Revue belge de philologie et
d'histoire
Emile Bréhier. La Philosophie de Plotin
Plotin : Ennéades IV
Marie Delcourt
Citer ce document / Cite this document :
 Delcourt Marie. Emile Bréhier. La Philosophie de Plotin; Plotin : Ennéades IV. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome
 7, fasc. 4, 1928. pp. 1517-1520;
 http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1928_num_7_4_6571_t1_1517_0000_2
Document généré le 29/06/2017
                           COMPTES RENDUS                            1517
à la découverte de sept fragments supplémentaires, et
d'intéressantes observations de M. Smyly sont reproduites à propos
du n° 53 (Frais de transport de Ι'άγοραστός σίτος).
    De copieux index, une table des documents publiés et douze
fort belles planches en phototypie terminent le tome I des
papyrus de Lille. Souhaitons que le départ pour l'Egypte de
Monsieur Jouguet, qui depuis un an dirige l'Institut français
d'archéologie orientale du Caire, ne vienne pas mettre un trop
long retard à la publication du restant de la collection qui lui
est confiée, et émettons en particulier l'espoir que bientôt
 nous verrons paraître l'importante série α'έντενξεις de Mag-
dola qu'il prépare depuis longtemps.
                                              Marcel Hombert.
Emile Bréhier. La Philosophie de Plotin. (Bibliothèque de la
 Revue des Cours et Conférences). 1 vol. in-8°, de xix-189 pp.
 Paris, Boivin, 15 f.
Plotin : Ennéades IV; éd.ettr. par E. Bréhier. (Collection des
           Universités de France). 1 vol. in-8° de 235 pp. Paris, Les
           Belles Lettres ; 1927.
           Une partie des travaux de M. Bréhier sur la philosophie de
Plotin a paru dans la Revue des Cours et Conférences en 1922 et
M. Léon Robin a pu en tenir compte dans son ouvrage sur la
Pensée grecque et les Origines de l'esprit scientifique. D'autre part,
la maison Budé donne la quatrième série des Neuvaines, toute
entière consacrée à l'Ame. Signalons-y notamment l'excellente
notice par laquelle M. Bréhier introduit les fameux traités 3, 4,
et 5, sur les Difficultés relatives à l'Ame. Avec un guide de cette
valeur, la promenade ne paraît ni longue, ni fatigante, ni
surtout monotone (x).
            Venons-en à la Philosophie de Plotin, petit livre fait pour être
lu lentement. M. Bréhier s'est efforcé de pénétrer la méthode,
attachant une grande importance au double aspect des hypo-
stases dont le nom désigne et une réalité métaphysique et une
activité spirituelle. L'Un est à la fois le principe de l'union des
êtres et aussi le principe grâce auquel l'Intelligence est créatrice
 d'êtres. L'Intelligence est en même temps le monde et la science
 du monde, celle-ci antérieure au monde qui n'en est que la
réalisation. L'Ame est tout ensemble le point où la vie
spirituel e unique, partie de l'Un, aboutit au sensible et la puissance qui
   (!) Cfr notre Compte rendu des trois premiers volumes, ici-
 même, t. VII, pp. 168-170.
1518                      COMPTES RENDUS
parcourt d'un bout à l'autre la chaîne des réalités et qui
s'assimile à chacune d'elles. Ainsi se dessine le monde dans l'ordre
rationnel. Pour ce qui est de l'irrationnel, nous y reviendrons
tout à l'heure. L'Un a donné naissance à l'Intelligible et
l'Intelligible à l'Ame par la procession, courant dynamique qui va
inépuisablement du centre à la périphérie. Et, de même que la
vie spirituelle, seule réalité véritable, est une, de même chaque
 forme hypostasiee de la réalité se dilate pour adhérer à la forme
immédiatement supérieure, assurant ainsi la continuité du
 monde. Les orphiques et les pythagoriciens s'étaient plu à
montrer comment l'âme déchoit en venant dans le monde sensible
 et Platon, à propos des voyages de l'âme, avait écrit de beaux
 mythes. Pour Plotin, la Voyageuse devient la force qui organise
 toutes choses, l'élan qui associe en un mouvement unique les
 formes de la vie physique et celles de la vie spirituelle.
           Chaque hypostase est à la fois méthode et être. A un terme
  unique correspondent pour nos habitudes de pensée, deux
  définitions. Il n'en est pas ainsi dans la tradition grecque où
  semblable dualisme se retrouve partout : dans l'Intelligence, qui,
 chez Anaxagore, est à la fois pensée et moteur ; dans l'Idée du
  Beau de Platon ; chez Aristote, dans le Dieu pensée de la pensée,
  moteur immobile du monde ; dans la Raison stoïcienne, qui est
 à la fois la loi naturelle et l'être se contemplant lui-même.
 Plotin s'écarte de Platon en affirmant l'immanence de
 l'Intelligible, ce qui exclut toute connaissance au sens moderne du mot
  puisque l'Intelligible en arrive à se confondre avec l'Intelligence.
  Seulement, comme l'être ne peut se penser lui-même qu'après
  avoir pensé tous les autres objets, l'Intelligence se trouve être
  principe d'organisation des objets et par conséquent de
  subordination des genres et des espèces.
        Et icijM.Bréhier se trouve amené à poser la question fameuse :
  Plotin a-t-il connu les philosophes orientaux? à quoi il répond
   affirmativement. L'immanence de l'être universel lui paraît
   « au centre même de la philosophie de Plotin, un élément
   étranger et rebelle au classement », qui s'explique mieux si Plotin a
   connu la spéculation religieuse de l'Inde telle qu'elle s'exprime
   dans les Upanishads.
            Assurément, nous savons que les rapports entre la Grèce et
   l'Inde, noués par Alexandre, sont toujours restés vivants et que
   les gymnosophistes ont pu servir de modèles aux sceptiques.
   Assurément, Porphyre nous apprend que Plotin s'intéressait
    à la philosophie barbare. Assurément, les Upanishads, comme
    Plotin, promettent la paix et le bonheur complets à celui qui,
    ayant reconnu l'identité foncière du moi avec l'être universel,
                          COMPTES RENDUS             '          1519
réalise cette identité grâce à la perfection de sa vie spirituelle et
parvient à vivre l'intériorité réciproque du moi et du monde.
Les rapprochements que M. Bréhier établit entre les deux doc"
trines sont séduisants, utiles à qui veut comprendre l'une et
l'autre. Mais peut-on, pour cela, parler d'une influence directe
des Upanishads sur Plotin ?
     M. Bréhier estime qu'une doctrine où le sujet se confond to-,
talement avec l'objet ne s'explique point par la tradition
philosophique de la Grèce. Dans toute doctrine, il y a quelque chose
qui ne s'explique point par la tradition antérieure et qui est
l'apport personnel du philosophe. Cet apport personnel, M.
Bréhier veut que Plotin, en dernière analyse, en soit redevable aux
philosophes hindous. Mais, lorsqu'on essaie de se rendre compte
de la façon dont les choses ont pu se passer, tout fuit entre
les doigts. Nous sentons des analogies entre Plotin et les
Upanishads pensés l'un et les autres en termes modernes, ou, plus
exactement, entre l'édifice plotinien et l'édifice hindou tels
qu'ils se construisent dans notre tête, au milieu d'une
perspective dont les grandes lignes nous sont imposées, non par Plotin
ni par les Hindous, mais par Spinoza, Hegel ou Schelling ; ces
analogies, il faudrait que Plotin les eût perçues entre ses
aspirations et quelques fragments de philosophes asiatiques, plus ou
moins fidèlement transmis, plus ou moins pénétrables à une
intelligence grecque (x). Dire que « Plotin est le premier
auteur, en Occident, d'une métaphysique irrationaliste », n'est-ce-
pas élargir l'hiatus entre platonisme et néo-platonisme? Car,
après tout, Damascius est le premier à reconnaître une place
 à l'irrationnel comme tel, et Plotin y achemine plutôt qu'il n'y
 mène. Quand Platon fait du Bien une réalité transcendante à
l'Intelligence^'invite-t-il pas l'Intelligence à faire un effort
   (*) Certains objectent à l'hypothèse des influences orientales
que les doctrines du salut et du médiateur n'ont pour Plotin
ni valeur ni sens. M. Bréhier a parfaitement raison de récuser
cet argument qui ne prouve rien. Mais il en donne un autre qui
nous paraît se retouner contre sa thèse. Plotin connaissait bien
l'Egypte où il vécut des années. Dans un passage très important,
il fait des hiéroglyphes un symbole de l'adéquation immédiate
entre le sujet et l'objet. Preuve assurément que Porphyre dit
vrai lorsqu'il parle de l'intérêt passionné que Plotin éprouvait
 pour la sagesse des barbares. Mais, si l'Egypte est citée, si l'on
 découvre au premier regard des allusions au choses de l'Ëgyp-
 te, comment expliquer qu'une influence hindoue n'aurait laissé
 aucune trace dans un texte si sommairement rédigé?
1520                     COMPTES RENDUS
suprême pour se dépasser elle-même et s'égaler au Bien? Cette
transcendance, Philon l'interprète dans un sens juif et l'Un
platonicien, mesure de toutes choses, rejoint chez lui la notion
d'un Dieu personnel. Chez Plotin, l'Un se trouve chargé de
satisfaire et d'apaiser l'âme par une contemplation que rendent
possible nos purifications, nos vertus, notre ordre intérieur et
qui, devenue parfaite, rend le sujet identique à l'objet. Nous
voici bien loin de la connaissance scientifique dont Platon a
décrit la méthode. M. Bréhier a raison de dire que dans une
semblable indistinction toute vie intellectuelle devient impossible
et que l'Un n'est plus, pour nous, que le pur irrationnel. Mais
 Plotin n'a jamais voulu admettre que communion nie
 connaissance et il se refuse pareillement à reconnaître cette irration-
 nalité. N'a-t-il pas posé en principe que le propre de la vie
 spirituelle c'est la dilatation des activités, chacune tendant vers
l'activité immédiatement supérieure ? Tout en pensant le
 multiple, l'Ame et l'Intelligence aspirent à communier avec l'Un:
 tendance rarement réalisée puisque le poids du corps enchaîne
 les puissances spirituelles et rend l'extase exceptionnelle. Dans
  l'intellectualisme plotinien, l'irrationnel entre à la dérobée et
 n'ose point s'installer.
      Certes, partir de la transcendance platonicienne pour aboutir
 à affirmer l'immanence de l'Ame dans l'Un, c'est faire faire à la
 philosophie grecque une étape assez surprenante. M. Bréhier
 veut que Plotin ait pris pour guides les philosophes hindous.
 Mais lorsqu'on relit Plotin,, sous la direction de M. Bréhier
 éditeur des Ennéades, on trouve difficilement une place pour des
 influences étrangères : tout se tient. C'est un tissu serré dont les
  commentaires de Plotin sont la trame sur une chaîne faite des
 textes des vieux maîtres grecs. L'étoffe tombe en morceaux
  inégaux ; nombreux sont les endroits où l'on voit encore les coups
  de la navette. Mais nulle déchirure qui décèle des fils d'une autre
  origine, nuls raccords, nuL ravaudage. Autant l'opinion des
 influences hindoues est séduisante lorsqu'on considère les deux
  philosophies, la plotinienne et l'hindoue, comme des schemes
  utilisables pour notre intelligence, autant, lorsqu'on lit Plotin,
  elle semble peu utile.
       C'est une tendance grecque que de faire une réalité unique
  de ce qui, pour nous reste un dualisme : un aspect de l'être et une
  activité spirituelle capable de s'en emparer. Le grand intérêt
  du livre de M. Bréhier c'est d'avoir éclairé cette question de telle
  sorte que l'expérience mystique de Plotin apparaît dans son
 paysage intellectuel, encadrée de tout ce qui lui donne sa
 signification propre et sa singularité.
                                                     Marie Deixourt,