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Les sorcières de la nuit
Les sorcières de la nuit
Les sorcières de la nuit
Livre électronique381 pages5 heures

Les sorcières de la nuit

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À propos de ce livre électronique

La funeste bataille de Stalingrad a été mémorable, mais combien sommes-nous à connaître le rôle déterminant des aviatrices russes menées par Marina Raskova, une figure éprise de liberté ? Ces héroïnes, avec des moyens rudimentaires, ont défié la redoutable Luftwaffe, illustrant par leur courage des valeurs de fraternité, d’amour et d’humanisme au-delà des horreurs du conflit. Leur combat ne se limitait pas au champ de bataille : elles faisaient face à toutes formes d’oppression. Il est grand temps que leur histoire, jusque-là méconnue, soit portée à la lumière et partagée avec le monde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Georges Glenn, passionné d’Histoire et fervent féministe, redonne vie aux héros oubliés, notamment aux femmes dont le courage a été négligé. Médecin engagé, il met en lumière, à travers ses romans, les exploits méconnus de celles qui ont défendu des valeurs universelles, inspirant ainsi les générations actuelles.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie13 mai 2025
ISBN9791042248567
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    Aperçu du livre

    Les sorcières de la nuit - Georges Glenn

    Chapitre 1

    Un ciel maussade…

    Comment pouvait-il en être autrement en un pareil jour ?

    Le vent glacial de Moscou drainait ses mordantes épines habituelles à cette fin décembre.

    Mais elle demeurait insensible à ses morsures. Seules celles de l’âme la tourmentaient en ces instants si cruels. Peu de personnes pour témoigner de l’amitié qui la liait à celle qui descendait dans les profondeurs de sa tombe gelée.

    Le temps avait œuvré dans son inexorable route vers la fin de tous mais tandis que le prêtre orthodoxe bénissait le défunt de sa croix, elle ne put s’empêcher de laisser échapper une larme le long de ses joues ridées par tant d’années.

    Des gouttes d’eau bénite s’étalèrent sur le cercueil d’allure toute simple.

    Une rosace de fleurs naturelles de l’Institut d’Aviation moscovite accompagnait son amie dans son dernier sommeil. Le pope acheva sa bénédiction en embrassant sa croix qu’il tendit en guise de vénération à la réduite assemblée. Puis vint l’instant du dernier baiser. Un ultime et distant baiser à cette amie pourtant si proche…

    Une amie ? Non plutôt une sœur, une compagne des jours sombres et infernaux, une amoureuse de son prochain, de ses camarades de combat, de ces instants où la vie de chacun est suspendue au fil capricieux d’une destinée imposée par des tyrans.

    — Adieu, Aleksandra… Tu connais enfin ce repos auquel nos sœurs sont toutes en prétention d’obtenir. Mais rassure-toi. Pour nous toutes, le chemin est déjà accompli et je ne tarderai pas à te rejoindre dans les ciels azurés de notre mère patrie.

    Le pope s’inclina en une sincère révérence devant le cercueil qui se recouvrait de cette terre brun rouge du sang de millions de sacrifiés.

    Malgré son jeune âge, tout au plus entamait-il la trentaine de printemps, il était de ceux qui connaissait l’histoire de celle qu’il accompagnait vers cet au-delà tant rejeté par les autorités communistes de leur époque.

    « Le temps érode l’œuvre des hommes, songea la vieille femme en réajustant sa chasuble sur son costume médaillé à outrance. Bientôt, ce sera mon tour de rejoindre l’amnésie de ce temps ingrat. Mais avant tout, Aleksandra, j’aurai tout fait pour que ton souvenir et celles des nôtres persistent le plus longtemps sur cette terre de souffrance. »

    — Madame, souffla avec respect le pope à son passage tandis que les quelques témoins s’éparpillaient vers la sortie du cimetière Troïekourovskoïe, je vous prie de recevoir toute mon affection et celle de mes proches.

    — Je vous remercie, mon père mais…

    La vieille dame étonnée de cette empathie allait interroger ce jeune pope sur les motivations inhérentes à cette remarque lorsqu’il anticipa sa question.

    — Cela fait plus de soixante ans mais sachez que si je suis à vos côtés en ce funeste jour, c’est en grande partie grâce à vous et vos sœurs. Mon père a eu l’insigne honneur, enfant, de croiser votre route. Pour lui, vous étiez à ses yeux d’enfant et plus tard d’adulte comme les anges protecteurs des pauvres humains au sol.

    Ses yeux devinrent soudain humides.

    — Vous êtes ce que le divin accorde aux pêcheurs dans sa grande miséricorde lorsque ceux-ci s’égarent dans la démesure et l’ambition du mal. Vous êtes le bouclier et l’épée.

    Jamais la vieille femme crut à son âge si avancé connaître encore le rouge monter à ses joues. Elle versa à nouveau une larme.

    — Nos efforts n’auront pas été vains puisqu’ils persistent encore dans les mémoires.

    Elle lui prit sa main et la glissa entre les siennes, emmitouflées.

    — Mon âge est tel que je ne peux me permettre de remettre à plus tard ce que je vais faire tantôt, mon père. Et votre démarche me conforte dans ma décision. Encore merci pour votre sollicitude.

    Sur ces quelques paroles, la femme effectua un demi-tour plus agile que ne le laissait espérer son grand âge. Elle emprunta l’allée principale parsemée de tombes, les unes récentes, les autres bien plus anciennes mais contemporaines de la moitié du siècle dernier, couvertes de lichens et mousses par les intempéries et que personne ne venait plus nettoyer. Et pour cause…

    Une jeune fille, taille et silhouette élancée la rejoint par le côté de l’allée. Il s’agissait de Natacha, sa petite-fille, restée bien discrètement derrière une tombe pour suivre l’inhumation.

    — Ça va, grand-mère ? s’enquit-elle. Elle lui prit le bas gauche dans le sien pour lui éviter de trop souffrir de sa boiterie de hanche.

    — Ça va, ma petite-fille. Aussi bien qu’une mamie dans mon état puisse se porter.

    — Maman et papa t’attendent à la sortie du cimetière. Ils s’inquiétaient de te laisser seule en pareil moment.

    — C’est moi qui leur ai demandé. Tu le sais bien. Ne joue pas l’ingénue, Natacha ! Pas avec ta vieille grand-mère, sourit-elle.

    Une bulle de chewing-gum échappa de la bouche de la toute jeune adolescente pour finalement éclater avec nonchalance.

    — Je leur ai fait la leçon et ai décidé de te rejoindre malgré leurs vindictes.

    La vieille femme secoua avec affection la tête et lui passa sa main fripée sur sa joue si douce.

    — Ta mamie en a vu bien d’autres, tu sais. Je m’en suis sorti comme une grande, ironisa-t-elle.

    — Justement, rétorqua sa petite fille, tu en as trop vu. Et trop fait. Surtout ces derniers temps après toutes ces démarches auprès de ces abrutis du ministère.

    — Des abrutis qui ont entendu le sens de ma démarche, tout de même ma petite. Comme quoi, tu ne dois pas perdre espoir en l’écoute de ton prochain. Quand bien même qu’il s’agirait de fonctionnaires du ministère.

    — Tu as passé ces cinq dernières années à te battre contre leur inertie.

    — Les combats ne se gagnent pas en un jour. J’en ai l’amère et cruelle expérience. Mais aujourd’hui, le jour de la disparition d’Aleksandra, m’est donnée l’occasion de remédier à l’injustice de la mémoire. À ce propos, vous me déposez à la station de métro Kountsevskaïa ?

    La jeune fille s’écarta pour mieux nourrir un regard outrancier à sa grand-mère.

    — J’espère que tu plaisantes là ? Tu crois qu’on va te laisser errer seule dans le métro jusqu’à Kutuzovski Prospekt ? Tu te perdrais en chemin et il faudrait que l’on contacte la police pour te retrouver…

    — Mauvaise fille, ironisa la vieille dame en lui ébouriffant sa longue chevelure brune, tandis que les grilles en fer forgé de l’entrée devant laquelle patientaient ses enfants, sous les premiers flocons de la journée, se rapprochaient.

    Chapitre 2

    La voiture passa sous les arches du grand arc de triomphe de l’avenue Kutuzovski.

    Les imposantes colonnes d’onyx noir tranchaient avec la blancheur des pierres qui supportaient à leur sommet le lourd char de bronze tiré par six chevaux et conduit par Niké, la déesse de la victoire.

    Le parc Pobedy s’annonçait par la gauche.

    Le véhicule marqua un arrêt à hauteur d’un contrôle. Le conducteur montra à l’agent un laissez-passer que ce dernier examina avec soin et l’amena à décrocher le téléphone de sa guérite. Une courte conversation terminée par un – Da – de circonstance et la barrière se leva donnant l’accès au parc par l’allée pavée centrale d’ordinaire interdite à toute circulation.

    Près d’un kilomètre défila parmi les espaces boisés aménagés de part et d’autre de l’allée sur le mont Poklonnaïa, l’une des plus hautes collines de la ville. La mosquée de Saint-Georges-le-Victorieux sur leur gauche, s’effaça de leur vue pour finalement aboutir face à l’imposant obélisque Pobedy, monolithe de 141,8 mètres représentant les 1418 jours de participation russe à la Seconde Guerre mondiale.

    La voiture traversa à vitesse réduite la place centrale pour se garer en face, juste devant l’imposant musée de la Grande Guerre patriotique.

    Le conducteur coupa le moteur et se tourna vers sa mère assise à l’arrière aux côtés de Natacha. Sa voix était empreinte d’inquiétude.

    — Tu es sûre, maman, de vouloir y aller seule ? Nous pouvons tous t’accompagner, tu sais ?

    — C’est une chose que je dois faire seule. Une fois ma tâche achevée, vous pourrez sans problème me rejoindre. Mais comprenez-moi, je ne viens pas ici seule mais avec mes souvenirs. Alors, ne craignez rien, ceux-ci sauront me soutenir jusqu’au bout de ma démarche.

    Les deux enfants opinèrent en silence.

    Rien ne saurait troubler l’ambition de cette femme.

    Celle-ci ouvrit la portière, se leva difficilement de son siège, une fugace grimace traversant ses lèvres, en raison de l’arthrose dévorante de ses hanches. Elle enleva sa chasuble, dévoilant l’entièreté de son costume militaire kaki parsemé de médailles tels l’ordre du Drapeau Rouge et les trois ordres de la Guerre patriotique.

    — Natacha, je te prie… dit-elle à l’attention de la jeune fille qui s’empressa de lui passer un mince paquet, un carton sommairement emballé de papier kraft.

    Une fois fait, la vieille femme leva les yeux face à l’immense complexe haut de trois étages, virgule de béton et d’acier soutenue et parcourue, toute de sa longueur, par des arches effilées. Un guide vêtu d’un ensemble deux-pièces de couleur sombre patientait devant l’entrée principale.

    — Je suis chargé de vous mener auprès de la directrice qui vous attend. Je serai particulièrement honoré de vous prêter mon bras, dit-il en joignant le geste à la parole.

    — Alors, allons-y, jeune homme. Menez-moi à bon terme. Mais si cela vous est possible, j’aimerais avant de rencontrer la directrice que vous me fassiez passer par cette salle, fit-elle en pointant du doigt le plan figurant à l’entrée.

    Chapitre 3

    L’ascenseur s’ouvrit au premier étage.

    Le guide amena, avec la lenteur d’une personne de son âge, son invitée jusqu’à l’immense salle aux murs revêtus de plaques de marbre rouge posées en écailles.

    Des vitrines, réparties tout le long, renfermaient des livres empreints des noms des vingt-six millions de victimes de cette guerre contre le mal absolu. Une sculpture de pierre blanche polie trônait au centre. Il y figurait une femme pleurant le cadavre en partie dénudé d’un jeune homme. Mais ce qui attira et subjugua l’attention de la vieille femme fut l’incroyable verrerie qui pendait en des rideaux de larmes du plafond et axée de manière concentrique sur la statue.

    — Cette salle est sobrement appelée Salle du souvenir et de la douleur. Les perles de verre qui pendent du plafond sont un hommage aux larmes versées par notre peuple durant la Guerre patriotique.

    La femme leva les yeux.

    La faible clarté mettait d’autant en avant la lumière qui transperçait les perles. Il sentit le bras de son hôte se raidir tandis qu’elle demeurait les yeux rivés hypnotiquement au plafond. Les traits de son visage étaient figés en une souffrance qu’il ne crut pas voir chez une femme de cet âge. Il respecta ce moment de recueillement qui dura près d’une minute.

    — Nous pouvons continuer, jeune homme !

    — Alors, rejoignons l’autre ascenseur qui va nous mener au second étage. À la salle du Hall de la Gloire.

    Les portes de l’ascenseur situé à l’autre bout de la salle au carrelage en marbre vert et blanc se refermèrent dans un silence feutré. L’ascenseur permettait de s’affranchir des larges escaliers situés de part et d’autre de la salle par ailleurs peu adaptés aux personnes âgées. Une courte montée puis l’ascenseur, parvenu au terme de sa course, livra une salle au bout d’un long couloir visuellement centré par une statue de dix mètres, proclamant debout, la main levée, la victoire et la paix, ce en direction d’une rosace de plafond, toute de verre, brillamment illuminée sur son pourtour par des spots encastrés. Les noms des héros de la Russie soviétique figuraient sur des dalles de marbre foncé réparties sur le pourtour de la salle.

    Au pied de la statue, une femme en tailleur, les mains croisées sagement à hauteur du bassin, fixait l’avancée de la vieille dame.

    Une fois parvenue à proximité, elle lui offrit un sourire des plus charmeurs que ses pommettes saillantes mettaient en valeur. Elle lui tendit les bras tandis que son subordonné se disposa sur le côté.

    — Irina Rakobolskaïa, bienvenue chez vous !

    À ces quelques mots, elle se pencha pour lui offrir un baiser sur la joue.

    — Merci de votre accueil, madame la directrice.

    — Je vous en prie, pas de ça entre nous. Appelez-moi simplement Valentina.

    Puis, la femme, repoussant sa longue chevelure brune qui lui tombait sur le front, d’un geste machinal de la main, lui demanda d’un air complice tout autant qu’impatient.

    — L’avez-vous avec vous, Irina ?

    — Je crois que oui, ironisa la vieille dame, en lui tendant le carton que Natacha lui avait passé et qu’elle avait serré contre sa poitrine tout au long de sa visite.

    — Merveilleux, déclara-t-elle en passant la main sur l’emballage kraft avec le respect dû à une sainte relique, nous allons faire du bon travail. Si vous me permettez, je m’absente quelques minutes le temps de voir mes spécialistes et je reviens. Je vous laisse aux bons soins d’Igor, notre guide expérimenté. N’hésitez pas à faire appel à ses services en ma courte absence.

    — Ce sera fait si nécessaire, rétorqua sommairement Irina qui, passant ses mains derrière le dos, se mit à parcourir les noms des dalles de marbres.

    À cette heure de l’après-midi, le musée connaissait une faible fréquentation. Quelque groupe scolaire venait s’instruire du sanglant passé de leur patrie. Les élèves d’une classe primaire s’éparpillaient tels des oisillons un peu partout dans l’imposante salle malgré les réprobations à basse voix des accompagnants.

    Tout d’un coup, tel un diable surgi de sa boîte, Irina fit face à une petite devochka aux yeux pétillants.

    — Dis-moi, madame…

    Irina fit face à ses genoux douloureux pour se baisser à hauteur de l’enfant.

    — Tes médailles, elles sont vraies ou en chocolat ?

    — Voyons, Galia, n’as-tu pas honte d’importuner cette dame ? intervint sèchement l’institutrice.

    — Calmez-vous, mademoiselle. Il n’y a pas de mal à une telle curiosité.

    Puis se tournant vers la fillette aux yeux marron et malicieux.

    — Préférerais-tu que mes médailles soient en chocolat ?

    — Oui, rétorqua-t-elle fièrement car je pourrais ainsi les manger.

    — Galia, comment oses-tu ? intervint l’institutrice en la tirant par la main.

    — Ce n’est rien, je vous le répète… rassura Irina en appuyant sa parole de ses mains ouvertes en signe d’approbation.

    — Excusez-nous encore, madame, fit l’institutrice en ramenant la brebis égarée au troupeau.

    Irina sourit face à une telle fraîcheur et innocence.

    Soudain, elle sentit une faiblesse dans ses jambes. Un banc à proximité sut répondre à cette attente de l’âge. Plus de quatre-vingts printemps et voici le crépuscule proche qui s’annonçait…

    Irina, empreinte d’une vague de nostalgie qu’elle avait du mal à juguler, fixa son regard sur cette gamine qui, malgré la farouche volonté de cette adulte de la remettre dans les rangs, se retournait vers elle et lui criait sans cesse :

    — Tu ne m’as pas répondu… Tu ne m’as pas répondu… Tu ne m’as pas répondu d’une voix qui se perdait dans les souvenirs d’une vie passée et pourtant si présente en son esprit.

    Chapitre 4

    — Tu ne m’as pas répondu…

    La voix paraissait si lointaine. À peine audible.

    Tout d’un coup, quelqu’un la secoua par les épaules. Avec une énergie motivée par une curiosité toute féminine.

    — Irina Rakobolskaïa, tu ne m’as pas répondu. Es-tu sourde ou dans la lune ?

    La jeune femme, d’à peine vingt-deux ans, revint à la dure réalité.

    Durant un bref instant, elle avait laissé son esprit échapper à la conversation légère de sa compagne de voyage, une dénommée Akimova. Une fille originaire du village de Skopindsky. Une fille peu ordinaire. Durant le trajet qui la menait à Saratov, cette fille avait tout le temps de lui faire un rapport détaillé de son passé.

    Irina dévisagea cette pipelette, le temps d’émerger de sa rêverie.

    Des yeux marron appuyés par de longs sourcils, aussi noir de jais que sa chevelure en casque, un menton agité par des lèvres fines mais incroyablement sollicitées… Voilà pour le physique.

    Une brave fille dont la logorrhée était probablement due en grande partie par cette peur intérieure qui suintait de chacun des passagers de ce convoi.

    — Je suis désolée, bégaya-t-elle. J’ai eu une courte absence. Tu disais, camarade ?

    — Aleksandra, pour toi, car si je ne me trompe, nous nous rendons à la même destination. Et si je ne fais toujours pas erreur, nous serons amenées à nous croiser. Je te demandais si tu laissais un amoureux derrière toi ? dit-elle d’un mince sourire.

    — Non, pas du tout !

    — Pourtant tu me paraissais ailleurs. Je pensais peut-être aux côtés de ton bien-aimé.

    — Hélas, déclara Irina, la gorge serrée au point de manquer de laisser sa voix trembler sous l’émotion, les temps ne sont plus à la bagatelle.

    — Mais si, s’enjoua sa compagne de voyage, au contraire ! Il nous faut profiter de chaque instant, chaque occasion. Ces temps obscurs sont une ode aux joies de la vie. Qui sait si demain, dans une heure nous serons de ce monde…

    Le silence qui emplissait le wagon étouffait jusqu’à ses mots.

    L’odeur âcre de sueur, les relents corporels… tout transpirait la peur, la mort toute proche.

    Irina se fit violence pour se ressaisir.

    — En fait, si tu veux savoir, je me demandais si je reprendrai mes cours à la fin de la guerre, là où je les ai abandonnés.

    — Tes quoi ? éclata de rire Aleksandra.

    Irina fit la moue. Penser à ses cours n’avait rien de déshonorant ou de drôle.

    — Exactement ! Mes cours ! J’étais en quatrième année de physique 2 à l’université de Moscou. Ces putains de fascistes m’ont obligée à tout laisser derrière moi !

    — Houlà ! Je serais toi, je ne me poserais même pas la question. Déjà, il nous faut repousser ces hordes noires et d’après ce qu’en a dit le camarade Staline dans son discours du 3 juillet, ce sera loin d’être chose simple.

    — Chut ! moins fort, intima Irina. Il pourrait y avoir des agents du NKVD dans notre compartiment.

    — Mignons en ce cas, j’espère, rajouta, toujours boute-en-train, sa voisine.

    — Tu es stupide, on te l’a dit ?

    — Souvent, oui !

    Les deux femmes partirent dans un éclat commun de rire. Des larmes de joie s’échappèrent tandis que la peur, une tension viscérale les tenait au ventre.

    — Je me rends compte que je n’ai arrêté de parler depuis que je suis montée à l’arrêt de Riazan et que du coup je ne sais presque rien de toi.

    La jeune femme leva les épaules pour marquer son manque d’enthousiasme.

    — Rien de bien passionnant. Je suis née à Dankov en 19. Mes parents sont enseignants en physique. Donc très tôt, j’ai baigné dans ce milieu si bien qu’après mon diplôme de secondaire en 38, j’ai intégré l’université d’État de Moscou en physique. Rien de bien passionnant.

    — Bien au contraire, s’enthousiasma Aleksandra. La patrie a besoin de tronches comme toi. Qui sais si tu ne vas pas nous dégoter une idée pour botter le cul à ces nazis…

    — Je crains bien que ce soit moi qui me fasse botter les fesses, ria, lèvres serrées Irina. Je ne suis pas très discipline militaire.

    — En ce cas, on sera deux.

    Tout d’un coup, le convoi freina.

    Les affaires disposées en hauteur par les passagers s’éparpillèrent dans l’ensemble de la cabine sous les jurons de leurs propriétaires.

    — Que se passe-t-il ? On n’est pas encore arrivé ?

    Les deux femmes voulurent jeter un œil par la fenêtre de leur wagon.

    Des jets de vapeur leur masquaient l’extérieur. Un attroupement d’hommes armés montait la garde devant le wagon précédent.

    Des cris s’en échappèrent, accompagnés de bruits de courses et de bottes.

    — Je crois apercevoir des miliciens ! Tiens là, chuchota Aleksandra, on dirait un commissaire politique.

    De nouveaux cris, des heurts puis soudain le calme. Deux hommes sortaient du wagon, durement secoués par des miliciens.

    — Ce sont des militaires. Punaise, quel âge ont-ils ? À peine 16 ans.

    Les deux hommes, plutôt des enfants sortis à peine de la puberté dans des costumes bien trop grands pour leur gabarit, se firent amener sans ménagement, loin des

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