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Arthus - Tome 1: L'héritier de l'ombre
Arthus - Tome 1: L'héritier de l'ombre
Arthus - Tome 1: L'héritier de l'ombre
Livre électronique455 pages5 heuresArthus

Arthus - Tome 1: L'héritier de l'ombre

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À propos de ce livre électronique

Février 1202. Après des années d’errance en Orient, Arthus, un aventurier courageux, est de retour dans sa Provence natale et espère enfin trouver la paix. Cependant, son passé tumultueux revient le hanter lorsque la comtesse Sancha du Roussillon le contraint à voler un document compromettant, révélant l’existence d’un héritier illégitime de noble lignée. Dans une Europe en ébullition, préparant une nouvelle croisade ordonnée par le pape Innocent III, Arthus se lance dans une quête épique pour retrouver cet enfant mystérieux. Parviendra-t-il à déjouer les pièges et à dévoiler la vérité avant qu’il ne soit trop tard ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

L.P. Bellon n’avait jamais envisagé une carrière d’écrivain auparavant. Toutefois, les auteurs tels que Follet, Eco, Druon, Calmel et de nombreux historiens médiévistes ont réussi à aiguiser sa curiosité pour la période des 12 et 13 siècles. Tout naturellement, l’inspiration pour ce premier roman lui est venue des zones d’ombre qui ont entouré le détournement de la croisade de 1204.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie20 juin 2024
ISBN9791042229542
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    Aperçu du livre

    Arthus - Tome 1 - L.P. Bellon

    1

    Février 1202 – comté de Provence, environs de Salon

    En ce début de matinée, en plein cœur de l’hiver, le ciel avait pris une teinte laiteuse. Les valeureux rayons du soleil, parvenant à peine à percer la couche nuageuse, avaient chassé les derniers instants d’une nuit froide et sans étoiles durant laquelle un vent du nord n’avait cessé de souffler. La campagne s’était drapée de blanc. Du tronc à la cime, les arbres étaient enveloppés d’une épaisse couche de givre comme s’ils avaient été transmutés en cristaux. Le végétal paraissait minéral.

    Par le plus fortuit des hasards, ma première rencontre depuis mon arrivée dans le comté de Provence se fit avec une ancienne connaissance, à une lieue de mon but.

    D’abord, j’ai distingué au loin une silhouette voûtée, juchée en amazone, sur la croupe d’une mule, seule tache sombre qui contrastait avec un paysage désespérément blanc. Le voyageur me tournait le dos, car nous nous dirigions dans la même direction. Tandis que je marchais d’un pas vif et que je rattrapais l’équipage, je compris qu’il s’agissait d’un moine. La mule zigzaguait sur le sentier tantôt de gauche, tantôt de droite. L’ânier devait sans doute somnoler, laissant sa monture avancer. Il la ramenait par intermittence dans le droit chemin d’un coup de baguette.

    Lorsque j’arrivai à sa hauteur, nos regards se croisèrent. Je reconnus aussitôt le frère Tristan. Sa tonsure et sa barbe bien reconnaissables formaient comme un cercle pileux presque parfait autour de son crâne rond et luisant. Seule sa couleur avait viré du noir charbon au blanc des nuages d’orage d’été.

    Le frère Tristan, après un court instant d’hésitation, me reconnut lui aussi. Une flamme éclaira son regard vitreux. Il descendit de sa monture, comme s’il s’agissait d’un simple tabouret, s’approcha et me fit l’accolade.

    — Je n’aurais jamais cru te revoir un jour, Arthus, mon fils, dit-il doucement en me tenant par les bras. Qui aurait pu croire qu’après tant de temps, tu reviendrais à nous en un seul morceau ?

    — J’ai pourtant laissé quelques lambeaux de viande au cours de mes voyages, lui répondis-je sans réprimer un rictus, alors que quelques douloureux souvenirs me revenaient en mémoire.

    — Combien de contrées as-tu traversées ? Combien de villes as-tu visitées ?

    Dès l’âge de quatorze ans, je m’imaginais déjà arpentant le monde. À l’écoute des récits des voyageurs et des marchands, je rêvais de découvrir de nouveaux espaces comme la plupart des adolescents de mon âge. À ceci près que je ressentais une profonde attirance, quasiment obsessionnelle, pour l’Orient sans que je ne puisse pouvoir l’expliquer. C’était comme une intuition, un doux murmure dans ma tête. Un jour, j’écoutais le récit d’un voyageur qui avait tracé sa route jusqu’à Samarcande. Il avait décrit la ville comme étant d’une beauté absolue. Samarcande, ou les portes d’Éden : J’avais enfin mis un nom sur cet appel irrésistible. Après avoir croisé et recroisé les témoignages de marchands et de pèlerins pendant deux années, et bien que je n’eusse aucune connaissance géographique de l’Orient, je savais que j’atteindrais mon objectif.

    Si bien qu’à dix-sept ans, par un beau matin d’avril, je pris ma besace sur l’épaule, bien décidé à rejoindre mon paradis. J’embarquai à Marseille sur un navire marchand chargé de lopins de fer destinés à la fabrication d’armes pour les chrétiens d’Orient. Bon nombre des passagers étaient des croisés ou des pèlerins. Mis à part l’équipage, nous prenions la mer pour la première fois.

    Une fois à Tyr, alors que la plupart d’entre nous étaient arrivés au terme du voyage, mon périple ne faisait que commencer. Je rejoignis Alep, puis Damas, me joignant à toutes les caravanes de marchands qui me conduiraient vers l’est. Mais les droits de passage qu’on me demandait étaient très largement supérieurs à ce que j’avais imaginé. Aussi, dussé-je me résoudre à travailler dans diverses échoppes pour poursuivre mon voyage. Tantôt pour un boulanger, là pour un charpentier, ici pour un tisserand. Je travaillais dur, m’acquittant des tâches les plus ingrates, me levant avant tout le monde, et me couchant le dernier. Mais je savais que chaque jour me rapprochait un peu plus de mon but.

    Le travail le plus enrichissant pour moi fut celui que je réalisai pour un vieil armurier à quelques lieues de Bagdad. Il fabriquait des armes de toute sorte, mais l’archerie m’intéressa plus particulièrement. Auprès de lui, je perfectionnai ma connaissance de la langue arabe et j’appris la confection des arcs. Il me dit que si je trouvais le temps, je pourrais construire mon propre arc et qu’il serait à moi.

    Ce que je fis.

    Je fabriquai un arc composite dont le corps était constitué de deux lattes taillées dans les deux meilleures essences que l’on pouvait trouver dans la région, qui lui donneraient force et souplesse. J’ajoutai une plaque de métal sur la face intérieure pour accroître la puissance de tir, sur laquelle je gravai « Usque ad Victoriam » – jusqu’à la victoire. Enfin, la poignée ouvragée était agrémentée d’un manchon de cuir. Le vieil armurier en eut les larmes aux yeux, tant le résultat lui plaisait. Si je savais comment construire les arcs, je n’en demeurais pas moins un piètre archer, car si j’appris à manipuler quelques armes, nous n’avions pas le temps de nous entraîner convenablement.

    Je restai une année à ses côtés, si bien que le vieil homme s’attacha à moi et me considéra comme son fils.

    Mais l’appel de Samarcande fut le plus fort.

    Je traversai plusieurs déserts, franchis plusieurs fleuves, gravis plusieurs montagnes. Je connus la soif, la fatigue, la chaleur, le froid, la faim. Je souffris mille morts, mais rien ne me fit renoncer.

    Et malgré cela, Samarcande fut une déception pour moi.

    Non pas que la ville ne fut pas magnifique et telle que les récits qui m’avaient fait rêver la décrivaient, mais je m’en étais fait une image trop idéale, trop magnifiée. La révélation que j’attendais depuis tant d’années n’eut pas lieu.

    De dépit, je quittai la ville et je poursuivis mon voyage en direction du nord-est tant que mes pas me portaient, toujours en quête de mon paradis. Si bien qu’à court de vivres, je me retrouvai dans des montagnes désertiques sans le moindre espoir de survie.

    Je fus sauvé in extremis par deux cavaliers vêtus de tuniques aux couleurs chaudes, à la peau couleur bronze et aux yeux bridés. Je n’avais jamais vu de tels individus et je pense que c’était réciproque. Ce fut la dernière image que je perçus avant que ma vue ne se brouille et que je sombre d’épuisement.

    Je fus donc recueilli par une tribu qui avait migré depuis de lointaines contrées encore plus à l’est. Ils avaient fui un terrible chef de guerre impitoyable et sanguinaire qu’ils appelaient Gengis Khan.

    Tout comme moi, ce peuple avait franchi bon nombre de contrées et fut confronté à des cultures et des coutumes qui leur étaient inconnues jusqu’alors, ce qui d’une certaine façon nous rapprocha.

    L’homme sage de la tribu entreprit de faire mon initiation martiale. Le vieillard était déjà d’un âge respectable à trois chiffres, sa longévité exceptionnelle lui donnait une autorité formidable auprès de son clan.

    Je restai dix années parmi eux, au cours desquelles je perfectionnai ma connaissance de l’archerie. J’en devins l’un des meilleurs archers. J’appris des arts martiaux totalement inédits pour moi, qui s’étaient transmis dans le clan de génération en génération depuis des temps immémoriaux. J’appris aussi quelques rudiments de médecine.

    J’étais devenu l’un des leurs.

    Mais, un jour, mon initiation fut achevée et le vieux sage mourut. Le mal du pays se fit alors sentir et je décidai de retourner en Occident.

    — Et ensuite, tu es passé par la Palestine, interrogea frère Tristan de but en blanc ? Quelles sont les nouvelles d’outremer ?

    — Les nouvelles que je ramène ne sont pas bien fraîches, frère Tristan. J’ai quitté la Palestine voilà plus d’un an maintenant et je viens à présent de l’Aragon.

    — Dis toujours, m’encouragea-t-il.

    — Pour autant que je sache, les nouvelles ne sont pas bonnes et les victoires des Sarrasins sont au moins aussi nombreuses que les appels à l’aide des chrétiens d’Orient.

    Le frère Tristan réprima à peine un soupir ou un gémissement. Il se frotta les yeux avec ses paumes, ce qui fit un bruit semblable au crissement du sable.

    — Le problème est qu’il faudrait maintenir une armée de dix fois dix mille hommes au moins, en permanence, en Orient, dit-il comme parlant à lui-même le regard fixé à l’horizon vers un point imaginaire.

    — Je ne pense pas que le nombre d’hommes soit le problème, lui fis-je remarquer. C’est l’organisation et la motivation des troupes chrétiennes qui font véritablement défaut en Orient.

    — Précise ta pensée.

    — Les soldats chrétiens, pourvu qu’ils soient bien commandés, sont parfaitement aguerris pour prendre un territoire aux Sarrasins, l’armement, les techniques de combat sont maîtrisés, les charges de cavalerie sont puissantes, les archers précis, les chefs de guerre sont expérimentés. Pourtant, les croisés sont incapables de tirer les bénéfices de leurs victoires, soit par peur de prendre une décision, soit par cupidité. De si belles victoires se sont retournées en désastres en quelques heures au détriment des croisés.

    — Tu penses à des événements en particulier ?

    — Le siège de la forteresse de Thoron, par exemple.

    — Ah, la forteresse de Thoron, soupira-t-il. Oui, je me souviens, cela avait créé des débats à n’en plus finir parmi les chrétiens ; aussi bien chez les soldats que chez les religieux. C’était il y a quatre années, je crois. Mais Conrad s’est fait soudoyer pour ne pas combattre, à ce que l’on dit ?

    — Je n’étais pas sur place au moment du siège, mais pour avoir parlé avec des témoins à Tyr, je pense que c’est une légende.

    — Qu’as-tu appris à Tyr ? interrogea le moine tandis que je l’aidai à se remettre en selle.

    — Eh bien, voici, commençai-je alors que nous reprenions notre marche. Vous savez qu’Henri, l’empereur du Saint-Empire et fils de Barberousse, rêvait d’asseoir son autorité sur la Méditerranée et par là même de parachever l’œuvre de son père en Orient. Du fait de sa santé fragile, et peut-être à cause des événements politiques qui retardèrent son départ, il mena les opérations depuis la Germanie. Il divisa son armée en trois. La première, commandée par l’archevêque de Mayence, rejoint Constantinople pour faire voile vers Ptolémaïs. La seconde, commandée par le duc de Saxe et le duc de Brabant, s’embarqua depuis la mer Baltique pour contourner l’Espagne et le Péloponnèse. Enfin, la troisième commandée par le fameux Conrad, chancelier de l’Empire et de facto représentant de l’empereur, partit d’Italie.

    Frère Tristan, hochant la tête tout en comptant sur ses doigts, m’écoutait avec la plus grande attention. Je poursuivis :

    — La première armée sitôt arrivée en Palestine, bien en avance sur les deux autres, fut prompte à en découdre avec les Sarrasins. Ce n’était pas du goût des chrétiens d’Orient qui jusqu’alors vivaient en paix avec les autochtones et surtout espéraient que le nombre de croisés suffirait à forcer les belligérants à négocier plutôt qu’à courir aux armes. Malgré tout, l’armée de Mayence rompit la trêve en ravageant les terres des Sarrasins autour de Ptolémaïs. Les Sarrasins, jusqu’alors divisés, se rabibochèrent et s’attaquèrent à Jaffa, massacrant tout ce qui bougeait, brûlant tout ce qui ne bougeait pas. Conrad arriva en Palestine au moment où l’on déplorait la perte de Jaffa. L’armée croisée se dirigea alors vers Beyrouth et rencontra l’armée de Malek-Adel entre Tyr et Sidon. Les chrétiens furent sur le point de perdre la bataille, mais finalement triomphèrent. D’autres victoires suivirent, les Sarrasins abandonnèrent les villes côtières de Sidon, Laodicée, Giblet et Beyrouth. Il ne restait plus qu’une forteresse aux mains des Sarrasins, Thoron.

    Je fis une pause, tout en m’assurant que le frère Tristan me suivait toujours.

    — C’était un château surplombant la mer à l’extrémité de la chaîne du mont Liban. On y accédait par un chemin tortueux bordé de précipices et de rochers escarpés. Aucune machine de guerre ne pouvait y être installée. Les croisés eurent l’idée de creuser à même la roche des galeries souterraines afin d’atteindre les fondations de la forteresse. Le moral des Sarrasins assiégés commença à fléchir tandis que résonnaient des coups sourds dans la roche sous leurs pieds. Bientôt, ce travail colossal de sape porta ses fruits, car plusieurs brèches furent ouvertes dans les murs d’enceinte. Les Sarrasins furent pris de panique lorsqu’ils virent avec effroi des hordes de croisés sortir de galeries soudainement apparues au milieu de leur bastion réputé inexpugnable.

    Le frère Tristan réprima à peine un grognement dont je ne savais s’il était de satisfaction ou de réprobation.

    — Les Sarrasins décidèrent de déposer les armes et déclarèrent aux assiégeants qu’ils enverraient une ambassade au camp des croisés afin de négocier la paix. Mais Conrad, qu’il fût rongé par la maladie ou par le doute, n’assista pas au conseil des barons. Deux camps se déclarèrent dès lors au sein des rangs croisés. Ceux qui étaient pour un arrêt des combats et pour négocier avec les Sarrasins et ceux qui, au contraire, estimaient qu’une négociation aboutirait à une paix honteuse pour les chrétiens et préféraient finir par l’épée le travail qu’ils avaient entamé par l’épée. Le conseil fut houleux, les barons des deux camps en vinrent aux mains sous les yeux mêmes des ambassadeurs Sarrasins qui ne demandaient que la vie sauve en échange de la libération de la place forte. Les partisans de la paix allèrent s’enfermer dans leurs tentes, tandis que les porteurs de la guerre sommèrent les Sarrasins de retourner dans leur château pour se battre.

    Frère Tristan fit un signe négatif de la tête, mais ne dit mot.

    — Quelques jours plus tard, les croisés toujours divisés envoyèrent à leur tour une ambassade auprès des Sarrasins. Mais ceux-ci, écœurés par ce qu’ils avaient vu de leurs assiégeants, reprirent les armes, bien décidés à mourir jusqu’au dernier plutôt que de négocier avec un ennemi sans tête et par conséquent sans parole. Ils attaquèrent même les chrétiens à revers employant les souterrains que les sapeurs avaient eux-mêmes creusés quelque temps plus tôt. Le moral des troupes chrétiennes ne cessa dès lors de dégringoler. Les croisés décidèrent alors une attaque décisive. Mais, la veille de ladite attaque, Conrad, qu’une maladie tellement honteuse, probablement attrapée auprès de prostituées locales, ne se sentant pas en mesure ni de combattre ni de se faire entendre de ses hommes préféra fuir de nuit avec les principaux chefs d’armées. Au matin, au moment de donner l’assaut, les combattants apprirent que leurs chefs avaient fui vers Tyr. Se trouvant sans chef, le désarroi, puis la panique s’installèrent dans le camp chrétien. On vit des centaines de soldats fuyant dans toutes les directions, certains tombant sous les coups des Sarrasins, d’autres se rompant les os en chutant du haut des falaises. L’armée en désordre finit par rejoindre la ville de Tyr dans une fuite encore plus honteuse qu’une éventuelle paix qui aurait pu être signée avec les assiégés de Thoron.

    2

    Après un moment de silence, le frère Tristan, qui avait écouté mon récit sur l’échec de Thoron sans dire un mot, réagit.

    — Oui, je comprends maintenant ce que tu veux dire quand tu dis que les chrétiens manquent de courage politique. Et dire que nous sommes si près de reprendre le tombeau du Christ. Et pourtant… J’avais entendu parler de l’échec de la prise de la citadelle de Thoron, mais pas avec autant de détails. Mais, tu avais parlé tout à l’heure de motivation ? Penses-tu que nos frères croisés aient le cœur entaché d’impuretés au point qu’ils feraient échouer leur mission ? Ce serait une accusation très grave.

    — Ouvrons les yeux, frère Tristan. Vous savez aussi bien que moi que prendre la croix devient une sorte de rituel symbolique pour les chevaliers. Le voyage jusqu’en Palestine est long, beaucoup de croisés ne se rendent pas plus loin que Acre ou Chypre, ce qui coûte moins cher pour le même bénéfice moral. Pour finir, depuis que le roi Richard a investi les terres chypriotes, certains barons préfèrent se reporter sur ces positions à l’abri, plutôt que d’avoir à subir les attaques de modestes envergures, mais incessantes, des Sarrasins. Vous savez, cet « effort de guerre » qu’ils appellent jihad et qu’on traduit un peu rapidement par « guerre sainte ».

    — Les croisades ne devaient pas avoir d’autres buts que de libérer les terres saintes. C’est mon point de vue et celui de l’Église. Cela dit, ces attaques incessantes, dont tu parles, de la part des Sarrasins, ne sont pas nouvelles et pourraient être empêchées par la présence d’une armée permanente et bien entretenue comme je le disais tout à l’heure.

    — Alors pourquoi Richard d’Angleterre s’est-il investi à Chypre ? On dit que c’est pour former une base arrière. Et pourtant, il a négocié une trêve avec les Sarrasins. Il avait parfaitement compris que les chrétiens ne pourraient jamais assurer la sécurité de leurs territoires aussi loin en Orient.

    — Au grand dam de Philippe Auguste et même d’Henri, soupira le frère Tristan. Pour un point, je te rejoins. Chypre était une erreur.

    — Qui n’a vécu en Orient ne peut appréhender la situation, philosophai-je.

    — Oui, je comprends. Cela étant dit, la croisade d’Henri nous a permis de reprendre les villes côtières de Syrie en fin de compte.

    — Pour un temps seulement, rappelai-je. Les Germains débarquèrent dans un pays en paix, en ne laissant derrière eux que haine et rancœur, ainsi que des villes prises aux Sarrasins, mais laissées sans défense et presque sans habitants.

    Le frère Tristan changea d’argument.

    — Peut-être pourrions-nous faire de Byzance notre alliée ?

    — Byzance ? L’empereur byzantin n’a-t-il pas été soupçonné de négocier avec les Sarrasins, il fut un temps ? En outre, je ne crois pas que les Grecs voient les armées croisées d’un bon œil après le passage de Barberousse. La campagne de celui-ci ne tient-elle pas son échec en partie à cause de la querelle entre Byzantins et Germains ?

    — Les Byzantins n’aiment pas les armées indisciplinées qui causent autant de dégâts que les sept plaies d’Égypte réunies sur leur passage, s’emporta le frère Tristan dont le visage vira soudain au rouge. Mais, je maintiens qu’il faut garder Byzance comme alliée. D’abord parce que l’empereur grec est la clé de la réunification de nos deux Églises et par là même, le chemin vers Jérusalem. Ensuite, nous savons – tu viens de me le confirmer – que les chrétiens d’Orient sont en grande tourmente. Il nous faut un allié militaire et religieux dans la région.

    — L’Empire byzantin, un allié ? répétai-je. Ce que vous dîtes là, frère Tristan est totalement contraire à ce que pense le pape.

    — Pas tant que cela, tempéra frère Tristan. Les temps ont bien changé.

    Le frère Tristan fit silence un moment.

    — Notre bien aimé Saint-Père a maintes fois réitéré ses prêches pour une nouvelle croisade, tant il était ému par les récurrents appels à l’aide des chrétiens de Palestine.

    — Des rumeurs allaient en ce sens quand j’ai quitté Chypre. Dois-je comprendre que la croisade n’est toujours pas lancée ? La réticence des barons à la suite des précédents échecs en serait-elle la cause ?

    — En partie. Mais il y a d’autres raisons. Les Germains sont en pleine guerre civile, Notre Saint-Père, Innocent, ayant ouvertement préféré Othon de Saxe à Philippe de Souabe comme empereur, bien que ce dernier ait été élu. Les Anglais et les Français sont toujours en guerre même après la mort de Richard. Et enfin, Philippe-Auguste ne porte pas le pape dans son cœur.

    — Ah oui ? Pour quelle raison ?

    — Il y a quelque temps déjà, le roi de France a répudié sa femme, la fille du roi du Danemark, pour épouser Agnès de Méranie. Afin de le punir, puisqu’il se livrait à des amours illégitimes, notre bien-aimé Saint-Père lui ordonna de reprendre sa première épouse. Le roi refusa. Innocent jeta alors un interdit de cérémonies religieuses sur le royaume de France de sorte que pendant plusieurs mois toutes les cérémonies furent suspendues : mariages, baptêmes, enterrements. Les habitants du royaume furent plongés dans un immense désarroi. On comprend alors le peu de motivation du roi de France à inciter ses princes à prendre la croix pour Innocent.

    Le frère Tristan, qu’une bouffée de colère alimentée par la frustration étouffait à nouveau, reprit son souffle un moment.

    — Et pour rajouter aux contretemps du départ de cette croisade, Thibault de champagne qui devait prendre la tête militaire de l’armée croisée est mort au printemps dernier. À croire que Dieu s’oppose à cette campagne, comme si elle était les prémisses de terribles malheurs pour la chrétienté, ronchonna frère Tristan en se signant.

    — Ne vaudrait-il pas mieux confirmer la trêve avec les Sarrasins ? demandai-je en partie à moi-même, plutôt que se rapprocher d’un allié dont la fiabilité est en question. Je parle des Byzantins.

    — Pour ce qui est du premier point, les trêves ne sont pas du goût du pape. À ce sujet, il interdit à tous les chrétiens de pénétrer dans Jérusalem pour se recueillir sur le saint Sépulcre, ce qui était possible lors de la trêve signée par Simon de Monfort, tant que la ville ne sera pas reprise aux mécréants. Et les chefs de guerre se soumettent dorénavant à cette volonté. Mais, il ne faut pas y voir là une lubie. La raison profonde est, je crois, que tant que les hommes qui sont à l’origine d’un traité sont en vie, ça peut fonctionner. Une trêve est faite pour être rompue à un moment donné ou à un autre. Tu l’as bien vu par toi-même, celle de Richard avec Saladin est devenue caduque à la mort de ce dernier, celle de Simon de Montfort a été rompue par les armées d’Henri.

    Pour ce qui concerne le second point, j’ai la ferme conviction que nous y viendrons à cette alliance avec Byzance. Nous n’aurons pas le choix, tu verras. Bref, quoiqu’il en soit, les préparatifs de la nouvelle croisade sont en cours. On dit que les barons participants souhaitent se rendre en Égypte d’où ils lanceront leur campagne pour reprendre Jérusalem.

    — Hum, Jérusalem, fis-je dubitatif. Toujours au centre des prêches et des discours les plus enflammés, mais dans les faits, depuis combien de temps remonte la dernière campagne menée directement contre Jérusalem ? Jusqu’à présent, les croisés se sont tournés vers d’autres objectifs tout en prétendant que ceux-ci constituaient la pierre angulaire de la prise ultime. Mais cela pourrait tout aussi bien devenir la pierre d’achoppement, celle sur laquelle on trébuche. On peut le comprendre, car prendre Jérusalem est aujourd’hui plus facile à dire qu’à faire. La ville sainte d’aujourd’hui n’est pas celle de l’époque de Godefroi de Bouillon, elle est désormais triplement fortifiée.

    — Nos armes ont évolué elles aussi, renchérit le frère Tristan. Mais, je vois que tu es opposé à ces grandes campagnes et je vois aussi que je ne te ferai pas changer de position aujourd’hui.

    Je sentis le frère Tristan quelque peu froissé par mes positions. Afin de ne pas blesser davantage mon ami, je ne répondis pas. Nous nous réfugiâmes chacun dans nos pensées. Le silence se fit, seulement interrompu par le pas de la mule sur le sol gelé.

    — Frère Tristan, demandai-je soudain. Ne seriez-vous pas plus à l’aise dans un conseil auprès des seigneurs de guerre, plutôt que dans un couvent ? C’est toujours étonnant d’entendre des propos martiaux dans la bouche d’un moine, à moins qu’il ne fût templier. Oui, à la réflexion, vous auriez dû être templier, frère Tristan ! m’exclamai-je.

    Le frère Tristan fit comme s’il n’avait rien entendu.

    — Et ensuite, tu es allé en Espagne et en Aragon ? As-tu rencontré les maures ?

    — Oui, répondis-je.

    — Comment sont-ils ?

    Je ne répondis qu’après un moment.

    — Ils sont très avancés sur le plan des sciences, de la médecine et de l’architecture et bien entendu de la guerre. Je dirais que leur point faible réside dans le fait qu’ils n’entretiennent pas leurs constructions, leurs bâtiments, les routes. Leur savoir est dispensé qu’à une élite très restreinte, leurs moyens de communication sont très réduits.

    Le frère Tristan se racla la gorge et cracha de côté, puis enchaîna.

    — C’est la difficulté de tous les peuples conquérants, soupira le frère Tristan. Toujours avancer au détriment des territoires acquis, laissés pour compte, qui subissent les inconvénients du perdant sans pour autant bénéficier des avantages du vainqueur.

    Je ne souhaitai pas m’étendre davantage sur cette période qui remontait à quelques mois à peine, mais qui d’ores et déjà appartenait aux moments les plus troubles de ma vie.

    À mon tour, je changeai de sujet.

    J’appris que le frère Tristan revenait d’un voyage au cours duquel il avait rendu visite à sa sœur dont l’état de santé portait à inquiétude.

    Sitôt le sujet épuisé, je lui demandai des nouvelles du monastère. Le frère Tristan haussa la paire d’os qui lui servaient d’épaules, signifiant qu’il n’y avait rien d’important à signaler. Cependant, il finit par dire :

    — Dieu a rappelé à Lui l’abbé Godemar voilà quatre ans, emporté par la fièvre lente, paix à son âme. L’évêque d’Arles nous a envoyé l’abbé Anselme, un cistercien, pour le remplacer.

    Cette nouvelle me toucha beaucoup.

    — La mort de l’abbé Godemar m’attriste, dis-je. C’était un homme plein de sagesse et de bonté, un homme d’Église éclairé comme on en trouvait peu. J’aurais énormément souhaité le revoir.

    — Je pense que lui aussi. Oui, nous regrettons tous l’abbé, soupira frère Tristan en se signant.

    — Et donc, qui est l’abbé Anselme ?

    Le frère Tristan fit une légère moue et se gratta la barbe comme il avait l’habitude de le faire quand il cherchait ses mots.

    — Il est efficace et s’applique beaucoup dans la gestion du monastère. Pour ce qui est de ses projets, c’est une autre histoire. Il souhaite inviter notre Saint-Père pour un prochain concile et on dit qu’il aurait même comme ambition de le faire s’installer en Avignon. Pourtant, les marchands ne l’aiment pas beaucoup. Il s’immisce de trop dans les affaires de la ville.

    — De la ville ? m’exclamai-je.

    — Ah oui, sourit le frère Tristan. Tu verras que ces dernières années les choses ont bien changé à Salon, dit-il en riant. Mais, rassure-toi, la citadelle tient toujours debout et le vieux village existe encore.

    3

    Nous étions arrivés devant le sentier qui montait au monastère.

    Après nous être embrassés une dernière fois et non sans que le frère Tristan ait insisté sur le plaisir qu’il avait eu de me revoir et d’avoir refait le monde un moment avec moi, nous partîmes chacun de notre côté. Je me remis aussitôt en route tandis que quelques flocons épars commençaient à tomber.

    Alors que je montais le sentier familier, en pente douce jusqu’au village fortifié, une bouffée de souvenirs me revint à l’esprit.

    Un peu avant midi, je franchis le mur d’enceinte par la porte ouest pour me retrouver dans la large rue principale de Salon. Ici, rien n’avait changé, si ce n’était la foule qui se pressait autour des étals des marchands installés au milieu de la voie.

    Comme par un réflexe enfoui et soudainement retrouvé, mes pas me guidèrent sur ma droite, je retrouvai, non sans une certaine émotion, les rues et les façades le long desquelles on faisait sécher durant l’été les bouquets d’ail, de romarin ou de sarriette, et toutes ces maisons qui constituaient le monde dans lequel j’avais grandi.

    Je reconnus la maison de Silena, ma nourrice, qui m’avait enseigné tout ce qu’elle avait pu depuis le berceau jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Alors que je n’étais au monde que depuis une ou deux semaines, elle m’avait recueilli sur les marches de l’église par un froid matin de novembre de l’an 1169, emmailloté de la tête au pied, un parchemin dans les plis de mes langes, sur lequel était inscrit « Arthus », signifiant par là même que j’avais été baptisé. Si Silena n’était pas passée par là à ce moment, je serais peut-être moine ou abbé aujourd’hui.

    Nourrice, puis amante, je lui devais tellement de choses. La porte de la maison était grande ouverte.

    J’hésitai.

    Peut-être n’était-ce pas le bon moment ?

    Alors que j’étais sur le point de remettre ma visite, la silhouette de Silena se dessina dans l’ombre bleutée de la porte, tenant un seau dont elle propulsa le contenu avec énergie dans le passage, et qui se répandit à moins d’une coudée de mes pieds.

    Bien qu’elle se soit quelque peu épaissie, je l’ai reconnu aussitôt. Malgré quelques mèches blanches éparses dans ses cheveux châtains, malgré quelques rides qui n’étaient autres que celles de rire, malgré la dureté de la vie, elle respirait toujours autant la santé. Ce ne fut qu’après un court instant, plantant son regard vert au fond du mien qu’elle me reconnut étouffant à peine un cri de stupeur.

    — Seigneur Dieu ! Arthus ? Mon Arthus ? s’exclama-t-elle.

    Elle déposa lentement son seau à ses pieds, puis elle s’essuya les mains sur son tablier blanc, réajusta son bliaud, sa coiffe et s’approcha doucement. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Elle tremblait d’émotions.

    — Arthus, dit-elle d’une petite voix, quel beau jeune homme tu es devenu !

    Puis elle ajouta, le sourire jusqu’aux oreilles :

    — Tu es parti depuis des lustres, et je t’accueille en te jetant un seau de merde à la figure, s’esclaffa-t-elle, retrouvant sa haute voix stridente qui faisait pisser d’effroi sur place chiens et chats.

    — Entre, viens te reposer.

    En franchissant la porte, je retrouvai la pièce aux dalles grises, plates et polies au sol, où se mêlaient de douces odeurs de pain, de bois et de champignons. La cheminée centrale, dans laquelle rougeoyait un lit de braises qui ne demandait qu’à reprendre du service, n’avait pas changé. Mise à part la couche de suie au plafond qui s’était étendue, j’avais l’impression d’avoir quitté cette pièce à peine une lune auparavant. Les meubles étaient identiques, tout au plus les avait-on changés de place. En l’espace d’un instant, Silena sortit un tabouret, raviva le feu et m’offrit un pichet d’eau et une tranche de pain.

    — Alors, raconte, me pressa-t-elle.

    Tout en mordant dans

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