Les filles de la châtelaine
Par Daniel Cario
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À propos de ce livre électronique
Quadragénaire et célibataire endurcie, la marquise décide de perpétuer la lignée, tant qu’elle est encore capable de procréer. Elle s’assure le concours d’un géniteur présentant les dispositions nécessaires. Coup du sort, ce n’est pas un garçon qu’elle met au monde, à son plus grand regret.
Telles les sources vives des sous-bois alentour, le passé remonte inexorablement à la surface, les personnalités se dévoilent, exacerbant leurs qualités et leurs travers…
Plongez au cœur de la Bretagne mystérieuse dans un cadre enchanteur et une atmosphère à la fois bucolique et tragique. Dans ce roman captivant, Daniel Cario brode un récit où s’entrecroisent personnages déroutants, secrets de famille, intrigues et drames. Un incontournable pour les amateurs de sagas familiales historiques."
À PROPOS DE L'AUTEUR
"Ancien professeur de lettres à Lorient, Daniel Cario est un romancier prolifique régulièrement primé.
Ses trilogies "Le sonneur des halles" et "Le brodeur de la nuit" sont largement reconnues pour leur qualité d’écriture et font référence en Bretagne.
Ses autres titres terroir, publiés notamment aux Presses de la Cité, rencontrent également un fort succès.
Il s’est aussi lancé avec brio dans le policier/thriller, avec plusieurs ouvrages à couper le souffle, et a signé quelques romans jeunesse."
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Aperçu du livre
Les filles de la châtelaine - Daniel Cario
PROLOGUE
La forêt de Pont-Calleck, en centre-Bretagne, où vécut un célèbre marquis dont une gwerz tout aussi fameuse retrace l’existence rebelle et mouvementée – qui lui valut d’ailleurs d’être décapité en 1720. Le Scorff s’y prélasse aux mortes eaux, se croit permis des impétuosités forcenées quand les pluies détrempent le paysage. Des allées majestueuses scindent les obscures frondaisons, sous lesquelles s’insinuent d’étroits sentiers, tandis qu’entre les mousses joufflues et au pied des talus se faufilent des ruisseaux effrayés. Bucolique, n’est-ce pas ? La litanie de clichés éculés, diraient d’aucuns…
Soudain le sous-bois s’éclaircit en une immense baie de lumière. Se dévoile un paysage irréel, qui laisserait croire qu’on a changé d’univers. Deux gentilhommières se font face, séparées par un modeste plan d’eau, que l’on hésite à qualifier d’étang. Un lieu paisible, en apparence…
De souche aristocratique, Mathilde de Viremont est châtelaine. Marquise, c’est le titre nobiliaire qu’elle revendique. Pourquoi pas… La quarantaine, c’est une maîtresse femme, sèche de corps et d’esprit, loin d’être commode. Limite misanthrope même, sauf en cas d’obligation incontournable. Pas mariée, elle n’a pas d’enfant. Non qu’être marié soit la condition sine qua non pour procréer, mais aucun homme ne l’a jamais tenue entre ses bras – soit dit en passant, elle n’a étreint non plus aucune femme. Quarante printemps et donc encore vierge au début de ce récit. Un détail qui a son importance.
Une telle propriété nécessite un entretien suivi. Aussi la châtelaine emploie-t-elle une servante et un homme à tout faire. Pour les travaux d’envergure, son domestique – qui fait également office de majordome – sollicite des journaliers.
La marquise vit de ses rentes, des dividendes d’un portefeuille d’actions dont s’occupe un courtier, ainsi que des loyers que lui versent ses métayers à la Saint-Michel. Si elle ne roule pas sur l’or, elle n’est pas à plaindre – il est vrai que ses inclinations ascétiques la préservent de dépenses outrancières.
Une servante, donc, Célestine. La châtelaine actuelle n’avait que six ans quand ses parents l’ont recueillie. Un accès de compassion surprenant chez des hobereaux au cœur plus sec qu’un croûton de quinze jours, et ce d’autant plus que la misérable était maigrelette, crasseuse au point de ne pouvoir discerner le grain de sa peau ni la véritable couleur de ses cheveux. Mais ses grands yeux bleus, limpides et lumineux, suppliaient avec tant de détresse…
La petite mendiante était assise sous le porche de l’église de Plouay, la menotte tendue. En retrait se tenait la mère, en haillons, dans un état aussi pitoyable. Elle n’a fait aucune difficulté pour céder sa gamine à des personnes aussi bien mises et de toute évidence fortunées.
— Tine est une brave fille, a-t-elle ânonné, en la poussant d’une main ferme au creux des reins. Courageuse avec ça, et jamais à pleurnicher.
— Tine comment ?
La vieille avait haussé les épaules. Un sourire niais dévoila des chicots déchaussés.
— Ben, Célestine, quoi…
Ou elle ne se souvenait plus de son patronyme ou elle craignait de se voir restituer le fardeau à brève échéance. La seconde hypothèse reste la plus crédible…
— Vous verrez, vous n’aurez aucune raison de vous plaindre. Par contre, moi, je vais être obligée de combler un manque à gagner maintenant qu’elle ne sera plus là.
Sous-entendu, ce ne serait pas idiot de mettre la main à la poche…
Gontran de Viremont avait ouvert sa bourse. Affaire conclue.
Tine servit aussitôt de domestique. Elle fut notamment assignée à garder Mathilde, dont le tempérament de pisseuse épouvantable présageait déjà une adolescente chieuse et une adulte exécrable. La pimbêche fit de Célestine son souffre-douleur, pour ne pas dire son esclave. La pauvrette avait trop galéré, s’était trop souvent couchée le ventre vide et transie de froid, pour seulement oser se plaindre. Mathilde avait vingt-deux ans quand Gontran et Cunégonde tirèrent leur révérence, sans avoir mis en chantier un autre héritier. Promue châtelaine en titre, la jeune marquise aurait été bien sotte de se priver d’une bonne à tout faire aussi docile et qui ne coûtait que le prix de sa maigre pitance.
Quel château n’est pas entouré d’un parc ? La façade de celui-ci donne sur un vaste terrain qui coule en pente douce jusqu’à l’étang ; sur les larges nénuphars se prélasse une colonie de grenouilles aux premiers rayons de soleil. La nuit, elles font un boucan épouvantable.
La partie arrière du château abrite les dépendances. Là se situe l’écurie. La châtelaine utilise en effet un cabriolet tracté par un cheval d’une placidité à toute épreuve. Une longère sert de remise, notamment pour la voiture et la paille du quadrupède ; l’aile gauche est consacrée au logement des domestiques. Célestine, donc, mais également Fernand Chardon. En bonne intelligence, les deux employés se répartissent les multiples tâches. Lui, fait office de jardinier, de palefrenier, de bricoleur attitré, tandis qu’elle, s’occupe plutôt des nécessités intérieures : cuisine, lessive, repassage et ménage.
Fernand a sensiblement le même âge que sa patronne. Robuste et courageux, il est du genre taciturne, une qualité aux yeux de la châtelaine, qu’insupporterait un domestique à lui tenir le crachoir, ou un flagorneur à lui lécher les bottes afin de s’allier ses bonnes grâces.
Une parenthèse : dans un récit qui commence dans cette tonalité fleurissent invariablement des kyrielles d’histoires croustillantes au sujet de la valetaille, où des verrats à deux pattes culbutent de jeunes truies éhontées. Le domestique de Mathilde était a priori à l’abri de pareilles turpitudes. Chardon avait en effet la partie droite du visage marbrée d’une tache de vin violacée, il est vrai un peu disgracieuse. Autre précision élémentaire : contrairement aux idées reçues, ce genre de singularité capillaire, si elle est de nature congénitale, n’est pas héréditaire.
Sur l’autre rive de l’étang réside Xavier de Cosquéric, dont le train existentiel est de même nature que celui de sa voisine : rentes, actions, fermages, reliquats de fortune familiale. Lui aussi prétend être marquis de naissance. Autre similitude, la configuration de l’édifice est la symétrie parfaite du château des Viremont, à croire que les bâtisseurs de l’époque ont utilisé un plan unique et profité de la mobilisation de la main-d’œuvre pour édifier les deux bâtiments avec les pierres extraites d’une carrière dans les environs.
Chaque riverain a donc vue sur la propriété de son voisin par-dessus le plan d’eau. Ils n’entretiennent pourtant que des rapports épisodiques, en fait quand le hasard les contraint à des rencontres inopinées ; un échange de sourires crispés, qui se conclut infailliblement en se tournant le dos. Une nuance importante cependant : si elle, ignore royalement le camp ennemi, lui, en revanche, passe son temps à l’épier de son balcon au moyen d’une longue-vue, à la manière d’un flibustier. Pas par simple curiosité. Il faut préciser qu’ils traînent un passif commun qui justifie pleinement leur animosité réciproque.
Pour mieux situer le personnage, sachez que Xavier de Cosquéric a entretenu, dans ses vertes années, des velléités de séducteur. Aujourd’hui, en cette fin de XIXe siècle, il n’est plus qu’un aristocrate sur le retour. Nostalgie d’une époque révolue, fut un temps il s’acharnait à se coiffer d’une perruque afin de masquer l’alopécie qui lui avait dénudé le caillou à l’approche de la trentaine. Se sentant ridicule, il a bien vite renoncé.
Fernand Chardon avait souffert de sa tache de vin toute son enfance. Charron à Plouay, son père faisait également office de maréchal-ferrant. Sauré comme un hareng par les braises de la forge, Émile Chardon s’humectait le gosier sans répit – il ne buvait pas que de l’eau. Lorsque naquit son garçon, les langues acérées ne manquèrent pas d’opérer le rapprochement : il y avait du pinard dans sa semence !
Soucieux de perpétuer la profession familiale, le père avait prévu de passer le relais à son rejeton. Encore aurait-il fallu que celui-ci en présente les dispositions… Or le gamin tenait plutôt de sa mère, Solange, aveulie de pitié pour protéger son garçon d’un paternel aussi tonitruant. Refusant l’évidence que son Fernand soit devenu un jeune homme, elle le materna jusqu’au jour où le charron fut convoqué au château pour réparer l’attelage de Mathilde de Viremont, quelques semaines après le décès des parents.
— Comment vous allez faire pour entretenir le domaine maintenant que vos vieux sont partis rejoindre le bon Dieu ?
Pas certaine d’avoir bien saisi, la marquise écarquilla de grands yeux ahuris. Elle réalisa aussitôt à quel énergumène elle avait affaire. Retint la riposte salée pour contrer une goujaterie aussi flagrante.
— Il me faudra trouver un homme digne de confiance, marmonna-t-elle d’une voix fielleuse.
Le forgeron en avait assez de suer sang et eau alors qu’à vingt-cinq ans son fiston était à fainéanter dans les jupes de sa mère.
— Moi, j’aurais bien quelqu’un à vous proposer, avança-t-il entre deux coups de marteau.
— Ah bon ?
— Dame, c’est pas un adonis, plutôt du genre à vous flanquer des cauchemars. Mais c’est un brave garçon, courageux, et qui ne fait jamais d’histoires.
— Dites toujours.
— Il s’agit de mon fiston.
Émile expliqua la situation, ne passa pas sous silence le nævus de Fernand. La châtelaine esquissa une petite moue de répulsion.
— Ce n’est pas un monstre non plus, se rattrapa le charron. Mais je ne suis pas sûr qu’il trouvera chaussure à son pied.
Fernand fut embauché le jour même. Démentant le pronostic paternel, il se dégota une compagne ; ils n’éprouvèrent pas toutefois le besoin de se marier.
Livre I
De charmants voisins
1
Léonie Roumier se hâtait dans l’allée empierrée qui menait au château. De temps à autre, elle hochait la tête d’un air perplexe et marmonnait à voix basse. Que lui voulait donc cette grande dame qu’elle n’avait jamais entraperçue que de loin ? C’était Fernand qui était venu la quérir alors que le jour n’était pas encore levé.
— Madame de Viremont a besoin de tes services.
Un ton péremptoire. Toujours aussi taiseux, il avait refusé d’en dire davantage.
Ses services… Léonie réfléchissait en veillant à ne pas se tordre une cheville dans les nids-de-poule creusés par les pluies. Rebouteuse à l’occasion, elle savait remettre en place les articulations déboîtées, réduire les fractures quand les os n’étaient pas en bouillie, mais il était peu probable qu’une châtelaine sacrifie à une médecine de bouseux. Restait sa fonction officielle, aider les bébés à venir au monde – ou au contraire les en empêcher s’ils n’étaient pas désirés, une besogne clandestine pour laquelle on la payait grassement afin de fermer son clapet.
En dehors de son service au château, Fernand était donc en ménage avec la sage-femme « locale ». Ces deux-là avaient-ils jamais éprouvé du sentiment l’un pour l’autre ? Voilà bien une question qu’ils évitaient de se poser. Disons qu’une attirance physique leur faisait battre le cœur par intermittence. Fernand n’était pas un modèle de tendresse, pas du genre à s’embarrasser de préliminaires quand le taraudait une montée de sève, des étreintes « naturelles », à l’image du monde rustique qui les entourait. Sinon ils unissaient leur solitude en bonne intelligence, n’ayant aucun grief assez sérieux pour s’égarer en vaines chamailleries. S’assurer une descendance n’avait jamais été au programme. De par sa pratique, Léonie n’était pas assez écervelée pour se faire engrosser à son insu. Oh ! il lui était arrivé d’avoir envie de pouponner, quand le bébé entre ses doigts crochus lui paraissait plus beau que d’ordinaire, ou plus fragile, mais ce n’était qu’une émotion passagère. Elle se reprenait aussitôt, s’assurait que le nouveau-né couinait clair et fort, pissait dru, et le collait entre les bras de sa mère le temps de pincer le cordon et de hâter la délivrance en pétrissant les flancs distendus.
La grille du château ouvrait sur la cour arrière. Une allée grossièrement empierrée contournait la bâtisse par le pignon droit et accédait à l’esplanade, séparée de la pelouse par une rambarde en fer forgé. Sur la façade donnait une rangée de fenêtres ; au milieu s’ouvrait celle qui servait de porte principale. Léonie n’eut pas besoin de haler le cordon de la cloche. La servante guettait son arrivée. Vu la fébrilité avec laquelle elle lui saisit le bras, il y avait urgence. Un accident, pensa la rebouteuse. La châtelaine se sera cassé la figure…
D’un geste impérieux, Célestine l’invita à entrer. Léonie fut impressionnée par la taille du salon, qui occupait toute la partie avant du rez-de-chaussée. Au plafond, trois magnifiques lustres dont les pendeloques à facettes tintèrent dans le courant d’air. La bonne n’avait pas encore prononcé un mot. Elle indiqua l’escalier de marbre qui accédait à l’étage. Léonie commençait à en avoir assez de tout ce mystère. Elle se campa devant les marches, posa son sac sur les larges carreaux veinés. Les mains sur les hanches, elle apostropha la servante.
— Vous pourriez m’expliquer, maintenant ?
Célestine soupira ostensiblement. Ou elle ne trouvait pas les mots ou il n’était pas dans ses attributions de causer.
— C’est pour Madame, se contenta-t-elle de bredouiller. Venez.
Pressée d’en finir, Léonie lui emboîta le pas.
De place en place, des portraits ornaient les majestueuses tapisseries murales. Célestine était rendue sur le palier. La demeure était étrangement silencieuse, pensa Léonie, de plus en plus intriguée. Et Fernand ! Où il était, celui-là ?
Léonie n’eut pas loisir de s’en inquiéter. La servante tenait ouverte l’une des portes qui donnaient sur le couloir. La chambre de la châtelaine… La visiteuse hésita, angoissée d’accéder à un secret qui la dépassait.
Vêtue d’une sévère chemise de nuit, Mathilde de Viremont se tenait adossée à deux oreillers ventrus sous le baldaquin d’un lit spacieux, alors qu’elle n’y avait jamais dormi que toute seule. Recouverte d’un drap, elle avait les jambes repliées en équerre. Les traits tirés, les yeux cernés, les cheveux défaits, elle était en souffrance. Léonie Roumier n’était pas médecin !
— Laisse-nous, Tine, ordonna la châtelaine d’une voix qu’elle ne put empêcher de chevroter.
La bonne referma doucement la porte. Léonie se présenta au pied du lit. Elle remarqua alors une table basse dans la ruelle du côté droit. Dessus trônait une bassine emplie d’eau, jouxtée d’une pile de serviettes.
— Ne restez pas là plantée comme une idiote.
Le drap était tendu sur l’abdomen.
— Eh bien, oui. Je suis en train d’accoucher ! proféra la châtelaine, le regard fuyant.
Léonie entendait encore Fernand lui confier que sa maîtresse avait le même âge que lui, à quelques mois près. La quarantaine, ce n’était pas l’idéal pour enfanter. Encore plus époustouflant était qu’une dame aussi austère se retrouve enceinte. De l’imaginer copuler dépassait l’entendement. Il fallait pourtant se rendre à l’évidence. Ou alors, elle s’était fait violer…
Une contraction tétanisa la marquise. Elle serra les lèvres, mais ne put endiguer le gémissement.
— Il y a combien de temps que ça a commencé ?
— Depuis le début de la nuit, bredouilla Mathilde dont la superbe s’étiolait sous la douleur.
Bientôt douze heures, la parturiente avait perdu les eaux depuis déjà un bon bout de temps. Rien d’étonnant d’être épuisée. La sage-femme hésita encore : accéder à l’intimité d’une femme aussi huppée constituait à ses yeux un irrespect inconcevable. Le regard de la châtelaine se fit encore plus impérieux. Sans plus atermoyer, Léonie replia le drap jusqu’au pied du lit. Mathilde tressaillit, ferma les yeux, au supplice non seulement d’accoucher, mais d’être contrainte à une telle impudeur.
Quant à Léonie, c’était la première fois qu’elle découvrait le fondement d’une aristocrate. À quoi s’attendait-elle ? Incapable de seulement l’imaginer, elle fut surprise de constater que madame de Viremont n’était en rien différente des autres femmes de son âge. D’un châtain tirant sur le roux, le buisson pubien était tout aussi dru et rêche, les lèvres turgescentes ourlées de semblable façon. Une autre contraction la parcourut de la tête aux pieds.
— Je vais être obligée de…
— Faites et taisez-vous, de grâce.
Léonie remisa ses scrupules. Le col était largement ouvert. La châtelaine avait attendu le dernier moment avant de se résigner à demander de l’aide. Ce qui étonna l’accoucheuse, ce fut la proéminence du ventre et sa dureté sous la palpation. Elle devait héberger un solide gaillard ! Le pensionnaire ne tarda pas à se présenter. Les doigts de Léonie sentirent le crâne forcer le passage. Elle l’accompagna jusqu’à dégager les épaules. Le reste du corps glissa sans problème.
La châtelaine recouvra sa force de caractère. Son visage blême luisait d’une sueur huileuse, mais elle mettait un point d’honneur à ne pas se plaindre.
— Un garçon, j’espère ? bredouilla-t-elle.
— Non, Madame, c’est une petite poupée, jolie comme un ange.
La mine de Mathilde se renfrogna, sa tête s’inclina sur l’oreiller dans un profond soupir. Une nouvelle contraction la tétanisa.
— Je crois bien qu’elle n’est pas seule…
L’annonce aurait dû contrarier la châtelaine, un vague sourire se dessina sur son visage. Un garçon, cette fois ? Hélas, fol espoir, ce fut une seconde pisseuse qui se présenta entre les lèvres béantes.
Le corps de Mathilde s’affaissa. Accablée, elle renonçait à lutter. Elle respirait sourdement. Elle n’avait encore adressé aucun regard à sa double progéniture.
— Je suis maudite, balbutia-t-elle avant de virer de l’œil.
Il se produisit alors une chose peu banale. Les flancs de la parturiente furent parcourus d’un nouveau frémissement. Léonie Roumier n’en croyait pas ses yeux. Il lui était arrivé de mettre au monde des jumeaux, mais jamais des triplés. Inconsciente, Mathilde avait glissé de ses oreillers, la bouche entrouverte et les paupières mi-closes. Cela lui évita de se lamenter : il s’agissait encore d’une fille.
Léonie fut aussitôt frappée par la face poupine de la troisième petiote. La base du cou et la joue droite paraissaient plus sombres. Elle essuya délicatement les glaires : apparut alors une tache de naissance qui dessinait une étrange fleur, d’un violet soutenu.
À assister ses semblables, Léonie Roumier avait acquis quelques notions de psychologie. Affligée d’une disgrâce aussi flagrante, la pauvrette courait le risque de ne pas être en odeur de sainteté près de la châtelaine. Léonie prit alors conscience d’une coïncidence qui elle aussi n’était pas sans poser de problème : son Fernand avait le visage décoré d’une singularité aux contours sensiblement identiques…
Léonie massa le ventre flasque afin de procéder à l’expulsion du placenta. En même temps, cela moulinait sec dans son esprit pragmatique de campagnarde. Peu à peu se dessinait une hypothèse extravagante. Pourquoi ne pas pallier les fantaisies du destin ?
La délivrance se déroula naturellement. Après les avoir pincés, elle trancha les trois cordons ombilicaux. La châtelaine n’avait toujours pas repris connaissance. Sa résolution prise, Léonie enveloppa la petite dernière dans une ample serviette et s’empressa de la déposer dans le boudoir voisin. L’enfant respirait normalement. La sage-femme revint s’occuper de la mère et des deux autres bébés.
Était-ce de refuser une réalité trop cruelle ? Mathilde retardait le moment d’émerger. Elle entrouvrit enfin les paupières. Léonie lui demanda si ça allait mieux. Pas de réponse.
— Vous voulez voir vos deux petites ?
— Je suis fatiguée. Occupez-vous d’elles. Vous êtes payée pour ça, non ?
— C’est que je vais devoir vous laisser…
— Arrangez-vous avec Célestine. Expliquez-lui ce qu’elle doit faire. En attendant, tirez les rideaux que je puisse me reposer un peu.
Léonie déploya les tentures qui coulissaient autour du lit. Puis elle enveloppa les deux bébés dans une autre serviette et les confia à la servante, aux aguets dans le couloir devant la chambre de sa maîtresse.
— Il faut les laver doucement à l’eau tiède, et veiller surtout à ce qu’elles ne prennent pas froid.
Célestine hochait la tête d’un air obéissant. Elle reçut les agréables fardeaux comme une offrande tombée du ciel. Léonie revint dans la chambre. Elle colla l’oreille aux épais rideaux. La respiration régulière, la châtelaine dormait – ou ruminait sa déconvenue ? La sage-femme passa sans bruit dans le cabinet de toilette. Elle récupéra son « bien », ramassa son matériel au passage et quitta la propriété en catimini.
2
On aurait cru une voleuse ; Léonie serrait la petiote au plus près afin de la faire bénéficier de sa chaleur. À mesure qu’elle s’éloignait du château l’investissait une sensation indicible, sinon qu’elle était d’une douceur infinie. L’impression étrange qu’en elle se ramifiaient des fibres inconnues. L’enfant bougea, gémit. Elle lui parla, la rassura : on n’était plus bien loin, on serait bientôt arrivées. La petite se mit à gigoter, à crier, elle avait faim.
Léonie élevait deux chèvres qui la fournissaient en lait. Elle posa sa mallette le temps de dénicher la clef dans la poche de sa blouse.
— Là, tu vois. On y est. Bienvenue dans ce qui sera ta maison désormais. Désolée, mais je n’ai pas plus luxueux à t’offrir, moi.
Elle entra, continua à soliloquer.
— Oui, je sais. Tu es née dans un château et je ne te propose qu’une misérable chaumière. Je ferai en sorte que tu n’aies jamais à le regretter. De toute façon, tu n’aurais pas été heureuse chez la marquise de Viremont.
La petiote braillait maintenant. Léonie la déposa au milieu du grand lit. Puis elle sortit le pot à lait du garde-manger et en versa un fond dans une casserole sur le bord de la cuisinière encore tiède. Alors elle écarta la serviette et détailla sa nouvelle pensionnaire. La fillette était de proportions harmonieuses. Ça, elle avait de la voix et gigotait comme une vraie diablesse ! Surtout, qu’elle ne prenne pas froid dans ce nid à courants d’air. Dans le banc-coffre, elle dégota une vieille chemise de flanelle qu’elle dilacéra en larges bandes dont elle emmaillota le petit corps. Elle avait déjà tenu assez de bébés pour ne pas paniquer. Le lait devait être à la bonne température, elle en versa une goutte sur le dos de sa main. Comment le lui faire ingurgiter ? Léonie se souvint alors d’avoir conservé un jouet de poupée, un biberon format miniature oublié par une jeune maman lors d’une visite postnatale. Elle en éprouva la tétine. Léonie
