Je n'irai pas à la guerre
Par Patrick Hénault
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À propos de ce livre électronique
Patrick Hénault
Patrick Hénault est né dans les Cantons de l’Est et vit aujourd’hui en Outaouais. Il partage son temps entre sa famille, son travail et les arts. Guitariste dans un trio de jazz manouche, il est aussi l'auteur et l’illustrateur d'un livre pour enfants, Matouille la grenouille, publié en 2013. Je n'irai pas à la guerre est son premier roman.
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Aperçu du livre
Je n'irai pas à la guerre - Patrick Hénault
Les amygdales
La bouteille de cognac est presque vide. Dans le verre, le liquide redescend paresseusement et fait danser la lumière. Je suis allé trop loin ce soir. Ma réaction à The Thrill is Gone aurait dû suffire à me mettre en garde. Chet Baker est toujours émouvant, mais en écoutant la pièce, j’ai été traversé de frissons et j’ai eu du mal à contenir mes larmes. Quelques verres suffisent à éveiller une autre part de moi, celle qui me permet de profiter d’un monde de volupté, libéré du poids du quotidien et de l’angoisse qui me ronge à longueur de journée.
Je profite d’une paisible abondance. La vie m’a tout donné, à peu de choses près. Je suis éduqué et j’ai toutes mes dents. À part mes amygdales, mes organes répondent tous à l’appel et sont, pour autant que je sache, pleinement fonctionnels. L’accès à la nourriture ne fait pas partie de mes préoccupations. En fait, elle est si facilement à la portée de la main que mon principal défi est de ne pas en abuser. J’habite dans une résidence salubre, chauffée, avec l’électricité et l’eau courante, qui offre en plus l’indéniable avantage de résister aux intempéries. Si je suis un jour victime d’un malaise, des équipes de spécialistes de la santé s’occuperont de moi, et ce, gratuitement. Je ne risque pas de souffrir de la guerre, de périr dans un duel ou une inondation. Il est presque certain que je ne mourrai pas des suites d’une blessure ou après avoir contracté une maladie guérissable. Mon quotidien ne consiste pas à fuir des bêtes féroces ou à chercher des points d’eau, mais plutôt à lire des documents et à en écrire d’autres. Je touche une rémunération en échange des heures et de l’énergie que je consacre au gouvernement du Canada. Cet emploi me fait passer le plus clair de mon temps dans un petit cubicule gris-beige, assis sur une chaise aux couleurs agencées d’où je peux entrevoir le canal Rideau et le parc de la Confédération. C’est un travail de fonctionnaire comme un autre.
Même après toutes ces années, je me demande ce que peut bien faire mon ex à cette heure de la journée. Notre rupture m’a profondément secoué. Ma vie a continué son cours, mais en version noir et blanc. Des cernes qu’aucune nuit de sommeil n’arrive à effacer se sont creusés. Des poignées d’amour sont aussi apparues, courbes que j’arrive encore à dissimuler sous une chemise. Au moins, la plupart de mes cheveux ont bien voulu rester en place. Même si j’ai atteint le stade où les gens ne trouvent plus à redire quand je fais des plaisanteries sur mon âge avancé, je parais bien.
J’ai eu quelques aventures. Certaines ont duré plusieurs mois, mais aucune n’a mérité que je m’investisse. Au fil des ans, j’ai développé une allergie aux relations éphémères et particulièrement aux sites de rencontre. J’en ai assez de faire semblant que les voyages des unes, les randonnées des autres et leur passion commune pour les « soupers aux chandelles accompagnés d’un bon vin » sont d’un quelconque intérêt. Je n’ai rien contre ces plaisirs, mais laisser entendre que ce sont des sphères d’activité originales ou le reflet de personnalités inspirantes, à grand renfort de photos, me semble d’une banalité affligeante. Je crains de devenir grossier si j’entends une fois de plus quelqu’un se décrire comme un épicurien.
Cela dit, je continue d’être inspiré par les femmes et de les trouver d’une beauté bouleversante. Seulement, avec le temps, j’ai choisi de garder une distance grâce à laquelle elles gardent une dose de mystère. On a peu tendance à révérer ce que l’on connaît bien. La distance donne aux choses un caractère intriguant.
Une autre gorgée de cognac me convainc que Françoise et le reste du monde peuvent bien faire ce qui leur chante. Je me cale dans mon canapé et me laisse emporter par la trompette du jazzman.
Le clin d’œil
Roland passe délicatement la main sur ses cheveux pour s’assurer qu’ils sont parfaitement aplatis. Ils brillent comme un parquet bien ciré. La raie sur le côté ne pourrait être plus nette. Roland revêt ses plus beaux habits et enfile ses chaussures des grandes occasions. Les manchettes de sa chemise tombent parfaitement sur ses mains. Vêtu ainsi, il a l’impression d’être un autre. Il prend un air distingué, et ses gestes, légèrement plus lents, se veulent gracieux. Roland est conscient de jouer un rôle. Au moins, le personnage, c’est lui, en version améliorée. Il se demande s’il a assez de panache pour franchir la prochaine étape : le port de la moustache. Ce samedi soir, juste avant que la fête commence, il oserait, mais une dense pilosité ne pouvant apparaître instantanément, il doit se contenter d’un style plus simple.
Comme chaque semaine, les bars et les cafés de la rue Principale sont pleins. Le brouillard abrutissant de la longue semaine de travail se dissipe. Il sent monter en lui un ardent désir de ne rien rater.
En sortant de chez lui, Roland tombe sur sa voisine. Ces rencontres sont assez fréquentes pour qu’il se demande si elles sont véritablement le fruit du hasard. Peut-être que Vivianne guette ses allées et venues dans l’espoir d’avoir l’occasion de lui parler. Elle est jolie et gentille, et il devrait être flatté de l’intérêt qu’elle lui témoigne. Seulement, la magie n’opère pas. Leurs conversations ne vont jamais bien loin, d’une part, parce qu’elle ne l’émeut guère et de l’autre, parce qu’elles exposent son manque d’éloquence. Roland parle comme un homme du peuple, simplement. Exprimer des pensées complexes représente pour lui un formidable obstacle qui condamne son univers intérieur à rester isolé du monde. Il profite néanmoins de la rencontre avec Vivianne pour s’enquérir de Michel, son frère.
Michel Morin a quelques années de plus que Roland. Les deux ne se sont parlé qu’en de rares occasions, la plupart du temps au sujet du chien des Morin, qui aboie beaucoup et sans raison, surtout la nuit. Michel a toujours été costaud et athlétique, et est certainement l’un des meilleurs joueurs de baseball de la ville. Sa balle courbe est redoutable. À l’instar de quelques centaines d’autres Granbyens, Michel s’est porté volontaire dès les premiers jours de la guerre. Certains n’ont pas apprécié de le voir appuyer la lutte des Anglais, mais la plupart l’admirent. Cela n’a rien à voir avec la politique. Ce n’est que la fierté de voir un petit gars du coin s’en aller botter le derrière des méchants.
Michel était animé par le goût de l’aventure. Il avait grandi dans la misère et avait soif de connaître autre chose que la vie de manufacture ou le travail des champs. Il avait l’assurance des jeunes gens, ceux qui se croient invincibles, et rien dans son existence ne suggérait qu’il pût en être autrement. Roland l’avait croisé à l’automne 1939, juste avant son départ pour l’Europe. Il l’avait trouvé tellement impressionnant ! Les plis irréprochables de son pantalon accentuaient sa taille, et son veston, parfaitement ajusté, donnait l’impression qu’il était encore plus baraqué que nature. Ses chaussures, en particulier, avaient laissé à Roland un souvenir ému. Jamais il n’en avait vu d’aussi brillantes. On aurait dit que de la lumière en émanait.
— Quand il y a un danger, le monde s’enfuit, avait déclaré Michel devant un groupe d’admirateurs, en pointant ses pouces vers l’arrière. Eh bien moi, je vais dans l’autre sens, avait-il enchaîné, cette fois en pointant les index vers l’avant, les pouces levés, comme s’il s’agissait de pistolets. Je suis fait de même !
Roland avait même eu droit à un de ces clins d’œil qu’on ne sait comment interpréter.
— Il est arrivé il y a trois jours, répond Viviane.
Roland se demande dans quelles circonstances on a bien pu le renvoyer à la maison alors que la guerre fait rage.
— Il a-tu été blessé ?
— Il s’est pris une balle dans la jambe, mais la blessure s’est bien refermée. Il va bien. En tout cas, son corps va bien. Pas sa tête, par exemple. Il a le « mal de l’âme ».
— C’est-à-dire ?
Viviane hésite un instant. Elle jette un regard vers la maison.
— Ben, il est mal par en dedans. Il fait des cauchemars épouvantables puis ça arrive qu’il soit plus lui-même. Des fois, quand on lui parle, c’est comme s’il ne nous entendait pas. Comme s’il était encore quelque part en France.
Roland ne sait quoi répondre. Bien qu’il n’ait pas de solution à proposer, il cherche les mots qui seraient appropriés en de telles circonstances. Vivianne attend, mais rien ne vient. Roland finit par dire qu’il passera voir Michel, puisque ça pourrait changer les idées de ce dernier. C’est simple, mais sincère et, après coup, il lui semble que cette réponse fait parfaitement l’affaire.
Les indigènes
Françoise s’est installée au Québec après ses études universitaires. De sa jeunesse en France, elle a gardé un accent et un raffinement sans prétention. Bien qu’elle ne soit pas laide, je ne l’ai jamais trouvée belle à proprement parler. Françoise ne correspond simplement pas aux canons de beauté ni à aucun autre moule auxquels elle n’attache d’ailleurs aucune importance. Elle est son propre univers, qui existe en marge de celui des autres. J’ai passé 10 ans avec elle. C’était intense, parfois difficile, mais très stimulant. En revanche, je n’aimais pas son père, et il me le rendait bien. Il a dû être soulagé d’apprendre notre rupture. Il avait passé deux semaines au Québec au milieu des années 70. Il ne s’était pas remis de ce qu’il estimait être une cuisine insipide, une histoire trop courte et la pauvreté de la culture. Il regardait les Québécois de haut, considérant leur langue comme un vulgaire dialecte. Se comportant comme s’il visitait une colonie, il n’y voyait que des indigènes fainéants, incultes et réfractaires au progrès. Tout le contraire de son irréprochable France.
Il y a quelque chose de terriblement naïf à mépriser l’autre sur la base d’une identité nationale, comme si le hasard n’avait rien à voir avec l’endroit d’où l’on vient. Je me demande comment mon ex-beau-père s’imagine qu’il parlerait s’il était né ici. Peut-être croit-il que Dieu fait passer les âmes en entrevue avant de les envoyer sur terre se manifester sous forme humaine : celles qui s’expriment bien sont dirigées vers la France et les autres, ailleurs, dans le pire des cas, au Canada.
Le Windsor
— Retourne-toi pas, ordonne Paul tout en tirant un coup sur sa cigarette. T’as remarqué la petite blonde en arrière de toi ?
Roland se retourne par réflexe et voit la femme dont parle son ami. Elle a les cheveux dorés qui encadrent son visage aux traits doux, mais volontaires. Ses grands yeux verts, fixés sur lui, ne cherchent nullement à se défiler. Roland fait mine de s’intéresser à quelque chose derrière elle. Elle, pour sa part, ne paraît nullement embêtée. Roland se retourne vers Paul, gêné. Paul sourit, amusé par le trouble de son ami.
— C’est Éva Ménard, dit Paul.
Il expire deux traits de fumée par les narines avant de continuer :
— Elle est folle amoureuse de moi, ajout-il.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande Roland
— Sa manière de me regarder, mon gars. Je sens qu’elle en a rien que pour moi.
Roland a rencontré Paul à l’école Sacré-Cœur. Ils avaient huit ans. Déjà à cet âge, Paul était costaud. Cette journée-là, sa tignasse rousse et frisée dépassait de sa tuque et remuait dans tous les sens quand il faisait des lancers frappés. Les garçons jouaient au hockey, l’un contre l’autre, en bottes, avec un morceau de bois en guise de rondelle. Roland ne se rappelle plus très bien ce qui s’est passé, sinon d’avoir fait quelque chose qui avait contrarié Paul. Ils s’étaient disputés, puis s’étaient mis à se taper dessus. Un religieux s’était précipité pour mettre un terme à la bagarre. Roland avait baissé la garde sur-le-champ. Paul en avait profité pour lui coller une droite sur le nez. Le frère avait saisi Paul par le col pour le forcer à rentrer dans l’école et le punir. Mais le garçon avait résisté et, quand il avait constaté qu’il ne pourrait s’échapper, il avait roué le religieux de coups de poing et de coups de pied, ponctuant chaque geste d’un grognement animal.
Paul est l’homme le plus bienveillant que Roland connaît. En revanche, une fois très fâché ou très ivre, ou les deux, il ne répond plus de rien. Les gars de Granby le savent et font attention à ne pas aller trop loin quand ils le taquinent.
Quand Roland avait revu Paul plus tard ce jour-là, ce dernier marchait avec raideur. Roland n’osait pas penser au nombre de coups de règle que Paul avait dû recevoir sur les fesses. Cela n’empêchait pas celui-ci d’afficher un air triomphant. Roland et Paul étaient immédiatement devenus les meilleurs amis.
Le regard de Paul se pose fixement sur un point derrière Roland, puis son visage se fend d’un sourire niais. Roland comprend qu’Éva vient de se lever. Elle passe juste à côté d’eux, laissant un doux parfum dans son sillage. Roland ne saurait le reconnaître, mais cela lui importe peu, puisque la seule idée que ce parfum vient d’Éva suffit à l’enivrer. Celle-ci se dirige vers la sortie d’une démarche élégante. Le bleu vif de sa robe se démarque du tableau sépia où les tons marron du bois, du cuir et du tweed se combinent dans les volutes de tabac. Roland se contente d’admirer ses cheveux qui retombent avec nonchalance sur des épaules bien droites, s’interdisant de contempler d’autres parties de son anatomie, par respect pour une chose trop noble pour être ramenée à des considérations charnelles. Éva semble flotter à quelques pouces du sol, et il jurerait qu’hommes, chaises, tables et fumée s’écartent sur son passage.
Au moment où Éva s’apprête à sortir, Serge entre en coup de vent. Il s’écarte, évitant de justesse de bousculer la cliente. Il lui tient la porte et l’invite à passer d’un geste galant. Souriant à pleines dents, il répète cette chorégraphie pour les trois amies de la jeune femme. Obnubilé par sa vue, Roland ne s’est pas rendu compte qu’Éva n’était pas seule. Une fois les dames sorties, Serge reste planté dans l’entrée à les observer s’éloigner. Roland constate que le regard de son ami est de toute évidence moins pudique que le sien.
Serge se dirige enfin
