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Ibsen auteur (inter)national ? La réception d’Henrik Ibsen en Scandinavie, en Allemagne et en France, 1860-1900. L’apparition des œuvres théâtrales d’Ibsen sur les scènes d’Europe fut un événement de première ampleur, tant du point de vue des pratiques théâtrales que du point de vue de ce qu’engageaient les pièces du dramaturge norvégien, sur le plan moral, social, politique et esthétique. Même s’il manque encore une étude d’ensemble sur la manière dont il a été reçu dans les différents pays d’Europe occidentale, on peut reconstituer, en juxtaposant les différentes formes de réception qui lui ont été faites dans les différents espaces nationaux concernés, quelque chose comme un tableau général de l’irruption d’Ibsen sur la scène théâtrale de la fin du XIXe siècle, sur ses conséquences pour les divers systèmes théâtraux nationaux, les degrés variés de son intégration au canon nationalement et professionnellement reconnu comme légitime, et en déduire des considérations intéressantes sur le degré plus ou moins grand de fermeture de tel ou tel de ces systèmes nationaux, ou sur l’efficacité plus ou moins grande des importateurs du dramaturge Voir par exemple, dans le désordre : James Mac Farlane, « Cultural Conspiracy and Civilizational Change : Ibsen, Brandès and the Modern European Mind », Journal of European Studies, IX, 79, 155-173; Vincent Fournier, L’Utopie ambiguë : la Suède et la Norvège chez les voyageurs et les essayistes français, 1882-1914, Clermond-Ferrand, Ed. Adosa, 1989 ; Francis Pruner, Le Répertoire étranger du Théâtre libre, Lettres Modernes, Paris, Minard, 1958 ; A Dikka Reque, Trois auteurs dramatiques scandinaves devant la critique française, 1889-1901, Paris, Champion, 1930 ; Anne-Rachel Hermetet, « Qui nous délivrera d’Ibsen et de Tolstoï ! » : théâtre et latinité autour de 1900 », et Yves Chevrel : ‘Comment traduire Ibsen au pays de l’Oncle Sarcey ? » in Joëlle Prungnaud (dir.), Théâtre traduit, théâtre transmis : la scène française et l’Europe autour de 1900, numéro spécial de Ateliers, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, Lille, 1998 ; Edward Mc Innes, Das Deutsche Drama des 19. Jahrhunderts, Eric Schmidt Verlag, 1983 ; Paolo Puppa « Ibsen tra l’Italia et l’Europa » dans Autografo vol XI, numéro 30 avril 1995 n° spécial « La letteratura italia e l’Europa del Novecento » ; James Mac Farlane (ed.), The Cambridge Companion to Ibsen, 1994 ; Kirsten Shepherd-Barr, Ibsen and the Early Modernist Theater, 1890-1900, Greenwood press, Westport Connecticut, 1997 ; Mise en crise de la forme dramatique, 1880-1910, études réunies Jean Pierre Sarrazac, Université catholique de Louvain Université Paris III, Etudes Théâtrales, Louvain, 1999 ; Rüdiger Bernhardt, Henrik Ibsen Ibsen und die Deutschen, Berlin, Henschel, 1989. . Dans l’ensemble, l’immense succès du dramaturge norvégien suscita un ébranlement considérable de l’institution et des pratiques théâtrales ouest-européennes, de Berlin à Dublin et de Copenhague à Rome, pour s’en tenir à ces quelques villes et aux espaces politiques dont elles étaient les capitales, dont témoignent à la fois de considérables succès d’audience, en nombre de pièces jouées, de représentations, de salles concernées ou de spectateurs, l’énorme masse de la production critique, hostile ou louangeuse, qui les accompagna, et la « descendance » littéraire d’Ibsen dans toute l’Europe, des naturalistes allemands à Joyce, de George Bernard Shaw à Knut Hamsun, ou de Henry James à Italo Svevo. D’une manière générale, du point de vue d’Ibsen, la diffusion de son œuvre dans toute l’Europe est présentée naturellement comme un immense succès personnel, l’avènement d’une figure de titan du théâtre européen, quand les rois de l’époque étaient Dumas, Augier, Sardou, Dion Boucicaut ou Paul Lindau, et naturellement, dans une perspective téléologique, l’affirmation progressive, même si résistible, d’un fondateur du modernisme théâtral contre tous les conservatismes et les fadaises convenues du théâtre bourgeois ; ce qui signifie aussi sa sortie progressive de la marginalité scandinave, nécessairement provinciale, romantique-nationaliste et rétrograde, pour accéder à la consécration par le centre, les capitales du théâtre, Berlin, Munich, Londres et surtout Paris, comme chacun sait capitale de la modernité et de la littérature. Du point de vue de ceux qui le reçurent, le regard des comparatistes littéraires, attachés volens nolens à une systématique des esprits nationaux conçus comme des entités stables, tend à accentuer fortement la différence entre le théâtre d’Ibsen et celui qui dominait les différents espaces qui le virent surgir, insistant soit sur la dimension nationale des œuvres du Norvégien, soit sur les résistances spécifiquement nationales opposées à ses solutions dramatiques, qu’il s’agisse de la tradition des Dioscures de Weimar, du génie de Stratford ou des dramaturges du Grand Siècle. A ce titre, Ibsen aurait joué un rôle involontaire de révélateur des traditions nationales, mais aussi de déclencheur des nationalismes intellectuels, et, selon la narration communément reçue dans l’histoire littéraire, à tout prendre depuis Georg Brandes, incarnant la modernité littéraire, il aurait été, au contraire, l’auteur européen par excellence, transcendant les étroites définitions de clocher, le progressiste cosmopolite en quelque sorte dénationalisé par sa modernité même. Et ses importateurs les plus célébrés rétrospectivement, les Joyce, Shaw, les Conrad, Schlenther, Antoine et Lugné-Poë, auraient été les modernistes, les progressistes cosmopolites héroïques capables de soulever les montagnes du conservatisme nationaliste, qu’il fût irlandais, allemand, français ou anglais. Rien de tout cela n’est faux, naturellement, du moins si l’on admet les principes à la fois téléologiques et binaires qui régissent l’histoire littéraire et l’histoire intellectuelle et politique, dès que leurs tenants parlent de modernité et de nationalisme. On touche là aux limites d’une histoire des réceptions littéraires et intellectuelles qui s’organise autour d’un triple point aveugle : la présupposition de cohérence et de continuité des espaces nationaux dans lesquels se déploient les processus de réception ; l’historicité des processus d’assignation identitaire nationale, qui n’ont pas toujours, et de loin, ni les mêmes formes ni les mêmes enjeux intellectuels, sociaux et politiques ; la complexité des circulations intellectuelles, qui se déploient dans des espaces sociaux ou physiques irréductibles à des rapports binaires, de pays à pays ou d’auteur à pays. La proposition méthodologique et épistémologique que constitue l’analyse des transferts triangulaires peut précisément permettre de dépasser ces limites et ces apories partielles. D’abord par la richesse même du concept de transfert culturel qui, par sa portée anthropologique autant que philologique, dépasse et de loin les formulations en termes de réception littéraire. La notion de transfert culturel travaille sur l’ensemble du processus de construction des espaces d’émission et de réception – les cultures sources et les cultures cibles, pour prendre les termes d’Itamar Even Zohar – comme cultures nationales, la circulation des énoncés, des textes, des images et des hommes produisant dans les processus sociaux et intellectuels mêmes qu’elle engage les systèmes symboliques, intellectuels et politiques que constituent les cultures nationales. A ce titre, « lorsqu’un objet passant la frontière transite d’un système culturel à un autre, ce sont les deux systèmes culturels qui sont engagés dans ce processus de resémantisation Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p 35. , et cette resémantisation fait du transfert culturel le noyau de la production des identités nationales. Bien loin d’amener à travailler sur ce qui circule entre les espaces nationaux, ou ce qui échappe à leur nationalisation, étudier les déplacements de textes, de personnes et d’idées dans la perspective heuristique des transferts culturels amène à se placer au cœur même de la production des cultures nationales comme communautés imaginées, comme systèmes sémantiques et comme institutions culturelles. Ensuite parce que la complexification du système de circulation des œuvres, des textes et des idées que propose la triangulation ouvre sur des types de relation et d’explication que les études binaires ne peuvent entrevoir qu’à la marge, même lorsqu’elles se fondent sur la mise en comparaison ou en système homologique des études de réception monographique. Lorsque Les Piliers de la sociétés d’Ibsen étaient joués sur les scènes de l’Allemagne du Nord, ils côtoyaient les autres pièces étrangères dont les scènes privées allemandes étaient friandes, et bien sûr d’abord les pièces françaises, qui inondaient alors le marché européen. Cette proximité impliquait des protocoles de réception particuliers, favorisés encore par le fait qu’Ibsen lui-même, souhaitant sortir des pièces romantiques et nationales des années 1850 et 1860, imita d’abord résolument le savoir-faire des auteurs de pièces à problèmes sociaux issus de la fabrique théâtrale parisienne. Sa réception « allemande » reposait donc aussi sur une contextualisation « française », si l’on veut, de même que son interprétation « allemande » des années 1880 par les naturalistes de Munich ou de Berlin était médiatisée par la lecture que Brandes fit dès 1883 des œuvres de son ami dans un périodique hambourgeois, dans laquelle il le plaçait, aux côtés de Flaubert, des Goncourt et de Zola, entre autres, parmi les modernes penseurs du XIXe siècle. Ibsen penseur et créateur « moderne » était donc un artefact à la fois « norvégien », « danois », « allemand » et « français », si l’on tient aux assignations identitaires culturelles/politiques, et une part essentielle de sa réception parisienne fut surdéterminée par sa réception munichoise ou berlinoise plus précoce de deux décennies, à la fois pour son bonheur et pour son malheur. Ibsen, assimilé aux « brumes du Nord », dont les poètes romantiques allemands étaient l’archétype repoussoir le plus efficace, servit enfin à la production du discours national « français » du néo-classicisme, qui domina la vie littéraire parisienne de 1895 à 1930 : la resémantisation des discours protectionnistes et identitaires des critiques culturels parisiens par l’intrusion du dramaturge de Munich dans le système fermé du théâtre des boulevards mobilisa donc elle aussi un système de références intellectuelles triangulaires. Enfin, la représentation successive des étapes de la carrière d’Ibsen, de la province absolue de Norvège à la province relative allemande jusqu’au centre français, de l’isolement nationalitaire à l’universalité moderniste en passant par le statut d’auteur migrant et international, dans la mesure où elle reproduit l’opposition issue de l’histoire des idées politiques entre nationalisme et internationalisme, et s’articule à une histoire des transferts structurée par l’opposition entre gentils passeurs de frontières cosmopolites et affreux défenseurs de frontières nationalistes, obscurcit considérablement un certain nombre d’étapes de la carrière d’Ibsen. Il fut promu en Allemagne d’abord au titre de ses pièces nationales scandinaves, reçu à Paris comme un représentant archétypal de la neurasthénie des pays sans soleil et à Londres comme un miroir des crises de la bourgeoisie européenne, mais aussi stipendié par la couronne danoise pour aller développer ses talents à Rome ; enfin, ostracisé pour sa critique du nationalisme unitariste scandinave puis célébré comme un grand auteur national après sa consécration moderniste à Munich et à Berlin. Ces remarques simples permettent de penser qu’en déplaçant l’axe de l’analyse pour comprendre dans leur complexité les phénomènes de circulation des textes et de construction du national culturel, qui préoccupent toute réflexion d’ensemble sur les relations intellectuelles, artistiques et politiques entre la Scandinavie, l’Allemagne et la France au XIXe siècle, à partir des propositions contenues dans le programme des transferts culturels triangulaires, il sera possible de renouveler les perspectives dont on dispose sur la carrière européenne d’Ibsen, sur sa place dans les débats intellectuels, artistiques et politiques des années 1860-1900. Et, plus largement, sur le fonctionnement réel de l’espace intellectuel européen d’alors : recontextualiser Ibsen dans le système multipolaire décrit par la circulation de ses œuvres, ses propres déplacements, la configuration de ses publics et les espaces sociaux de sa renommée, c’est aussi interroger autrement son rapport à la nationalité et à l’internationalité, et donc interroger la nature de l’espace intellectuel (inter)national, à l’époque où les sociétés européennes connaissaient une nationalisation profonde, dans laquelle la littérature tenait les premiers rôles. J’aborderai successivement trois espaces géographiques, sociaux et politiques dans lesquels Ibsen a construit sa carrière, l’espace scandinave, l’espace allemand et l’espace français ( en réalité parisien), ce qui correspond aussi, peu ou prou, à trois époques successives sa trajectoire. La position initiale d’Ibsen dans le champ intellectuel scandinave apparaît typique de la promotion sociale par la littérature qui caractérise une part significative des auteurs à succès dans l’Europe des années 1860-1880, dont les générations augmentent en poids démographique à partir des années 1850, et qui induisent donc dans les catégories à vocation dirigeante des formes de tension très fortes, leur promotion personnelle dépendant autant de leur œuvre personnelle et d’un rapport direct au public que de leur capital social ou financier hérité Pour une description d’ensemble qui ne concerne pas directement la Norvège ou l’espace scandinave, mais s’applique à l’essentiel de l’Europe de l’ouest, voir Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Le Seuil, Paris, 1996, notamment le chapitre IV. . Confrontés aux difficultés propres aux fils de leurs œuvres issus de la petite bourgeoisie à entrer aisément dans les cercles du pouvoir, du fait des barrières placées par les héritiers pour limiter la concurrence, ils mobilisent, dans les différentes positions qui sont les leur, les ressources offertes par le nationalisme culturel, la passion pour le peuple des paysans, le radicalisme démocratique et sa légitimation par la recherche folklorique servant à contester la légitimité des élites bourgeoises et aristocratiques urbaines, tournées vers le Danemark, à représenter le corps politique authentique. Ayant quitté à quinze ans une maison familiale fragilisée par des difficultés financières pour devenir apprenti apothicaire Voir Michael Meyer, Henryk Ibsen, 3 vol. , Londres, Rupert-Hart Davis, 1967-1970, et aussi Einar Haugen, Ibsen’s drama. Author to Audience, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1979. , ayant échoué à rentrer dans une université dominée par les fractions possédantes et les religieux, auteur d’une première pièce de théâtre à vingt ans, qu’il ne parvient pas à faire jouer par le théâtre royal de Christinia, mais qu’il publie à compte d’auteur sous un pseudonyme, Ibsen se fraie un chemin dans le métier du théâtre grâce à l’écriture de presse, puis entre dans l’univers du théâtre par ses marges, à l’occasion de son extension dans les petites villes de province. En 1851 en effet, un an après son échec à l’Université de Christiania, il est nommé assistant dramaturge au théâtre de Bergen, qui vient d’être créé et propose par force des postes accessibles à de jeunes candidats repoussés par la capitale, socialement et culturellement tenue par les dominants installés. Sept ans plus tard, il fait son entrée au Théâtre Norvégien de Christiania, après avoir réussi à faire de la petite scène de Bergen une institution respectée. Comment s’y est-il pris ? Il produit à l’époque très peu ou pas de théâtre. Il reste un poète, principalement, pour ce qui touche à sa production personnelle, et il met à profit son isolement à Bergen pour commencer à explorer les sociétés paysannes de la cote ouest de la Norvège pour en recueillir les traditions orales supposées nationales, caressant un moment l’idée d’une carrière littéraro-savante d’érudit spécialiste du landsmaal (il faut noter qu’Ibsen arrive à Bergen exactement au moment où Aasen et Munch font paraître leur dictionnaire du landsmaal, et alors que Aasen finit son travail de collecte de textes populaires, grâce à des financements des sociétés savantes de Trondheim Sur ce point, consulter Anne Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Le Seuil, Paris, 1998, pp. 74-76, et Daniel Baggioni, Langues et nations en Europe, Paris, Payot, 1997, p 242. ) ; Ibsen se trouvait d’une certaine manière dans la même position qu’Aasen, autodidacte producteur d’identification nationale activement soutenu par des bourgeoisies locales marginalisées par leur distance à la capitale mais, du fait de l’expansion économique récente des ports, en situation d’investir dans la promotion culturelle locale. D’un point de vue professionnel et familial pourtant, il devient homme de théâtre : il multiplie les tournées à l’étranger (Hambourg, Dresde, Copenhague) pour s’inspirer des bonnes méthodes de gestion des théâtres qui y ont cours, il se marie avec la fille d’un dramaturge installé, signe très fort (qui rappelle les pratiques des corporations, où le mariage avec la fille d’un maître consacrait l’entrée de l’apprenti sans capital dans la corporation comme postulant naturel à la succession du beau-père) de son inscription dans le métier et dans la société littéraire, à tout prendre étroite, de Norvège, dont le centre est tout de même placé à Christiania, sinon à Copenhague. Il fait jouer sur la scène qu’il dirige, une série de pièces qu’il écrit, dans le cadre de son inspiration folkloriste et romantique, suivant le programme fixé par le dramaturge danois Oehlenschlager, pour qui mettre en scène les exploits de sa nation était ce qu’un dramaturge pouvait faire de mieux Voir James Mac Farlane “Norwegian Literature, 1860-1910”, dans Harald S Naess (ed.) A History of Norwegian Literature, University of Nebraska Press, 1993, p. 74. C’est de cette époque que date donc nombre de ses pièces dont le succès ira croissant, d’abord dans l’espace scandinave puis en Allemagne, comme La Fête à Solhaug, Dame Inger de Ostraat ou Les Vikings à Helgeland. . Sa nomination à Copenhague, en 1857, parmi les administrateurs du Théatre norvégien, nouvellement fondé, signifie donc une promotion et une montée au centre, mais encore en situation subversive, puisque le Théâtre norvégien porte haut, de par son nom même, son projet nationaliste, et conteste pour la première fois le monopole du théâtre royal dans la capitale nationale. Cette ascension sociale qui s’accompagne aussi d’une inscription rapide dans les cercles littéraires, à la frontière entre les écrivains du marché (presse et édition en volume) et les lettrés de l’Université, avec le cercle littéraire de la Hollande érudite, qui se réunit chez le bibliothécaire de l’Université, s’accompagne de son accession au statut d’auteur, avec la création de sa pièce Les Vikings, donnée par le Théâtre norvégien, et la première publication hors compte d’auteur de ses poèmes personnels et de ses collectes de récits et contes populaires de l’ouest. La montée à la capitale avait pris environ dix ans, et elle avait pris principalement la voie du théâtre. L’accès aux scènes de la capitale et les ressources sociales qu’offrait la proximité avec le pouvoir et un public disponible de bonne taille rendent compte de l’accélération de la carrière d’Ibsen et de sa consécration comme dramaturge national. C’est à partir des pièces qu’il a pu y faire jouer et de leur succès que viennent les subsides et distinctions officielles. La co-direction du Théâtre norvégien lui permet en 1858 de contourner le refus du Théâtre royal de jouer sa pièce patriotique romantique, Les Vikings, dont le contenu national lui permet de connaître un beau succès auprès du public, et donne des regrets aux administrateurs de la grande scène officielle. En 1863, Les Prétendants sera donc reçue au Théâtre royal, alors que les publications poétiques d’inspiration romantique, populaire et nationaliste rencontrent aussi leur public à Christinia. Dès lors, sa position d’auteur national selon les vœux des élites s’affirme nettement. Pour pallier la banqueroute du Théâtre national, qui le laisse sans emploi, il est fait conseiller au Théâtre royal de Christiania en 1862 ; il reçoit la même année, une bourse gouvernementale pour aller étudier les arts à Rome toujours considérée comme la capitale des Beaux arts et qui comptait à cette époque une bonne communauté scandinave fort soudée. Le succès panscandinave de Brand en 1866, à partir de sa publication à Copenhague, lui permet d’obtenir une pension permanente du gouvernement, mais aussi la décoration de l’ordre de Vasa par le roi de Suède, en 1869, la participation comme représentant officiel de la Norvège à l’inauguration du canal de Suez, l’ordre du Danne Brog, en 1871, la décoration de l’Ordre de Saint Olaf en 1873 ; toutes ces marques de consécration témoignent évidemment de son intégration à la société littéraire de Christiania, puis de Copenhague, et par là de ce qui comptait en Scandinavie, comme de son intégration au champ du pouvoir des différents Etats qui la composent, tels qu’ils se trouvent résumés par la vie politique et culturelle de leurs capitales. En vingt ans de carrière, Ibsen est devenu, par le truchement de la presse, des sociétés savantes, des milieux littéraires métropolitains et surtout de l’institution théâtrale, un auteur national, un lieu textuel et personnel d’identification, l’incarnation culturelle d’un désir de nationalité à fortes conséquences politiques. Désir de nationalité largement reconnu par des élites de gouvernement d’abord contraintes d’accepter dans leur définition de l’identité politique légitime celle que portaient les patriotes radicaux à tendance démocratique, en l’espèce dans leur production de légitimité culturelle vouée à des prolongements politiques, puis s’assurant les services quasi volontaires de cette légitimité nationale révolutionnaire dans leurs programmes de renforcement étatique et de nationalisation des masses, un tournant classique en Europe autour de 1850 . Or cette promotion comme grand auteur national et comme sémiophore Le terme est de Krzysztof Pomian, dans « Histoire culturelle, histoire des sémiophores », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (éd.), Pour une histoire culturelle, Le Seuil, Paris, 1997. du collectif politique, particulièrement efficace dans le domaine théâtrale, est, si on s’y attarde, irréductible à la seule dynamique du champ littéraire norvégien ou scandinave. A chaque étape, dans ses efforts pour construire sa carrière de poète Je ne développerai pas ce point ici, dont l’interprétation est classique. Le projet d’un nationalisme philologique et folklorique, associant collecte des chansons et des usages populaires, transposition souvent fort libre de bribes de traditions éparses en cycles et œuvres cohérents et nationalement orientés dans une langue à l’usage des élites nationales en voie d’affirmation culturelle, construction d’une carrière de poète ou d’érudit national à partir de cette accumulation de capital symbolique, ce projet porté par tant d’écrivains et d’érudits du premier XIXe siècle, et plus tard dans les pays moins « avancés » que ceux de l’Europe du Nord sur la voie de la nationalisation, est depuis longtemps déjà décrit comme un processus transnational, engageant à la fois des circulations de méthodes et de modèles, des traductions et des imitations, et des systèmes de co-définition nationale contrastive impliquant en permanence l’étranger : il n’est que de lire à ce sujet les travaux de Michel Espagne et Michael Werner, notamment Espagne, Michel et Werner, Michael (dir.), Philologiques III. Qu’est-ce qu’une littérature nationale, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1994, et Espagne, Michel et Werner, Michael, « La construction d’une référence culturelle allemande en France. Genèse et histoire (1750-1914) », Annales, juillet-août 1997, n°4, mais aussi Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Paris, Le Seuil, 1998, dont le chapitre III, « Parrainage international d’une culture nationale », décrit précisément l’internationalité de la construction des cultures nationales romantiques dans l’espace germanique au cours du premier XIXe siècle. Que les frères Grimm aient été une référence et un contact permanents des philologues norvégiens proches d’Ibsen dans les années 1840-1850 suffit à montrer qu’il s’inscrivait là encore, comme nationaliste, dans un système international triangulaire dont les sommets étaient l’espace culturel allemand et la culture francophone internationale issue du XVIIIe siècle. puis surtout de dramaturge, Ibsen mobilise en réalité des ressources internationales, qui inscrivent sa trajectoire, mais aussi à travers elle l’activité littéraire et théâtrale scandinave toute entière, dans un système beaucoup plus complexe que ne l’indique au premier abord, ou traditionnellement, le termes de national ou de nationalisme, fût-il culturel. La première promotion, celle qui résulte de son travail au théâtre de Bergen, vient d’abord de ses tournées internationales, principalement en Allemagne, qui lui ont permis de moderniser les pratiques théâtrales anciennes et de proposer rapidement des méthodes de gestion et d’organisation des programmes susceptibles de le faire s’imposer comme régisseur à la fois vis-à-vis de son public direct, en adoptant les méthodes modernes de théâtres de villes beaucoup plus importantes que la sienne. Cela revenait aussi à contourner la domination par le Théâtre royal de Christiania et ses méthodes anciennes, fondées sur l’assimilation complète au pouvoir politique, en recourant à des modèles différents, ceux de théâtres privés dont l’un des principes fondamentaux était de se constituer un public et de lui plaire. Ce qui rend compte de ses choix d’écriture et de composition, notamment en faveur du drame historique ou à fondement mythologique : c’était également le type de pièces qui dominait les scènes allemandes dans les années 1850, et plus largement le type de rapport entre le théâtre comme institution, les œuvres théâtrales et leur public urbain. Les scènes d’Allemagne du Nord sont alors dominées par le théâtre de Schiller et Goethe, au nom du classicisme de Weimar, et par les pièces historiques de ceux qui se réclament de leurs combats et dans lesquelles la bourgeoisie allemande cherche une représentation d’elle-même dans son sérieux, sa culture et son énergie patriotique, la Technik des Dramas de Gustav Freytag constituant le couronnement et la canonisation de ce dogme théâtral conservateur et patriotique Sur ce point, voir Edward Mc Innes, Das Deutsche Drama des 19. Jahrhunderts, Eric Schmidt Verlag, 1983.. S’inspirer des méthodes nouvelles de théâtres en expansion et de leurs répertoires patriotiques, quand la culture théâtrale française triomphait encore à Christiania Christophe Charle a établi, dans ses travaux sur le rayonnement du théâtre français en Europe, que les pièces françaises constituaient dans les années 1850 près de la moitié des pièces jouées sur la scène du théâtre de Christiania, alors que les pièces allemandes en représentaient moins de 4%. Christophe Charle, « Paris capitale théâtrale de l’Europe (du milieu du XIXe siècle aux années 1920) », p. 10…, dans la suite de la domination de la culture de cour francophone, c’était aussi jouer de l’Allemagne contre la domination du centre norvégien, contourner le centre à partir de la province en passant par l’étranger pour affirmer le national, quand le centre lui-même était encore « cosmopolite » à la mode du XVIIIe siècle. Ibsen utilise donc dès cette époque les jeux complexes de la géopolitique culturelle et s’inscrit, pour ce qui constitue le cœur même de son projet de carrière à l’époque, dans un triangle Scandinavie-Allemagne-France, dont la complexité permet des stratégies élaborées et des jeux symboliques propres à nourrir son ambition d’être un porte-parole de la nation. Non sans paradoxe, c’est aussi sa consécration comme auteur national, boursier de la monarchie envoyé à Rome pour parfaire sa formation d’artiste, qui lui permit de produire son premier texte explicitement critique vis-à-vis de la Scandinavie et le scandinavisme, sa première pièce explicitement tournée contre un nationalisme nordique présenté comme un provincialisme creux. Partir à Rome, c’était enfin commencer le « grand tour » touristique et esthétique qui formait alors les élites sociales européennes Voir James Buzard, The Beaten Track. European Tourism, Literature and the Ways to Culture, 1800-1918, Clarendon Press, Oxford, 1993., du moins celles qui prétendaient précisément à un statut européen, c’était accéder à une capitale culturelle européenne Et pour certains encore à la capitale européenne, puisque Rome restait une capitale de l’art d’inspiration néo-classique, et donc une référence essentielle pour l’imagerie culturelle européenne. Son retard économique et politique croissant, son association avec une papauté de plus en plus réactionnaire, confortèrent paradoxalement son statut de capitale, non plus du rapport moderne à l’art, comme au temps de Winckelmann, mais précisément de l’antimodernité néoclassique. Voir sur ce point …. D’une manière plus générale, l’Italie dans son ensemble tenait pour les bourgeoisies occidentales ou occidentalisées les plus modernes le rôle du pays cœlacanthe, le conservatoire valorisé de l’antimodernité ; cf. par exemple James Clifford et George E. Marcus, (eds.), Writing Culture : the Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986., et à ce titre sortir de sa province, fût-elle scandinave et luthérienne, pour accéder au centre, fût-il catholique et latin. C’est bien à Rome que fut écrit Brand, qui parut et fut joué à Copenhague en 1866, et rencontra un grand succès considérable, et c’est ce succès qui permit à Ibsen de conquérir pour la deuxième fois, et cette fois, de façon plus pérenne, une pension gouvernementale susceptible de lui permettre de partir à nouveau en Italie. Et c’est encore une fois pour une large part cette bourse, l’indépendance financière qu’elle offrait et les horizons européens qu’elle ouvrait qui autorisèrent Ibsen à changer de statut dans l’espace public scandinave, avec sa première pièce à sujet contemporain, La Ligue de la Jeunesse, qui passa non sans raison pour une charge féroce contre les libéraux patriotes dont le scandinavisme n’avait pas su dépasser en 1864 le stade de la rhétorique pour porter assistance au Danemark écrasé par la Prusse Voir sur ce point Björn Hemmer, « Ibsen and the realistic problem drama », dans James Mac Farlane (ed.), The Cambridge Companion to Ibsen, Cambridge University Press,1994, p. 75. . La satire des milieux progressistes, qui exaspéra Björnson, marquait une prise de distance d’avec le petit monde des élites norvégiennes, et plus largement nordiques, et signifiait clairement, à la fois sur le fond et sur la forme, une rupture nette d’Ibsen avec les débuts de sa trajectoire de dramaturge national romantique. La sortie de la pièce, en 1869, correspondait avec l’installation de la famille Ibsen à Dresde, l’exil volontaire étant l’équivalent géographique en même temps que la condition de la déclaration d’indépendance vis-à-vis du petit monde scandinave de la décennie précédente que constituait la pièce. La conquête de l’autonomie que représentait cet arrachement, en dehors de sa dimension économique La fréquentation d’une grande ville culturelle européenne avait pu faire comprendre à Ibsen combien la diffusion de ses œuvres était modeste, quand elle se cantonnait à la Norvège et au Danemark : le succès remarquable de Brand, après sa sortie en volume, ne permettait pourtant pas de dépasser quelques milliers d’exemplaires, et même Peer Gynt, qui pourtant avait fait scandale, ne se vendit pas bien. Voir sur ce poitn Michael Meyer, Ibsen, op. cit., vol. 1, p. 73. , ne peut toutefois pas être compris simplement comme une accession au cosmopolitisme intellectuel naturel du centre littéraire, par rapport à sa périphérie dominée où la littérature est encore prise dans le carcan d’hétéronomie du nationalisme provincial, pour reprendre le schéma d’analyse de Pascale Casanova, C’est le modèle d’analyse qu’elle affirme dans La République mondiale des Lettres, Paris, Le Seuil, 1999, et notamment pp. 140-143 et 219-221. ou comme la version propre à Ibsen de l’exil intérieur et du nouvel universalisme rationalisme postnational du Gjennembrod, selon l’analyse qu’en propose Vincent Fournier Vincent Fournier, « La percée moderne au Danemark, en Suède et en Norvège : notes et réflexions », Revue de littérature comparée, tome 62 1988 165-181.. Lors de son installation à Dresde, espérant entrer rapidement sur le marché littéraire allemand, Ibsen demanda en effet à une de ses connaissances, Lorentz Dietrichson, un historien d’art qui venait d’être nommé professeur à Stockholm, de faire de lui un petit portrait biographique pour le présenter au lectorat allemand. Il lui demanda tout particulièrement d’insister sur son statut d’auteur nordique quasi officiel, pensionné par le Parlement et le gouvernement, et de ne plus parler de sa pauvreté de poète, qui jusqu’alors constituait le pivot de sa persona littéraire publique. Et il convenait enfin d’insister sur ses voyages en Europe, mais aussi sur le choix qu’il avait fait de vivre dans la grande patrie des Allemands L’anecdote est racontée et lettre citée par Einar Haugen, Ibsen’s drama. Author to Audience, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1979, p. 22.. Dans cette demande, et dans le souci d’inscription volontariste dans l’espace littéraire et culturel allemand qu’elle manifeste, on voit bien que la déprovincialisation d’Ibsen ne signifiait nullement son accession au cosmopolitisme littéraire, mais son entrée dans un système plus complexe d’identification nationale, étendue à l’espace européen, l’identité spécifiquement scandinave et le statut national servant de viatique international et d’argument d’autopromotion. Sortir de la province scandinave, de l’étroitesse de son marché Peer Gynt, qui fut un très bon succès éditorial à l’échelle de la vie littéraire scandinave et des débuts de la trajectoire d’Ibsen, se vendit à 3500 exemplaires dans les semaines qui suivirent sa parution. et de la dépendance trop forte de la vie littéraire vis-à-vis des élites traditionnelles qui contraignait encore fortement les écrivains qui en venaient, exigeait de se faire connaître en Allemagne, la « grande patrie », en se plaçant d’emblée sur un marché dominé par les pièces de Paris, tout en se présentant comme un porte parole naturel de l’identité scandinave et de la vie littéraire consacrée par les capitales du Nord. Ibsen en Allemagne : de l’auteur national romantique au naturaliste zolien Ibsen s’installa à Dresde en 1868, profitant pour la première fois d’une relative aisance financière. C’est en 1872 que parut la première traduction d’une de ses pièces, avec Brand. EN mars 1873, Ibsen faisait irruption dans la presse littéraire allemande avec la série d’articles que son traducteur privilégié, Adolf Strodtmann, fit paraître dans le Hamburg Correspondent, au sujet d’Empereur et Galiléen, qu’Ibsen venait d’écrire ; cette série d’articles fort élogieuse n’eut pas pour effet de faire jouer la pièce elle-même Son format déraisonnable et sa problématique complexe interdisaient visiblement tout débouché théâtral concret à l’époque. La première, qui ne fut qu’une représentation partielle, eut lieu en allemand à Leipzig en 1896, et la première représentation scandinave eut lieu à Christiania, en 1903. , mais suscita un tel engouement local pour Ibsen que la société littéraire de Dresde fit donner une série de conférences sur ses œuvres, et cet écho donné à l’œuvre d’un Norvégien dans une grande ville allemande suscita un regain d’intérêt considérable pour les pièces précédentes, et notamment les pièces historiques d’Ibsen des années 1850-1860. Reprises cette fois régulièrement, elles offrirent à Ibsen un train de vie inconnu jusque là, un début de succès à Dresde valant visiblement consécration massive à Christiania. Et ce sont encore les pièces historiques qui offrirent à Ibsen les conditions de son entrée cette fois sur les scènes d’Allemagne : les représentations scandinaves firent retour dans l’espace allemand par le biais des Meininger, qui développaient alors leurs techniques théâtrales révolutionnaires et trouvaient dans la reconstitution historique et les mouvements de foule appelés par les pièces du Norvégien un excellent terrain pour leurs efforts de renouvellement. Ils représentèrent en 1876 Les Prétendants, d’abord sur la scène de Meiningen, puis sur les scènes berlinoises qu’ils visitèrent lors de leur tournée de la même année. C’est donc clairement le capital symbolique accumulé par Ibsen comme auteur patriotique scandinave de pièces historiques qui lui ouvrait les scènes allemandes, comme il avait permis sa première percée dans la presse, et à partir de 1876 ses pièces anciennes furent jouées et rejouées régulièrement sur un grand nombre de scènes allemandes, et d’abord à Munich et à Berlin, où la vogue ibsénienne prit à certains moments le visage d’une invasion. A partir de cette date, et donc nettement avant les « grandes » pièces à sujet et forme modernes, Ibsen fut un référence théâtrale essentielle dans l’espace allemand, et il le resta pendant un quart de siècle, d’une manière ou d’une autre. Lui-même confirma son choix de l’Allemagne en s’installant à Munich, moins chère que Dresde mais aussi mieux située pour ses voyages en Italie, un choix de résidence par lequel il s’éloignait encore un peu plus de la Scandinavie et déplaçait vers le centre de l’Europe occidentale le point d’ancrage de sa vie professionnelle et personnelle. Ses pièces ne cessèrent d’être jouées, parfois en Allemagne et en allemand avant les représentations scandinaves, et l’Allemagne fut la porte par laquelle Ibsen fut connu en Europe, toutes ses pièces étant jouées et traduites en Allemagne avant de toucher les autres pays européens On trouve une chronologie comparative des représentations des premières de ses différentes pièces en Europe dans James Mac Farlane (ed.), The Cambridge Companion to Ibsen, Cambridge University Press, 1994.. En 1877, les Piliers de la société connurent un succès remarquable, vingt sept théâtres d’Allemagne et d’Autriche donnant la pièce l’année même de sa publication en norvégien. Dès cette époque, l’absence d’accord sur le droit d’auteur international entre le Reich et la Norvège interdisant un contrôle réel sur la diffusion de ses textes, Ibsen se trouvait confronté à un piratage généralisé de ses œuvres, mais il pouvait se permettre de n’autoriser de son nom que les versions jouées dans les grands officiels des cours et des grandes villes. En 1879 enfin fut atteint un premier sommet dans la vogue allemande d’Ibsen, avec la traduction et les représentations de Maison de poupées, dont à la fois les modalités de construction d’ensemble et la scène finale, avec le départ de Nora qui abandonne mari et enfants pour enfin parvenir à exister en dehors de l’espace familial victorien suscitèrent l’admiration, la dénonciation, la réprobation et en tout état de cause la passion du public, des critiques et des autorités morales et politiques. Ibsen dut concéder qu’on joue avec son autorisation une fin différente, pour éviter de voir lui échapper le contrôle de la pièce, dont le parfum de scandale multipliait le succès mais encourageait les théâtres à donner une version bourgeoisement correcte. Rapidement le dénouement d’origine s’imposa sur les scènes allemandes, malgré les réactions scandalisées des premières représentations Voir les développements très éclairants d’Yves Chevrel dans Ibsen. Maison de Poupée , Paris, Presses Universitaires de France, 1989 . : dès 1880 Ibsen était donc une référence incontournable La première version allemande de Maison de poupées, traduite dans une langue très traditionnelle pour le théâtre, se vendit à 12000 exemplaires en trois ans, un succès considérable pour une pièce de théâtre : Vera Ingunn Moe, Deutscher Naturalismus und ausländische Literatur, Berg International, Francfort, 1983, p. 86. , dont la capacité à susciter le débat sur des sujets hautement socialement et politiquement problématiques par le truchement de la scène était reconnue comme une évidence née de son statut de dramaturge de grand renom, et dont la capacité au scandale était métamorphosée, du fait de sa consécration, en crédibilité publique. A ce titre, il était devenu peu ou prou ce qu’Alexandre Dumas fils prétendait être dans l’espace théâtral et politique français, un instituteur des grandes questions sociales et morales. Les critiques conservateurs de la scène théâtrale allemande, qui ne voyaient pas d’un bon œil l’intrusion de ce nouvel auteur et contestaient sa prééminence ou même son éminence, comme Karl Frenzel, ne songeaient pas à contester cette capacité d’Ibsen à créer le débat, alors qu’ils lui contestaient la capacité à utiliser correctement les principes esthétiques fondamentaux de l’art théâtral, réduisant ses pièces à des romans que le Norvégien aurait maladroitement transposés sur une scène, au mépris du cœur même du métier de dramaturge, la construction de l’intrigue Voir sur ce, Edward Mc Innes, Das Deutsche Drama des 19. Jahrhunderts, Eric Schmidt Verlag, 1983, Berlin, notamment le chapitre « Die Rezeption Ibsens und die naturalistische Dramentheorie ». . Et en effet, c’est bien dans l’espace de concurrence spécifique des pièces à sujet social et à décor bourgeois qu’il faut replacer la « percée » d’Ibsen au temps des Piliers de la société et de Maison de poupée, c’est-à-dire dans un contexte dominé par le théâtre parisien. Les pièces parisiennes d’Audusar, le trio infernal de la pièce bien faite, dominaient alors l’espace théâtral européen, à partir de leur domination sur la scène parisienne, en offrant aux bourgeoisies européennes un miroir favorable et légitimant et une forme de divertissement relevée. Pour ce qui touchait précisément au théâtre allemand, il est sûr que l’entrée d’Ibsen sur la scène théâtrale allemande correspondait à une transformation profonde de son système institutionnel, et que cette mutation s’appuyait sur une importation massive de théâtre étranger, et tout particulièrement de théâtre français : on construisit une centaine de nouveaux théâtres en Allemagne entre 1870 et 1885 Edward Mac Innes, Das Deutsche Drama des 19. Jahrhunderts, op. cit., p. 328., à une époque de très forte affirmation sociale de la bourgeoisie allemande, et cette croissance privée sans précédent s’appuya d’abord sur la comédie de mœurs et de société pour laquelle Paris avait plusieurs décennies d’avance et un système de production incomparablement performant. Le répertoire étranger fut décisif pour l’affirmation du théâtre privé allemand, et à ce titre Ibsen se trouvait très souvent à voisiner, dans les programmations, avec les pièces d’Augier ou de Dumas Vera Ingunn Moe, Deutscher Naturalismus und ausländische Literatur, Berg International, Francfort, 1983, p. 90. , le plus souvent sans l’emporter sur elles, mais en parvenant clairement à profiter d’une part de leur rayonnement. Les Piliers de la société, Maison de poupées et Les Revenants, les trois premières pièces à sujet et à forme moderne d’Ibsen, furent donc reçues en Allemagne comme des pièces bien faites, alors que les pièces de la période précédente, à sujet historique et héritières du drame romantique, avaient d’abord été jouées sur des scènes anciennes et officielles, héritières des théâtres de cour et de principautés. Dans leur organisation même, jusque dans le détail, comme l’a montré Yves Chevrel Yves Chevrel, Ibsen. Maison de poupées, op. cit. pour une pièce pourtant aussi « scandaleuse » que Maison de poupées, les drames sociaux d’Ibsen des années 1870 étaient conçus sur le modèle de celles de Victorien Sardou ou d’Alexandre Dumas. La distribution initiale des rôles et des emplois des personnages, les coïncidences dans les retrouvailles et les rencontres, l’organisation de l’intrigue autour du motif de la lettre, objet théâtral par excellence au milieu du XIXe siècle, qu’il faut faire disparaître de la boîte avant que le mari ne la trouve, le secret caché par la femme à son mari et le pathétique de son sacrifice, autant de systèmes narratifs confinant à la « ficelle » qui montrent combien les pièces du Norvégien qui initièrent sa révolution esthétique étaient pourtant inscrites pleinement dans les pratiques dominantes du marché théâtral de son temps. Et encore une fois, la stratégie d’Ibsen pour s’imposer dans l’espace où il voulait pouvoir exercer, l’Allemagne, impliquait un détour par Paris : ce qu’il offrait au public de Hambourg, de Munich ou de Berlin, c’était, pour une part au moins, la représentation de bourgeois scandinaves – les noms étaient sans équivoque – peints à la mode « française ». C’est toutefois au court des années 1880 que la dimension triangulaire de la réception d’Ibsen en Allemagne fut la plus évidente et la plus révélatrice pour une histoire des transferts culturels en Europe. Deux événements, d’inégal retentissement naturellement, expliquent le changement de régime que connut alors la réception du Norvégien, la censure qui s’abattit sur les représentations des Revenants, et les articles critiques de Georg Brandes qui faisaient d’Ibsen l’un des héros de la Percée moderne. En 1884, après avoir été interdite de scène dès 1882 à Christinia, à Stockholm et à Copenhague, l’exécution sur la scène de l’édition allemande des Revenants fut interdite En 1886 on l’autorisa devant un auditoire privé. Voir Michael Meyer, Ibsen, op. cit., vol. 3, p. 295-299.  : on lisait les Revenants principalement parmi les jeunes gens, en cachette, et c’était un de ces livres qu’on arborait collectivement lors d’une représentation de Maison de poupées, mais qu’on ne ramenait pas chez ses parents. Ibsen était alors clairement sorti du consensus idéologique et formel qui régissait la scène allemande, et comme auteur censuré, il se trouvait structurellement proche de ceux des auteurs allemands qui se réclamaient alors du naturalisme, se regroupaient autour de l’étendard « die Moderne », et se réclamaient d’Emile Zola, des frères Goncourt et de Gustave Flaubert. C’est à ce moment aussi que Georg Brandes fit paraître son article « Henrik Ibsen » dans la revue Nord und Süd, dans lequel il posait les bases d’une interprétation naturaliste et moderniste d’Ibsen Voir sur ce point Vera Ingunn Moe, Deutscher Naturalismus und ausländische Literatur, op cit., p. 100. . C’est en 1883 que parurent les Essais de Georg Brandes, en même temps que ses Personnalités et œuvres de la littérature européenne, qui associaient les noms de Stuart Mill, Flaubert, Kierkegaard et surtout Renan pour faire l’apologie de l’esprit scientifique, de l’esprit d’examen, de la liberté de pensée et de la lutte contre le conformisme imposé par les Eglises. Brandes vivait alors à Berlin, et il avait décidé de tenter une carrière d’écrivain allemand, affirmant que la littérature allemande était éminemment libre parce qu’elle s ‘était libérée depuis longtemps de la tutelle des prêtres Voir sur ce point Bengt Algot Soerensen « Georg Brandes als « deutscher“ Schriftsteller », dans Hans Hertel et Sven Moeller Kristensen (ed.), The activist critic, Munksgaard, Copenhagen, 1980.. C’est de sa position de critique de la Deutsche Rundschau, où il avait temporairement supplanté Fontane et Spielhagen, qu’il faisait l’apologie d’Ibsen et de son rôle pour la Moderne. Or il avait conquis cette voix par sa capacité à se faire l’interprète de Flaubert, de Zola et des Goncourt, les modernes de l’esprit européen en marche, en Scandinavie d’abord, puis en Allemagne, et ce depuis ses cours sur les grands courants de la littérature européenne, qu’il commença à prononcer en 1871, et qui parurent de 1872 à 1890 : cette croisade moderniste se fondait sur son travail de thèse, élaboré notamment à Paris sous l’œil et l’influence d’Hippolyte Taine, et elle prétendait s’appuyer d’abord sur les grandes figures sur réalisme et du naturalisme français, qui constituèrent, dans le troisième volume de ses Grands courants de la littérature européenne, les premiers des grands modernes. Brandes et Ibsen se connaissaient depuis le début des années 1870, leur correspondance l’atteste, et leurs liens furent étroits dès la deuxième moitié des années 1870, alors qu’Ibsen s’était installé à Munich. D’une certaine manière, les pièces écrites entre 1875 et 188é peuvent paraître, à la fois par thèmes et par leur esthétique, des mises en œuvre du programme de Brandes pour la modernité de l’art européen. Dès 1871, alors qu’ils étaient à Rome, Brandes avait dédié à Ibsen un de ses poèmes, l’intitulant « vérité et liberté » : quelques années plus tard, c’était Ibsen qui se réclamait de son jeune ami, et tentait de mettre en œuvre dans ses pièces ses principes, libéraux en politique et réalistes en esthétique. C’est pourquoi la portée radicale de ses pièces se trouva considérablement accentuée, et la tonalité de sa réception par la critique allemande changea. Dès son arrivé à Munich en effet – Ibsen fuyait Dresde, trop nordique et surtout trop chère Michael Meyer, Ibsen, op. cit., vol. 2, p. 204. – Ibsen, compte tenu de son succès dans toute l’Allemagne, fut rapidement invité à participer au groupe littéraire dit du Crocodile, qui comptait notamment parmi ses membres Paul Heyse et Emmanuel Geibel. C’était un signe de son intégration réussie au champ du pouvoir allemand, au moins à ses cantons les plus libéraux : le Crocodile était alors très proche du pouvoir bavarois et de ses efforts de mobilisation de la culture, et notamment du théâtre, dans l’hégémonie libérale et conservatrice qu’il s’efforçait d’imposer, pour lutter en même temps contre l’Eglise catholique et la domination prussienne dans l’espace allemand Voir sur ce point Peter Jelavitch, Munich and Theatral Modernism. Politics, Playwriting and Performance, 1890-1914 , Harvard University Press, Boston, 1985 (1996 pour l’édition consultée), notamment le chapitre I. . Ibsen avait à coup sûr choisi une ville qui s’était tôt imposée comme un haut lieu du théâtre En 1818, la création du Hof- und Nationaltheater, avec ses 2500 places pour une ville de 40 000 habitants, avait été un événement : il s’agissait alors du plus grand théâtre d’Europe. , et dans laquelle le théâtre tenait une place considérable, du point de vue politique, culturelle et économique. Ibsen le national progressiste pouvait fort bien s’intégrer à l’effort collectif de production d’un ordre culturel laïc, rationnel, ouvertement fondé sur un néo-classicisme puisant à la fois aux modèles des dramaturges de Weimar et aux modèles antiques, et dans lequel le théâtre était un rouage essentiel de la production de l’esprit public libéral Peter Jelavitch, p. 23. . Mais rapidement les pièces d’Ibsen, pourtant conçues dans le contexte de Munich, déplurent au Crocodile, et le dramaturge se trouva peu à peu écarté de la bonne société politico-intellectuelle de Munich, même si le capital symbolique acquis auprès des spectateurs par les pièces précédentes, et par le bon succès des Piliers de la société, permettaient de faire jouer les suivantes en première, ou parmi les premières représentations en Allemagne, au Nationaltheater Les Piliers de la société et Maison de poupées y furent très rapidement joués, et Hedda Gabler y eut sa première mondiale. Ibsen avait précisément construit son intrigue à partir du suicide d’une amie munichoise … motif qui continuera à alimenter le « roman de Munich » jusqu’au Docteur Faustus de Thomas Mann. . Le décalage toutefois ne pouvait durer beaucoup plus longtemps : le scandale des Revenants interdit qu’on jouât la pièce au théâtre officiel, et il en alla de même pour Rosmersholm, en 1887 : on les donna au théâtre municipal d’Augsburg. Ce déplacement modeste était très significatif, à plus d’un titre. Ibsen ne pouvait plus être central, mais il restait à Munich, comprise au sens large comme une grande ville, mais aussi comme un champ de tensions, dans lequel la demande globale de théâtre, en forte croissance, s’accompagnait d’une différenciation des lieux de représentation, des institutions théâtrales et d’une rivalité croissante entre différentes conceptions du théâtre et de son rôle. Espace urbain, espace théâtral et champ intellectuel voyaient alors leurs logiques de différenciations et d’affrontements se superposer Sur les effets d’homologie structurale entre l’espace urbain, le champ du pouvoir et le champ littéraire, voir l’article séminal de Christophe Charle, « Situation sociale et position spatiale. Essai de géographie spatiale du champ littéraire à la fin du XIXe siècle», Actes de la recherche en sciences sociales, , 13, janvier 1977, p. 45-59. D’une manière plus générale, ces réflexions ouvraient sur la perspective d’une histoire sociale des capitales culturelles et de la territorialité de la culture, poursuivie dans Paris fin-de-siècle. Culture et politique, , Le Seuil, Paris, 1998, et dans Christophe Charle et Daniel Roche (éd.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002. , au moins partiellement, et Ibsen se trouvait en position idéale, avec Wagner Rapidement chassé de Munich en 1864, Wagner n’en a pas moins conquis rapidement toute une partie de la classe moyenne, fervente de ses opéras ; en 1880 il est aimé avec enthousiasme, et donné régulièrement malgré la réticence des autorités, pour lesquelles l’éviction de Wagner avait correspondu avec la mise sous tutelle de Louis II. , pour jouer le rôle de sémantiseur nodal de la reconfiguration des forces en présence, et donc de la structuration des avant-gardes artistiques et littéraires munichoises. Ce déplacement correspondit en effet directement à l’apologie par Brandes de la portée révolutionnaire d’Ibsen , mais surtout à la reprise de son discours par les jeunes critiques de la Moderne, dont Munich était alors une capitale, et à la promotion du Norvégien en totem de la subversion artistique dont ils étaient les tenants radicaux. Otto Brahm, Karl Bleibtreu, Paul Schlenther ou Michael Georg Conrad prirent donc le relais de Brandes pour imposer aussi souvent que possible l’idée qu’Ibsen était l’un des phares du modernisme allemand, et plus largement du modernisme européen. Ils se présentaient, sous le vocable de la modernité, mais aussi en utilisant Naturalismus, décalqué du français, comme une génération d’artistes désireux de rompre avec la génération du Vormärz et celle du temps des fondateurs, pour évaluer et réformer la place de l’art et des arts dans le monde moderne. Cela devait passer par le réalisme, qui consistait à intéresser les lecteurs aux dures réalités de leur temps, pour changer le monde réelle par la puissance de l’art et la puissance de recréation de l’artiste. L’un des plus fervents promoteurs de cette révolution esthétique à prolongements politiques était Michael Georg Conrad, qui vivait à Munich, après avoir passé sept ans en Italie et trois ans à Paris comme correspondant de la Frankfurter Zeitung. Ses articles dans la presse munichoise, et notamment dans celle qui commençait à soutenir la production des avant-gardes locales, tendaient à imposer l’idée que quatre héros artistiques et intellectuels de la génération précédente s’imposaient à la génération montante comme des phares et des modèles à suivre pour réaliser leur percée, Wagner, Zola, Nietzsche et Ibsen Peter Jelavitch, op. cit., p. 29. , parce qu’ils s’affrontaient au monde moderne et offraient le pouvoir rédempteur de l’art comme la plus haute tache de la civilisation. Ibsen était pour Conrad comme pour les autres jeunes « naturalistes » allemands un modèle, parce que pour la première fois grâce à lui le théâtre s’imposait au même titre que le roman comme le lieu symbolique de déploiement des affrontements sociaux, et de ramener l’intérêt dramatique vers la conscience socialement déterminée Edward Mac Innes, Das Deutsche Drama des 19. Jahrhunderts, op. cit., p XXXXX : la construction emboîtée de ses intrigues et la complexité ouverte de ses personnages, hantés par le passé, permettant de peindre les hommes dans la complexité de leur développement et de leurs évolutions, permettait de dépasser l’absence de profondeur des peintures de caractère du théâtre contemporain et de redonner au présent sa densité dramatique et tragique, comme y invitaient par ailleurs les développements scientifiques et sociaux du moment. Mais Ibsen correspondait aussi remarquablement à leur projet parce qu’il jouissait d’un réel succès sur les scènes les plus diverses, et qu’il parvenait à s’imposer dans le champ théâtral par sa maîtrise des codes et des techniques du théâtre contemporain, pour mieux le subvertir de l’intérieur. Le succès d’Ibsen le rendait directement comparable à Zola, et à Wagner : les trois étaient incontournables dans le champ artistique, mais ils y portaient la révolution. Conrad avait bien connu Zola à Paris, et il connaissait Ibsen de près à Munich. En 1884, il voulut fédérer les efforts des jeunes naturalistes autour d’une société, la Gesellschaft, qui donna naissance à une revue du même nom, dont l’orientation immédiate était la dénonciation de ce qui paraissait la culture officielle munichoise, celle que portait le Crocodile, lui reprochant de rester inaccessible à la modernité, celle du roman portée par Zola, celle de l’opéra portée par Wagner, et celle du théâtre portée par Ibsen Peter Jelavitch, op. cit., p. 31.  : le dramaturge était bien devenu un bêlier de l’avant-gardisme, et même précisément le Zola de la scène, celui qui mettrait Munich au diapason de la modernité, et pour une bonne part de la modernité parisienne. Cette lecture avant-gardiste d’Ibsen, confortée à Munich par sa présence directe et à Berlin par celle de Brandes, mais largement médiatisée par Paris et le poids symbolique des auteurs réalistes français, constitua une véritable métamorphose allemande du dramaturge, promise à un long avenir. En 1886 parut la première traduction d’Ibsen, pour les Revenants, dans une langue résolument et systématiquement moderniste, et non dans la langue largement artificielle qui avait cours sur les scènes de théâtre, par Marie von Broch, une traduction qui suscita à nouveau de forts débats et un réel succès de librairie, alors que la scène elle-même s’était largement fermée Vera Ingunn Moe, op. cit., p. 103. . A partir de la fin des années 1880, c’est encore Ibsen qui servit de fer de lance au mouvement des théâtres libres, cette fois à Berlin, participant à nouveau directement à l’affirmation de l’avant-gardisme littéraire, et cette fois encore sous la forme d’un triangle avec Paris et le champ littéraire français : c’est en 1889 que fut fondé le Théâtre libre d’André Antoine, et le premier auteur qu’il afficha fut Ibsen. Ibsen au pays de l’Oncle Sarcey Voir Yves Chevrel, « Comment traduire Ibsen au pays de l’Oncle Sarcey ? », dans Joëlle Prungnaud (dir.), Théâtre traduit, théâtre transmis : la scène française et l’Europe autour de 1900, numéro spécial de Ateliers, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, Lille, 1998. : un Germain chez les Latins Les premiers théâtres français à donner des pièces scandinaves et à les faire traduire furent des institutions marginales du champ théâtral parisien, des entreprises nouvelles animées par de jeunes directeurs de théâtre sans reconnaissance dans la profession, le Théâtre Libre d’André Antoine, ouvert en 1887, le Théâtre d’Art de Paul Fort, le Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe et, dans les années 1900, le Théâtre des Arts de Robert d’Humières et Jacques Rouché. C’est Antoine qui monta les Revenants en 1890, et suscita la première traduction d’Ibsen, Les Revenants et Maison de Poupées paraissant dès 1889 chez l’éditeur Albert Savine, dans la traduction du comte Prozor, qui fut ensuite le plus important traducteur d’Ibsen Le comte Prozor était un diplomate russe d’origine balte en poste à Paris, qui avait épousé une suédoise. Il fut également le principal traducteur en français du théâtre de Björnson. Il travaillait grâcieusement pour toutes ses traductions. Cf. L’édition de la correspondance entre Prozor et Björnson par Vincent Fournier, dans Etudes germaniques , octobre-décembre 1985, n° 4 : « Le malentendu et la désillusion : lettres inédites de Björnson, Strindberg, Snoilsky et de leur traducteur en France », et précisément la lettre de Björnson à Prozor, le 9 octobre 1893.. Le livre connut un succès de librairie négligeable : Albert Savine indiquait qu’on n’en vendit que 93 exemplaires la première année, dont la moitié à des étrangers Citée par A Dikka Reque, Trois auteurs dramatiques scandinaves devant la critique française, 1889-1901, Champion, Paris, 1930 (il s’agit d’une thèse pour le doctorat d’université d’un étudiant canadien de l’Université Mac Gill), p. 28. . A partir de 1899, une à deux traductions de drames d’Ibsen parurent en français chaque année, dont treize par le comte Prozor, et on compta entre 1890 et 1898 quatorze mises en scène parisiennes, essentiellement par le Théâtre Libre et le Théâtre de l’Œuvre. En 1903, tous les drames d’Ibsen avaient été traduits en français. Le vicomte de Colleville et son collaborateur danois Frits de Zepelin passèrent alors aux œuvres de jeunesse du dramaturge norvégien, les pièces de la période romantique comme Catilina, Mme Inger à Ostraat et la Fête à Solhaug. A la veille de la Grande Guerre, Pierre Georges la Chesnais, qui avait été le critique attitré du Mercure de France en matière de littérature scandinave, projetait une publication des œuvres complètes d’Ibsen aux éditions de la NRF, mais il n’eut le temps de faire paraître que le premier volume de la série, celui qui regroupait les œuvres dites de Grimstad, parues entre 1847 et 1850. Ce n’est qu’en 1930, et chez Plon, que deux volumes postérieurs paraîtront. Ce sont au total vingt-neuf traductions de drames d’Ibsen qui parurent entre 1889 et 1910, dont six à deux reprises. Le rythme maximal fut atteint entre 1893 et 1895, avec quatre traductions différentes en 1893 et trois en 1895 : Ibsen était alors l’un des auteurs les plus assidûment traduits en France. Premier dramaturge traduit et joué, Ibsen attira l’intérêt des Français sur Strindberg et Björnson, à qui il fut ensuite associé en bloc sous l’appellation de « théâtre scandinave ». De Björnson n’était alors connu en français que son drame Les Nouveaux mariés, qui datait de 1865. Il ne fut pas joué en France, et très peu lu. Il fallut attendre 1893 et la première d’Une faillite, au Théâtre Libre, en 1893 pour qu’il apparaisse réellement dans la vie littéraire française, grâce notamment à l’acharnement d’Auguste Monnier. Quatre de ses pièces furent jouées entre 1893 et 1895, trois au Théâtre libre et une au Théâtre de l’Œuvre, alors que six de ses drames étaient traduits. Strindberg fut lui aussi importé en France dans les bagages d’Ibsen, par ceux qui avaient contribué à l’introduction du maître norvégien. Père fut certes traduit en 1888, paraissant avec une préface de Zola chez Nilsson, mais c’est l’auteur lui-même qui assura la traduction : Strindberg vivait alors à Paris, comme correspondant d’un journal suédois, et se considérait en quelque sorte comme un auteur français d’expression suédoise, s’efforçant par tous les moyens de faire sa promotion dans le sillage de Zola. Sa réelle entrée sur la scène du théâtre parisien date également de 1893, avec la traduction de Mademoiselle Julie par Charles de Casanove Charles Bigault de Casanove traduisit en 1895 Empereur et Galiléen, puis publia des poésies d’Ibsen. Il fut l’un des premiers à s’intéresser à Strindberg. Professeur au lycée de garçons de Nantes, il fut contacté par Antoine en 1892, lors d’une tournée du Théâtre Libre, pour traduire Mademoiselle Julie, afin d’en rendre possible la représentation. Auteur dès avril 1892 d’une série d’articles sur Strindberg dans la Revue d’art dramatique., publiée chez Savine. L’introduction de ces auteurs suivit donc d’abord la voie de la traduction et de l’édition, et ce n’est qu’ensuite, pour la plupart d’entre elles, que les pièces furent mises en scène, dans des théâtres modestes et marginaux. La seule scène de premier plan qui reçût Ibsen fut le Vaudeville, pour une nouvelle représentation de Maison de poupées, avec Réjane en Nora sous la direction d’Hermann Bang, en 1894 Comme de juste, c’est la seule fois que Francisque Sarcey, le pontife du théâtre conventionnel et le contempteur le plus féroce des Scandinaves, jugea que le spectacle était bon et la pièce de qualité. Il faudrait ajouter la représentation unique en matinée d’Hedda Gabler dans le même théâtre, en décembre 1891, avec un conférence introductive de Jules Lemaître. . Ibsen ne fut admis au répertoire de la Comédie française qu’en 1921, avec une seule pièce, un Ennemi du peuple. Les représentations privées furent la première voie d’entrée, pour certaines de ces pièces : la première de Maison de poupées eut d’abord lieu dans le salon de Mme d’Aubernon, connue pour ses sympathies radicales ; Auguste Monnier sut convaincre Juliette Adam de donner deux pièces de Björnson en 1894, et c’est chez les Funck Brentano que Solness le constructeur fut jouée la première fois en 1898 A Dikka Reque, Trois dramaturges scandinaves..., op. cit., p. 43-44. . L’étroitesse des milieux littéraires parisiens, même les plus radicaux – Monnier était un anarchiste convaincu, et Juliette Adam était une gambettiste dont le conservatisme s’exaspérait alors de plus en plus – permettait de donner à voir à des assemblées relevées, et en toute discrétion, des pièces que le monde théâtral refusait obstinément de monter. La concomitance des représentations et traductions de ces trois auteurs entre 1893 et 1895 contribua fortement à accréditer dans l’opinion lettrée l’idée d’une vague scandinave A laquelle pouvait être associée la présence à Paris d’Hermann Bang comme conseiller de Lugné Poe pour la mise en scène de certaines pièces. , alors que le rôle décisif que tinrent dans cette importation des théâtres expérimentaux, le Théâtre Libre d’Antoine et le Théâtre de l’Œuvre de Lugné Poe, détermina pour une grande part le climat d’hostilité qui présida aux représentations de ces drames et à la très grande fermeture de l’espace théâtral parisien. Après Tolstoï et Ibsen, Strindberg et Björnson apparurent à Antoine, et à Zola qui l’appuyait, comme des moyens de donner un répertoire vraiment neuf à un théâtre qui s’affirmait en rupture avec les pratiques instituées, et l’effet recherché fut nettement atteint dès la première des Revenants, qui suscita l’incompréhension et la colère du public et de la critique. Dès 1887, la première critique de la dramaturgie ibsénienne par Jacques Saint-Cère, dans les colonnes de la Revue d’art dramatique, alors que ses pièces n’étaient ni traduites ni jouées en France, rabattait l’auteur norvégien sur le théâtre qu’essayait d’imposer certains naturalistes en France depuis les années 1860 et les premiers essais des Goncourt, d’Henry Becque et de Zola : Ibsen était présenté comme un auteur sans habileté technique, accumulant les effets d’horreur, poussant à l’extrême les hardiesses du réalisme. Cette présentation signifiait alors une mise à l’écart inflexible de la scène parisienne : aucun directeur de théâtre ne pourrait oser le montrer au public parisien Jacques Saint-Cère, La revue d’art dramatique, 1er mars et 1er avril 1887, pp. 277-282 et 20-24. , malgré la réussite incontestable de certaines scènes. L’appui d’Edouard Rod, un proche de Zola dans ses premières années mais en voie de respectabilisation « psychologique » et universitaire, qui rédigea la préface des Revenants, témoigne à la fois de l’ancrage naturaliste de l’intérêt pour Ibsen, et en même temps des difficultés que cette liaison impliquait pour la représentation des œuvres : Rod n’eut de cesse de convaincre Prozor et Ibsen de se faire jouer ailleurs qu’au Théâtre libre, pour éviter d’être enfermé dans le ghetto naturaliste Voir Jacques Robichez, Le Symbolisme au théâtre, op. cit., pp. 94-103. . D’une manière générale, il apparaissait clair à la plupart des importateurs ou commentateurs d’Ibsen qu’il ne pouvait être joué à Paris, et qu’il faudrait se contenter de le lire : Edouard Rod, Albert Savine, qui se chargea de la traduction d’une part essentielle des premières éditions, et que Prozor pressait d’accepter une publication des œuvres complètes, mais aussi Jules Lemaître, dans ses premiers articles critiques de l’été 1889, jugeaient qu’Ibsen ne pouvait être joué en France, et Antoine lui-même limitait son choix à celles des pièces qui lui paraissaient, d’un point de vue scénique, les plus acceptables pour le goût français Id., p. 98. . C’est pourtant Antoine qui fit jouer les deux premières pièces parisiennes d’Ibsen, considérant que les œuvres du Norvégien correspondaient entièrement à son programme et à son esthétique, fondée sur le souci du naturel, de la vérité la plus scrupuleuse, et le dédain complet pour l’intrigue caractéristique de la pièce « bien faite ». A ce titre, il y eut une première réception d’Ibsen en France, autour d’André Antoine et de Zola, qui fut surdéterminé par sa deuxième réception allemande. Le naturalisme, cette fois dans sa version « allemande », faisait retour à Paris, sous les traits d’Ibsen et sur les scènes de théâtre, le dramaturge munichois réinterprété par Conrad, Brahm, brandes et Schlenther portant avec lui un potentiel subversif très fort, très éloigné de la tonalité consensuelle de sa première réception dans l’aire linguistique allemande. Et c’est bien cette charge forte, revendiquée par ses importateurs français, qui se réclamaient notamment de son immense succès en Allemagne, mais aussi des innovations formelles et thématiques que le dramaturge semblait apporter avec lui, qui suscita l’extrême violence des réactions aux représentations des Revenants et de Maison de poupées, de la part des tenants du théâtre parisien installé, qu’on défiait avec un répertoire « clé en main » rodé par une décennie de mise en scène et conforté par un succès colossal, mais aussi avec des techniques de représentation testées ailleurs, à Meiningen comme à Berlin, à Bruxelles comme à Munich, et enfin un corpus critique fourni aux prétentions européennes, mobilisable en cas de besoin Moins par les importateurs français eux-mêmes, qui lisaient peu l’allemand et étaient peu au fait des structures du champ littéraire allemand, mais par exemple par Brandès lui-même, qui parlait et écrivait fort bien le français et ne se priva pas, notamment dans les années 1890, pour intervenir directement dans le débat intellectuel français. On sait par ailleurs ses liens avec Clemenceau, et sa participation, par son truchement, aux débats de l’Affaire Dreyfus. . La réception naturaliste fut un échec, consommé assez rapidement, on l’a vu : le Théâtre libre souffrit d’une permanente fragilité, qui lui fut rapidement fatale, et il ne parvint pas à imposer Ibsen, loin s’en faut, une scènes parisiennes plus installées, qu’elles fussent privées ou publiques, étroitement commerciales ou exigeantes sur le plan esthétique. Cet échec Naturellement, l’expérience du Théâtre libre, vue d’un point de vue rétrospectif, tient une place essentielle dans l’histoire du théâtre, et on peut dater de sa fondation la modernité théâtrale en France. Mais sur le moment, d’un point de vue institutionnel et personnel, l’échec fut patent et douloureux, et il eut des conséquences fâcheuses : au même moment la modernité théâtrale s’imposait nettement en Allemagne, notamment à Munich, et la scène théâtrale londonienne s’ouvrait largement à Ibsen , malgré la virulence des débats que suscitaient ses pièces. Rien d’étonnant donc à ce que la modernité théâtrale du vingtième siècle se soit imposé à Munich, à Saint Petersbourg et en Italie, quand la scène parisienne s’en tenait aux hardiesses toutes contenues du Vieux Colombier. Voir sur ce point Renée Lelièvre, Le répertoire dramatique italien en France 1855-1940, La Roche-sur-Yon, Imprimerie centrale de l’ouest, 1959, et Shepherd-Barr, Kirsten, Ibsen and the Early Modernist Theater, 1890-1900, Westport Connecticut, Greenwood press, 1997., en rabattant encore le dramaturge norvégien du côté de la marge, ouvrit la porte à une autre génération d’importateurs d’Ibsen, plus jeunes, en délicatesse avec le naturalisme et le réalisme comme théorie esthétique, et pour qui Zola était une vieille lune imposée par le marché du livre. Ibsen et les autres dramaturges scandinaves furent en effet assez rapidement rapprochés du symbolisme, et même largement annexés à lui. Le médiocre succès des interprétations d’Antoine contribua beaucoup à cette évolution : Aurélien Lugné, dit Lugné-Poe, qui était acteur dans la troupe d’Antoine, prit acte dès 1892 de cet échec et investit le groupe de lycéens de Condorcet qui avaient organisé le petit théâtre amateur du Cercle des Escholiers, de la tâche solennelle de porter la rénovation complète de l’art de la scène qu’il jugeait indispensable pour dépasser Antoine, sans parler de la « pièce bien faite » Pour tout ce qui suit, voir Jacques Robichez, op. cit., pp. 142-226 et A Dikka Reque, Trois dramaturges scandinaves, op. cit.. . L’un des Escholiers, Thadée Natanson, bailleur de fond de la Revue blanche, préparait alors une traduction de la Dame de la mer d’Ibsen, et l’occasion fut saisie pour lancer une nouvelle campagne théâtrale de la petite troupe avec une pièce de ce dramaturge qui défrayait alors la chronique. La représentation du 16 décembre 1892 fut ainsi la première interprétation symboliste du dramaturge norvégien : le choix de la Dame de la mer, antérieure à Hedda Gabler et rompant donc avec l’actualité dramatique, tranchait pour une part avec les pièces réalistes du maître en s’inscrivant dans une atmosphère beaucoup plus poétique ou allégorique. L’interprétation de Lugné-Poe accrut considérablement cette nuance. Les nouveaux types de jeux de scène utilisés pour l’Intruse de Maeterlinck, déclamation solennelle et volontairement monotone, décor dénué de tout effort de pittoresque, de couleur locale ou de réalisme, imposèrent l’idée vague qu’il s’agissait d’un théâtre symboliste, c’est-à-dire, dans l’esprit des spectateurs, des critiques et des acteurs du temps, un théâtre fondé sur une psychologie des profondeurs, nébuleuse et jamais totalement explicite, la netteté des types humains évoluant dans les pièces « bien faites » étant récusée comme caricaturale, ou encore sur un principe systématique d’allégories ou de clés, chaque personnage renvoyant en réalité à une idée ou un concept. Ces lectures, qui tendaient à imposer l’idée qu’il s’agissait d’un théâtre mystérieux, à double sens, dans lequel on ne pénétrait qu’au terme d’un effort et avec un état d’esprit particulier, répondaient à l’hermétisme dont se réclamaient les poètes symbolistes au même moment. Ibsen trouvait ainsi sa place « naturelle » dans l’effort des jeunes poètes pour imposer, dans la suite de Mallarmé, un théâtre symboliste, un théâtre du rêve, de l’idéalité et de la puissance du verbe, qui récusât radicalement les prosaïsmes naturalistes et historicistes autant que les fadeurs convenues du théâtre bourgeois D’une manière générale, sur ce point, voir le livre de Frantisek Deak, Symbolist Theater, op. cit. . Dès sa préface à l’édition de 1889, le comte Prozor avait réservé la possibilité d’une telle interprétation, malgré le quasi monopole d’Antoine sur Ibsen à cette date. Il écrivait en effet : « l’auteur, après avoir donné autant de réalité que possible à ses personnages pendant toute la durée de l’action, leur enlève ce manteau au dénouement, alors qu’il s’agit de tirer de la pièce tout l’enseignement moral qu’elle comporte et les présente franchement pour ce qu’ils sont, pour ce que sont toutes les figures des drames d’Ibsen : des symboles. » Maison de poupée, introduction A. Savine, Paris, 1889, p. 142. Rebuté par Antoine, par l’échec relatif de ses productions et par son recours systématique à d’autres traductions que les siennes, alors qu’il avait la caution officielle d’Ibsen, Prozor se tourna résolument vers le Théâtre de l’Œuvre et servit souvent de conseil pour le choix des pièces, l’orientant dans la direction du mystérieux. Lugné-Poe voulait un théâtre sans concession, sans facilité, qui osât rebuter le public en n’adoucissant pas les pièces qui lui étaient présentées : il choisit donc de jouer par exemple Brand et Peer Gynt, textes anciens qu’Ibsen ne destinait pas vraiment la scène, ne les considérant pas réellement jouables. Ibsen accompagna ainsi volens nolens toutes les audaces de l’Oeuvre, qui s’efforçait de donner le premier les pièces du dramaturge norvégien à mesure qu’elles sortaient, avec le moins de retard possible, pour continuer à surprendre le public. L’Ennemi du peuple, Solness le Constructeur furent également l’occasion de poser une forme de théorie politique proche de l’anarchisme, en affirmant la supériorité infinie du grand solitaire constructeur sur la loi de la majorité C’est le sens de la conférence prononcée par Laurent Tailhade pour la présentation d’un Ennemi du peuple, reprise dans le Mercure de France de juin 1894. . Mais, là encore, les symbolistes de la Revue Blanche, du Mercure de France et leurs maîtres, qui constituaient le cercle des amis et des conseils de Lugné-Poe, s’efforcèrent d’en accentuer, dans leurs interprétations, la dimension onirique. Les commentaires de Maeterlinck dans le Figaro du 2 avril 1894 sur Solness le constructeur contribuaient, avec l’autorité du seul dramaturge symboliste qui fût reconnu en dehors de son cercle étroit, à accréditer l’idée qu’il s’agissait d’une œuvre nébuleuse inscrite dans le nouveau spiritualisme de l’époque : « C’est la première fois que les émissaires de l’âme agissent librement sur la scène (...) il est inévitable qu’au premier abord nous ne comprenions pas où ils veulent en venir. ». D’une manière générale, comme le dit Jacques Robichez, « rien ne fut fait pour atténuer le caractère exotique du théâtre scandinave » Jacques Robichez, Le symbolisme au théâtre, op. cit., p. 208. et ce non sans quelque paradoxe, eu égard à l’effort que les importateurs consentirent. Cette orientation déplut assez nettement aux auteurs scandinaves eux-mêmes. Ecrivant à Prozor, le 10 juillet 1894, après avoir relu quelques-unes des préfaces qu’il avait écrites pour ses œuvres ou celles d’Ibsen, Björnson lui faisait d’amères reproches : « Vous avez oublié une seule chose : de me découvrir dans la littérature norvégienne le moindre grain de bon sens ! Des gens qui déraisonnent, oui, des fous, ai-je pu apprendre.» Cité dans Vincent Fournier, « Le malentendu et la désillusion : lettres inédites de Björnson, Strindberg, Snoilsky et de leur traducteur en France », Etudes germaniques , octobre-décembre 1985, n° 4, p 451.. De la même manière, en 1897, Georg Brandes écrivit une lettre à Faguet pour dénoncer la marotte française de tout symboliser dans le théâtre des auteurs scandinaves, et, fidèle à l’esprit du Gjennumbrud, il rappela qu’Ibsen lui-même se jugeait purement réaliste Faguet fit paraître cette lettre dans le Journal des débats du 11 janvier 1897. . La rupture avec les importateurs français de leurs œuvres était alors consommée. L’assimilation entre théâtre scandinave et symbolisme s’imposa toutefois dans les esprits français comme une évidence, malgré ces dénégations, pendant l’essentiel de la décennie 1890 A tel point que le Théâtre de l’Œuvre fut taxé de théâtre du Nord, tant il se fonda, au cours des premières années, sur le théâtre scandinave. Si l’on compte les pièces de Gerhardt Hauptmann, aisément inclus dans les « brumes du Nord », ce sont plus des deux tiers des pièces de la première saison qui émanèrent de ce répertoire. Voir Robichez, op. cit., p. 201. . Ce qui suscita une réaction d’ensemble de la critique particulièrement hostile, dans la suite de celle qui avait accueilli les expériences d’Antoine, mais en réorientant peu à peu l’axe principal de la contestation. L’assimilation au symbolisme signifiait alors que les pièces des auteurs scandinaves se trouvaient placées aux côtés des œuvres des « dilettantes », des anarchistes de la littérature, stigmatisés avec violence jusqu’à la Chambre des députés depuis au moins la parution de A rebours, en 1885, et depuis l’invention du terme de « décadence », stigmatisation reprise par ses victimes mêmes pour désigner un mouvement qui prétendait ne soumettre l’art qu’à ses propres règles et contester le devoir implicite qui pesait sur les hommes de lettres d’écrire pour le bien public, la santé morale des lecteurs et le bien de la nation, en portant haut l’héritage national et son projet, sinon la République et ses réformes. Depuis 1886 au moins, la dénonciation de ce qui apparaissait comme un cancer mental de la jeunesse était associée étroitement à la dénonciation du rôle abusif d’auteurs étrangers dans les développements artistiques, en premier lieu Wagner, Edgar Poe, ou Walt Whitman, naturellement, mais aussi Dostoievski, puis Oscar Wilde, Nietzsche, Gerardt Hauptmann, les Préraphaélites, d’autres encore, qui nourrissaient, selon les adversaires des symbolistes et de la littérature autonome, l’esprit antinational des écrivains français. Entre 1885 et 1895 s’est construite une ligne de clivage forte dans le champ intellectuel français opposant « nationalistes » et « cosmopolites », les premiers tenant pour la défense des frontières littéraires et culturelles nationales contre l’invasion littéraire de l’étranger, les autres pour la disparition de ces frontières mêmes et l’indifférenciation nationale des œuvres de l’esprit Voir pour tout ceci Blaise Wilfert, Paris, la France et le reste… Importations littéraires et nationalisme culturel en France, 1885-1930, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Christophe Charle, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2003. , et Ibsen a tenu dans cette resémantisation des débats un rôle central, du fait de son importance pour les symbolistes, mais aussi parce qu’il remettait en cause la norme installée du système théâtral parisien, un pilier de l’ordre littéraire national particulièrement conservateur et proche des cercles centraux du pouvoir : il fut l’archétype même de la littérature du Nord, et donc de l’opposition présentée alors comme structurelle entre esprit latin de la culture française et esprit germanique de celle que prétendaient promouvoir les symbolistes. Dès le début des années 1890, on l’a dit, Antoine trouva liguée contre lui une bonne part de la critique et des directeurs de théâtre parisiens Pour tout ceci voir le livre de Matteï Roussou, André Antoine, op. cit., pp. 161 à 170. , hostilité qui rendit inévitable son dépôt de bilan en 1895. Il est frappant de constater que chaque pièce étrangère donnée par le Théâtre libre était l’objet de recensions extensives de la part des soiristes du Figaro, de L’Echo de Paris, du Gaulois, du Gil Blas et de bien d’autres feuilles parisiennes, et il en alla de même pour les représentations du Théâtre de l’Œuvre . Les contenus développés à l’occasion de ces comptes rendus permettent de comprendre les raisons de cette passion contradictoire pour des pièces à peine jouées, qui disparaissaient très vite de l’affiche et donc ne concernaient qu’un public restreint. Les réactions initiales purent être modérées, même si elles n’étaient pas la plupart du temps favorables. Léo Claretie, qui écrivait à la Revue encyclopédique mais surtout dirigeait la Comédie française, livra dès 1891 des considérations générales sur Ibsen à Paris dont l’orientation constituait une ressource typique de la phréaséologie critique d’alors : « Son théâtre offre le plus haut intérêt pour les curieux, les dilettantes. (…) Son genre de talent heurte trop franchement notre caractère national pour qu’il attire ou arrête jamais chez nous le grand public. Sa sombre psychologie, son pessimisme amer (…) conviennent au milieu qui les produit, les gens du Nord à la cervelle recuite, blasée et blindée contre les violentes émotions, flegmatiques et sans nerfs. » Cité par A. Dikka Reque, Trois auteurs dramatiques scandinaves devant la critique française, op. cit., p. 78. Caractériser les pièces d’Ibsen, de Björnson et de Strindberg comme foncièrement étrangères permettait de les mettre à l’écart, de les confiner à un public restreint, celui des élégants sans grande conséquence. S’appuyer sur la théorie des climats, implicite dans cet extrait, qui faisait des habitants des pays froids des flegmatiques naturels, du fait de la rétractation de leur système nerveux, permettait d’en appeler à une culture commune largement répandue dans le public lettré. Cette sommaire psychologie des peuples rétrospectivement cocasse avait pourtant des effets sociaux très clairs : en fondant la parole du critique sur les théories psycho-physiologiques à la mode, elle accréditait l’idée que la pièce ne pouvait a priori convenir à un public français. Le critique, en outre, passait ainsi en contrebande une série de jugements esthétiques autrement sans justification absolue : par opposition au sombre l’auteur laissait entendre son choix d’une esthétique de la clarté, c’est-à-dire de l’explicite, par opposition au pessimisme il en appelait à la moralisation, fût-elle discrète, et contre le flegme il en appelait à un théâtre rythmé par une intrigue bien ficelé. Pour être modéré, ce type de présentation critique aboutissait finalement à stigmatiser l’œuvre comme inassimilable. Francisque Sarcey prit à cette époque le même type de position : « Il aurait mieux valu, s’adressant à un vrai public, proposer à des auditeurs français, une œuvre mieux accommodée aux oreilles françaises. » Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Paris, Bibliothèque des annales, volume 8, p. 337. Une attitude plus ouverte, mais logiquement exactement équivalente, pouvait apparaître chez des critiques parmi les moins directement engagés dans la chronique théâtrale journalière et le soutien à l’institution dramatique parisienne, comme René Doumic, qui, comme rédacteur à la Revue des Deux Mondes, se devait de plus de rester en cohérence avec l’attitude importatrice de sa revue. On trouve ainsi dans son recueil d’essais critiques, De Scribe à Ibsen, une présentation favorable pour l’essentiel du Canard Sauvage, qui avait pourtant suscité la colère de Francisque Sarcey. Selon Doumic, en effet, il y avait certes des différences entre le théâtre scandinave et le théâtre français, entre « eux », obscurs et symbolistes, et « nous », clairs et cartésiens, mais cette différence n’était pas insurmontable : le public français pouvait être enseigné et apprendre à goûter les œuvres étrangères. Sa conclusion était la suivante : « Nous comprenons qu’il faut entendre les œuvres étrangères comme étrangères, c’est-à-dire en acceptant par avance que quelque chose nous en échappe, car entre la pensée de deux peuples qui diffèrent par la race, par les origines et par les traditions, il ne saurait y avoir entière communication et pénétration absolue. » René Doumic, De Scribe à Ibsen, Paris, Perrin, p. 342, cité par A. Dikka Reque, op. cit., p. 89. Quand on sait que la justification du théâtre reçu alors à Paris consistait essentiellement dans l’idée qu’il était classique, et pas seulement pour ce qui concernait le répertoire du XVIIe siècle joué à la Comédie française, et que le classique était défini comme forme naturelle de l’œuvre de portée générale et de signification universelle Voir sur ce point le premier chapitre, « Les théories », du livre de Jacques Robichez, Le Symbolisme au théâtre, op. cit., pp. 24-28, qui cite les analyses de Doumic, Brunetière et Sarcey sur l’œuvre de Scribe, qu’ils s’efforcèrent, malgré sa médiocrité, d’ériger en repère d’une production théâtrale « véritable », c’était une manière, modérée dans la forme mais efficace sur le fond, de reléguer le théâtre d’Ibsen au rang secondaire des œuvres pittoresques, et reçues comme telles dans la capitale mondiale de l’universel. D’une manière générale, et l’association au symbolisme par les symbolistes eux-mêmes y contribua puissamment, le théâtre d’Ibsen, de Björnson et de Strindberg fut reçu comme une manifestation exemplaire des Brumes du Nord, auxquelles s’opposaient fondamentalement, les clartés françaises, puis la lumière latine. Le défaut principal des Scandinaves pour Sarcey fut ainsi d’être peu clairs, ce qui contrevenait à sa définition du théâtre comme distraction d’après-dîner pour gens honnêtes. Mais une part significative de la critique se contenta d’abord de caractériser le contenu de ces pièces comme autre, pour mieux les cantonner, et mettre à distance ce qui précisément avait pu frapper le public comme la critique par sa proximité très grande avec des problèmes vécus en France. Si la critique élabora le type de la « Norvégienne », femme frigide, cérébrale et revendicative, autour des représentations d’Hedda Gabler, en 1891, c’était par souci défensif. L’efficacité et le choc produits par les pièces d’Ibsen à cet égard résidait en effet bien plutôt dans la franchise avec laquelle il peignait des problèmes communs à l’essentiel des femmes de la bourgeoisie européenne. A rebours des critiques réticents, l’attitude des thuriféraires symbolistes, par exemple Camille Mauclair, était, même sur ce point, de dire que Nora avait ému bien des femmes françaises préoccupées par le sens de leur mariage. Le plus significatif toutefois dans cette modération apparente était qu’elle s’accommodait très bien d’une radicalisation si le contexte l’exigeait : rien n’empêchait logiquement de passer de la distance cordiale à la défense protectionniste et à l’affirmation pure et simple de supériorité nationale, voire d’inanité pure et simple des textes étrangers. Ce raidissement s’opéra autour de 1893, sans qu’une réelle rupture fût nécessaire. Comme pour le roman russe, mais sur une plus grande échelle, les thèmes strictement protectionnistes – la nécessité de défendre les producteurs français - furent associés à l’affirmation de la supériorité ou de l’antériorité françaises, mais surtout à l’appel à la résistance nationale face à une campagne de colonisation culturelle. La préoccupation pour les jeunes auteurs concurrencés apparut la première. Francisque Sarcey réagit ainsi dès 1891 à la représentation d’Hedda Gabler dans ces termes : « J’espère qu’Ibsen est liquidé cette fois et que l’on s’adressera, si l’on veut des œuvres nouvelles, aux jeunes gens nés de France, qui frappent à la porte des théâtres sans pouvoir se les faire ouvrir. » Le Temps, 21 décembre 1891. Ce n’est que plus tard que s’élabora l’ensemble de la rhétorique défensive. La stratégie de Jules Lemaître qui consistait à présenter les dramaturges importés comme des fils prodigues de la littérature romantique française perçus comme des nouveautés par un public et surtout des importateurs ignorants, fut formulée en 1894. Il s’agissait déjà d’une tentative pour pacifier, mais au profit de la supériorité française, la question de leur réception, qui avait alors atteint un niveau de conflictualité peu commun. Au sujet de Solness le constructeur, que Camille Mauclair venait de présenter lors d’une conférence très polémique, il expliqua : « Je suis de plus en plus convaincu que ces jeunes gens, avec leur idéalisme vague et leur fureur d’individualisme, ressuscitent tout bonnement la littérature philosophique et romanesque d’il y a cinquante ans. » Jules Lemaître, Impressions de théâtre, Paris, Société française d'impr. et de libr., 1888-1898, 8e série, pp. 110-111. Cette interprétation permettait à Lemaître d’adopter ensuite une attitude de père débonnaire de la critique, capable de juger la pièce correcte dans la mesure précisément où elle s’inspirait de modèles français, mais aussi de montrer qu’il comprenait la jeunesse, oublieuse des leçons de l’histoire littéraire mais pas foncièrement mauvaise dans ses engouements. L’ancien professeur de littérature de l’Ecole normale supérieure parvenait ainsi à concilier modération, sentiment de supériorité nationale et posture professorale, en ne retenant des œuvres des dramaturges que leur portée philosophique, et en réalité simplement moralisante : sa virtuosité l’autorisait à affirmer avec assurance que l’essentiel de la « philosophie » d’Ibsen était dans George Sand, manipulation Georg Brandès eut l’occasion, dans sa lettre de 1897 à Emile Faguet, d’ironiser sur la capacité de Lemaître à démontrer quoiqu’il arrive ce genre d’inspiration ou de pillage, dans la mesure où Lemaître avait décidé quoiqu’il arrive de démontrer cette filiation aux effets symboliques ambigus. La lettre parut, à l’initiative d’Emile Faguet, dans le Journal des débats du 11 janvier 1897 (voir supra). qui l’autorisait à cantonner le dramaturge scandinave dans la position rassurante de l’agréable épigone. Emile Zola put reprendre à son compte ces interprétations dans l’enquête que fit paraître la Revue blanche en 1897 sur l’influence du théâtre scandinave en France, en reniant sans le dire ses positions de la fin des années 1880, qui attribuaient notamment à Ibsen une grande puissance novatrice : « Je m’entête à être convaincu, malgré les plaidoyers contraires et malgré les démentis Notamment ceux d’Ibsen, qui avait tenu à préciser via Georg Brandès qu’il n’avait même jamais lu Alexandre Dumas fils, qu’on présentait comme son inspirateur français le plus direct avec George Sand. , que les œuvres scandinaves récemment introduites en France sont nées sous l’influence des idées françaises, romantiques et naturalistes » La Revue Blanche, 15 février 1897, page 166. Ce discours toutefois s’inscrivait dans un ensemble de positions beaucoup plus radicales, qui dominèrent progressivement dans la réception des Scandinaves. Henry Fouquier, le chroniqueur dramatique du Figaro, qui fut avec Francisque Sarcey le principal adversaire du théâtre scandinave, résume à lui seul une bonne part du faisceau de procédures défensives qui fut déployé au début des années 1890. Le 4 avril 1894, il lançait une grande attaque contre le théâtre scandinave, sur le mode obsidional : « Aux temps anciens, quand les Goths, Alains, Suèves et autres barbares du Nord se ruèrent sur le monde gallo-romain, les lettrés, les évêques allèrent au-devant de l’invasion pour repousser ou pour convertir les envahisseurs. Aujourd’hui nous allons au-devant de l’invasion intellectuelle, surtout manifeste au théâtre, mais c’est pour incliner nos têtes devant les fiers sicambres et brûler sous leur nez ce que nous avons adoré, c’est-à-dire l’action et la clarté dans le drame. » Cité par A. Dikka Reque, Trois dramaturges scandinaves, op. cit., p. 101. L’une des formulations les plus synthétiques de cette cristallisation progressive autour d’une rhétorique du national, à la fois comme communauté d’auteurs, comme esthétique, comme esprit d’un peuple et comme salut public, fut celle du dramaturge et académicien Edouard Pailleron, dont on peut encore admirer la statue commémorative dans les allées du Jardin du Luxembourg, qui parlait de Labiche à l’occasion de la remise du prix de Vertu de l’Académie, en 1895 : « Aujourd’hui en France, un auteur n’ose plus être Français. C’est démodé, presque ridicule. En même temps que le respect de nos gloires, nous perdons le sentiment de nos valeurs natives. Nous méprisons nos congénères, nous n’admirons que les étrangers. C’est chez eux que nous allons chercher nos maîtres. Mauvais signe. L’anarchie gagne du terrain. Notre littérature et notre art ont leurs « sans-patrie ». Nous nous dénationalisons nous mêmes à plaisir. » En quatre ans donc, le discours s’était nettement structuré, l’idiome national servant à articuler tous les aspects de l’affrontement soulevé par l’importation des auteurs scandinaves. Les importateurs attaqués de la sorte ne s’y trompèrent pas. Ils comprirent que les modalités du débat avaient changé et qu’elles les enfermaient dans une cage polémique très difficile à ouvrir. Camille Mauclair protestait ainsi dans la Revue encyclopédique en 1895 que les idéologues étrangers, en l’espèce Ibsen et Tolstoï, eussent été confondus avec des « théoriciens d’internationalisme ». Il jugeait de ce fait qu’une large partie de la presse les rejetait du seul fait de leur nom exotique, alors que l’autre partie les soutenait en bloc, « avec toute la foi que leur donne leur intellectualité exaltée. » Camille Mauclair, La Revue Encyclopédique, 1895, p. 10-11. . En 1895, deux camps s’étaient donc bien constitués autour de l’importation des dramaturges scandinaves, s’affrontant selon des lignes toujours plus cohérentes. L’idiome national avait réuni l’essentiel de ceux qui d’opposaient à ces nouveautés venues du froid, et, au vu de la courbe de leur traduction et de leurs représentations sur la scène théâtrale parisienne, il semble qu’il l’avait emporté. La traduction et la représentation d’Ibsen fut accompagnée d’une production critique d’une importance rare en matière de littérature étrangère à cette époque D’une manière plus générale, Vincent Fournier, dans L’Utopie ambiguë : la Suède et la Norvège chez les voyageurs et les essayistes français, 1882-1914, Clermond-Ferrand, Ed. Adosa, 1989, montre que les années 1890 furent une époque de renouveau du discours français sur la Scandinavie, qui vit se multiplier les essais d’envergure sur les pays du Nord. Il faut citer le livre de Xavier Marmier Au Sud et au Nord, paru chez hachette en 1890, l’essai de Maurice Barrès sur Stockholm dans le collectif Les Capitales du monde, paru chez Hachette en 1892, le livre de Paul Ginisty, De Paris au Cap Nord, en 1892 et surtout celui d’Hugues Le Roux en 1895 Notes sur la Norvège, chez Calmann-Lévy. Vincent Fournier indique que dans ces textes le document littéraire prit une importance toute nouvelle, en minorant le rôle du récit de voyage. Il note enfin que la vague d’intérêt pour le Nord, née autour d’Ibsen et qui aboutissait parfois à réduire la Scandinavie au dramaturge norvégien, reprit massivement à partir de 1905, cette fois sous la forme conjointe de synthèses littéraires sur la littérature nouvelle et d’essais sur la vie sociale, souvent autour des problèmes du féminisme. Là encore, l’importation littéraire y eut un rôle décisif, avec la passion pour Selma Lagerlöf. Les grands essayistes de l’époque furent à nouveau en même temps des traducteurs, comme Marc Hélys et Jacques de Coussange. . Dès 1891 Charles Saroléa Charles Saroléa, Henrik Ibsen, étude sur sa vie et son œuvre, Paris, Nilsson, 1891. Professeur à l'Université d'Edimbourg, il publia notamment The Anglo-German problem, London, T. Nelson, 1912, et un Victor Hugo, Paris, Nelson, s.d.. publiait un Henrik Ibsen, étude sur sa vie et son œuvre, aux éditions Nilsson, suivi du Ibsen et le théâtre contemporain d’Auguste Erhard chez Lecène et Oudin ; Ernest Tissot proposait dès 1893 une première synthèse, avec Le Drame norvégien chez Perrin en 1893 ; en 1894, Léonie Bernardini-Sjoestedt faisait paraître une autre synthèse, assez bien documentée, La littérature scandinave, qui s’efforçait de parler aussi de romanciers et de poètes récents – elle contient la première mention de Selma Lagerlöf – chez Plon Nourrit, soit une maison d’édition bien peu liée à l’avant-garde littéraire mais intéressée aux littératures étrangères depuis le roman russe ; la même année Maurice Bigeon Il était critique théâtral et plus largement journaliste littéraire au Figaro, et comptait parmi les amis d’Hermann Bang, au moment où celui-ci résidait à paris entre 1893 et 1894. consacrait au théâtre Les Révoltés scandinaves, chez Grasilier. La flambée d’intérêt qui avait suivi les premières représentations les plus controversées et les suivantes n’avait donc pas tardé à se concrétiser dans l’espace éditorial, et cet investissement sans précédent contribua beaucoup au surgissement du théâtre scandinave comme grand enjeu du débat intellectuel français. Passé la première vague, le rythme de publications connut une pause, mais reprit de plus belle à la fin de la décennie avec Critiques d’Ibsen d’Alcanter de Brahm, en 1898, et surtout avec le grand essai du jeune Maurice Gandolphe Né à Vincennes en 1874, il suivit une carrière universitaire, devenant lecteur à Göteborg. Il dirigea la Revue d’Asie et écrivit notamment La Crise macédonienne, enquête dans les vilayets insurgés (septembre-décembre 1903), Paris, Perrin, 1904., La vie et l’art des Scandinaves, qui parut en 1899 chez Perrin, précédé d’une lettre-préface de Gaston Paris. Le débat s’était en partie apaisé, et le temps des synthèses conciliatrices était venu. Parlant au nom de l’Académie, Paris écrivait : « Nos amis de là-haut vous remercieront pour leur pays, dont vous parlez avec tant de sympathie et en même temps de vérité. Laissez-moi vous remercier pour le nôtre. Votre livre est une bonne œuvre : il fera aimer la Scandinavie aux Français, parce qu’il la leur fera connaître, et, parce qu’il est d’un Français, il fera plus aimer la France aux Scandinaves, qui, eux, la connaissent et l’aiment déjà. » Gandolphe éprouvait le besoin de résumer les polémiques passées et d’en tirer les leçons : « Entre les tendances de notre cosmopolitisme récent, la « mode scandinave » se maintient et s’affirme, si bien que ce mouvement de curiosité entraînant vers le Nord nos sympathies intellectuelles n’est plus une mode passagère et irraisonnée, destinée à disparaître selon le caprice du public. Après des années de discussions stériles, où l’enthousiasme ne raisonnait guère et où la critique n’admettait pas de réserves, nous entrons, timidement, dans une période d’étude sincère. Et il faut que la cause du Nord soit d’une belle légitimité pour avoir triomphé des obstacles qu’avec une inconscience pareille défenseurs et adversaires accumulaient devant elle. » Maurice Gandolphe, op. cit., pp. 1 et 2. Il reste que ce nouveau temps fort du discours sur les auteurs scandinaves marquait en réalité une réorientation de son contenu. La posture modératrice de Gandolphe masquait une marginalisation très nette de l’objet principal de la polémique, le théâtre d’Ibsen, dans le tableau général de la vie littéraire scandinave, et négligeait surtout sa dimension naturaliste. Les pièces qui avaient déconcerté le public français et bousculé l’institution théâtrale française étaient noyées, comme dans l’anthologie publiée au même moment par Edouard Rod Edouard Rod, Morceaux choisis des littératures étrangères, Paris, 1899 ., dans des œuvres au caractère nettement « idéalistes », selon les modes de classement du temps, c’est-à-dire néo-romantiques, religieuses ou antimatérialistes, et la plupart du temps optimistes. D’une manière générale, on ne publia plus, à partir de cette date, que les textes les plus anciens d’Ibsen et de Björnson, les œuvres les plus marquées par le romantisme et l’interrogation religieuse comme Peer Gynt ou Brand. Sous cette forme, les dramaturges scandinaves avaient été acclimatés au prix de la disparition de Strindberg et de l’évacuation progressive de la dimension polémique de l’œuvre de Björnson et d’Ibsen, mais plus encore de leur engloutissement dans un ensemble littéraire beaucoup plus rassurant, composé des contes d’Andersen, des romans de Selma Lagerlöf, des récits en prose de Björnson, plus anciens, du romantisme tardif de Jens Peter Jakobsen : la Scandinavie avait fourni elle-même les anticorps susceptibles de neutraliser le naturalisme contestataire ou le symbolisme esthète. Or tout le système interprétatif de ces classements, de cet effort de mise à distance de la modernité esthétique et thématique d’Ibsen reposait sur la construction de la Scandinavie comme civilisation, et donc sur l’opposition à tout prendre très ancienne mais puissamment à la fin du Xixe siècle par une psychologie des peuples très présente dans le champ du pouvoir Voir sur ce point Edmond Marc Lipiansky, L’Identité française, représentation, mythes, idéologie, Paris, Editions de l’espace européen, 1991, Herman Lebovics, La Vraie France, XXXX, Blaise Wilfert, Paris, la France et le reste. Importations littéraires et nationalisme culturel en France, 1885-1930, op. cit., et Anne-Rachel Hermetet, « Qui nous délivrera d’Ibsen et de Tolstoï ! » : théâtre et latinité autour de 1900 »,dans Joëlle Prungnaud (dir.), Théâtre traduit, théâtre transmis : la scène française et l’Europe autour de 1900, numéro spécial de Ateliers, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, Lille, 1998. entre le Nord et le Midi, et, en termes raciaux et culturels, entre Latinité et Germanité. Le type Viking des Scandinaves était l’un des types les plus « purs », par son statut de cœlacanthe culturel notamment, de la Germanité, marquée par la nostalgie, l’intériorité sombre et l’individualisme foncier, du Germain, nécessairement nostalgique, individualisme, sombre et ravagé par une intériorité incapable de réfréner le rêve, le fantasme et l’instinct de mort. On retrouve là l’origine allemande de la réception d’Ibsen, mais aussi l’ensemble des accusations portées pêle-mêle contre Wagner ou contre Nietzsche, et d’une manière générale contre le symbolisme comme produit tardif du romantisme : la réception d’Ibsen était à ce titre une pièce majeure de la construction contrastive de l’identité française comme négatif de l’identité allemande, et se trouvait structurellement prise dans un système triangulaire où toute réception de littérature scandinave se trouvait calibrée, éventuellement ex post, par la nécessité de thématiser la rivalité franco-allemande en des termes civilisationnels propres à légitimer en culture la mobilisation par les Etats de leurs élites intellectuelles et politiques. Vu de Paris, quoiqu’il eût été perçu à l’époque justement comme radicalement non allemand par une part du champ littéraire allemand Au milieu des années 1890, en réaction notamment à la radicalisation de la réception d’Ibsen dans le contexte de la Freie Bühne, mais aussi suite à des transformations structurelles du champ littéraire allemand à tout prendre comparables à celles qui rendent compte de la construction du nationalisme littéraire français, nombre de jeunes auteurs berlinois notamment prétendirent écarter Ibsen de la scène au nom de son caractère undeutsch et du danger qu’il représentait pour l’esprit allemand. Curt Grottewitz dans son enquête de 1891 sur l’avenir de la littérature allemande, dans le Magazin fur die Literatur des In- und Auslandes, se fit l’écho d’un ralliement général des jeunes auteurs au nationalisme littéraire antiscandinave, Ibsen figurant l’auteur froid et sombre que la vraie littéraire allemande devait écarter. , Ibsen et les autres auteurs du « Nord » était un Germain parmi d’autres, que son choix de résider à Munich et son succès précoce dans l’espace germanophone condamnaient plus encore à passer pour un ennemi culturel de la nation. A Paris, on recevait Ibsen en passant par Berlin, et en ne pensant qu’à Berlin. Un auteur (inter)national : pour une histoire de l’internationalité culturelle La trajectoire d’Ibsen n’a cessé de s’inscrire dans un système de circulations, de relations, d’interprétations, de négociations et d’échanges qui échappe, par sa structure et sa complexité, non seulement à une analyse nationale, fût-elle relocalisée par période – une période scandinave, puis une période allemande, puis une période française, ou anglaise…etc. – mais aussi à une analyse en termes de relations entre des espaces nationaux, des aires culturelles ou même, pour reprendre certaines des formulations les plus sophistiquées que proposent par exemple les études de traductologie, entre des systèmes ou des polysystèmes culturels, l’un cible et l’autre source, entre lesquels des textes, des idées et des formes circulent. Comprendre son œuvre, sa carrière de dramaturge, c’est en permanence la replacer non seulement dans le champ de la scène scandinave, mais aussi dans l’espace, les réseaux et les rapports de force constitués par l’articulation du champ littéraire scandinave avec l’espace culturel germanophone, et plus particulièrement avec la scène allemande, mais aussi avec le champ littéraire français, lui-même médié, pour son accès à l’univers littéraire scandinave, par des acteurs, des institutions et des chimères liées à l’Allemagne. L’espace intellectuellement pertinent pour comprendre sa trajectoire, ses allers et retours entre la capitale scandinave, la grande ville allemande et une capitale européenne, la consécration complexe, chronologiquement décalée, de ses œuvres mais aussi la construction progressive et controversée de son rôle d’icône de la modernité esthétique, entre Copenhague, Munich, Berlin et Paris, mais aussi tout simplement son œuvre, est à coup sûr celui que constituent les transferts culturels triangulaires entre ces grandes capitales, et d’une manière générale les aires politiques et culturelles qu’elles centralisent et dont elles construisent et mobilisent la mythologie. A ce titre, Ibsen s’insère bien dans un espace culturel européen, mais un espace nullement transparent, très éloigné des euphémisations rétrospectives propres à la célébration des « grands auteurs » internationaux.