard des différents problèmes liés à la vérité, notamment en proposant que la compréhension d’une langue consiste dans l’internalisation d’une certaine habilité à assigner des degrés de confirmation à ces énoncés, Putnam n’était pas satisfait de la solution dummetienne: Unlike Dummett’s ‘antirealist’, I did flot suppose that empirical propositions could be unalterably verified or satisfied. And I was bothered from the start by the excessively ‘idealist’ thrust of Dummett’s position, as represented, for example by Dummett’s flirtation with strong antirealism with respect to the past, and I avoided that strong 184 ppi, p. v Cf. PP2, pp. 70-$4 75 antirealism by identifying a speaker’s grasp of the meaning of a statement flot with an ability to teit whether the statement is truc now, or to teli whether it is true under circumstances the speaker can actually bring about, as Dummett does, but with the speaker’s possession of abilities that would enable a sufficiently rational speaker to decide if statement is truc ùi sufficicntly good epistemic circumstances.’85 Cette conception de la vérité, énoncée comme telle dans RHf, est formulée dans RTH comme étant non pas l’acceptabilité garantie comme telle, conception qui implique que nous soyons en possession de l’ensemble des expériences requises pour juger un phénomène, mais d’une idéalisation de l’acceptabilité garantie, ce qui revient plutôt à une sorte d’acceptabilité garantie doublée d’une inférence à la meilleure explication. Une telle formulation implique que nous ayons recours à un principe réaliste, celui d’un critère « absolu» de la rationalité. Tout ce que les arguments anti-réalistes de Putnam doivent nous amener alors à comprendre est le fait que cette «raison absolue» est un concept immanent à nos pratiques, autant linguistiques qu’extralinguistiques. Il n’en reste pas moins que ce concept possède une certaine nécessité qui outrepasse la seule convention. Sans un tel concept, nous tombons dans le relativisme, et le relativisme est auto-réfutant. Les raisons qui nous amènent à défendre quelque forme que ce soit de relativisme sont amenées par les relativistes comme étant elles-même pleinement rationnelles, mais: «Comment pouvons-nous défendre rationnellement le point de vue qui dit que tout est irrationnel ?» La position de Putnam est donc conditionnée par cette dernière remarque. L’anti-réalisme radical nous mènerait au relativisme, mais une telle position étant indéfendable, nous devons reconnaître que toute quête rationnelle présuppose elle-même un critère qui transcende cette pratique. Probablement que le point majeur du réalisme interne consiste à dire que nous ne pouvons pas cependant caractériser ce critère en dehors de nos propres langages, du point de vue de nulle part comme voudrait le faire le réalisme métaphysique. Cette question est centrale au propos des DL. Il y a une limite que nous ne pouvons pas franchir. Nous ne pouvons pas décrire cet « absolu» du point de vue ‘ TCC, pp. 17-18 76 externe. Tout ce que nous pouvons faire, c’est reconnaître sa présence à travers nos pratiques effectives, reconnaître qu’il agit de soi, et ce dès lors que nous jugeons les phénomènes, que se soit à travers nos expériences empiriques (perception) ou nos concepts (conception). Ainsi, ce qui fait de Putnam un réaliste, c’est cette idée qu’il existe quelque chose comme « la rationalité» au sens large, et cela indépendamment de notre capacité à en donner quelque formalisation que ce soit. Ce point est important dans les DL, car ce qu’elles visent à défendre est l’idée que la seule différence qui persiste entre le réalisme métaphysique et le réalisme naturel est cette idée que la vérité serait une propriété «substantielle », car c’est tout ce qui lui donne son aspect magique. Néanmoins, sans un concept réaliste de la vérité nous perdrions le monde.186 186 CE TCC, p. 54 et suivantes 6. Conclusion Nous pourrions donner l’interprétation suivante du parcours putnamien. Partant de L’idée que l’intuition réaliste constitue le seul terrain ferme pour une caractérisation de la vérité. Putnam se sent d’abord justifié d’endosser le point de vue réaliste lorsqu’il traite des diverses questions qui l’intéressent en philosophie des sciences, notamment en physique quantique et en sciences cognitives. Convaincu que l’anti-réalisme barre la route pour une appréciation de la science qui puisse être conforme à sa pratique, Putnam défend le point de vue selon lequel une interprétation anti-réaliste/ou nominaliste serait inapte à rendre compte du progrès de la science sans tomber dans les spéculations métaphysiques, sans faire de ce succès (dont nous faisons l’expérience dans notre vie de tous les jours) un miracle. Avoir recours à une telle notion aléatoire reviendrait à surcharger notre épistémologie d’entités métaphysiques inassignables. Conséquemment, une démarche naturaliste apparaît plus adéquate. Or, ce succès —celui de la science- nécessite que nous puissions référer aux mêmes espèces naturelles que nos ancêtres. Ainsi, nous devons être en mesure de donner la nature de nos concepts de manière à pouvoir rendre compte de cette continuité sans toutefois tomber dans le solipsisme méthodologique, ce qui constitue l’erreur fatidique de la théorie traditionnelle de la signification. C’est là la problématique à laquelle tente de répondre la théorie causale de la référence. Mais au contraire de Kripke, Putnam aura tenté de naturaliser la notion de nécessité métaphysique en ayant recours à l’hypothèse socio-historique de la division du travail linguistique. 78 Mais comment justifier une telle démarche résolument réaliste sans retomber à notre tour dans la métaphysique réaliste ? C’est là la question que doit se poser le réaliste Putnam alors qu’il découvre son fameux < moUd theoretic argument », lequel produit une démonstration convaincante qu’il est possible de montrer, à partir d’une investigation sur les systèmes formels, que la référence est profondément inscrutable. La métaphysique réaliste implique que nous restions agnostiques vis-à-vis de la possibilité que nous soyons des cerveaux dans une cuve. Mais de tels résultats semblent complètement échapper aux modalités de la référence mise à jour dans nos pratiques linguistiques et extra-linguistiques. Le fait est qu’effectivement nous utilisons le langage de la manière décrite dans la théorie causale de la référence. Néanmoins, nous ne pouvons accepter l’idée d’une référence directe de nos signes linguistiques aux objets dans le monde. Ce monde qui semble de prime abord être complètement détaché de nos impressions, apparaît entaché par notre système de valeurs, de telle sorte que nous faisons le monde autant que le monde nous fait. Lorsque nous parlons d’un monde tout fait, indépendamment de nos concepts, nous sommes bernés par notre volonté de tout pouvoir formaliser dans un langage idéal, à la manière de la philosophie du positivisme logique, et cette manière d’envisager les choses transparaît jusque dans son antithèse relativiste. Ce serait plutôt notre manière de regarder le monde qui devrait changer. Plutôt que de voir un monde de faits indépendants d’un univers de projections, qui serait l’univers des jugements de valeurs, nous devrions reconnaître que ce monde que nous visions dans notre langage est ce monde qui nous apparaît tous les jours avec une évidence si soutenue que nous en arrivons même à nous sentir bernés par sa présence. Ce monde n’est pas un réservoir d’objets clairement déterminés à l’avance par on ne sait trop quelle volonté extra-mondaine, c’est un monde qui nous appartient, qui se donne spontanément à nos sens pour être par la suite 79 façonné par nos concepts, c’est un univers constitué par un entremêlement de faits et de valeurs, qui se donne ainsi simplement à nous comme étant le monde pour-nous, avec tout ce que ceLa implique. Après tout: «même si notre objectivité n’est qu’une objectivité humaine, c’est une objectivité amplement suffisante. »187 Pour Putnam alors: imprégné de valeurs et [...] chacune de nos valeurs sont imprégnées des faits [...Ï « fait» (ou vérité) et « rationalité» sont des notions mutuellement dépendantes. [...] [Lia notion de fait (ou d’énoncé vrai) est une idéalisation de la notion d’énoncé qu’il est rationnel de croire. « Rationnellement acceptable» et « vrai» sont des notions qui marchent main dans la main.188 [...] [T]out fait est Ainsi l’idée, qui est simplement négative, d’un monde indépendant de nos jugements de valeurs doit être mise de côté. C’est une idée qui ne tient pas la route vis-à-vis de nos normes d’acceptabilité rationnelles, ce qui revient à être un pur fantasme épistémologique. «Interne» se révèle alors être un mauvais adjectif pour le réalisme de Putnam parce qu’il laisse entendre une division entre monde en soi et monde pour soi, laquelle division devient inopérante dès lors que nous nous rendons compte de la seule chose qui fait de Putnam un réaliste. Son concept de « raison absolue» (ou concept-limite de la rationalité idéale) implique que nous laissions tomber toute forme de monde métaphysiquement extérieur à nos pensées. Il existe bien quelque chose comme un monde à l’extérieur de nos pensées, mais ce monde est spontanément tel qu ‘il se présente à notre intuition, ce qui lui donne son double aspect à la fois tangible et malléable. 187 RTH, p. 187 RTH, p. 223 $0 Ce qu’il importe de préciser est que ce monde ne correspond en rien au monde tout fait qu’ont voulu définir les philosophes réductionnistes. Ce monde est caractérisé par la diversité, ce qui lui confère la propriété de pouvoir être décrit par une multiplicité d’interprétations. Il n’y a pas lieu de faire intervenir l’idée d’une interface entre nos concepts et le monde. Il ne sert à rien de diviser les choses ainsi car c’est cela qui nous amène à produire des interprétations erronées telles que la théorie magique de la reférence ou une conception relativiste du savoir scientifique telle qu’elle se présente notamment dans la théorie kuhnienne de l’incommensurabilité des théories scientifiques. unge ______Urspr _______Intro _______La duction Bibliographie ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, tr. du grec par J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1997 AUSTIN, Joim, Sense and SensibiÏia. London, Oxford University Press, 1962, tr. ft. P. Gauchet, Le langage de la perception, Paris, Armand Collin, 1971 DUMÏvIETT, Michael, Truth and Other Enigmas, London, Duckworth, 197$, tr. fr. (partielle) F. 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