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27 février 2025 - Jacques Erard

 

Analyse

«Construisons des coalitions pour établir notre souveraineté numérique!»

Un collectif d’universitaires en sciences sociales et économiques publie un «policy paper» sur les enjeux colossaux liés à la souveraineté numérique. Tour d’horizon.

 

 

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Photo: Adobestock

 

Le secteur du numérique est aujourd’hui massivement dominé par un nombre très restreint d’acteurs/trices privé-es. C’est une évidence. Mais pas forcément une fatalité. C’est ce que revendiquent les auteur-es du «policy paper» Reclaiming Digital Sovereignty. Essentielles au bon fonctionnement des sociétés modernes, les technologies numériques ont suivi, selon les auteur-es, un développement qui va à l’encontre du bien commun: un impact environnemental de plus en plus préoccupant, des algorithmes favorisant les opinions les plus clivantes, dégradant la qualité du débat public, et un modèle économique qui favorise la concentration des structures de production, pour ne citer que quelques aspects. Entretien avec Cédric Durand, professeur au Département d’histoire, économie et société (Faculté des sciences de la société), et coauteur de la publication.

 

Le Journal: Quelle a été votre intention en publiant ce «policy paper»?
Cédric Durand: Le numérique occupe une place de plus en plus centrale dans nos sociétés. Et, aussi, toujours plus inquiétante. On le constate avec la mainmise de formes d’autoritarisme sur les principales plateformes. Mais il existe aussi d’autres enjeux, notamment écologiques. L’idée de notre collectif a été d’avancer un certain nombre de propositions s’articulant autour de la question de la souveraineté.


Comment définiriez-vous cette notion de souveraineté?

Avec des collègues de l’UNIGE, nous avons élaboré cette définition: la souveraineté numérique c’est le droit et la capacité des entités publiques de décider de façon autonome de l’usage et du contrôle des services digitaux qui impactent de manière significative la démocratie, l’économie et la société. Or, avec l’emprise des Big Tech sur les processus politiques, cette capacité est de moins en moins assurée. On assiste en ce sens à une perte de souveraineté.


Quelles sont les manifestations de ce phénomène?

La plus visible actuellement est la perturbation des processus politiques à travers les réseaux sociaux. Il y a beaucoup de travaux à ce sujet. Un audit du système de recommandations de twitter a, par exemple, mis en évidence une amplification des tweets chargés d'émotions toxiques et une amplification algorithmique inégale en fonction de l'orientation politique des amis, en particulier en faveur de l’extrême droite. Cela pourrait avoir pour effet d’aiguiller les personnes qui se situeraient au centre droit vers l’extrême droite. 


Il y a donc clairement manipulation?

Absolument. Cela peut être pour des raisons commerciale. Hystériser la conversation en ligne est un moyen de conserver davantage l’attention des utilisateurs/trices et ainsi de maximiser les recettes publicitaires. Il s’agit peut-être aussi de mettre ces réseaux au service d’objectifs de propagande, comme semble le faire très directement Elon Musk avec X. Ce qui se joue en ligne n’est pas seulement un risque d’atteinte à la personnalité, par les effets psychologiques délétères de la valorisation des contenus toxiques. Il faut également parler de perte d’intégrité du corps politique. Cela aboutit à une détérioration inquiétante de la qualité des débats dans la sphère publique. Une deuxième manifestation de ce phénomène de perte de souveraineté est liée à ce qu’on appelle le pouvoir infrastructurel de l’État. Ce pouvoir repose sur la capacité des États à déployer une action publique, notamment à travers la construction de grandes infrastructures, comme cela a été le cas aux XIXe et XXe siècles avec les réseaux postaux, ferroviaires et de télécommunications. Avec le numérique, ce pouvoir est détenu par des entités privées. Et il s’agit là d’un phénomène très récent.


Pouvez-vous donner des exemples?

Jusque dans les années 2010, les câbles sous-marins qui permettent les communications électroniques étaient quasi intégralement installés par des consortiums publics. Aujourd’hui, ce sont les géants de la tech qui s’en chargent. On pourrait aussi citer les satellites de télécommunications déployés par Elon Musk qui jouent un rôle important. La presse s’est récemment fait écho du chantage à l’accès à Starlink exercé par les négociateurs étasuniens dans les discussions avec Kiev concernant le contrôle par Washington des ressources minérales de l’Ukraine. Enfin, il y a l’exemple intéressant de Google qui, durant la crise du Covid-19, avait accepté de mettre à disposition ses données de mobilité afin de soutenir l’action publique. Mais l’entreprise y a mis un terme en 2022. La pandémie a été stoppée mais ce n’est pas pour autant que ces données ne seraient pas utiles à l’action publique. On observe là une dépendance technologique vis-à-vis du privé difficilement justifiable. Un phénomène similaire touche les grandes institutions comme les universités qui ont recours aux services de cloud des grandes entreprises du numérique, dont les chiffres d’affaires explosent. Dans tous ces cas, la capacité des États à déployer leur propre action est enrayée.


On peut regretter qu’il n’existe ni un Amazon ni un DeepSeek européens. N’y a-t-il pas aussi un manque de volonté politique, en particulier de la part de l’Union européenne, pour encourager des solutions plus respectueuses de l’intérêt public et plus proches des valeurs européennes?

L’Europe a abandonné sa stratégie industrielle depuis plusieurs décennies. Dès 1986 et l’Acte unique, elle a délibérément mis au centre de sa stratégie de développement une politique axée sur la concurrence et elle a redoublé d’enthousiasme à cet égard avec la fin de la Guerre froide, au milieu des années 1990. L’Europe a retenu l’idée qu’il fallait laisser faire, ouvrir et déréglementer. Pendant ce temps, aux États-Unis, sous l’administration du président Clinton, une politique offensive s’est mise en place autour du numérique, à travers le financement d’entreprises du secteur sur des projets stratégiques. Ma collègue Mariana Mazzucato, de l’University College London, a détaillé dans un ouvrage retentissant un argument sur la persistance du rôle entrepreneur de la puissance publique aux États-Unis. Elle y montre que derrière Amazon, derrière Siri, derrière une grande partie de toutes ces innovations du numérique, il y a des contrats, notamment venus du secteur militaire, qui ont accompagné les produits jusqu’au seuil de la commercialisation, à l’aide de fonds publics. C’est ce qui a manqué à l’Europe. Elle a perdu de vue que l’État doit jouer un rôle pour arbitrer la qualité du développement industriel. Cet élément qualitatif renvoie à un autre aspect: rien ne nous oblige à nous aligner sur la façon dont le numérique s’élabore aux États-Unis. Il n’existe pas de fatalité technologique. À partir des connaissances fondamentales et des dispositifs techniques qui ont été développés, d’autres types d’usages peuvent être imaginés et devraient être imaginés.


Vous suggérez dans votre publication de s’appuyer sur une collaboration internationale pour enrayer la perte de souveraineté. N’est-ce pas contradictoire?

Les services numériques possèdent une dimension d’échelle à laquelle il est difficile de déroger. Si vous investissez pour développer un logiciel, cela coûte très cher et vous devez viser un vaste marché. Des facteurs de robustesse entrent également en ligne de compte. Plus votre logiciel est utilisé, plus vous allez l’ajuster et plus il sera robuste. Les enjeux vont donc bien au-delà d’un seul pays, raison pour laquelle il faut privilégier la collaboration internationale sur ces questions. Une université à elle seule peut difficilement envisager de lancer sa propre solution de cloud. En revanche, ce serait possible, et souhaitable, à l’échelle des universités européennes. Des initiatives existent aussi au niveau de l’ONU qui pourraient contribuer à faire émerger un numérique non-aligné. Notre proposition consiste donc à construire des coalitions pour établir notre souveraineté numérique, c’est-à-dire  se donner les moyens de protéger nos sociétés du néocolonialisme numérique qui se met en place depuis les Etats-Unis. Il s’agit d’un enjeu existentiel pour les pays européens, y compris la Suisse, et au-delà avec des pays comme le Brésil, l’Inde ou la Thaïlande.


Pensez-vous qu’il soit encore temps de corriger le cap?

Au vu de la situation extrêmement préoccupante au niveau international et du rôle prééminent joué par les acteurs de la tech dans ce regain de tension, il est possible d’envisager un sursaut de la part des autorités publiques. Les phénomènes de rattrapage existent. Ils permettent d’ailleurs d’éviter les erreurs commises lors des expériences précédentes. Dans le domaine de l’IA, le modèle DeepSeek développé par la Chine en donne un aperçu.

«Reclaiming Digital Sovereignty. A roadmap to build a digital stack for people and the planet»
Cecilia Rikap, University College London
Cédric Durand, University of Geneva
Edemilson Paraná, LUT University
Paolo Gerbaudo, Universidad Complutense de Madrid
Paris Marx, Host of Tech Won’t Save Us

 

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