Galerie de portraits flous: (Et autres souvenirs vagues)
Par Yves Lafont
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À propos de ce livre électronique
Une délicate combinaison entre intimisme malicieux et nostalgie discrète.
Yves Lafont
Professeur de français retraité, Yves Lafont nous livre quelques récits d'hier et d'aujourd'hui : romans, nouvelles, pensées, aphorismes, petits textes en prose ou en vers, facétieusement accommodés à des sauces stylistiques diverses. Pour le plaisir des mots.
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Aperçu du livre
Galerie de portraits flous - Yves Lafont
Avant-Propos
Il y a quelques années, à Urbino, Italie, province des Marches, j'ai visité l'oratoire di San Giovanni Battista
, une petite chapelle, du XV° d'une émouvante beauté. La quasi intégralité de la nef est couverte de fresques, peintes à quatre mains par les frères Lorenzo et Jacopo Salimbeni. 
En y regardant de plus près, je me suis rendu compte que les peintures comportaient un certain nombre de lacunes que les restaurateurs avaient comblées d’un hachurage coloré, seulement visible en approchant des murs. C'est cette forme particulière de trompe-l'œil, qui modifie assez sensiblement la réalité, sans pour autant glisser vers la pure invention, que je me suis efforcé de reproduire, sous la forme d'un enduit narratif
, ou fiction de remplissage
, pour pallier les incomplétudes d'une mémoire trop souvent abonnée aux souvenirs absents. 
Puissé-je m’être convenablement acquitté de la tâche.
L’art romanesque consiste à peindre l’exacte vérité avec un tissu de mensonges
Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant…
Marcel Proust
Mon arrière-grand-père Chave - 1955
Foumourette (Haute-Loire)
Aujourd'hui nous allons rendre visite à mon arrière-grand-père Chave.
Pensez ! Le père de mon grand-père !
C'est le plus flou des membres de la famille.
La maison est toute petite, sombre, et sent la tomme de chèvre ; un réchaud tousse et crache par intermittence des jets de fumerolles.
Quelques personnages s’y pressent de guingois en une étrange composition naïve.
Parmi eux, je perçois une silhouette grise, haute, impressionnante, qui semble toucher le plafond.
Sous les cheveux blancs, le visage se découpe dans un clair-obscur prophétique telle une gravure de catéchisme.
Le regard est fixe et les yeux de lait à jamais éteints, rongés par le glaucome.
Il est aveugle.
On me pousse vers lui :
- C'est le petit d'Yvette, dit en articulant une grande tante qui s'occupe de lui…
Il hoche la tête.
Je ne suis pas sûr qu'il comprenne.
C’est qu’il est un peu sourd, aussi, l'ancêtre.
Deux grandes mains noueuses se posent sur mes épaules et m’attirent avec délicatesse.
Venu du fond de la haute carcasse, je perçois comme un roulement de galets, un bruit de feuillage agité par le vent.
Il rit !
L'ancêtre porte des vêtements épais, rêches comme l'écorce qui le font s'apparenter davantage au monde des arbres qu'à celui des humains.
Oui, c'est un arbre, d'une espèce particulière que je ne connais pas encore : un arbre généalogique !
* * *
La mémoire est déloyale, les souvenirs se lézardent, les visages pâlissent, les noms s’effacent. Restent quelques photos. Pas nombreuses.
Tito Topin – Et les martinets tournoyèrent dans le ciel - (Livret de vœux 2024).
Mon grand-père, Félix Lafont, dit Papé - 1955
Le Tamerlan des mouches.
L'unique et toute petite photo de mon grand-père, Félix Lafont, dit Papé, autrefois exposée à Bollène, sur le bahut de la salle à manger, a disparu depuis longtemps. Elle le représentait debout, massif, la taille ceinte d'un bandeau de flanelle, le visage large, glabre, les pommettes hautes, les yeux bridés, le cheveu ras, tel un Mongol, ou un Hun.
Pourquoi arborait-il ces improbables traits asiatiques ? Se pouvait-il que l’un de nos ancêtres fût descendu de la lointaine Mongolie jusqu’en Comtat Venaissin ? Qui sait ?
A noter, de surcroît, que ces traits singuliers ressurgiront, dans une moindre mesure, chez mon père (également nommé Félix), mais disparaîtront presque complètement à la génération suivante, ne me léguant de l’héritage supposé des steppes qu’une pilosité clairsemée qui fut pour moi source de frustration lorsque, dans les années 60, revint la mode des favoris.
J’ai dû rencontrer mon grand-père deux fois dans mon enfance, lorsque j'avais quatre ou cinq ans.
Il me reste de lui de pauvres souvenirs.
L’un d’eux déroge, bien malgré moi, aux règles de l’affection filiale. Non point que je n’aimasse pas mon grand-père, ni que Félix fût méchant, bien au contraire, c’était un être généreux et débonnaire, mais il possédait au plus haut point cet art de la taquinerie, si essentiellement provençal, par lequel on prouve l'affection que l'on porte à autrui.
Et cela, j’y ai bien réfléchi par la suite, à cause d’une espèce de pudeur ardente à taire les élans trop spontanés du cœur.
Il faudrait, là-dessus, écrire un livre.
Plus simplement :
La taquinerie est un masque de carnaval.
Sans doute Papé devait-il beaucoup m’aimer, car, dès qu’il me voyait, il m'attrapait et me faisait subir toutes sortes de torsions, élongations, pinçons, chatouilles, tirages de nez et d'oreilles, et bien d’autres tourments, que renforçaient la callosité de ses mains de convoyeur de pierres, et l’odeur d’ail qui émanait généreusement de toute sa personne.
Je puis encore rapporter - il y a aujourd’hui prescription - qu’habitué à la conduite de gros chevaux de trait, il excellait au maniement du fouet qu'il faisait claquer avec une précision diabolique tout autour de ma tête, pour décimer les mouches.
Une autre image m’est restée :
Au fond de la cour, sous un appentis encombré d’outils, cerné d’un aréopage indifférent de chiens, canards, gallinacées en tous genres installés comme au spectacle, le vieil homme est assis à l’envers sur sa chaise, les coudes appuyés au dossier, tressant une corde de chanvre.
Derrière lui, ma grand-mère, Henriette, toute menue, de noir vêtue, la voix chevrotante et sonore, est en train de lui appliquer sur l’échine des boules de verre, préalablement enflammées à l’aide de morceaux de coton, qui restent collées à la peau, et le font ressembler à une espèce de dinosaure hérissé de protubérances.
Un spectacle qui me remplit d’effroi !
Il faut sauver Papé !
- Ce sont des ventouses, précise mon père, un vieux remède contre les rhumatismes et les fluxions lombaires. Rassure-toi, ça ne fait aucun mal.
Mais, comme mon père ne le cède en rien à son géniteur en manière d’asticotage, il ajoute, un petit sourire en coin :
- Allez ! viens donc t’asseoir ici, et montre-moi ton dos…
Au secours ! Je m'enfuis à toutes jambes dans la colline dont je ne descendrai, encore tremblant, qu'à la tombée du jour.
Les expériences du passé devraient nous servir de leçons. Pourtant, il me faut avouer que, si l’occasion s’en présente, je ne peux m’empêcher de taquiner mes deux petits-enfants.
Preuve tangible que je les aime.
Papé s’en est allé, victime d’un coup de froid, pendant l’hiver 1956. Cette année-là, le Rhône avait gelé, et les oliviers étaient morts.
Les ventouses n’avaient servi à rien.
* * *
Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents, dans la mémoire des vivants. (Jean d’Ormesson – Discours de réception à l’Académie française, 1974.)
Ma tante, Louise Latour, née Lafont
Ce qui me revient à l’esprit quand je pense à ma tante Louise, ce sont davantage des sensations, des émotions, que de véritables anecdotes. Si j’osais un rapprochement avec les arts graphiques, je dirais une vision plus impressionniste que figurative.
Quelquefois nous allions rendre visite à la tante Louise. Cela me remplissait de joie, car j’aimais beaucoup cette sœur cadette de feu mon grand-père, Félix. Elle était tout de sombre vêtue, éternellement endeuillée, comme beaucoup de femmes de sa génération : silhouette un peu ramassée, portée par de petites jambes, fichu noir, jupe épaisse, tablier imprimé de minuscules fleurs violettes : son seul luxe.
Elle affichait un éternel sourire dans un visage couvert de rides.
Louise s'était mariée, au sortir de la première guerre, avec un dénommé Julien Latour, emporté par la grippe espagnole, un peu après les épousailles ; aux dires de tous, un chic type.
Ses deux autres frères, Émilien et Gratien, mes grands-oncles, tombés au champ d’honneur, dans la fleur de l’âge, n’ont laissé, ici-bas, que leurs noms inscrits, dans l’ordre alphabétique, sur le monument aux morts du village, et, enchâssées dans des plaques de biscuit blanc, leurs photos en habits militaires, reliques longtemps conservées dans la famille, cassées, puis perdues.
Emilien Lafont : chasseur – 7° B.C.A. (Bataillon de Chasseurs Alpins) – Tué à l’ennemi le 23/01/1915 (22 ans) – Hartmannswillerkopf – Haut-Rhin.
Gratien Lafont : 114° R.I. (Régiment d’infanterie) – Tué à l’ennemi le 07 / 05 / 1915 (32 ans) – Esnes – Meuse.
Malgré les épreuves subies, Louise ne s’était jamais départie de sa bonhomie naturelle.
Je la revois distribuant du grain à ses volailles, dans un grand remuement de plumes et claquements de becs.
- Petits ! Petits ! Par ici, Petits ! Petits !
Quand nous venons la voir, elle nous accueille avec une joie spontanée et sincère qui réjouit le cœur.
- Oh comme je suis heureuse de vous voir ! Entrez, entrez, laissez-moi vous offrir quelque chose. Et toi, mon enfant, comme tu as grandi ! Viens ici que je te regarde !
Elle presse son visage contre le mien, l’œil brillant. Ses chiens, qu’on dirait croisés de renards, longs, bas, roux, la queue en panache, et le museau pointu, nous escortent jusqu’à la porte, et se tortillent en nous faisant la fête.
Elle habite au nord de Saint-Pierre-de-Sénos, sous la colline de Barry, à Bollène. Sa vieille ferme, doyenne des maisons du quartier, s’est retrouvée enclavée par des cités ouvrières lors de l’aménagement de la vallée du Rhône, dans les années 50.
Dès le portail franchi, on est assailli par l’exubérance de la végétation. Tante Louise récupère toutes sortes de récipients : pots, seaux, vieux chaudrons, vases ébréchés, et même les boîtes de conserve, pour y planter des graines ou des boutures.
Par les soins attentifs d’une maternité verte, la seule qu’elle n’ait jamais connue, les plants croissent, les pots s’amoncèlent autour de la porte d’entrée, les fenêtres, le vieux puits avec sa pompe à bras, au milieu de la cour. Il y a aussi une treille, des massifs de lilas, des lauriers, des yuccas, des dahlias, très prisés à l’époque, et aussi, rareté dans nos régions méridionales, une mare aux canards, entourée de bambous.
Quand on entrait dans le logis, on remontait le temps. Passé le rideau de buis tintinnabulant de la porte d’entrée, on pénétrait subitement dans un univers, clair-obscur, sentant le feu de bois. Les feuillages agités par le vent laissaient passer, comme par effraction, les rayons fulgurants du soleil à travers les fenêtres, illuminant des pans de tapisserie défraichie, les étagères d’un vaisselier garni d’objets hétéroclites, les bronzes de la comtoise, le tuyau argenté du poêle, le miroir, et l’agenda des PTT.
Au-dessus de la table ronde, recouverte d’une toile cirée, un lustre à trois branches supportait des rouleaux de papier tue-mouches qui pendaient sous les yeux des convives. L’observation de l’atroce agonie des diptères englués, suscitait, chez l’enfant que j’étais, une fascination morbide et désespérante. Invariablement, ma tante demandait ce que nous voulions boire :
- Liqueur de café, ou liqueur de banane ?
Je choisissais systématiquement la liqueur de café, qui m’était, en principe, doublement défendue, car excitante et alcoolisée. Elle avait l’aspect d’un jus noir, épais, au goût de réglisse, qui laissait longtemps un dépôt sur la langue.
Maman, très à cheval sur les questions d’hygiène, considérait avec soupçon ces breuvages « maison », contenus dans des fioles hors d’âge, qui se régénéraient, de façon mystérieuse :
- Il n’en prendra qu’une petite goutte !
Mais ma tante avait la main lourde, et me servait de larges rasades, avec un sourire complice.
Pendant les longues conversations des adultes, qui portaient sur les membres de la famille, les visites reçues, le temps, trop chaud ou trop froid, les sempiternels rhumatismes dont notre tante était percluse, j’allais parcourir le jardin, crottant mes chaussures sur les rives boueuses de la mare aux canards que survolaient des libellules multicolores. Je furetais avec une insatiable curiosité dans des hangars aux odeurs de foin, dans des remises débordant des vestiges empoussiérés d’un monde révolu : robes, chapeaux, ceintures, miroirs, lampes, cuisinière en fonte dans laquelle pondaient les poules, fusil cassé qui faisaient mes délices, albums de cartes postales que je possède encore.
Puis, quand venait le moment du départ, ma tante, d’une générosité notoire, insistait pour nous donner des œufs, des boutures de géranium, des boîtes de biscuits. Elle me glissait des pièces de monnaies, des papillotes, de petites figurines trouvées dans les lessives.
Mais, un hiver, elle se mit à raconter les mêmes histoires, de plus en plus souvent.
Comme beaucoup de gens de son âge, elle radotait. Au début, nous ne vîmes rien de très inquiétant dans ce comportement ; il nous arrivait même d’en rire un peu. Mais, un jour, nous apprîmes qu’elle avait donné la totalité de sa maigre pension au facteur, en guise d’étrennes – offrande refusée, bien sûr - puis qu’elle s’était égarée en cherchant ses poules sur la route de Saint-Paul-Trois-Châteaux.
Elle perdait la tête !
Louise fut placée à l’hospice de Bollène, un vieil immeuble du centre-ville dont les bâtiments, organisés autour d’une cour centrale, servaient aussi de dispensaire.
Les patientes étaient regroupées au premier étage dans une pièce unique.
La pauvre femme s’y laissa docilement conduire sans se départir de son bon caractère. On lui attribua un lit sur l’un des petits côtés du dortoir, près de la porte d’entrée.
L’immense pièce, au sol de tommettes brunes, comptait une quinzaine de pensionnaires.
Lors des soins, ou pendant la toilette, on déplaçait, auprès des lits, de vastes paravents faisant, sommairement, office de cabines. D’autres fois, dans les situations délicates, l’on priait les visiteurs de bien vouloir quitter la salle.
Les pensionnaires partageaient tout, leur misère et leurs derniers instants.
Lorsque nous venions lui rendre visite, Tante Louise nous accueillait, assise sur son lit, avec les mêmes marques d’affection qu’elle nous prodiguait lorsqu’elle était chez elle :
- Oh que je suis contente de vous voir ! Venez, venez, que je vous embrasse ! Et toi, mon petit, comme tu as grandi !
Approche que je te regarde…
L’œil malicieux, elle avançait une main toute parcheminée vers la table de nuit :
- Tiens, prends donc ce bonbon…
Puis dans un murmure :
- Mais ne dis à personne que je te l’ai donné !
Les infirmières adoraient cette pensionnaire au cœur simple qui avait conservé son humour et son espièglerie.
Mais un jour, Louise tomba du lit, et prit froid sur les tommettes brunes du carrelage.
Elle succomba, discrètement, comme elle avait vécu, laissant dans nos cœur une grande affliction.
Je ne suis pas croyant, mais dans l’hypothèse, toute rhétorique d’un Paradis, je ne doute pas que ma tante y a été chaleureusement accueillie par le maître des lieux :
- Entrez donc, Louise, soyez la bienvenue, vous êtes ici chez vous. Mais avant, laissez-moi vous offrir quelque chose :
Nectar de banane, ou nectar d’abricot ?
*
La mémoire se plaît à rebâtir l’enfer
Dans l'antre du Fada - 1953
J'ai passé une partie de ma petite enfance à Marseille.
D'abord, nous avons habité un garni de la rue Thubaneau, près de la Canebière.
Cette rue Thubaneau, à l'étymologie un peu incertaine : thuber voulant dire fumer, d’où fumeries, d’où peut-être tripots, devait sa renommée aux dames de petite vertu qui la peuplaient en abondance.
Inutile de préciser ce qu'en langage phocéen signifiait : aller à Thubaneau...
- A quatre-vingts ans, Marius allait toujours à Thubaneau, le gari !
Dans cet environnement interlope, ma mère essuyait des propositions indécentes dès qu'elle mettait le pied dehors.
Quant à moi, les péripatéticiennes, se penchant sur mon berceau, louaient ma bonne mine, en me prédisant de multiples succès !
Le départ soudain de mon père pour l'Indochine, permit, à Maman et moi, d’emménager à la Cité Radieuse, un édifice fraîchement édifié par le génie des architectes :
Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, dit le Poète de l’Angle Droit, localement baptisé le Fada.
Tout vrai Marseillais le dira, on ne peut réaliser plus grand écart de standing en matière immobilière.
On devait ce reclassement d’exception aux primes assez substantielles versées à mon père, sous-officier dans l'armée de l'air, pour s'être porté volontaire dans le conflit indochinois.
Était-ce à dire que Papa avait répondu à l'appel d'une irrépressible ardeur guerrière, ou d'un impérieux zèle patriotique ? Que non ! On me raconta par la suite qu’en ces années de pré-débâcle coloniale, qui allaient s’achever par la mémorable pâtée impériale de Diên Biên Phu, les volontaires pour le Corps Expéditionnaire Français étaient rares. Dans sa majorité, la troupe répugnait d'aller au casse-pipe, et demeurait résolument réfractaire aux honneurs posthumes.
Alors, on avait inventé, pour de tortueux prétextes bureaucratiques, de rendre obligatoire le choix de l’Indochine lors des demandes de mutation, tout en garantissant qu'il n'en serait nullement tenu compte s'il figurait en dernières positions sur les listes.
Jusqu’au jour où, devant la pénurie de bonnes volontés, un certain général de l'État-Major, en forme de Raminagrobis galonné,
