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Les filles du Mississippi: Édition 2024
Les filles du Mississippi: Édition 2024
Les filles du Mississippi: Édition 2024
Livre électronique543 pages7 heures

Les filles du Mississippi: Édition 2024

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À propos de ce livre électronique

Pour peupler son vaste territoire qui s’étendait des lacs Michigan et Érié au golfe du Mexique, la France avait besoin de femmes. Elle envoya donc en Louisiane quatre-vingt-huit orphelines pour qu’elles y épousent des colons. Iris, une jeune veuve entraînée dans cette expédition par un malheureux concours de circonstances, connaîtra une existence jalonnée de dangers, de trahisons et de violences. Sur fond de guerres indiennes, de rivalités incessantes avec les Anglais et les Espagnols, cette fresque historique suit le parcours d’une femme résolue à poursuivre un bonheur sans cesse hors d’atteinte. Les voix des cinq narrateurs se croisent pour tisser le récit, mais une sixième, énigmatique et malveillante, se fait entendre. Qui est ce personnage aux desseins obscurs ? Un mystère résolu au terme de cette histoire d’aventures, d’amitié et d’amour.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Linguiste de formation et passionnée d’histoire, Alma Scott s’inspire de ses recherches pour tisser des récits historiques d’une grande précision. Ses romans allient rigueur académique et imagination, plongeant les lecteurs dans des aventures palpitantes. "Les filles du Mississippi" a été autopublié pour la première fois en 2022.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie18 déc. 2024
ISBN9782386254260
Les filles du Mississippi: Édition 2024

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    Aperçu du livre

    Les filles du Mississippi - Alma Scott

    1

    Manon, Saint-Domingue, 1728

    Je suis si impatiente de revoir Iris ! Philippe est parti la quérir au Cap. Je prie pour qu’elle arrive à temps.

    Que de lieues parcourues, que de luttes engagées, que de rivalités vaincues depuis notre rencontre chez les sœurs Ursulines d’Aix.

    Quand Iris est arrivée au couvent des Andrettes, en mille sept cent seize, me semble-t-il, j’avais depuis longtemps renoncé à compter les jours et les années. La sœur tourière¹ m’avait trouvée, entourée d’une méchante couverture ; on y avait glissé un morceau de papier portant quatre mots : « fille de Jeanne-Marie ». Que cherchait donc ma mère en me laissant cet héritage ? Voulait-elle atténuer ma détresse ou s’imposer à tout jamais dans mon souvenir ? Elle avait laissé un vide que je m’étais épuisée à combler en lui inventant un visage, une vie, des excuses, mais je finissais toujours par la maudire de m’avoir condamnée à finir dans ce lieu engourdi.

    À douze ans, je décidai que plus rien, même pas l’hypothèque des religieuses sur mon avenir, n’altérerait ma joie de vivre. Toutes ces années à me morfondre avaient exalté mon désir de vie ; l’arrivée d’Iris ne fut d’ailleurs pas étrangère à cette soif de bonheur.

    C’était un mardi, le jour du gruau. Nous avalions sans joie notre bouillie en faisant mine d’écouter la voix monocorde des lectrices. Leurs paraboles illustraient l’abnégation, le sacrifice, la charité, la piété entre autres valeurs chrétiennes. L’assistante de la Mère supérieure leur succéda pour nous faire part des nouvelles de la communauté :

    Le deuxième de ce mois, mademoiselle de Villeneuve est entrée au noviciat pour faire les trois mois d’épreuve. Elle a pris l’habit de novice des mains de l’abbé Juliac et a reçu le voile blanc. Le treize, la sœur Catherine de Jésus a fait vœu de chasteté, obéissance, stabilité et a fait profession en présence de monseigneur de Vintimille, archevêque d’Aix, et a reçu le voile noir de sa main après avoir fini les deux années de son noviciat.² ;

    Je cessai d’écouter la litanie de celles qu’on allait enfermer pour une vie placide et terne et laissai vagabonder mon imagination au-delà des murs, vers des espaces proscrits où on menait une existence libre, riche de bonheurs temporels.

    Ma divagation s’interrompit à l’ouverture de la porte du réfectoire : la Mère supérieure entra, flanquée d’une fille d’à peu près mon âge. Elle avançait bien droite, les yeux rivés sur une ligne imaginaire qui passait au-dessus de nos têtes pour aller buter sur le mur, derrière l’estrade où se trouvait le lutrin. À peine arrivée, elle n’avait pas encore revêtu la robe de laine grise et la coiffe blanche des pensionnaires. La Mère supérieure l’installa en bout de table, face à moi et la présenta :

    –Iris, Trotula³ Espérandieu nous a rejointes aujourd’hui. Je compte sur vous pour l’aider à respecter les règles de notre maison et à adopter une conduite conforme à nos préceptes.

    Elle sortit après cette annonce, jetant Iris en pâture à nos regards curieux.

    Comme les autres, je la détaillais par en dessous en essayant de deviner si ses pommettes hautes, sa crinière châtain mal contenue par une tresse, et ses yeux baissés annonçaient une personnalité généreuse ou perverse. Faisait-elle partie de ces filles de bonne naissance placées ici pour y être éduquées dans tous les domaines que requerrait leur future vie en société ? Avait-on payé les trois mille livres exigées pour lui permettre de rejoindre la communauté à ses seize ans ? Son air grave et ses gestes maîtrisés semblaient le confirmer. Iris avait alors levé les yeux de son écuelle. Ah quel étrange regard ! Je ne parvenais pas à définir pourquoi il exerçait une telle fascination. Ses yeux vous pénétraient sans pour autant se livrer. Plus tard, nous nous rapprochâmes, reconnaissant sans doute dans l’autre la même blessure ; j’osai alors la dévisager pour essayer de percer le mystère de son regard.

    –Ne me fixe pas ainsi, Manon. Ne fais pas comme les autres, je t’en prie.

    –Ne t’offusque pas de mon insistance ; j’essaie simplement de comprendre pourquoi il est si troublant de te regarder dans les yeux.

    –La nature m’a joué un tour en me peignant les prunelles de couleurs différentes.

    Je compris le trouble provoqué par son regard. La déclinaison du gris de ses yeux, l’un gris acier, l’autre gris vert, vous captivait comme les reflets d’un ciel d’orage dans la mer.

    –On m’a souvent traitée de sorcière à cause de ça ; je n’en ai hélas aucun pouvoir, même si ma mère… Son silence piqua ma curiosité.

    –Même si quoi ? Ta mère était sorcière ! ?

    J’attendais avec avidité qu’Iris me dévoile ses secrets les plus obscurs.

    –Non, rebouteuse. Empirique⁴ aussi, un peu.

    Très impressionnée, j’imaginais le trépas de sa mère sur un bûcher.

    –Et ton père ?

    Elle me laissa inventer une réponse.

    Très vite, nous devînmes inséparables, pourtant tout nous opposait : je dépendais de la charité des sœurs ; on payait la pension d’Iris. Je m’en rendis compte dans le traitement qu’elle recevait. Apparemment toutes logées à la même enseigne, la laine rugueuse de nos robes était là pour masquer nos origines. Nous mangions la même nourriture, portions toutes l’uniforme, respections des règles identiques, mais les enseignements différaient selon que nous étions vouées au couvent ou au monde séculier. Pour les filles abandonnées comme moi, condamnées à devenir sœurs domestiques : des travaux d’aiguille, de jardinage et de ménage et quelques rares rudiments de lecture. On veillait en revanche à faire de celles dont on payait la pension des femmes accomplies en leur apprenant la lecture, l’écriture, la musique, le dessin, la broderie et les bonnes manières.

    De nature enjouée, je me délectais des maigres plaisirs de la vie, encore possibles malgré l’austère routine du couvent : les fruits chapardés au verger, les araignées glissées dans le lit de la zélatrice⁵, les bésicles de cette pauvre Adélaïde, la sœur infirmière, que je cachais pour avoir le plaisir de les chercher pour elle et de passer ainsi de précieux moments en sa compagnie. D’orpheline vouée à une vie de servitude, je me transformais alors en pensionnaire digne qu’on lui fasse la conversation.

    Iris se rendait souvent à l’infirmerie ; elle y aidait sœur Adélaïde à préparer onguents et potions. Je ne savais pas qui tirait le plus de bénéfice de cette complicité.

    Un jour où je venais de retrouver les bésicles de la sœur infirmière dans un pot de poudre blanche, sœur Adélaïde me demanda de lui passer le Poterium sanguisorba. Je connaissais mes lettres et savais déchiffrer des mots simples, mais la lecture des noms latins inscrits sur les étiquettes dépassait largement mes capacités. Je restai indécise devant l’alignement de pots en faïence, me demandant comment j’allais justifier mon ignorance ; sœur Adélaïde ne voudrait plus jamais de moi dans son infirmerie si elle découvrait que je ne savais pas lire. Iris, se rendant compte de ma gêne, vint à mon secours et lui tendit le pot.

    –Tu m’as évité bien de l’embarras, lui dis-je en guise de remerciement lorsque nous fûmes seules.

    –Il ne tient qu’à toi de ne plus jamais te trouver dans pareille situation. Veux-tu que je t’apprenne à lire ?

    –Mais je connais déjà mes lettres et… quelques mots.

    –Tant mieux, nous irons ainsi plus vite.

    L’effort à fournir ne me faisait pas peur, mais je craignais de ne pas être à la hauteur des espérances de mon amie.

    –Une sœur domestique n’a pas besoin de savoir lire.

    –Tu sais, la bibliothèque de l’infirmerie regorge de livres interdits ; ceux que l’on range sur les plus hautes étagères.

    Cette perspective de plaisir défendu eut raison de mes réticences ; j’entamai donc l’apprentissage de la lecture avec l’espoir exagéré d’échapper à mon destin tout tracé. Le sable des allées, les tableaux de l’infirmerie puis quelques morceaux de papier dérobés servirent de support à mes débuts de lectrice. À chaque moment de découragement, Iris me montrait le sommet de la bibliothèque. Quand enfin je fus en mesure de déchiffrer sans trop d’hésitation, j’exigeai ma récompense.

    –Je veux lire les livres défendus.

    –Ils sont encore un peu trop difficiles pour toi ; ce sont des traités de médecine, comme celui de Monsieur Mauriceau⁷ sur les maladies des femmes grosses et accouchées.

    –Est-ce qu’il y en a un sur la façon de ne pas se retrouver grosse ?

    –Prends garde Manon ! Tu crois que je n’ai pas vu ton manège avec le jardinier ?

    Depuis mes quinze ans, je me sentais envahie d’un émoi dans les entrailles lorsque je croisais les rares visiteurs masculins du couvent : les gentilshommes parents des pensionnaires, le meunier qui livrait la farine, le jardinier surtout. Je passais des heures, dissimulée derrière un buisson à admirer ses bras musculeux et les morceaux de chair blanche entrevus sous sa chemise retroussée.

    –Je n’y peux rien, moi, si j’ai le sang qui bouillonne et les sens qui s’emballent quand je le vois. Ne me juge pas, Iris ! Ne m’as-tu pas dit que j’étais libre de faire ce que bon me semblait ?

    –Je ne te juge point Manon, je crains seulement que tu n’aliènes ta liberté pour une satisfaction éphémère. Ne sois pas esclave de tes sens, envisage les conséquences. Que se passera-t-il si, si…

    –S’il m’engrosse ? Pourquoi faut-il toujours que tu penses au pire ? Tu n’as qu’à me donner le livre que je te demande et ça n’arrivera pas !

    Tous les arguments d’Iris ne parvinrent pas à me faire renoncer à mon projet. Je me gardais toutefois de me vanter de ces rencontres qui me donnèrent envie d’approfondir mon expérience. Les malheurs dépeints par Iris n’arrivèrent pas, et mon sentiment d’impunité enfla au fil de mes aventures, au point de m’en faire perdre toute prudence.

    Malgré nos différences, notre solitude – je n’avais aucun parent et on ne venait jamais la visiter – cimentait notre amitié. À défaut des manuscrits maudits de la sœur infirmière, Iris emprunta des livres et me fit découvrir des mondes que mon imagination, pourtant fertile, n’aurait pu concevoir. Pour la remercier, je lui appris à chaparder à l’office et à mentir de façon éhontée pour éviter châtiments et remontrances. Plus d’une fois, nous fûmes prises sur le fait et punies en conséquence ; nous égrenions alors d’interminables chapelets, debout au réfectoire, livrées à l’opprobre des pensionnaires, fières de notre statut de rebelles. Malgré tous mes efforts, je ne parvins pourtant pas à lui faire envisager la vie avec insouciance. Ses réactions, ses paroles restaient empreintes de gravité, comme si quelque malheur diffus la guettait.

    –Ne prends pas cet air sérieux, Iris. Je te le dis, la vie nous réserve mille bonheurs, mais si tu ne lui fais pas confiance, elle t’en gardera rancune.

    Malgré notre proximité, Iris continua à se dérober quand je l’interrogeais au sujet de son père. Elle me répondait, de façon évasive, qu’elle l’avait très peu connu, mais en gardait un doux souvenir. Il venait de temps en temps les visiter, sa mère et elle, les couvrait de cadeaux, l’appelait sa poupée et jouait avec elle. Il lui avait promis de ne jamais l’abandonner, de lui offrir une éducation décente et un avenir radieux. Après le trépas de sa mère pourtant, ses visites cessèrent ; sans doute avait-il trouvé d’autres poupées pour le distraire. En guise d’avenir radieux, Iris avait connu le couvent auquel un tuteur payait sa pension. Sans l’avouer, elle espérait qu’il s’agissait de son père, fidèle en secret à la parole donnée. J’étais pour ma part persuadée que, ne voulant pas s’encombrer d’une bâtarde, il s’en était débarrassé en la confiant aux Ursulines.

    Nous fuyions nos existences sans surprise en inventant notre futur au gré de nos envies. Je me voyais enlevée par le frère d’une pensionnaire victime de mes charmes ; il m’évitait le noviciat pour me faire découvrir le monde. Je n’aspirais pas particulièrement au mariage, mais plutôt à l’aventure en compagnie d’un homme dont la condition importait peu. Les rêves d’Iris restaient raisonnables : on la marierait à un gentilhomme et elle aurait plusieurs enfants ; peut-être l’aimerait-elle. Tout au plus, dans des moments d’optimisme débridé, envisageait-elle de poursuivre l’étude des simples⁸ entamée avec sa mère et de devenir apothicaire ou guérisseuse. Son incapacité à s’évader de ce bonheur médiocre me rendait folle.

    –Mais ose, enfin, ose ! À quoi bon rêver si ce n’est pour embellir le futur ?

    –À quoi bon fantasmer un avenir tout tracé ? rétorquait-elle, lucide.

    Je ne vis pas passer les années. Notre amitié et l’affection d’Iris me fortifièrent ; elle m’encouragea à faire confiance à mon intelligence et en ma nature contre laquelle les religieuses m’avaient si souvent mise en garde :

    –Ne doute pas, aie confiance en toi, persévère dans tes efforts et tu seras récompensée. Il n’y a pas de nature bonne ou mauvaise, les circonstances de la vie nous modèlent et chacun est libre de devenir ce qu’il veut.

    Je pris son plaidoyer pour la liberté donnée à chacun de s’épanouir, sans se soumettre à la prédestination de ses origines, pour un blanc-seing qui m’absolvait de facto de tous mes errements.

    Pendant que je découvrais les plaisirs charnels, Iris était occupée à distraire une vieille marquise, venue s’installer au couvent avec deux domestiques pour y faire retraite. Il avait fallu faire des dépenses pour lui aménager des appartements, mais les sœurs, en bonnes gestionnaires, espéraient tirer quelque avantage de la présence de cette noble personne. Après le repas, on envoyait Iris lui faire la lecture et je me hâtais le soir de lui demander le compte rendu de son après-midi, car j’y voyais l’opportunité pour elle d’y faire une rencontre qui aurait pu changer son destin. Iris se gaussait :

    –Les visiteurs de la marquise sont encore plus vieux qu’elle ! Elle reçoit une comtesse aussi replète que stupide qui passe son temps à se plaindre d’avoir trois filles à marier et un antique marchand de Marseille qui fait dans le café. Il est si vieux que ses membres sont devenus aussi noueux que les branches d’un vieux chêne.

    Un jour, au grand dam de la sœur dépositaire⁹, la marquise quitta le couvent sans avoir payé sa pension ; je m’en réjouis, car Iris redevint disponible.

    Quelques mois plus tard, après la messe, on la fit appeler ; la Mère supérieure voulait la voir sur-le-champ. Je cherchai immédiatement quelle faute elle avait commise et me demandai si les leçons d’écriture qu’elle me donnait n’allaient pas lui causer des ennuis. J’allai l’attendre dans la cour, dissimulée derrière le grand orme devant la porte du bureau de sœur de Cormis.

    Quand Iris sortit, je voulus me précipiter vers elle, mais, ses épaules voûtées, sa démarche lente, le léger tremblement de son menton, me clouèrent sur place. Que s’était-il donc passé dans le bureau de la Supérieure ? Elle resta deux jours sans m’adresser la parole ; je crus qu’elle m’en voulait d’avoir retenu mes confidences au sujet de mes galants. Son désespoir, hélas, n’avait rien à voir avec mes cachotteries.

    J’appris par sœur Adélaïde que son tuteur avait décidé de ne plus payer sa pension le jour de ses seize ans ; conformément aux recommandations testamentaires de son père, il fallait lui trouver un mari au plus preste. Iris mit toute une semaine à digérer la nouvelle. Elle me confia alors ses craintes :

    –Je vais rester ici jusqu’à ce que l’on me trouve un mari.

    –Inutile de te tourmenter, Iris, c’est bien l’avenir que tu attendais, non ? Quelle importance que ton futur époux soit choisi par ton père, ton tuteur ou par les religieuses ?

    –Sans doute, mais une fille sans dot ni famille doit se contenter de qui la choisira, en dépit de son âge ou de son caractère.

    Iris avait raison : quelques jours plus tard, un vieil homme à la perruque passée et à la démarche mal assurée se présenta au couvent et l’emporta dans un fiacre noir au toit râpé et à la soupente éraflée, sans lui laisser le temps de faire ses adieux. Quand elle se pencha à la portière, nos yeux se croisèrent. La mesure, dont elle avait toujours fait preuve en imaginant son destin, ne l’avait pas préparée aux flétrissures qu’on allait infliger à sa jeunesse. Son dernier regard me fit comprendre que la réalité venait de s’imposer à elle. Quant à moi, je perdais à jamais l’occasion de gagner en confiance et en dignité.

    Les rumeurs les plus folles circulèrent parmi les pensionnaires : son époux était tour à tour gentilhomme, roué¹⁰, riche comme Crésus ou ruiné. Iris habitait une bastide dans le terroir, un hôtel particulier en ville, ou le bordeau¹¹ qu’il tenait. Les filles lui inventaient un sort à la hauteur de leur pitié ou de leur jalousie.

    Son vieux mari était en fait un des visiteurs de la marquise. Il avait remarqué Iris quand elle lui faisait la lecture et avait demandé à l’épouser. J’avais espéré qu’elle ferait là-bas une rencontre propre à changer son destin ! L’ironie de la situation me laissa un goût amer.

    J’eus de ses nouvelles de loin en loin par l’intermédiaire d’un commerçant qui venait au couvent décharger ses marchandises. Selon la rumeur, son barbon¹² de mari, marchand de café, avait amassé une fortune conséquente qu’il répugnait à dépenser. La sœur tourière qui avait revu Iris m’avait simplement dit :

    –Elle accomplit la volonté de Dieu avec courage.

    En mon for intérieur, je me révoltais contre ce Dieu dont la seule volonté était de condamner mon amie à un calvaire que je redoutais d’imaginer.

    Si on me marie contre mon gré, j’aurai au moins profité des plaisirs de l’amour, pensais-je. J’ignorais encore que j’allais bientôt quitter le couvent dans des circonstances qui rendaient le sort d’Iris enviable.

    Affectée au tour où l’on faisait passer les nouveau-nés abandonnés, la sœur tourière s’occupe aussi des relations avec l’extérieur.

    Archives départementales des Bouches du Rhône, Aix-en-Provence : Documents 83 h 3.

    Trotula de Salernes : femme médecin née à Salernes vers 1050, auteur d’un traité sur les maladies des femmes avant et après l’accouchement.

    Individus qui pratiquaient la médecine sans diplôme officiel. Guérisseurs.

    Responsable des novices

    Carminatif et vulnéraire dont le suc était utilisé contre le mal caduc (épilepsie), les vertiges et la migraine.

    1637-1709

    Plantes médicinales.

    Économe.

    Sans scrupules.

    Vieilli pour bordel.

    Vieillard

    1716

    L’injustice est réparée. Je vais enfin pouvoir envisager sereinement l’avenir et réaliser mes rêves d’un destin à la hauteur de mes aspirations. Finie la vie provinciale étriquée ! Je brûle de connaître le monde.

    2

    Iris, Paris, 1719

    Depuis notre départ de Marseille, une angoisse inexpliquée a envahi mon cœur. Pourtant, je ne laisse rien derrière moi ; même Manon semble m’avoir oubliée, sinon elle aurait répondu à mes lettres. En quittant la sécurité monotone de la maison de mon époux, le train-train de ses affaires, je pars vers un inconnu rempli d’incertitude. Que me réserve-t-il ?

    Nous sommes arrivés à Paris après un voyage harassant mené à un train d’enfer. Depuis qu’il avait reçu un billet d’une certaine dame Chaumont, mon mari ne tenait plus en place. Lui, d’habitude avare de ses mots comme de ses écus, ne cessait de me vanter les mérites de monsieur Lass¹³. Il allait, selon lui, rendre riches tous les Français suffisamment astucieux pour saisir leur chance. À l’en croire, les agioteurs¹⁴ couraient à Paris de tout le royaume et il était le seul à n’être point encore parti. J’ai eu beau lui faire remarquer qu’il n’était pas à plaindre et qu’on parlait aussi de fortunes perdues et de malheureux ruinés qui s’homicidaient en se jetant dans la Seine, il n’a point voulu entendre raison. N’étant pas de nature aventureuse, il a tergiversé jusqu’au jour où il a appris par un client que, pour inciter les gens à changer leurs espèces d’or et d’argent en billets de banque, on en avait réduit la valeur. Je le revois encore, claudiquant jusqu’à moi en brandissant un exemplaire du Mercure de France¹⁵ qu’il agitait sous mes yeux.

    –Je le savais ! Je vous l’avais dit ! Je n’aurais jamais dû écouter vos avertissements timorés ! Comme s’il avait un jour écouté mes conseils ou sollicité mon avis ! Un arrêt du Conseil d’État a réduit les louis à trente-cinq livres ; trente-cinq livres, vous rendez-vous compte ! À ce train-là, je serai ruiné sous peu. Vous pouvez d’ores et déjà faire préparer nos malles. Nous partirons dès que j’aurai réglé mes affaires.

    Depuis ce jour-là, il n’a eu de cesse de liquider tous ses biens afin de convertir ses espèces d’or et d’argent en billets de banque.

    Ma vie à Marseille était bien monotone, et l’assister dans son commerce n’avait rien d’exaltant puisqu’il ne me confiait que ses paperasses, mais les événements qui ont jusqu’ici bousculé mon existence m’ont toujours laissée dans une situation pire que la précédente. Cet enchaînement vicieux m’a conduite d’une vie simple, mais heureuse auprès de ma mère, dans un couvent d’où le mariage m’a sortie, pour me faire prisonnière d’un mari sans tendresse qui m’a épousée, je ne sais pour quelle raison, les plaisirs de la chair lui étant indifférents et mes perspectives de fortune inexistantes. Plus j’y réfléchis, et plus je me dis qu’il m’a choisie comme on acquiert un objet, pour étoffer ses possessions, les seules choses qui lui procurent de la jouissance. Me voilà à présent enfermée dans une chambre froide et triste, perdue dans une ville où je ne connais personne.

    Je n’ai pas pu dissimuler ma déception en découvrant notre sinistre logis, mais Honoré m’a représenté que nous n’y resterions que le temps nécessaire à ce qu’il fît fortune et que, de toutes les façons, il n’avait rien trouvé d’autre à cause des nombreux étrangers et des habitants des provinces de France qui affluaient vers Paris, comme des phalènes attirés par la flamme d’une lanterne, ai-je pensé. Je dois donc m’estimer heureuse d’avoir un toit où dormir.

    Dès notre arrivée, il a demandé à un petit vas-y-dire¹⁶ d’apporter un message à la dame Chaumont. Pour la énième fois, il m’a raconté qu’elle venait de déménager dans un hôtel particulier après avoir gagné en huit ou neuf mois la valeur de six millions à l’agio. Il se goberge des succès de cette femme comme s’ils étaient siens, car il est déterminé à suivre le même chemin. J’avoue que l’enrichissement éhonté de cette cuisinière a de quoi laisser pantois.

    Notre vie serait-elle meilleure s’il devenait aussi riche qu’elle ? Mènerions-nous grand train ? Serais-je plus libre de mes mouvements ? Ce sentiment de suffocation qui me saisit si souvent me laisserait-il en paix ? J’en doute fort, ce qui rend à mes yeux sa course aux millions encore plus absurde. Serait-il riche comme Crésus qu’il deviendrait encore plus farouche à défendre sa fortune. Depuis que nous sommes ici, il rentre tard et me réveille pour me conter les fortunes qui se font en quelques heures rue Quincampoix : tel officier, pour avoir mis quarante mille livres dans les actions de la Compagnie des Indes¹⁷, s’est trouvé quelques jours plus tard avec cent mille écus, tel laquais a gagné huit cent mille livres en une journée. Il m’assure que Monsieur le duc de Bourbon a profité de vingt millions de livres sur les actions de la Compagnie et que Monsieur le prince de Conti y a aussi gagné quatre millions cinq cent mille livres. Comme si cela m’importait !

    Il est ivre d’espérance et moi d’inquiétude, car je me demande où cette fièvre va nous mener.

    La proximité de l’argent, les bénéfices qu’il pourrait faire ont agi comme un élixir de jouvence : lui qui passait son temps à se plaindre des douleurs qui vrillaient ses articulations a le pas plus sûr, l’allure plus vive, les doigts plus agiles ; si ce n’était sa peau fripée et son dos voûté, il pourrait passer pour un homme dans la force de l’âge.

    Je pensais que son agitation avait atteint son paroxysme, mais je me trompais : quand il a entendu dire que de nouvelles actions de la Compagnie allaient être émises et qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde, il s’est mis à sortir en pleine nuit, me laissant parfois un billet pour m’avertir qu’il rentrerait fort tard ou point du tout.

    Son état de surexcitation permanent use mes nerfs et me fait par moments croire qu’il va trépasser d’une attaque d’apoplexie. Je ne sais plus si je dois mettre sa fébrilité sur le compte de biens fabuleux ou de pertes considérables, mais sa mine renfrognée me fait craindre le pire. Je n’ose pas l’interroger de peur de déclencher des torrents de chiffres et de jérémiades, alors je me tais en me demandant si nous allons un jour rentrer chez nous.

    L’atmosphère ici est étouffante ; la propriétaire, une dame Sylvestre, est sale, obséquieuse et sa mine chafouine me met mal à l’aise. Ce qui m’insupporte par-dessus tout, c’est la proximité dans laquelle nous vivons. Au moins à Marseille, je disposais d’une chambre pour moi toute seule et je n’avais pas à supporter les divagations nocturnes de mon époux, aussi, je me délecte de chaque moment de solitude.

    Il m’a sortie du sommeil tout à l’heure, trop impatient de m’annoncer une nouvelle d’importance :

    –Ma chère, réjouissez-vous !

    –Nous allons rentrer chez nous ?

    –Quelle drôle d’idée ! Non, la dame Chaumont nous fait le privilège de nous recevoir demain en sa seigneurie d’Ivry-sur-Seine. Vous rendez-vous compte de l’honneur qu’elle nous fait ?

    Il est dans tous ses états de se trouver ainsi distingué par cette richissime femme, comme si en le recevant chez elle, elle en faisait son héritier. Il arpente notre chambrette en agitant sa canne qui heurte l’armoire ou le lit à chacun de ses gestes. Je me demande ce que doivent penser les autres pensionnaires. Savez-vous combien elle l’a payée ?

    Une fortune à n’en point douter. Se mettrait-il dans de tels états s’il en était autrement ?

    –Soixante-quatre mille livres ! Oui, vous avez bien entendu : soixante-quatre mille !

    –Je joue la surprise pour avoir la paix. Peut-être cessera-t-il de s’enivrer des dépenses de cette femme.

    –Mettez votre plus belle robe ; je veux que vous apparaissiez sous votre meilleur jour. Ce n’est pas n’importe qui qui est reçu chez cette dame.

    Je suis impatiente de voir à quoi ressemble l’inspiratrice de mon époux, celle dont il veut suivre l’exemple pour l’égaler, la surpasser peut-être. Aura-t-elle su garder un peu de bon sens ? Je suis surtout soulagée de sortir de ce garni et de notre tête-à-tête étouffant.

    John Law ou Lass (1671-1729) : économiste et financier écossais. Il a fondé en 1716 la Banque Générale, une banque privée ayant des liens avec le gouvernement. Elle a émis du papier-monnaie, convertible en espèces. En 1719, la Banque Générale est devenue la Banque Royale et Law a obtenu le contrôle de la trésorerie publique et de la perception des impôts, consolidant ainsi un monopole sur les finances de la France.

    Spéculateurs.

    Périodique.

    Messager.

    En 1719, sous l’impulsion de Law, la Compagnie des Indes, fondée en 1664 a fusionné avec d’autres compagnies commerciales françaises pour former un monopole sur le commerce extérieur français. Elle a obtenu le monopole du commerce avec les colonies françaises d’Amérique. Law l’a utilisée pour attirer des investissements massifs en promouvant le potentiel de richesse des colonies.

    3

    Iris, Paris, 1719

    La journée d’hier s’est transformée pour Honoré en une série d’incitations à persévérer dans sa quête. Nous sommes partis pour Ivry, dans un coche de location dont il a négocié le prix jusqu’à rendre le cocher fou. Il n’a cédé que lorsqu’il a compris qu’il allait perdre son moyen de locomotion. J’avais si honte que je me suis éloignée pour le laisser parlementer.

    À cause de son impatience, nous sommes arrivés beaucoup trop tôt et avons dû attendre dans la voiture au bord de la route que midi arrivât, ce qui lui a coûté une coquette somme pour le délai. Il était d’une humeur massacrante et me regardait d’un air mauvais comme si j’étais responsable de ce débours inattendu. Pourtant, dès qu’il s’est trouvé en présence de la dame Chaumont, il a changé d’humeur comme on change de justaucorps, devenant doucereux et souriant.

    Il a gratifié notre hôtesse d’un panégyrique à faire pâlir d’envie Bossuet. Elle s’est rengorgée et nous a annoncé en guise de bienvenue qu’elle venait de faire l’acquisition de l’hôtel de Pomponne en la place des Victoires pour la somme de quatre cent quarante-deux mille livres. Honoré en a perdu l’usage de la parole.

    Cette femme m’a tout de suite déplu, non pas à cause de ses origines modestes qu’elle n’essaie même pas de cacher, tant elle est persuadée qu’avec la richesse est venue la distinction, mais parce qu’elle vous jette sa fortune au visage en vous donnant la valeur de tous les objets qui l’entourent. Que vos yeux se posent sur un bronze ou une commode, elle vous en livre immédiatement le prix, à tel point que, lorsqu’elle me regarde, j’ai l’impression qu’elle m’évalue pour me vendre à l’encan¹⁸. La journée a mal commencé pour Honoré. Alors qu’il pensait être distingué en étant invité ici, nous nous sommes retrouvés mêlés à une cinquantaine de personnes, agioteurs de tout poil : avertis, néophytes, heureux ou ruinés. Cette cour empressée comptait aussi quelques ecclésiastiques, une demi-douzaine de nobles espérant des jours meilleurs, une bouchère qui arborait un diamant sur chacun de ses doigts boudinés et nombre de profiteurs. Les conversations n’avaient qu’un sujet : tous se vantaient des profits qu’ils avaient faits ou ne manqueraient pas de faire. Peu habituée à côtoyer une telle foule, je me suis réfugiée dans un coin avant de me rendre compte que personne ne faisait attention à moi, chacun étant trop occupé à accrocher l’attention de notre hôtesse.

    On a servi, dans de la vaisselle d’argent finement ciselée, un bœuf, deux veaux et plusieurs moutons ainsi que profusion de volailles et de gibier arrosés de vins de champagne et de Bourgogne de la meilleure qualité. Cette orgie de nourriture m’a donné la nausée. C’était comme si tout devait être plus cher, plus abondant, plus extraordinaire pour que la dame Chaumont pût exister.

    Ma première impression s’est confirmée tout au long du banquet. Tout imbue d’elle-même, elle parlait et riait trop fort, feignant de se plaindre des quémandeurs qui sonnaient à sa porte pour faire appel à son sens de la solidarité et récolter les miettes de son immense richesse. Elle les méprisait, les conchiait et donnait ordre à ses gens de les envoyer au diable. Peut-être un jour, ferait-elle un don à la Salpêtrière¹⁹, mais, pour l’heure, elle n’en avait point le temps. Je prie le ciel de ne jamais me trouver en position de devoir faire appel à la générosité de cette femme. Quand j’ai demandé à mon voisin de table ce qu’était la Salpêtrière, il m’a regardée avec des yeux ronds comme des soucoupes. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait d’un hôpital pour les malheureux et les orphelins lorsqu’un convive a raconté que le sieur Lass s’y était rendu pour réclamer au Supérieur de la maison, des filles vertueuses pour être mariés au Mississippi.

    À les écouter, ce Mississippi serait un eldorado qui regorge de mines d’or et d’argent. Tous ceux qui y partent sont assurés de faire fortune. Pas étonnant que l’on s’arrache les actions de la Compagnie des Indes ! Peut-être serais-je plus heureuse au Mississippi qu’ici ? Si j’étais suffisamment audacieuse, je m’embarquerais pour ce pays béni des dieux et laisserais Honoré courir après les actions de la Compagnie, mais je suis trop timorée, aussi je me contente de ce que le sort me réserve.

    Au cours du banquet, mon mari a compris que plus il attendrait, plus les actions augmenteraient. Dès la dernière bouchée avalée, nous sommes repartis sans même prendre congé, comme si le diable était à nos trousses. Il voulait retourner le soir même à la rue Quincampoix.

    Honoré m’a avertie qu’il ne rentrerait pas, je vais donc en profiter pour me rendre dans cette rue Quincampoix dont tout le monde parle ; au moins me rendrai-je compte par moi-même si ce que l’on raconte est vrai. Je n’en reviens pas de mon audace, mais il est vrai que tout ce que j’ai entendu chez la dame Chaumont a piqué ma curiosité. L’excitation me gagne à l’approche de ce lieu sulfureux.

    Une fois dans le quartier, je n’ai qu’à suivre le grondement avide de la foule pour trouver mon chemin. Plus j’avance, plus la presse se fait forte et, dans la rue même, qui est fort longue et étroite, il devient impossible de se frayer un chemin tant ça grouille. Le prince de sang et le docteur de Sorbonne font commerce avec le laquais et le vendeur de regrats²⁰ sans distinction de rang ni de titre. Les hommes, les femmes, les riches, les pauvres, les parfumés ou les puants sont piqués par un même aiguillon : les gains qu’ils pourraient engranger en un minimum de temps. Les tire-laines sont à la fête.

    Cette foule oppressante m’entraîne contre mon gré parmi des vagues d’agioteurs qui avancent et refluent au gré des affaires qui se présentent. J’ai le sentiment qu’ils vont m’étouffer ; si j’en réchappe, je ne m’aventurerai plus jamais dans ce quartier ! Ballottée comme un fétu de paille, je me laisse emporter par un tourbillon qui me dépose devant une échoppe où je m’empresse d’entrer.

    –Bonjour, madame. Vous avez fait le bon choix en venant ici. Prenez un siège, je vous en prie. Une belle dame comme vous doit prendre garde aux mécréants qui hantent la rue. On les croirait échappés tout droit de l’Hôpital. Le cordonnier me fait moult courbettes en me désignant un fauteuil. Que désirez-vous ? Une paire de bottines peut-être pour affronter l’automne qui approche. Les rues de Paris sont si bourbeuses qu’il devient périlleux de se promener en souliers de satin. Il s’empresse de me présenter deux paires de chaussures qu’il tient en hauteur, à la lumière, comme un joaillier présenterait une parure de pierres précieuses.

    –Je vous remercie, monsieur, mais je suis simplement entrée chez vous pour trouver un peu de calme et reprendre mes esprits. Il y avait tant de monde que…

    –Je me disais aussi… Vous êtes la seule chalande que j’ai vue aujourd’hui. Plus personne ne vient faire ses emplettes dans cette rue maudite. Nous, commerçants, subissons un préjudice considérable, car nul n’ose plus s’aventurer dans le quartier.

    Je comprends que je ne peux pas m’attarder, au risque de déclencher sa colère ; je prends congé en marmonnant quelques paroles confuses qu’il n’écoute pas et je parviens enfin à m’enfuir de ce piège où l’on se bat pour entrer.

    À la pension, je retrouve mon mari qui gesticule en vociférant contre une ordonnance du lieutenant général de police, monsieur de Machault.

    –Il est fait défense à toutes personnes de s’attrouper en la rue Quincampoix, avant huit heures du matin, avec ordre d’en sortir à neuf heures du soir au son d’un tambour de la ville. C’est une conspiration pour empêcher les honnêtes citoyens de faire leur main²¹. Je parierais que quelques grands seigneurs ont obligé le roi à prendre cette ordonnance pour se réserver les transactions les plus lucratives qui se concluent la nuit.

    –La nuit ? Je croyais que la banque fermait et puisqu’il est interdit de…

    –Taisez-vous, petite bécasse. Nul besoin de banque ; les chambres et les boutiques la remplacent avantageusement. Une fois que le gros de la populace est rentré, on y fait les meilleures affaires. Je ferai fi de ce papier et ne laisserai personne endiguer ma liberté !

    Honoré est donc passé outre l’interdiction. Il rentre au petit matin, les joues enflammées, les vêtements déchirés, ne s’étant nourri que d’agiotage, de négociations et de rumeurs.

    Ce soir, l’inquiétude me ronge, car il n’est pas rentré depuis deux jours. Il est parti avec toutes les espèces qu’il a emportées de Marseille et ses actions de la Compagnie des Indes, sans doute pour une ultime négociation qui doit le rendre encore plus riche.

    Il est minuit passé ; j’ai un mauvais pressentiment.

    De la fenêtre de notre garni, j’essaie de percer la noirceur de la ruelle, mais, à part les brigades d’archers de la maréchaussée qui patrouillent pour arrêter les contrevenants, il n’y a pas âme qui vive. Que vais-je devenir s’il lui est arrivé malheur ? Il est deux heures, je pars à sa recherche.

    Aux enchères.

    Annexe de l’Hôpital général de Paris. Appelée ainsi, car construite sur l’emplacement

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