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Le nom de la tribu en latin, en ombrien et en étrusque Jean HADAS-LEBEL Université Lumière – Lyon 2 jean.hadas-lebel@univ-lyon2.fr Parmi tous les mots du vocabulaire institutionnel latin, il en est un qui continue de solliciter la sagacité des linguistes : il s’agit de tribus « tribu ». Régulièrement, des articles paraissent proposant une nouvelle étymologie à ce mot bien singulier. L’existence d’un homologue ombrien trifu- 1 – pour les uns, emprunté au latin, pour les autres, héritier d’un étymon italique commun 2 – n’est pas pour rien l’intérêt qu’on lui porte. Notre contribution ne compte certainement pas mettre fin au débat. Mais nous aimerions montrer tout ce que notre connaissance – limitée certes, mais grandissante – de la langue étrusque a à apporter non seulement aux latinistes qui s’intéressent à l’histoire politique et culturelle de Rome, mais aussi à ceux qui étudient sa langue. Dans son passionnant Neues Handbuch des Etruskischen, D. Steinbauer suppose qu’il existait entre le numéral étrusque ci « trois » et le substantif cilθ le même lien étymologique qu’en latin entre trēs « trois » et tribus « tribu ». Le mot cilθ apparaissant plusieurs fois dans le rituel de la Momie de Zagreb (connu aussi sous le nom de Liber Linteus) à proximité de mots de sens institutionnel comme spura « cité », il en déduit que le mot cilθ devait signifier « tribu » 3. Même si cette hypothèse est loin de faire l’unanimité chez les étruscologues – beaucoup préférant attribuer à cilθ le sens de « citadelle » 4 – nous la trouvons quant à nous remarquablement perspicace. Mieux encore, nous estimons que le rapprochement entre étr. cilθ et lat. tribus / omb. trifu- ne s’arrête pas au fait que tous deux 1 Par convention, les grasses servent à translittérer les mots en alphabet ombrien et osque, les italiques les mots en alphabet latin et étrusque. 2 Voir à ce sujet J.UNTERMANN (2000 : 765). 3 Voir D.STEINBAUER (1999 : 135, 320 et 409). 4 Voir en particulier V.BELFIORE (2010 : 70 n. 3) qui qualifie de « del tutto fantasiosa » l’hypothèse de D. Steinbauer. Sur le sens de « citadelle », obtenu par confrontation avec le rituel ombrien des Tables Eugubines, voir G.COLONNA (1988 : 16 et suiv.). 1 ont été bâtis sur le numéral « trois ». Comme nous allons le voir, ces deux mots semblent aussi avoir en commun d’avoir été formés par hypostase. 1. LE NOM ÉTRUSQUE DE LA TRIBU : CILΘ 1.1. Mise au point sur les cas locaux en étrusque Jusqu’à maintenant, la communis opinio voulait que l’étrusque ne disposât que de deux cas locaux : le locatif et l’ablatif. Alors que le premier exprimait indifféremment le lieu du procès et le lieu final (ou, pour reprendre des concepts latins, la question ubi ? et la question quo ?), le second s’employait pour le lieu initial 5 (question unde ?). Mais était-il possible que l’étrusque, langue manifestement agglutinante, n’eût que deux cas locaux ? Quand on sait que les langues agglutinantes actuelles en présentent souvent six, neuf voire plus encore, la chose nous a paru peu vraisemblable. Dans notre mémoire original de HDR consacré aux cas locaux en étrusque, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait en fait en étrusque bien plus que deux cas locaux. En plus du locatif et de l’ablatif, connus depuis longtemps, nous pensons avoir exhumé pas moins de six cas locaux supplémentaires que nous avons nommés, sur le modèle des cas hongrois correspondants, inessif, illatif, élatif, superessif, sublatif et délatif. Avec ces huit cas locaux, l’étrusque présente désormais un profil qui le rapproche de langues typologiquement comparables comme le finnois (neuf cas locaux) ou le hongrois (treize cas locaux). Selon nous, ces six nouveaux cas peuvent se subdiviser en deux séries de trois cas : les cas internes (situant l’entité à localiser dans un repère tridimensionnel) et les cas externes (situant l’entité à localiser dans un repère bidimensionnel). Appartenaient à la première série l’inessif, l’illatif et l’élatif ; appartenaient à la seconde le superessif, le sublatif et le délatif. Chacune de ces séries renfermait trois types de cas : un cas statique (inessif, superessif), un cas directionnel (illatif, sublatif) et un cas séparatif (élatif, délatif). Les six cas que nous avons identifiés sont des cas secondaires, dans la mesure où ils sont nés par dérivation à partir de deux cas préexistants, le locatif et l’ablatif. L’inessif, l’illatif, le superessif et le sublatif ont été dérivés du locatif ; l’élatif et le délatif ont été, quant à eux, dérivés de l’ablatif. Chacun de ces cas secondaires était caractérisé par une marque casuelle – que nous avons appelée, par commodité, postposition – laquelle venait se souder au cas primaire dont il était dérivé. 5 Sur cette terminologie empruntée à J.-P. Boons, voir VAN LAER (2010 : 31). 2 Ces nouveaux cas ne se sont pas pour autant substitués aux anciens. Aussi longtemps que la langue fut parlée, les deux cas primaires et les six cas secondaires semblent avoir coexisté harmonieusement. Apparemment, les deux cas primaires entraient en distribution complémentaire avec deux des cas dérivés : le locatif avec l’illatif, et l’ablatif avec l’élatif. Voici, pour finir, un tableau résumant nos conclusions : Situation Direction Provenance Cas internes Inessif Illatif Elatif Cas externes Superessif Sublatif Délatif 1.2. Etr. cilθ : un illatif II hypostasié A dire vrai, quatre de ces six cas restent assez conjecturaux, faute de documentation. Les seuls, à notre avis, pour lesquels le doute n’est plus de mise sont l’inessif, caractérisé par la postposition -θi, et l’illatif, caractérisé par la postposition -θ. Or c’est justement cette postposition -θ que nous croyons reconnaître à la fin de l’appellatif cilθ. A notre avis, cilθ a donc de très bonnes chances d’être l’illatif du numéral ci « trois ». Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous un instant sur la formation du nom cilθ. Selon la terminologie que nous avons adoptée dans notre mémoire de HDR, il s’agit plus précisément d’un illatif II. Le « II » fait référence au fait qu’il existait, d’après nous, au moins deux déclinaisons en étrusque : la Ière déclinaison, caractérisée entre autres par un génitif en -s et un locatif en -i, et la IIème déclinaison, caractérisée (à date récente du moins) par un génitif en -l et un locatif également en -l 6. Comme la plupart des noms de nombres étrusques, le numéral ci appartenait à la IIème déclinaison. L’illatif étant, comme on l’a dit, un cas dérivé du locatif, l’illatif II présente donc d’une part le morphème -l de locatif II et d’autre part la postposition -θ de l’illatif. L’intuition de D. Steinbauer, qui avait vu dans cilθ un dérivé du numéral ci, mérite donc d’être légèrement nuancée : cilθ est, pour être exact, une forme fléchie de ci. 6 J.HADAS-LEBEL 2013. 3 Comme l’avait pressenti D. Steinbauer 7, la forme ancienne de cilθ était probablement cialaθ attesté sur le mystérieux plomb de Magliano (dont le contenu est malheureusement complètement opaque). D’un point de vue phonétique, l’évolution de cialaθ vers cilθ ne pose aucune difficulté. Les voyelles intérieures ayant eu tendance à se syncoper en étrusque à partir du Vème siècle avant l’ère chrétienne, les deux /a/ encore présents dans la forme cialaθ du plomb de Magliano (fin du Vème siècle) étaient tombés lorsqu’au IIème siècle fut rédigé le Liber Linteus. Mais cilθ n’est pas un simple illatif II ; c’est un illatif II hypostasié. Pour comprendre ce que nous entendons par là, voici un petit développement sur les cas locaux hypostasiés en étrusque. 1.3. Les cas locaux hypostasiés en étrusque En étudiant les cas locaux de l’étrusque, nous nous sommes aperçus que certains d’entre eux avaient la capacité de s’employer comme des noms indépendants susceptibles d’être à leur tour fléchis. Autrement dit, la langue l’étrusque avait la faculté de transformer à l’occasion ses cas locaux en de véritables dérivés hypostatiques. Dans notre mémoire de HDR, nous en avons recensé plusieurs, à l’inessif, à l’illatif et à l’ablatif. Citons en particulier les appellatifs papals « petit-fils (d’un grand père) » et tetals « petit-fils (d’une grand-mère) », dans lesquels il est aisé de reconnaître des ablatifs II tirés respectivement des appellatifs papa « grand-père » et teta « grand-mère »8. Même s’ils fonctionnent comme des lexèmes indépendants, papals et tetals sont à l’origine des formes fléchies signifiant « (issu) du grand-père » et « (issu) de la grand-mère ». De la même façon, nous pensons que l’illatif cilθ – littéralement « (divisé) en trois » – est devenu un lexème étrusque à part entière. On peut donc bien parler à cet égard d’illatif II hypostasié. 1.4. Mais que désignait précisément étr. cilθ ? Si notre analyse est correcte, l’illatif hypostasié cilθ devait donc signifier quelque chose comme « en-trois », c’est-à-dire « entité divisée en trois, triade, trinité ». C’est d’ailleurs précisément le sens auquel, comme nous 7 D.STEINBAUER (1999 : 409). 8 Sur le sens de papals et tetals, voir H.RIX (1958 : 91-93). 4 le reverrons, M. Weiss aboutit pour la proto-forme commune à lat. tribus et omb. trifu- (voir infra § 2.1). Si le sens premier de cilθ était « trinité, triade, entité triple », il n’est pas dit que les choses en soient restées là. Il est même probable que, comme en latin (et peut-être aussi en ombrien, si l’on en croit H. Rix 9), par glissement sémantique, cilθ a fini par désigner non plus l’entité triple elle-même mais chacune de ses composantes. En effet, dans le Liber Linteus, le mot apparaît non seulement au singulier (au nominatifaccusatif 10, au génitif 11, au locatif 12 et à l’ablatif 13) mais aussi au pluriel (au nominatif-accusatif 14, au génitif 15 et à l’inessif 16). Or le Liber Linteus contient manifestement le rituel d’une seule et même spura (=cité). Les cilθcva dont il y est question ne sauraient donc renvoyer à diverses communautés-triades parallèles, mais plutôt à des subdivisions juridico-religieuses à l’intérieur d’un ensemble commun. Bref, tout porte à croire que étr. cilθ avait subi la même évolution sémantique que lat. tribus. Telle est du moins l’une des hypothèses que l’on pourrait formuler a priori. La question est de savoir si la tripartition initiale reflétée dans le nom même de l’institution cilθ était toujours de mise à l’époque de la rédaction du Liber Linteus. Après tout, si, d’après la tradition, la Rome des premiers siècles ne comptait que trois tribus (Titi(ens)ēs, Ramnēs, Lūcerēs), avec le temps, leur nombre passa à trente-cinq. Dans la Rome classique, la tripartition originelle de la cité n’était donc plus qu’un lointain souvenir et le mot tribus ne désignait plus qu’une unité – parmi non plus trois, mais trente-cinq autres – d’un ensemble plus vaste appelé cīuitās. Se pourrait-il que la même évolution sémantique se fût produite aussi en étrusque ? Dans le Liber Linteus, cilθ apparaît essentiellement dans deux formules plusieurs fois répétées, l’une à l’ablatif, l’autre au locatif-instrumental 9 Voir Rix (2000 : 204-206). 10 Nom.-acc. sg. cilθ : VII.7, XII.11. 11 Gén. sg. cilθl : V.23. Loc. sg. cilθl : II.n4, II.8, V.6, V.13, VII.18, VIII.i2, IX.5, IX.12, IX.21. Dans un article récent, nous pensons avoir prouvé que dans ces passages, cilθl, longtemps pris pour un génitif, était en fait un locatif. Voir J.HADAS-LEBEL 2013. 12 13 Abl. sg. cilθś: II.n2, II.3, V.3, VIII.14, VIII.f6, IX.2, IX.10, XI.9. 14 Nom.-acc. pl. cilθcva : VII.18. 15 Gén. pl. cilθcval : VII.8. 16 Iness. pl. cilθcveti : VII.14. 5 (suivi de la postposition bénéfactive –ri), à proximité des mots spura « cité » et meθlum, de sens obscur17: śacnicś=treś cilθś śpureś=treś : « de la part de la cilθ sacni, de la spura » ou « de la part de la cilθ-spura sacni »18 śacnicle=ri cilθl śpure=ri meθlume=ri=c : « pour la cilθ sacni, la spura et la meθlum » ou « pour la cilθ-spura sacni et la meθlum » Si, comme son équivalent latin, cilθ avait perdu son sens de « composante d’une entité tripartite » pour désigner l’une des multiples composantes de la communauté, on pourrait alors imaginer : (1) que chaque spura étrusque était divisée en un nombre indéterminé de cilθcva (comme à Rome, la cīuitās en trente-cinq tribūs), ou (2) que la spura elle-même n’était que l’une des nombreuses composantes (cilθcva) d’un ensemble plus vaste qui les englobait toutes. Cette seconde option est loin d’être saugrenue. On sait en effet que les Etrusques, tout en vivant dans des cités-États bien distinctes (les spura), étaient conscients d’appartenir à un même peuple et qu’ils avaient créé une ligue rassemblant les principales de leurs métropoles et se réunissant chaque année à Volsinies, près du temple de Voltumna (Liv. 4, 23). Nous ignorons le nom que les Etrusques eux-mêmes donnaient à leur confédération (peut-être était-ce précisément meθlum 19). Quoi qu’il en soit, il est possible que le mot étrusque cilθ ait servi à désigner une subdivision non pas à l’intérieur de la cité (spura), mais à l’intérieur de la nation étrusque (meθlum ?). Autrement dit, chaque spura indépendante était en même temps cilθ au sein du plus vaste ensemble que constituait le nomen etruscum. Ce qui signifierait que la spura et la cilθ mentionnées dans le Liber Linteus entraient dans un rapport de coréférence. Cette idée est d’autant plus plausible que, dans les deux formules du Liber Linteus citées plus haut, les mots cilθ et spura semblent être apposés l’un à l’autre. De fait, contrairement au mot meθlum qui dans la Selon certains, meθlum serait le correspondant étrusque de lat. urbs ; voir notamment G.COLONNA 1988 et V.BELFIORE (2010 : 79). 17 18 Cette seconde interprétation présuppose (1) que la postposition -tres (et -ri) porte à la fois sur cilθ et spura (ce qui est possible car les deux mots sont en asyndète), (2) que l’adjectif articulé sacni sert d’épithète commune aux deux substantifs. Mais sûrement pas meχ rasnal, comme on l’a longtemps cru ; voir à ce propos l’excellente mise au point de H.RIX 1984. Ce n’est peut-être pas un hasard si une des rares attestations du mot meθlum provient d’un cippe provenant précisément de la capitale fédérale étrusque ; cf. ET Vs 8.3 : θval meθlumes « réservé à la ligue (ou nation ?) », litt. « (propriété) de la seule ligue (ou nation ?) » (θval étant, selon nous, le génitif de θu « un, seul »). 19 6 seconde formule (au locatif-instrumental) est clairement coordonné au terme précédent au moyen de la copule enclitique -c (meθlume=ri=c : « et pour la meθlum ») aucune conjonction ne vient relier cilθ et spura dans les groupes (à l’ablatif) śacnicś=treś cilθś śpureś=treś et (au locatifinstrumental) śacnicle=ri cilθl śpure=ri 20. Si cette hypothèse est correcte, les deux formules mentionnées plus haut pourraient alors se traduire comme suit : śacnicś=treś cilθś śpureś=treś : « de la part de la tribu sacni, de la part de la cité 21 » ou « de la part de la tribu-cité sacni » śacnicle=ri cilθl śpure=ri meθlume=ri=c: «pour la tribu sacni, la cité et pour la nation » ou «pour la tribu-cité sacni et pour la nation » 2. ETYMOLOGIE DE LAT. TRIBUS ET OMB. TRIFU2.1. Les étymologies actuelles L’étymologie de lat. tribus demeure obscure. La plupart des linguistes s’accordent à considérer que le mot est bâti sur la racine du nombre « trois »22 ; mais pour le reste – et notamment sur l’origine du /b/ intérieur – les avis divergent. L’existence de omb. trifu- clairement apparenté incitent à voir la trace d’un ancien *bh ou *dh. L’osque tríbuf, qu’il est tentant de rapprocher du dérivé de tribus, tribūnus, oriente plutôt vers *b. Toutefois il n’est pas sûr que l’appellatif osque puisse être directement rattaché à lat. tribūnus 23. De plus, même si l’on parvenait à établir l’équivalence entre osq. tríbuf et lat. tribūnus, l’hypothèse d’un emprunt au latin (au moins pour le thème) paraît très vraisemblable. Qui veut établir l’étymologie de lat. tribus doit donc mettre osq. tríbuf de côté et se concentrer sur omb. trifu-. Pour expliquer à la fois lat. tribus et omb. trifu-, H. Rix, reprenant et développant une vieille idée, a imaginé un composé *tri-bhuwes traduit 20 Cette asyndète a été relevée à juste titre par D. STEINBAUER (1999 : 16-17). Le sens de l’adjectif sacni- ne nous est malheureusement pas connu. La traduction habituelle par « sacré » est un indo-européanisme assez peu crédible. Voir sur ce point D. STEINBAUER (1999 : 319 et 462). 21 22 Voir notamment DELL s.u., LEW s.u. et récemment J.UNTERMANN (2000 : 765), H.RIX (2000 : 204) ainsi que M.WEISS (2007 : 371) ainsi que J.-P.BRACHET (2012 : 28-32) 23 Voir à ce sujet I.-X.ADIEGO 2001. 7 par lui ‘i tre enti’ (« les trois entités ») et dont aurait été tiré secondairement le singulier *tribhū-s 24 ‘uno dei tre enti’ (c’est-à-dire « une des trois entités »). M. Weiss, quant à lui 25, en a proposé une autre étymologie reposant sur une proto-forme *tri-dhh1us « entité tripartite », substantif en -u- tiré d’un ancien adjectif *tri-dhh1-o-s « tripartite » dont il pense retrouver la trace dans l’adverbe multiplicatif védique trídhā « trois fois ». A partir du sens de « entité tripartite, trinité », lat. tribus et omb. trifu- auraient évolué dans deux directions différentes : en ombrien, le sens initial de « structure tripartite » se serait conservé dans trifu-, alors qu’en latin, tribus a fini par désigner le tiers de la cité (‘third of the polity’). Même si ces deux hypothèses sont parfaitement recevables, nous souhaiterions en avancer une troisième. 2.2. Notre étymologie : un dérivé hypostatique Si l’on en croit la tradition romaine, c’est le roi étrusque Servius Tullius qui aurait institué dans l’Vrbs la répartition des citoyens par tribus 26. Même s’il est impossible de vérifier l’exactitude de l’information, l’indéniable influence culturelle que les Etrusques exercèrent sur Rome à ses débuts nous pousse au moins à accréditer l’hypothèse d’une origine étrusque pour le mot et même la chose 27. Comme le signalait déjà Varron (De Lingua Latina 5, 55), les noms mêmes des trois tribus primitives – à savoir Titi(ens)ēs, Ramnēs et Lūcerēs – sont manifestement à consonance étrusque 28. Il est donc probable que c’est bien aux anciens Toscans que l’on doit non seulement le découpage de la cité en tribus, mais aussi l’introduction de cette institution chez les peuples environnants, Ombriens et Latins. Comme on l’a vu, en étrusque, « tribu » se disait sans doute cilθ, dérivé hypostatique signifiant « en-trois ». Or nous nous demandons si lat. tribus et omb. trifu- ne pourraient pas reposer également sur une hypostase. 24 H.RIX (2000 : 204). 25 M.WEISS (2007 : 371-376). 26 Liv. 2, 21, 7. 27 Voir à ce sujet « Le premier bilinguisme étrusco-latin », J.HADAS-LEBEL (2004 : 5- 27). Voir en dernier lieu G.FACCHETTI 2004 (mais H.RIX 2006 s’oppose à cette vue). C.WATKINS (1966 : 48) va jusqu’à considérer lat. tribus et omb. trifu- comme des emprunts à l’étrusque. 28 8 Ces mots ne seraient donc pas à proprement parler des emprunts à l’étrusque, comme C. Watkins l’a défendu 29, mais des calques tirés de l’étrusque. En effet, il nous semble tentant d’analyser ces deux mots comme des dérivés bâtis directement sur *triβos (< *tribhos), datif final proto-latin mais aussi proto-ombrien du numéral « trois » et correspondant sémantique de l’illatif étrusque cilθ. Au moment d’emprunter aux Etrusques l’institution de la tribu, les Ombriens et les Latins de Rome lui auraient ainsi donné un nom directement calqué sur son nom étrusque, choisissant de rendre l’hypostase étrusque par une hypostase de type italique. Comme dans les langues italiques les dérivés par hypostase sont toujours pourvus d’un suffixe (cf. ēgregius < ‘ē grege’ + -ios), un suffixe -u- aurait été alors introduit à la place du -o- désinentiel de *triβos pour consacrer le changement de statut linguistique du mot 30 : *triβ(os) + -u> *triβus. Le fait que le latin et l’ombrien aient eu recours à la même recaractérisation morphologique – puisque dans les deux langues le nom de la tribu appartient aux thèmes en -u- 31 – nous incite d’ailleurs à penser ou bien que les deux mots ont été forgés en même temps par l’une et l’autre langues (dans le cadre de la fameuse koinè étrusco-italique), ou bien que le lexème, d’abord créé dans l’une des deux langues, a été ensuite empruntée par l’autre. En tant que datif hypostasié, *triβus (étymon commun de lat. tribus et omb. trifu-) devait signifier – à l’instar de cilθ – « en-trois ». Les calques étant des traductions souvent très littérales, plus fidèles à la lettre qu’à l’esprit du mot source 32, il n’est pas sûr qu’au moment où les Ombriens et/ou les Latins créèrent ce néologisme, le terme cilθ avait encore son sens premier d’« entité tripartite ». Peut-être était-il déjà passé au sens beaucoup plus vague et général de « tribu, canton ». Aussi le mot latin tribus n’a-t-il probablement jamais eu d’autre signification que celle-ci. 29 C.WATKINS (1966 : 48). 30 Peut-être, chez les Romains, par analogie avec certains thèmes en -u- du vocabulaire institutionnel comme senatus ou equitatus. Je remercie Vincent Martzloff de m’avoir soufflé cette justification. Sur l’appartenance de trifu- aux thèmes en -u-, voir en dernier lieu P.POCCETTI 2002. 31 On citera l’exemple de chien chaud, calque québécois de ang. hotdog. Pour un locuteur non averti, l’idée de manger un tel mets – dont le nom n’évoque ni la saucisse cuite ni le pain brioché bien connus – est peu ragoûtante. L’évolution linguistique conduisant du sens premier /chien chaud/ au sens figuré /pain brioché à la saucisse/ a eu lieu en anglais même et non en français. Mais c’est bien le sens premier, plus expressif, que rend le composé québécois chien chaud. Peut-être qu’un phénomène du même genre a eu lieu lors du passage de cilθ à *triβus. 32 9 Toutefois, on ne peut exclure que le glissement sémantique de « entité tripartite, trinité » à « tribu » soit intervenu en latin même, après l’emprunt. Ce qui est sûr c’est qu’à date historique, le seul sens connu pour lat. tribus était celui de « tribu, division administrative infracivique ». Pour ce qui est de omb. trifu-, il en allait sans doute un peu autrement, comme nous allons le voir à présent. 2.3. A propos de omb. trifu- Plus haut, nous nous sommes interrogé sur le sens et l’emploi de cilθ en étrusque et nous avons envisagé l’hypothèse selon laquelle le mot aurait servi à désigner une subdivision non pas à l’intérieur de la cité, mais à l’intérieur de la nation étrusque tout entière. Or il se peut qu’en ombrien trifu- se soit chargé du même sémantisme. Dans les Tables Eugubines, le mot figure d’une part dans le syntagme à l’ablatif postpositionnel tutape(r) iiuvina trefiper iiuvina (III 25, 30), et d’autre part dans un syntagme attesté trois fois à l’accusatif tuta tařinate trifu tařinate (Ib 16) – totam tarsinatem trifo tarsinatem (VIb 58 et VIIa 47), quatre fois au génitif totar tarsinater trifor tarsinater (VIb 54, 59 et VIIa 12, 48) et une fois au datif tote tarsinate trifo tarsinate (VIIa 11). Le premier syntagme (tutaper iiuvina trefiper iiuvina « pour la cité iguvine pour la tribu iguvine ») renvoie à l’un des bénéficiaires des sacrifices décrits dans la IIIème Table, à savoir la tuta trifu- d’Iguvium. L’autre syntagme (tuta tařinate trifu tařinate, totar tarsinater trifor tarsinater, tote tarsinate trifo tarsinate) se rapporte à une seule et même entité : la « cité tadinate - tribu tadinate » ; dans cette entité nettement présentée dans le texte comme l’une des ennemies héréditaires d’Iguvium, il est aisé de reconnaître la cité ombrienne de Tadinum. Comme l’a bien souligné M. Weiss, la symétrie parfaite qu’on observe à l’intérieur de ces syntagmes dans l’emploi des mots tuta (tota) et trifu(trifo-) indique qu’on a affaire à des unités au moins coextensives. M. Weiss en déduit que, contrairement à la tribus romaine, la trifuombrienne n’était pas une subdivision au sein d’un ensemble social plus vaste mais que le mot avait gardé sa signification originelle d’ « entité tripartite, triade » ; selon lui, chaque cité ombrienne constituait un ensemble à la fois singulier (tuta) et pluriel (trifu-), ce dont rendrait compte chacun des deux appellatifs 33. H. Rix, pour sa part, estime que la distinction entre tuta et trifu- était chronologique ; l’emploi du mot trifu33 M.WEISS (2007 : 370). 10 « tribu, troisième partie d’un tout » (comme lat. tribus) serait le vestige d’une époque reculée où Iguvium n’était que la troisième partie d’une communauté plus large, la tuta ; cette communauté primitive s’étant finalement désintégrée, Iguvium aurait accédé à son tour au rang de tuta, tout en gardant par conservatisme dans son appellation officielle une référence à son ancien statut de trifu-. Personnellement, nous sommes assez séduit par l’hypothèse de H. Rix, même si nous estimons qu’elle mérite d’être quelque peu nuancée. Comme lui, nous pensons que omb. trifu- (comme lat. tribus et étr. cilθ) désignait non pas une entité tripartite, mais une subdivision au sein d’un ensemble plus vaste. Même si on ne peut exclure que cet ensemble ait été au départ tripartite, il nous semble plus probable qu’au moment de l’emprunt, le mot source cilθ avait déjà évolué en étrusque vers le sens plus vague de « tribu ». A l’instar de leurs consœurs romaines et sans doute aussi étrusques, les tribus ombriennes devaient être bien plus de trois 34. Qu’il y en ait eu au moins une autre à côté d’Iguvium et Tadinum est d’ailleurs suggéré par un passage de Tite-Live où il est question d’une tribus Sapinia clairement située en Ombrie 35. Mais quel était ce tout plus vaste auxquelles appartenaient à la fois la trifu- d’Iguvium et sa rivale, la trifu- de Tadinum ? Probablement la nation ombrienne dans son ensemble, comme l’a suggéré H. Rix 36. Si cette hypothèse est exacte, omb. trifu- et étr. cilθ (tel que nous l’avons défini plus haut en § 1.4) auraient eu non seulement le même sens (« subdivision à l’intérieur d’une communauté ») mais aussi le même emploi (« cité autonome en tant que partie d’un ethnos commun »). Contrairement à H. Rix, nous ne pensons donc pas que la distinction entre tuta et trifu- ait été d’ordre chronologique, mais hiérarchique. Quelle que soit la valeur exacte de omb. trifu- et de étr. cilθ, la confrontation des formules votives étrusque (Liber Linteus) et ombrienne (Tables Eugubines) mentionnées plus haut se révèle en tout cas particulièrement instructive. Le parallélisme des deux – jusque dans la construction asyndétique - est en effet saisissant : C’est d’ailleurs le point de vue de A.L.PROSDOCIMI (1978 : 39-44), selon qui omb. trifu- n’a pas ou plus de rapport avec le nombre « trois » mais définit le territoire de la tota d’un point de vue politique. Voir aussi à ce propos S.SISANI (2001 : 216). L’idée selon laquelle trifu- possèderait une dimension essentiellement territoriale se retrouve déjà chez G.DEVOTO (1940 : 273 ; 1948 : 9) et U.COLI (1958 : 81). 34 35 Liv. 31, 2, 6 et 33, 7, 1. 36 H.RIX (2000 : 206). A vrai dire, pour qualifier cette communauté englobante, H. Rix hésite entre deux appellations : toutā- ombrikā- et toutā- safinā-. La première nous paraît néanmoins préférable, car l’unité de tous les peuples sabelliques supposée par la deuxième (toutā- safinā-) remonte à un passé bien trop lointain. 11 śacnicle=ri cilθl śpure=ri : « pour la tribu sacni, pour la cité » ou « pour la tribu-cité sacni » tuta=per iiuvina trefi=per iiuvina : « pour la cité iguvine, pour la tribu iguvine » Raison de plus, à nos yeux, pour admettre une correspondance totale entre étr. cilθ et omb. trifu-. * Comme D. Steinbauer l’avait pressenti, cilθ était donc bien le nom étrusque de la tribu. Cet illatif hypostasié du numéral ci signifiait littéralement « en-trois ». Après avoir désigné une entité divisée en trois, le mot a fini par se spécialiser dans le sens de « subdivision d’une communauté tripartite » puis – par effacement de la référence au nombre « trois » – « subdivision à l’intérieur d’un ensemble ethnique plus vaste » ; d’où « tribu ». A l’occasion de contacts culturels, la notion de « tribu » parvint chez les Ombriens et les Latins, qui donnèrent à cette institution héritée des Etrusques le nom de *triβus, dérivé hypostatique tiré du datif du numéral italique « trois ». Selon toute vraisemblance, lat. tribus et omb. trifusont donc des calques forgés d’après étr. cilθ. Nous ignorons si, au moment de l’emprunt, le mot source cilθ avait déjà le sens de « tribu », ou s’il avait encore sa valeur initiale d’« entité tripartite ». Ce qui est sûr c’est qu’en latin, à date historique, le sens de « tribu » est le seul à être attesté pour le mot tribus, sens qu’il devait partager, même si nous ne pouvons en être certains, avec omb. trifu-. Si à Rome lat. tribus exprimait une unité administrative située à l’intérieur de la cité, ses correspondants étrusque et ombrien présentaient un emploi manifestement différent. En effet, au lieu de s’appliquer à une division infra-civique, étr. cilθ et omb. trifu- servaient, semble-t-il, à désigner des communautés autonomes, mais membres d’une même entité supra-civique peut-être identifiable avec l’ethnos même des Etrusques et des Ombriens. 12 RÉFÉRENCES ADIEGO, Ignasi-Xavier, 2001, « Osco tríbuf plífríks », Glotta, 77, 1-6. BELFIORE, Valentina, 2010, Il Liber linteus di Zagabria. Testualità e contenuto, Pise-Rome, Fabrizio Serra. BRACHET, Jean-Paul, 2012, « Le tribūnus et le commandement d’un tiers de l’armée », Lucida Intervalla, 41, 5-34. COLI, Ugo, 1958, Il diritto publico degli Umbri e le Tavole Eugubine, Milan, A. Giuffré. 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