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Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5
Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5
Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5
Livre électronique323 pages4 heuresChroniques de Couraurgues

Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5

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À propos de ce livre électronique

Marthe a demandé à une équipe de maçons piémontais de reconstruire le domaine de Combeferre qui avait été précédemment détruit par le feu. Ils sont arrivés avec famille et outils. Cette nouvelle donne à l 'inspecteur Debrume l'espoir que Marthe viendra peut-être de nouveau habiter près de chez lui.
En attendant, il se passe d'étranges choses au domaine d'Apreville. Aimé, le père, est parti pour acheter des taureaux en Camargue et depuis personne ne 'l'a revu. Sa fille Rosine disparait à son tour et son fils Basile s'adonne à d'étranges activités.

Debrume va s'activer pour rechercher les disparus et surtout tenter d'en comprendre le pourquoi.

C'est alors qu'il l'aperçut. Il la reconnut aussitôt. La voilà, se dit-il avec une sorte de joie, cette petite folie, tellement incongrue en ce lieu avec son toit en pagode. Il la distinguait pour la première fois parmi les arbres, sans doute à la faveur d'un éclairage qui la mettait tout à coup en évidence.
C'était bien devant cette minuscule bâtisse construite autrefois par un ancêtre épris d'exotisme, qu'Honoré Deroure avait installé son trépied et fait poser les invités le jour du baptême de Rosine. Son toit, auquel il manquait aujourd'hui quelques tuiles de vernis coloré était facilement identifiable...
LangueFrançais
ÉditeurBoD - Books on Demand
Date de sortie30 mai 2025
ISBN9782322627264
Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5
Auteur

Huguette Clara

Après avoir obtenu une Maîtrise d'Italien et une Licence de Linguistique Générale, Huguette Clara a enseigné l'Italien dans un collège de Nice. Elle a ensuite été traductrice au département de Géographie du CNRS, ainsi que pour des organismes divers. A 30 ans, elle débute le violoncelle, puis joue en amateur dans des orchestres et en musique de chambre (sonate avec piano). Dans les années 90, elle a publié un peu de Poésie, ainsi que des textes en revue littéraire. Dans les années 2000 elle à écrit une série de roman policier qui se passent au 19eme siècle autour de l'unification de l'Italie et de la fin de l'Empire. Ce sera intitulé « Chroniques de Couraurges » en 7 tomes. Le village ( fictif) se trouve situé dans l'arrière pays niçois.

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    Aperçu du livre

    Le Taureau d'Apreville - Huguette Clara

    1

    Elle avait préparé un petit baluchon avec deux ou trois objets sans valeur qui avaient appartenu à sa mère : un peigne aux incrustations de nacre, un minuscule miroir au manche de bois sculpté, un châle de dentelle et quelques effets trop grands pour elle mais qu’elle pourrait porter bientôt. Car elle était devenue une grande personne le jour où elle avait pris la première décision de sa vie : quitter Apreville. Après derniers évènements, il n’y avait que cela à faire. Elle allait donc partir.

    Mais on ne quittait pas ainsi sa famille quand on était une petite fille de onze ans. Ce départ devait être préparé longuement et dans le plus grand secret. Elle avait beau trépigner d’impatience, il lui avait fallu attendre des semaines, en étudiant le moment propice pour échapper à la vigilance de Bénédicte, sa nourrice, de son frère Basile, ainsi que de leurs alliés, ces sbires qui la surveillaient sans arrêt. Elle avait dû également tenir compte de l’obstacle considérable que représentait Maître Legal. Elle avait judicieusement choisi le jour où il était en visite chez quelque pratique, (il s’occupait d’affaires qui relevaient, pour Rosine, d’un mystère encore plus épais que celui de la présence du Saint Esprit dans chaque église).

    Ce jour-là, elle avait acquis la certitude qu’elle ne pourrait jamais rien regretter. Depuis la disparition de sa mère, Rosine ne reconnaissait plus Apreville. Tout y était changé : en quelques semaines à peine, Maître Legal y avait instauré une autorité étouffante. Il y faisait peser sa présence de tous les instants et malgré de fugaces lueurs dans ses yeux révélant parfois une sorte de bienveillance bourrue, il la terrorisait. Du premier jour où elle l’avait vu vaquer comme un fantôme, - et on eût dit celui de son père, Aimé, dont on ne savait plus rien depuis un an - traversant silencieusement les terres et aboyant des ordres aux travailleurs, le visage fermé, plombé par un courroux que l’épaisseur de sa barbe ne suffisait pas à masquer, elle avait su, comme tous à Apreville, que la vie ne serait plus jamais la même.

    La soudaineté des colères du nouveau Maître créait une atmosphère de panique et de trouble, de suspicion permanente. On ne l’aimait guère. Mais si devant lui, on filait doux, personne ne renonçait à ses propres intrigues, et Apreville n’en manquait pas, comme tous les endroits où l’on vit en vase clos. Plus que jamais, y régnaient l’hypocrisie, le mensonge, la méfiance. Les luttes mesquines qui avaient toujours existé entre les personnes que Rosine n’aimait pas mais qui constituaient son seul entourage, s’y étaient exacerbées au point de déclencher des cataclysmes. Si, comme les autres, elle avait appris à dissimuler, cela ne lui servait guère : c’était toujours elle la première visée. Les embûches se multipliaient, les pièges, ainsi que les injustes punitions et le tourment permanent qu’elle devait subir. Désormais, elle n’avait plus personne pour la protéger. Il lui fallait se méfier de tous et de tout.

    Peu à peu, elle avait fini par comprendre que c’était l’amour pour ses parents qui la mettait ainsi en danger. Cet amour, qui était toute sa vie, était la cause de tous ses maux. Privé de lui, elle se trouvait tout à fait seule fasse aux forces contraires qui s’acharnaient sur Apreville. C’était bien elle qui était au cœur du problème, en son centre précis. Elle l’avait compris le jour des funérailles de sa mère : son malheur venait de commencer et tout désormais pouvait lui arriver. Une peur incontrôlable avait envahi son cœur noyé de chagrin. Et c’était sans doute cette peur qui l’avait fait grandir d’un seul coup ; elle faisait vibrer son sang et aujourd’hui, elle la poussait à fuir en la jetant à jamais hors de la maison où elle était née.

    Elle devait partir. Et pour partir, il fallait beaucoup de prudence. Si elle était découverte, on ne le lui pardonnerait pas. C’est pourquoi elle n’avait rien laissé au hasard. Et il avait fallu attendre jusqu’à aujourd’hui : depuis le milieu de l’après-midi, seul moment où la surveillance dont elle faisait l’objet se relâchait quelque peu, elle se tenait cachée avec son baluchon, au fond d’une remise où personne ne venait jamais. Tremblante, sursautant au moindre bruit, pour se donner du courage elle tenait serré dans sa main le dernier bouquet de senteur que sa mère avait finement tressé en forme de bouteille à l’aide de tiges de lavande et de rubans de soie blanche. Ce petit objet était tout ce qui avait échappé aux mains enragées de Basile après la mort de leur mère, avec les quelques effets personnels que Rosine emportait. Le reste était parti en fumée dans un grand feu de joie qui avait brûlé jusqu’au matin au milieu d’un pré.

    Terrée dans sa cachette, osant à peine respirer, elle avait attendu la tombée de la nuit. Elle l’avait quittée après l’angélus, juste avant la cloche du dîner. Elle ressentait au creux de sa chair la douloureuse absence de sa mère en abandonnant les lieux qui la lui rappelaient et où elle avait vécu les rares moments lumineux de son enfance. De l’enfance, l’insouciance, la tendresse, il ne restait que ce léger parfum de lavande qu’elle emportait avec elle, collé à son cœur pour le reste de ses jours. C’était lui qui lui donnait la force de partir et qui lui soufflait à l’oreille que quitter Apreville, c’était mettre fin à ses souffrances et ne plus craindre pour sa vie.

    Au crépuscule, après l’angélus et juste avant la cloche du repas du soir, elle était en route par les chemins enfin déserts. Les habitants du domaine étaient rentrés après leur longue journée de travail et la voie était provisoirement libre. Quand, autour de la table des maîtres, on se rendrait compte de son absence, on se mettrait à sa recherche. La bastide, la ferme, les terres, les bois, tous les recoins seraient fouillés. Elle devait marcher plus vite.

    Elle laissait derrière elle les vastes pâtures du domaine que l’obscurité envahissait peu à peu et qui baignaient dans la fraîche torpeur des premières nuits d’été. Elle venait d’atteindre la haute muraille de soutènement de l’aire qui surplombe granges et écuries. De là, elle serait bientôt sur le sentier de verdure, le long du Fossan, au nord de la bastide, par lequel on peut rejoindre Combeferres. Elle savait qu’elle trouverait Gigi près du puits de la Font à cette heure où elle avait l’habitude de le rencontrer.

    Gigi était son ami. Il lui parlait avec la tendresse que l’on porte aux enfants, cette tendresse dont la mort de sa mère, l’avait brutalement privée. Quant à son père, après son dernier passage à Apreville, un an auparavant, elle ne l’avait plus revu. Ses deux parents l’avaient laissée démunie face aux cruautés de la vie. Leur monde venait de disparaître, et les quelques vestiges qui en restaient ne pouvaient pas la sauver. Gigi était désormais la seule personne sur laquelle elle pouvait compter. Auprès de lui, elle était sûre de trouver aide et protection. Lorsqu’il avait deviné son malheur, il lui avait dit qu’il avait laissé une petite fille de son âge au pays et qu’en souvenir d’elle, il ne l’abandonnerait jamais aux mains de ceux qui la persécutaient. A plusieurs reprises, témoin des coups qu’elle subissait, il l’avait arrachée des mains de son bourreau. Gigi était bien son seul ami. La seule personne en qui elle avait confiance.

    Derrière elle, à peine amortie par la brume du soir, la cloche du repas se mit à sonner. Elle prit le pas de course. Si elle lambinait, ils auraient vite fait de la rattraper. Malgré la peur qui lui serrait le ventre, elle jubilait à l’idée que Bénédicte et Casimir seraient les premiers à devoir affronter la terrible colère de Maître Legal ce soir pour avoir pris l’initiative de la faire rechercher en son absence, sans en avoir reçu l’ordre de lui qui était maintenant le seul Maître.

    Bénédicte et Casimir n’avaient jamais été très tendres pour elle, alors qu’ils déployaient déférence et dévouement absolu à son frère Basile, le futur maître d’Apreville, l’héritier. Cela, elle ne l’avait compris que parce que Gigi le lui avait expliqué. Comment toute seule eût-elle soupçonné tant de bassesse de la part de grandes personnes à qui on l’enjoignait d’obéir aveuglément depuis toujours ?

    Il lui fallait atteindre le puits de la Font le plus vite possible. Si Gigi n’y était pas, elle n’aurait plus qu’à s’en remettre aux mains de la Madone. Elle serrait la bouteille de lavande au creux de sa main. Son parfum était un espoir, celui de la fin de ses peines. L’obstination qu’elle mettait à avancer, c’était sa mère qui la lui avait apprise. Elle disait d’elle qu’elle était notre seule arme : « … ne jamais renoncer… pour que nos rêves se réalisent et que la vie s’accomplisse selon eux, car ils sont notre seule réalité… ». Mais Rosine n’avait pas de rêves. Elle avait seulement une urgence, celle d’échapper aux tortures qui lui étaient sournoisement infligées et qu’elle n’avait jamais osé dénoncer. Sa mère, malgré toute son affection, n’avait pas compris en temps utile qu’elle était l’objet de tant de haine et de violence. L’eût-elle défendue si cela avait été le cas ? Ou bien comme elle, était-elle prisonnière ?

    Rosine avançait droit devant elle, en suivant le frais parfum de lavande de la petite bouteille enrubannée, comme si c’était sa mère qui lui montrait le chemin. La cloche du repas sonna avec plus de véhémence. Or, à Apreville la cloche ne sonnait jamais deux fois. Maître Legal, plus que ses parents, était strict au sujet des horaires. On avait cinq minutes après la cloche pour regagner la grande salle de la bastide. En ce moment même, si elle sonnait en continuité, cela signifiait qu’on avait donné l’alerte : on la recherchait déjà.

    Pour calmer sa terreur, elle devait croire qu’elle allait voir la robuste silhouette de Gigi se penchant sur la margelle de pierre blanche de la guérite qui s’élevait, telle un champignon de pierre, au milieu des champs, et dont la porte ouverte exhalait une odeur d’infini montant des racines de la terre.

    Des voix au loin l’appelaient. La lumière du crépuscule amenait sa fraîcheur revigorante sur les prés de la vallée qui attendaient la fenaison. Dans le silence du soir, les oiseaux chantaient avec entrain. La paix était devant elle, à portée de main. La délivrance. Car il était impossible que Gigi ne fût pas au puits de la Font à cette heure, en train de tirer de l’eau. Il la sauverait puisqu’il était son ami.

    2

    Comme tous les après-midis depuis la disparition de Rosine, Bénédicte avait l’intention de s’éclipser pour tenter encore une fois de la retrouver. Elle guettait le moment propice afin de ne pas éveiller les soupçons et s’attardait en faisant mine de surveiller le travail en cours.

    C’était jour de grande bugade. Après les longues pluies de mai et de juin, on avait dû attendre le retour du beau temps et la lessive avait pris du retard. Mais depuis la veille enfin, le chaudron bouillait et on versait l’eau sur la cendre. Cet après-midi, on battait le linge et on le rinçait dans le grand lavoir, près du puits principal qui jouxte la demeure et les abreuvoirs. Comme toujours, le travail se faisait dans la bonne humeur. Si Bénédicte avait quelque scrupule à déserter cette grande lessive de printemps qui mobilisait toutes les femmes du domaine, elle pouvait compter sur la première femme de chambre qui savait prendre les choses en main en son absence et avait assez de poigne pour éloigner les garçons de ferme quand ils venaient tourner autour des lavandières. Le linge serait séché, repassé et rentré dans les armoires et les coffres de noyer parfumés à la lavande de l’année avant le début des grands travaux des champs. Encore une fois, Bénédicte pouvait se vanter de bien savoir organiser et distribuer les tâches. Là était le secret de sa réussite et elle en était fière.

    Ce fut donc sans prendre trop de risque qu’elle quitta son poste. Depuis trois jours, elle consacrait plus d’une heure avant les cloches de l’angélus à chercher Mademoiselle Rosine. Comme d’habitude, elle emprunta discrètement le sentier qui passait sous la haute muraille de l’aire et qui traversait le vallon. De toujours, ce lieu lugubre lui avait donné le frisson. On racontait que, dans les temps anciens, la demeure avait subi les assauts de bandes armées venues des vallées. Le sang y avait coulé à flot. On avait entassé les morts au pied du grand mur. Bénédicte n’empruntait jamais le sentier sans la certitude de voir paraître de derrière chaque buisson des âmes errantes cherchant encore sépulture après tant de siècles.

    Néanmoins, malgré leur sinistre aspect, ces hautes murailles qui donnaient à Apreville sa sévérité de place fortifiée restaient le symbole de sa richesse et de sa puissance. Avec ses immenses pâturages qui s’étendaient au sud des bâtisses, elles lui valaient sa renommée. C’était justement grâce à cette renommée que ses habitants, domestiques compris, jouissaient d’une certaine respectabilité aux yeux de tout Couraurgues et de ses alentours. Bénédicte, qui aujourd’hui occupait un poste important, était la première à en bénéficier. Sans Apreville, elle était moins que rien.

    Malgré tout, elle y éprouvait toujours la même crainte irraisonnée qui l’avait assaillie le jour de son arrivée dont elle gardait un souvenir aigu. Quelqu’un était venu la chercher à la patache du soir par laquelle elle avait voyagé et l’avait conduite à la maison dans la jardinière qui faisait la liaison quotidienne avec le domaine. En franchissant la limite d’Apreville où elle ne savait pas encore qu’elle passerait sa vie, l’austérité du lieu lui avait glacé le sang. Et l’appréhension qui lui avait serré le cœur ne l’avait plus jamais quittée depuis.

    Elle était alors toute jeunette. Elle avait quitté sa famille pour être « placée » dans cette demeure. Après des journées de désarroi, elle n’avait trouvé que le travail pour tenter d’effacer l’impression néfaste qui émanait des lieux et qui se mêlait étrangement au chagrin d’avoir quitté les siens. Elle s’était jetée à corps perdu dans les tâches les plus lourdes. Comme elle mettait du cœur à l’ouvrage, elle avait vite gagné la confiance de Madame, toute jeune elle aussi, qui semblait aussi désemparée qu’elle et qui était pourtant l’épouse d’Aimé Linguier, le Maître.

    Avec le temps, toujours acharnée à l’ouvrage, elle avait apprivoisé le reste du domaine et de ses habitants. Elle y avait acquis le respect de tous. Aujourd’hui, elle n’aurait quitté Apreville pour rien au monde : c’était grâce à lui qu’elle était ce qu’elle était, c’était de lui qu’elle tirait les quelques rares satisfactions de sa vie de labeur. Elle aimait plus que tout entendre le trousseau de clefs tinter à sa ceinture. Ce poids lourd au petit bruit de métal qui tirait sur son jupon entre cotillon et tablier, elle le portait comme un trophée. Il était l’emblème de sa réussite. Grâce à lui, elle était devenue celle qu’elle avait toujours voulu être : la gouvernante d’Apreville, la maîtresse des clefs.

    Juste avant sa mort, Madame lui avait remis solennellement le trousseau de la demeure. Bénédicte s’en souviendrait comme du plus beau jour de sa vie. Au paroxysme du désespoir, la jeune mère, se sachant perdue, lui avait également confié Rosine, sa fille, en lui demandant de la protéger des attaques sournoises dont elle faisait l’objet : « Nous savons toutes deux…, ma bonne Bénédicte, avait-elle dit avec une voix qui fendait l’âme… mais je remuerais en vain le couteau dans la plaie si j’étais contrainte de prononcer le nom du coupable. La déception qu’il me cause n’a d’égale que l’amour que j’ai pour lui. J’en meurs, vous le voyez… C’est pourquoi, Bénédicte, je vous en prie, soyez toujours sur vos gardes. Protégez Rosine. Apprenez-lui à devenir forte, à se battre, à ne jamais renoncer. Vous avez assez de bon sens et de cœur pour que je vous confie cette tâche ingrate. Faites le serment à une mère déchirée, sur son lit de mort, de défendre son enfant chérie... je vous en prie… » Bénédicte n’avait pas su résister à la poignante supplication de sa maîtresse. Elle avait juré sur la Madone, et elle avait pleuré avec Madame toutes les larmes de son corps.

    Quelques jours après, la chère femme rendait son âme à Dieu et Bénédicte se retrouvait à la tête du domaine, maîtresse des clefs et seule face à ses nouvelles responsabilités. De nouveaux dilemmes s’étaient aussitôt présentés qu’il lui avait fallu résoudre : il s’agissait d’abord de mettre tout le monde au pas. Elle y avait mis toute la volonté et la hargne dont elle était capable. Très vite, des filles de ferme à la cuisinière, toutes, malgré la réticence qu’elles avaient à le faire, avaient fini par se soumettre à son autorité. Elle n’avait pu éviter de se heurter à Maître Legal qui s’était installé à demeure au domaine depuis la maladie de Madame et y avait instauré sa loi. Quand ce substitut du Maître s’absentait, un autre obstacle se présentait, pire encore, car alors, c’était à Basile, le jeune maître, qu’elle devait faire face. Ce dernier avait la prétention de tout régenter et cela n’arrangeait personne. Mais que faire ? Même Casimir était obligé d’obéir à ses ordres farfelus, empreints de la bizarrerie que le garçon mettait en toute chose.

    Malgré ses quatorze ans, avec sa carrure d’adulte et ses larges épaules, il savait que personne ne pouvait contester son autorité : il était l’héritier. Dans quelques années, à sa majorité, si son père ne revenait pas, il serait le Maître d’Apreville. Il n’avait aucun scrupule à le claironner tout haut avec toute la morgue nécessaire. Toutefois, s’il se moquait de tous, il avait la prudence de retrouver une certaine docilité devant Maître Legal à qui il n’osait pas encore se frotter. Quant à Casimir qui avait assumé le rôle de régisseur aux côtés des maîtres, Nadège et Aimé Linguier, les seuls maîtres que l’entière domesticité avait connus jusque là, il voyait son rôle réduit à néant en sa présence. Et pour Casimir cela était plus délicat que de se soumettre à Maître Legal, à l’autorité duquel il devait également se plier.

    Casimir avait moins de chance qu’elle devant qui servantes, cuisinière et femmes de chambre filaient doux. Le pouvoir qu’elle avait su établir n’avait pas de faille. C’était un pouvoir de femme sur des femmes. Et de toujours, aucun homme ne se serait aventuré à mettre son nez dans les travaux qui leur étaient réservés, les tâches ménagères et la bonne marche de la maison. Or, parmi toutes ces femmes, c’était elle qui avait réussi à montrer le plus d’habileté : c’était elle à qui Madame avait confié le trousseau. Elle dirigeait aujourd’hui la maison, et les hommes n’avaient rien à voir dans ses affaires. Ils n’avaient qu’à se plier, eux aussi, comme les autres, aux règles qu’elle était seule à édicter.

    Mais, avec le trousseau, il y avait eu le serment. Elle y pensait sans arrêt. Hélas, à cause des difficultés qu’elle avait à surmonter dans sa nouvelle fonction, Bénédicte n’avait pas eu la possibilité, ces derniers temps, de s’occuper de Rosine comme elle avait promis de le faire. L’enfant affolée, ne sentant plus aucun appui autour d’elle, avait choisi la fuite et Bénédicte se sentait coupable : « Je sais pourtant comme sa mère tout ce qu’elle a déjà enduré et qu’elle endure encore ! Et il a suffi de quelques moments d’inattention…, une maison comme celle-ci laisse peu de temps pour d’autres affaires. Mais maintenant… comment rattraper ce manquement au serment fait à ma pauvre maîtresse sur son lit de mort ? S’il arrivait quelque chose à la petite Rosine… Un serment est un serment : Dieu me pardonnera-t-il ?»

    Ainsi, depuis trois jours, pleine d’inquiétude et tentant d’effacer sa propre faute elle battait la campagne en cherchant Rosine. Si elle la retrouvait, elle éviterait également à la fillette, par un retour docile et repentant, quelque terrible punition supplémentaire. « Mais s’il n’était déjà plus temps redoutait-elle… ? » Et des larmes lui venaient pour cette enfant qu’elle avait en quelque sorte élevée, comme elle avait élevé son frère Basile.

    Dans cette mission qu’elle s’était imposée, elle n’allait pas au hasard, car elle avait une information qu’elle ne partageait avec personne : elle était la seule à connaître le secret de l’enfant, et donc la seule à savoir exactement où il fallait se rendre pour retrouver sa trace. Il s’agissait du puits de la Font où les maçons piémontais allaient puiser leur eau tous les soirs. Ils en avaient reçu l’autorisation de Madame. Car depuis que Mademoiselle Marthe avait abandonné sa maison en flammes, il n’y avait plus d’eau à Combeferres où tous les puits avaient été endommagés et devaient être restaurés. Madame, tout le monde le savait, avait été l’amie intime de la demoiselle de Combeferres, ainsi que de la belle marquise, Evangéline de Bourdaine, connue ici pour sa générosité et son extravagance, et qui avait perdu la vie dans d’étranges aventures italiennes. C’était au nom de cette amitié que Madame s’était montrée si généreuse, l’eau étant une denrée précieuse même sur le riche domaine d’Apreville. Ainsi, les maçons avaient-ils pu construire leurs bicoques de bois sur les terres de Combeferres. Ils avaient maintenant un toit au-dessus de leur tête mais l’eau continuait de manquer, les travaux du grand puits s’avérant plus importants que prévu : récemment, Maître Legal avait renouvelé l’autorisation donnée naguère par Nadège.

    Bientôt, les piémontais pourraient faire venir leurs épouses et leurs enfants, la reconstruction de Combeferres devant durer plusieurs années. Pour le moment, ils n’avaient avec eux que la vieille Mamma Marietta, la mère de Gigi. Bénédicte la connaissait bien, ainsi que Gigi. Malgré leurs manières rustres, ils étaient pleins de dignité et de charité chrétienne. Gigi avait plus d’une fois libéré Rosine de son agresseur en l’absence de Bénédicte qui n’était arrivée que pour le remercier et recueillir l’enfant pantelante dans ses bras. Gigi, plein de gentillesse et de courage, était devenu peu à peu l’ami de Rosine. Bénédicte le savait et lui en était reconnaissante. Il s’était toujours montré affable et serviable envers elle également. Pourtant Bénédicte devait se montrer distante car elle ne pouvait se permettre d’avoir un ami. D’ailleurs, elle n’en avait aucun, sa position le lui interdisait. Si on l’avait vue parler à un homme, qui aurait voulu d’elle comme épouse ? Une réputation est vite ruinée. Mais aujourd’hui, c’était vers cet ami de Rosine qu’en désespoir de cause, elle se dirigeait.

    Dans ce pays où les étrangers au village étaient suspects par principe, Bénédicte était la seule à avoir approché les piémontais et à avoir eu quelque échange avec eux. Elle l’avait fait en se cachant : pour les habitants de Couraurgues, ces tâcherons bannis de leur pays n’étaient pas des gens fréquentables. Ils étaient des hors-la-loi chez eux, disait-on, et avec l’imagination dont on savait faire preuve quand on sentait quelque intrus approcher du village, on racontait des choses terrifiantes à leur sujet. Mais Bénédicte avait appris à les connaître : sous des allures rustiques, Gigi cachait un cœur d’or.

    Néanmoins, si elle lui faisait confiance, approcher des baraquements eût été dangereux ; l’attendre au puits de la Font, quand il venait tirer de l’eau le soir l’était moins. Le lieu, éloigné des regards, avait déjà été complice. Il le serait sans doute encore et lui permettrait une nouvelle rencontre aussi fugace que discrète. Une question continuait de la torturer cependant : si Gigi était au courant de la fugue de Rosine, accepterait-il de l’aider ?

    Hélas, ce soir, comme les quelques soirs précédents,

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