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L'historien entre aux archives Comment l'historiographie russe d'avant 1917 a découvert l'État moscovite* Anna JoukovsketEvgenii Akelev Dans un article programmatique publié en 2004, Étienne Anheim et Olivier Poncet ont souligné que la critique des sources habituellement pratiquée par les historiens ne s’intéressait pas assez aux conditions de transmission et de conservation des textes dans les fonds d’archives. Selon ces auteurs, pour éviter des « contresens sur les archives », il est nécessaire de s’interroger sur les raisons qui ont présidé à la création des dépôts, sur la manière dont ceux-ci ont été initialement constitués et sur les traitements qu’ils ont subis par la suite, car l’activité ordonnatrice de l’archivistique serait de l’ordre du « retour critique sur le passé » h Adopter cette précaution dans de futures recherches ne posera sans doute guère de difficultés. En revanche, mener une analyse rétrospective de l’historiographie à l’aune d’une telle critique archivistique semble autrement plus ardu. Il faut, en effet, intégrer cet élément supplémentaire dans le faisceau des déterminations que l’histoire de l’historiographie a pour habitude de prendre en compte: parti pris méthodologique, exigences académiques, déontologie, modes intellectuelles, * Evgenii Akelev a bénéficié du soutien financier du programme de recherches fondamentales de l’Université nationale de recherche Ecole supérieure d’économie (Moscou) pour l’année 2019. La translittération du russe a été réalisée, dans cet article, selon la norme internationale dite scientifique, y compris pour les noms propres, à l’exception des plus courants qui ont été soit convertis phonétiquement du russe vers le français, soit francisés (Pierre Ier, Léon Tolstoï, etc.). 1 -Etienne A n h e im et Olivier PONCET, «Fabrique des archives, fabrique de l’histoire», n° spécial «Fabrique des archives, fabrique de l’histoire», Revue de synthèse, 125, 2004, p. 1-14, ici p. 4 et 6. postulats idéologiques, conditions matérielles de travail, relations personnelles, pour ne citer que les principales. Parmi les premières tentatives de ce type, rappelons l’étude de François-Joseph Ruggiu qui montre comment une histoire de l’historiographie mettant en regard l’histoire de dépôts d’archives en France et en Angleterre permet de comprendre le cloisonnement de ces deux historiographies nationales2. Plus récemment, dans un article consacré au «fonds ottoman» de l’Algérie, Isabelle Grangaud est revenue sur la perception de ce complexe documentaire à la lumière de l’histoire de sa constitution, donnant une illustration frappante du danger de contresens sur les archives3. Les modernistes russisants se sont tenus jusqu’à présent à l’écart des débats autour des effets épistémologiques de l’archivage sur l’écriture de l’histoire4. Or, depuis les années 1990, ils ont plus de raisons qu’auparavant de s’intéresser à cette question. Quand le bouleversement dû à la fin du régime soviétique ravala le cadre historique marxiste au statut de schème explicatif parmi d’autres, les historiens de la Russie moderne s’engagèrent sur de nouveaux chemins, en prenant exemple sur les historiographies des pays occidentaux. Histoire des pratiques qui rattrape celle des normes, histoire des régionalismes plutôt que de l’unité étatique, histoire des mentalités venant s’ajouter à celle de l’économie, histoire des femmes et pas uniquement des hommes, histoire des individus et plus seulement des groupes sociaux, histoire de l’Etat, enfin, d’un Etat quotidien, envisagé dans sa matérialité et non comme une force surplombante et abstraite : telle est la liste, non exhaustive, 2 - François-Joseph RUGGIU, «Autres sources, autre histoire? Faire l’histoire des individus des XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre et en France», n° spécial « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire», Revue de synthèse, 125, 2004, p. 111-152. 3 - Isabelle G r a n g a u d , «Le passé mis en pièce(s). Archives, conflits et droits de cité à Alger, 1830-1870», Annales H SS, 72-4, 2017, p. 1023-1053. 4 - Concernant l’histoire contemporaine, au contraire, le « tournant archivistique » est au goût du jour en Russie, tout comme en Europe: Maria F e r r e t t i , «La mémoire refoulée. La Russie devant le passé stalinien », Annales H SS, 50-6, 1995, p. 1237-1257 ; Vladimir KOZLOV et Ol’ga L o k t e v a , «The Archivai Révolution in Russia (1991-1996) », Russian Politics & Law, 35-6,1997, p. 72-84 ; Robert W. D a v ie s , SovietHistory in the Yeltsin Era, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 1997, p. 83-95; Andrej M in ju k , « Sovremennaja arhivnaja politika: ozidanija i zaprety», in G. A. BORDJUGOV (dir.), Istoriceskie issledovanija v Rossii : tendencii poslednih let, Moscou, AIRO-XX, 1996, p. 11-21 ; Oleg K h l e v n i u k , « Stalinism and the Stalin Period after the ‘Archivai Révolution’ », Kritika: Explorations in Russian and Eurasian History, 2-2, 2001, p. 319-327; William G. R o s e n b e r g , «Politics in the (Russian) Archives: The ‘Objectivity Question’, Trust, and the Limitations of Law», The American Archivist, 64-1, 2001, p. 78-95; Donald J. R a l e i g h , «Doing Soviet History: The Impact of the Archivai Révolution», The Russian Review, 61-1, 2002, p. 16-24; Jan P l a m p e r , «Archivai Révolution or Illusion? Historicizing the Russian Archives and Our Work in Them», Jahrbücher f u r Geschichte Osteuropas, 51-1, 2003, p. 57-69; Michael D a v id - F o x , Peter H o l q u i s t et Alexander M. M a r t i n , « Giting the Archivai Révolution », Kritika: Explorations in Russian and Eurasian History, 8-2, 2007, p. 227-230 ; Leonid BORODKIN, « Economie Dimensions of GULAG: Evidence of the ‘Archivai Révolution’ », in I. FlLlPPOV et F. SABATÉ (dir.), Identity and Loss ofHistorical Memory: The Destruction o f Archives, Berne, Peter Lang, 2017, p. 303-320; William G. R o s e n b e r g , « Revolutionary Archives and the ‘Archivai Turn’ », in I. FlLlPPOV et F. SABATÉ (dir.), Identity and Loss of Historical Memory..., op. cit., p. 327-338. des chantiers qui s’ouvrirent alors. Cependant, malgré l’enthousiasme général, des difficultés se firent aussitôt sentir. Tandis que les spécialistes de l’époque soviétique se réjouissaient de l’ouverture des archives, les historiens travaillant sur la Russie moderne se trouvèrent confrontés, à l’inverse, à un manque de sources. À mesure que les contacts avec la communauté internationale s’intensifiaient et que nous (car les auteurs de cet article participèrent à ce mouvement) découvrions mieux l’ampleur et la variété des archives françaises, espagnoles ou italiennes, certains développèrent une sorte de maladie professionnelle en constatant que, limités par l’état de nos archives, nous avions du mal à mener le type d’enquête que nos collègues « occidentalistes » pratiquaient depuis longtemps et que nos collègues soviétologues venaient d’adopter avec succès. Sans aller jusqu’à penser que les dépôts d’archives russes modernes étaient pauvres (le flot de publications de sources démontrait le contraire), force fut d’admettre leur singularité. La rareté et le caractère tardif des « sources d’origine personnelle » sont notamment frappants : on ne trouve que très peu de correspondances privées, journaux, mémoires, etc., antérieurs à la seconde moitié du XVIIIe siècle et aucune archive notariale avant la seconde moitié du XIXe siècle. En un mot, les archives russes modernes se révèlent dominées par les documents produits à Moscou par l’appareil administratif central, dans une mesure que les historiens des sociétés occidentales peineraient à imaginer. Ce constat doit constituer le point de départ de toute réflexion autour des enjeux méthodologiques liés à l’interaction entre les archives et l’écriture de l’histoire de la Russie moderne. De nos jours, le chercheur en histoire moderne russe doit composer avec deux héritages historiographiques: celui du XIXe siècle et celui de l’époque soviétique. Antagonistes en grande partie, ces héritages restent toutefois unis par leurs sources, les restes documentaires de l’Etat de Moscou des XVIe et XVIIe siècles. L ’histoire de l’historiographie russe se déploie ainsi dans trois directions que l’on peut distinguer sur le plan analytique, mais qu’il convient en réalité de ne pas séparer. Entreprendre un questionnement sur les documents et les dépôts d’archives conduit tout d’abord à se pencher à la fois sur le développement des outils de l’action gouvernementale et sur les rythmes et les conditions qui ont permis à des pans entiers de l’écrit de passer du statut d’outil administratif à celui d’archive ancrée dans le passé. Ensuite, selon une trajec­ toire empruntée par de nombreux pays occidentaux, l’écriture de l’histoire en Russie s’est peu à peu dégagée de l’activité de chronique de cour pour aboutir à la profes­ sionnalisation du métier d’historien, puis à la constitution d’une république savante de lettrés engagés dans des discussions scientifiques. Enfin, l’histoire politique d’un pays qui connut les effets d’une révolution se voulant en rupture complète avec le passé a profondément affecté le déroulement ordinaire de la discussion savante. C’est en tissant ces trois ensembles de questions que nous nous proposons d’aborder la constitution des dépôts d’archives historiques en Russie et la découverte de la société moscovite des XVle-XVlle siècles par l’historiographie russe d’avant 19175. 5 -Traditionnellement, on qualifie de «moscovite» la Russie d’avant Pierre Ier (par référence à l’expression « État de Moscou » Moskovskoe gosudarstvo ), tandis que le nom d’«empire russe» (rossijskaja imperija) s’applique à la période postérieure. Les historiens qui ont travaillé dans les années 1850-1910 sur l’État de Moscou étaient doublement pionniers : ils s’inscrivaient dans une tradition de recherche fort récente, voire inexistante, et ils étaient les premiers à utiliser massivement les archives administratives. Quant à l’archivistique russe, elle débutait à peine. Dans ce contexte, l’influence des facteurs archivistiques sur l’écriture de l’histoire se dégage plus aisément qu’à l’époque suivante, où le tableau se complique : après 1917, il faut jauger au cas par cas à quel point les axiomes du matérialisme dialectique ont conditionné la réception de l’historiographie «bourgeoise» par les historiens soviétiques. Nous commen­ cerons par étudier la manière dont furent créés, au début du XVIIIe siècle, les premiers dépôts d ’archives, sous l’effet, d ’une part, des réformes administratives qui interrompirent la continuité des pratiques de gouvernement et, d ’autre part, de l’émergence d ’une forme nouvelle d’historiographie, nourrie par les archives administratives. Nous présenterons ensuite brièvement ces dépôts d’archives, leur structure et les types de documents qu’ils contenaient ainsi que les principes de l’archivage et les conditions matérielles de conservation au cours des XVIIIe et XIXe siècles6. Enfin, nous chercherons à montrer comment les facteurs de nature purement archivistique se combinèrent avec l’atmosphère intellectuelle qui s’était installée dans la société russe à la faveur de la préparation, puis de la réalisation des grandes réformes des années 1860-1870, influençant ainsi la recherche académique naissante en Russie. Afin de rendre sensibles les effets de cette fusion, deux grands pans de cette historiographie seront analysés successivement. En formant le premier pan, l’utilisation des livres de cadastre (piscovye knigi) permet de souligner la façon dont les dépôts d ’archives et les instruments de recherche archivistiques ont piégé les chercheurs en mettant à leur portée un trop-plein de sources d ’un certain type, tout en les privant des outils nécessaires à leur bonne interprétation. Les difficultés qui en résultèrent pour l’étude de l’économie, de la démographie et de la géographie moscovites ne sont d ’ailleurs pas résolues à ce jour. Le second pan, qui a trait à l’interprétation classique de l’État central et de la division de la population en groupes sociaux (,soslovija), introduit une réflexion sur les lacunes archivistiques de toutes sortes et leur influence sur les représentations historiographiques. 6 -La littérature russophone produite par les archivistes sur l’histoire des fonds et des dépôts d’archives russes est immense : pour un aperçu, voir Aleksandr G e l f a n d , « ‘As Vast as the Sea’: An OverView of Archives and the Archivai Profession in Russia from the Time of Ivan the Terrible to World War I », The American Archiviste 79-2, 2016, p. 230-253. Les chercheurs occidentaux se sont surtout intéressés à la politique et aux pratiques de conservation à l’époque soviétique et contemporaine : voir les publications de Fritz T. E p s t e i n , Patricia Kennedy G r im s t e d et Antonella SALOMONI ainsi que l’article, publié dans ce même numéro, de Sophie CŒURÉ, « Le siècle soviétique des archives», Annales H S S , 74-3/4, 2019, p. 657-686. L'origine des premiers dépôts d'archives en Russie Les principales caractéristiques constitutives de l’Etat de Moscou, telles que la concentration du pouvoir décisionnel dans la capitale et un territoire immense à administrer, aboutissent rapidement au développement d ’une technique de gouvernement fondée sur l’écrit. Fonctionnant d ’ordinaire sur la base du précédent, la monarchie moscovite prend grand soin de conserver les documents7. Mais les dépôts d’archives en tant que tels n’existent pas, tout comme le métier d’archiviste. Chaque institution garde ses propres «vieux dossiers», sans sélection ni limite de temps et sans introduire de distinction nette entre les archives et la documentation courante8. Du point de vue de l’histoire des archives, le règne de Pierre Ier (1682-1725) produit en Russie un effet comparable à celui de la Révolution de 1789 en France. Pierre le Grand cherche, sinon à rompre avec le passé, du moins à créer chez tous ses sujets le sentiment d’un renouveau profond. Les vagues rapides de réformes sociales, économiques, politiques et culturelles qu’il entreprend rompent la continuité de la culture gouvernementale presque tricentenaire de la monarchie moscovite, ce qui eut pour conséquence d ’accélérer le rythme de péremption des fonds documentaires conservés dans les institutions administratives et judiciaires de l’Etat et de l’Eglise. Pour les administrateurs entrés en fonction à partir des années 1720, même les documents des années 1690 paraissent obsolètes et difficilement compréhensibles. Non seulement les noms des institutions et des fonctions mentionnés, mais aussi la forme matérielle de ces documents (rouleaux), leur calligraphie, leur langue, leur système de numération (alphabétique), le décompte des années (à partir de la création du monde) : tout signale l’appartenance de ces écritures à un passé révolu. Parallèlement, une séparation géographique se dessine entre le présent et le passé : les nouvelles entités administratives et judiciaires - le Sénat et les collèges (kollegii) - s’installent dans la capitale récemment fondée, Saint-Pétersbourg, tandis que les anciennes institutions - les secrétariats, prikazy - demeurent à Moscou. Perdant progressivement leur fonction, les bureaux moscovites sont requalifiés en dépôts d’archives9. En 1711, le secrétariat de la Guerre (Razrjadnyj prikaz) est transformé en annexe documentaire du Sénat et, dès 1719, le secrétariat des Domaines (Pomestnyj prikaz) remplit la même fonction vis-à-vis du collège 7 - I l ’ja MAJAKOVSKIJ, Ocerki po istorii arhivnogo delà v S S S R (opyt sistematiceskogo rukovodstva), Moscou, Istoriko-arhivnyj institut, 1941, p. 72-135. 8 - Valerij G a l ’c o v , « Prikaznoj arhiv XVII veka (k voprosu o tipologii arhivov Rossijskogo centralizovannogo gosudarstva) », in V. K o r n e e v et E. STAROSTIN (dir.), Arhivy S S S R . Istorija i sovremennosf : m ezvuzovskij sbornik naucnyh trudov , Moscou, MGIAI, 1989, p. 30-40. 9 -Il’ja MAJAKOVSKIJ, Istoriceskij ocerk arhivnogo delà v Rossii, Petrograd, 2-ja Gosudarstvennaja tipografija, 1920, p. 112-118; Id., Ocerki po istorii arhivnogo delà ..., op. cit., p. 163-166. de la Justice 10. Converti en dépôt d’archives du collège des Affaires étrangères en 1724, le secrétariat des Ambassades (Posol’skij prikaz) prend la forme d’un conservatoire de documents diplomatiques et, plus généralement, de tous les documents revêtant une importance capitale pour le pouvoir11. En 1720, Pierre Ier ordonne la création de deux dépôts d’archives, l’un dédié à la conservation des « dossiers » et « documents » fisco-financiers, le second à celle de toutes les autres « écritures » administratives et judiciaires de plus de trois ans 12. Maximaliste sans être assortie des moyens matériels nécessaires à sa réalisation, cette loi resta sans effet, mais le mot arhiv entra dans la langue russe à cette occasion °. Les trois secrétariats mentionnés avaient constitué le cœur du gouvernement moscovite des xvie-xvile siècles 14. Leurs archives représentent la majeure partie des restes documentaires de cette époque ayant survécu jusqu’à nos jours ; aussi les historiens commencèrent-ils par explorer ces trois fonds lorsqu’ils se mirent à utiliser massivement les archives administratives. Ces raisons expliquent pourquoi il est nécessaire, et dans un premier temps suffisant, de concentrer notre attention sur ces ensembles documentaires. Le secrétariat de la Guerre administrait l’armée, l’intendance et les travaux de constructions défensives. Il était structuré en « bureaux » (stoly), eux-mêmes subdivisés en sections (povyfja), selon des principes territoriaux et fonctionnels. Chaque bureau, voire chaque section, gérait les nominations des serviteurs du tsar d’une certaine catégorie hiérarchique et produisait des documents 1 0 - Nikolaj VOSKRESENSKIJ, Zakonodaternye akty Petra I : Redakcii i proekty zakonov, zametki, doklady, donosenija, celobifja i inostrannye istocniki, vol. 1, Akty o vyssih gosudarstvennyh ustanovlenijah, Leningrad, 1945, p. 197-198 et 380-381 ; Evgenij A n isim o v , Gosudarstvennye preobrazovanija i samoderzavie Petra Velikogo v pervoj cetverti XVIII veka, Saint-Pétersbourg, Dmitrij Bulanin, 1997, p. 31-32 et 139-140; Aleksandr GOZDAVOGOLOMBIEVSKIJ, « Istorija Razrjadnogo arhiva », in N. A. POPOV (dir.), Opisaniedokumentov i bumag, hra7ijascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii , vol. 5, Moscou, Kusnerev i Ko, 1888, p. 25-26; Nikolaj A r d a s e v , «Istorija Votcinnogo arhiva do 1812 g.», in N. A. POPOV (dir.), Opisanie dokumentov i bumag..., vol. 5, op. cit., p. 156-157. 11- Sergej BOGOJAVLENSKIJ, «200-letie byvsego arhiva ministerstva inostrannyh del», Arhivnoe delo, 2, 1925, p. 72-77; Galina D r e m i n a et Anatolij G e r n o v , Iz istorii Central’nogo gosudarstvennogo arhiva drevnih aktov S S S R (Gosudarstvennoe drevlehranilisce hartij i rukopisej iM oskovskij arhiv Kollegii inostrannyh del), Moscou, MGIAI, 1959, p. 23-29; Marija AvTOKRATOVA et Svetlana DOLGOVA, «K 260-letiju sozdanija Moskovskogo glavnogo arhiva MID », Sovetskiearhivy, 4, 1984, p. 39-41 ; Vadim SAMOSENKO, Istoriceskie arhivy Moskvy iPeterburga (XVIII- n a c .x x v v .), Moscou, Izdatel’stvo Vsesojuznogo zaocnogo politehniceskogo instituta, 1990, p. 15-16. 12 - « General’nyj reglament. 27 fevralja 1720 g. », in A. PREOBRAZENSKIJ et T. NOVICKAJA (dir.), Zakonodaterstvo Petra I, Moscou, JUridiceskaja literatura, 1997, p. 119. 13 - Vadim SAMOSENKO, Istorija arhivnogo delà v dorevoljucionnoj Rossii : ucebnoeposobie dlja vuzov po speciaPnosti Istoriko-arhivovedenie, Moscou, Vyssaja skola, 1989, p. 38; Boris ILIZAROV, « O formirovanii terminov ‘arhiv’, ‘arhivnyj dokument’ v ih sovremennoj interpertacii (na materialah slovarej)», in V. K o r n e e v et E . STAROSTIN (dir.), Arhivy SS S R ..., op. cit., p. 4-10; T at’jana HORHORDINA, Rossijskaja nauka ob arhivah: Istorija. Teorija. Ljudi, Moscou, RGGU, 2003, p. 21-23. 14-Dmitrij LlSEjCEV, Prikaznaja sistema Moskovskogo gosudarstva v èùohu Smuty, Tula, Grif i Ko, 2009, p. 241. spécifiques y afférant. De la bonne tenue et de la conservation de ces écritures dépendait donc la carrière de l’ensemble des « gens de service » (sluzilye ljudi), ces serviteurs du tsar plus ou moins bien nés que, selon les époques, l’historiographie incline tantôt à confondre sous le terme générique de noblesse, tantôt à distinguer selon les catégories en usage au secrétariat de la Guerre15. Le secrétariat des Domaines était la principale agence responsable de l’extraction de ressources financières et de la gestion du foncier. Tout d’abord, il contrôlait la distribution despomestja, ces domaines peuplés de paysans que le tsar octroyait sous condition de service et qui représentaient la principale forme de rémunération de ses serviteurs. En outre, le secrétariat surveillait et enregistrait les transactions foncières : en l’absence d ’études de notaire, qui n ’apparurent en Russie qu’au cours du XIXe siècle, les propriétaires terriens dépendaient des livres d’enregistrement conservés au secrétariat des Domaines. Enfin, il devait tenir à jour les informations permettant la collecte des impôts destinés aux dépenses militaires, ce qui l’amenait à endosser un double rôle : à la fois celui de quartier-général des opérations cadastrales et celui d ’agence de recensement de la population, chargée de l’imposition des «gens taillables» (tjaglye ljudi). Ces activités engendraient une documentation très variée, au sein de laquelle se distinguent les séries des piscovye knigi («livres de scribes») et des perepisnye knigi («livres de dénombrement», ou «de recensement», de foyers), que les historiens ont pris l’habitude de qualifier de cadastres 16. Les secrétariats moscovites conservaient certains documents sous forme de livres et d’autres sous forme de rouleaux. Les livres étaient réservés à l’enregistrement des informations de référence auxquelles les agents étaient obligés de recourir régulièrement : ils constituaient donc des instruments d’administration par excellence, de véritables outils de gestion de la population. Les rouleaux, de leur côté, servaient à consigner toute la documentation qui, après avoir aidé à la prise de décision, n’allait plus être utilisée qu’exceptionnellement, comme les dossiers judiciaires17. 15- Sergej BOGOJAVLENSKIJ, «K voprosu o stolah Razrjadnogo prikaza», in S. S m i d t (dir.), S. K. Bogojavlenskij'. Moskovskij prikaznyj apparat i deloproizvodstvo XVI-XVII vekov, Moscou, JAzyki slavjanskoj kuftury, 2006, p. 370-379 ; Ol’ga NOVOHATKO, R a zrja d v 185 godu , Moscou, Pamjatniki istoriceskoj mysli, 2007 ; Dmitrij LlSEjCEV, Nikolaj ROGOZIN et JUrij ÈSKIN, Prikazy Moskovskogo gosudarstua XVI-XVII vv. : Slovar -spravocnik , Moscou, Gentr Gumanitarnyh Iniciativ, 2015, p. 156-158. 16- Anatolij G e r n o v , «K istorii Pomestnogo prikaza. Vnutrennee ustrojstvo prikaza v x v ii veke», in A. R o s l o v a et A. G e r n o v (dir.), Trudy Moskovskogo gosudarstvennogo istoriko-arhivnogo instituta , Moscou, 1957, p. 194-250; JUrij ÈSKIN, «Pomestnyj prikaz», in I. SABENNIKOVA et N. H im in a (dir.), Gosudarstvennost’Rossii (konecxvv.-fevraP 1917g ) : Slovar-spravocnik, vol. 3, Moscou, Nauka, 2001, p. 332-333; D. L is e j c e v , N. R o g o z in et JU. ÈSKIN, Prikazy Moskovskogo gosudarstua..., op. cit., p. 125-132; Mihail ZENCENKO, «Opis’ ‘podlinnoj arhivy’ Pomestnogo prikaza: mif ili real’nost’», Otecestvennye arhivy, 1, 2015, p. 3-9. 17- Mihail TlHOMlROV, «Prikaznoe deloproizvodstvo v XVII veke», in M. TlHOMlROV (dir.), Rossijskoe gosudarstvo XV-XVII vekov, Moscou, Nauka, 1973, p. 357-379; Sigurd S m i d t et Sergej K n j a z ’k o v , Dokumenty deloproizvodstvapraviteP'stvennyh ucrezdenij Rossii x v i-x v ii v v .: ucebnoe posobie, Moscou, MGIAI, 1985, p. 14-20; Mihail Z e n c e n k o , Figure 1 - Un rouleau du secrétariat des Domaines conservé dans son état d'origine S a u ra : Archives d ‘É ta t russes des Actes anciens (RûADA), photographie de Evgenii AÀelev. Nous verrons plus loin que cette distinction matérielle finit par jouer un rôle de la plus haute importance dans la formation de l’historiographie académique russe. Sous le règne de Catherine II (1762-1796), une nouvelle vague de réformes rend caduque l’administration créée par Pierre Ier, dont les institutions, à leur tour, se transforment en dépôts d’archives. À la fin du XVIIIe siècle, l’organigramme des archives historiques comprend cinq établissements : les archives du collège des Affaires étrangères; les archives du secrétariat de la Guerre et du Sénat; les archives des Affaires domaniales anciennes (qui rassemblent les fonds du secrétariat des Domaines et du collège des Domaines); les archives de Moscou des Dossiers anciens et les archives de Saint-Pétersbourg des Dossiers anciens (qui conservent les fonds des collèges pétroviens)1S. En règle générale, la documentation du siècle en cours était conservée à Saint-Pétersbourg, tandis que les écrits plus anciens se trouvaient à Moscou. La discontinuité des pratiques et des institutions administratives fut, sinon l’unique, du moins la principale cause de l’organisation des premiers dépôts d’archives par Pierre Ier. On peut toutefois formuler l’hypothèse que l’activité historiographique personnelle du tsar et, en particulier, les difficultés qu’il rencontra à documenter son oeuvre, contribua à le sensibiliser à l’importance du problème de conservation des « dossiers anciens ». En effet, avant le règne de Pierre Ier, les chroniqueurs recouraient peu aux documents administratifs et judiciaires pour y chercher des informations. L ’historiographie était surtout pratiquée sous la forme de chroniques de type médiéval « Stolbec», in À. RûSLOVA et À. C ë RNOV (dir. ), Gosudarstvennost’ Rossii (kontcXVv.-fevral’ 1917 g.) : Slovar’-spræiocnii, vol. 6-2, Moscou, Nauka, 2009, p. 297-298. 18-V. SAMOâENKO, Istorija arhivnogo delà v dorevoljucionnoj Rossii..., op. cit., p. 45-49. (letopisi) et de généalogies de tsar qui puisaient leurs renseignements dans les listes chronologiques officielles tenues à la cour19. S’il est vrai que la première version de la Chronique du début du règne (Letopisec nacala carstva), écrite au milieu des années 1550 par Aleksej Adasev, membre du gouvernement du jeune Ivan IV, mêle étroitement la tradition de la chronique et une approche « documentaliste », il s’agit toutefois d’un exemple isolé20. Les vastes changements politiques, culturels et socio-économiques survenus en Russie à partir de la fin du XVIIe siècle suscitèrent notamment un intérêt accru des élites cultivées pour l’histoire et l’historiographie21. On traduisit les livres de Samuel von Pufendorf - Einleitung zu der Historié der Yornehmsten Reiche und Staaten so itziger Zeit in Europa sich befinden (Introduction à bhistoire des principaux Etats, tels qu'ils sont aujourd'hui dans l'Europe), paru en allemand en 1684, traduit en russe en 1718 -, de Gaesar Baronius - Annales Ecclesiastici (Annales ecclésiastiques), paru en latin entre 1588 et 1617, traduit en 1719 - et de Mauro Orbini - Il regno de gli Slavi («Le royaume des Slaves»), paru en italien en 1601, traduit en 1724. Mais avant même l’introduction de ces références occidentales, des tentatives autochtones furent entreprises pour transformer l’historiographie de cour traditionnelle ; la plus notable d’entre elles, l'Histoire de la guerre suédoise, semble avoir été liée à l’institution des premiers dépôts d’archives russes22. Ainsi, quand, au début du XVIIIe siècle, Pierre Ier commanda une histoire de sa guerre avec la Suède, rien ne présageait un changement du canon historiographique : l’ouvrage devait être principalement consacré aux faits militaires et diplomatiques, selon une tradition bien établie. Pourtant, loin de se contenter d’être à la fois l’initiateur de l’entreprise, l’acteur des événements qui y seraient relatés et l’un des principaux producteurs directs des sources documentaires nécessaires, Pierre Ier voulut prendre une part active dans la rédaction de l’ouvrage. Le processus d ’écriture de l'Histoire de la guerre suédoise refléta rapidement le tempérament pragmatique du monarque et son penchant pour la didactique. Il ne lui suffisait pas que son Histoire glorifiât les faits d’armes en termes généraux: il fallait citer le nombre exact des troupes, préciser leurs caractéristiques, décrire leurs armes et, surtout, expliquer comment la Russie était 19 -Petr TOLOCKO, Drevnerusskie letopisi i letopiscy, X-XIII vv., Saint-Pétersbourg, Aletejja, 2003 ; Timofej GlMON, Istoriopisanie rannesrednevekovoj Anglii i Drevnej Rusi : SravniteVnoe issledovanie, Moscou, Universitet Dmitrija Pozarskogo, 2012. 20 - Dmitrij LlHACEV, Russkie letonisi i ih kuPtumo-istortceskoe znacenie , Moscou/Leningrad, 1947, p. 362. 21 - Petr PEKARSKIJ, N auka i literatura v R ossiipri Petre Yelikom, vol. 1, Saint-Pétersbourg, Izdanie tovariscestva « Obscestvennaja pol’za», 1862, p. 315-332; Sergej PESTIC, Russkaja istoriografija XVIII veka, vol. 1, Leningrad, Izdatel’stvo Leningradskogo universiteta, 1961 ; Elena POGOSJAN, Petr I : Arkhitektor rossiiskoi istorii, Saint-Pétersbourg, Iskusstvo, 2001, p. 183-286; Wladimir BERELOWITCH, «Les origines de la Russie dans l’historiographie russe au XVIIIe siècle», Annales H SS, 58-1, 2003, p. 71-73; James CRACRAFT, The Petrine Révolution in Russian Culture, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2004, p. 211-219; Wim COUDENYS, «Translators and the Emergence of Historiography in Eighteenth-Century Russia Recensiones », Quaestio Rossica, 4-2, 2016, p. 209-230. 22-T at’jana MAJKOVA (dir.), Gistorija Svejskoj vojny (Podennaja zapiska Petra Velikogo), Moscou, Krug, 2 vol., [1770-1772] 2004. devenue autosuffisante dans le domaine de l’armement grâce au Privilège des mines - une loi novatrice qui avait stimulé la production des métaux - et aux investissements du Trésor dans les ateliers de mousquets de Tula. On ne pouvait pas non plus dépeindre les batailles navales sans expliquer la nouvelle politique de l’Etat en matière de gestion des forêts de chênes ayant permis la construction de la flotte de la mer du Nord. De même, il était impensable de chanter la victoire de Hangô Oud sans remonter à sa véritable source, à savoir l’entraînement en mathématiques reçu par la dernière promotion des officiers de marine dans une école spécialement conçue pour eux par les conseillers étrangers recrutés exprès par le tsar en Europe occidentale - et ainsi de suite. Face aux exigences sans précédent du tsar-historien, force fut de changer la méthode. L ’Histoire devint une oeuvre collective : des dizaines de personnes (principalement des employés de bureau) participaient à la récolte des matériaux, trois ou quatre à la compilation, et deux ou trois à la rédaction finale. On allait chercher les documents les plus variés dans toutes les agences administratives et judiciaires possibles, depuis le cabinet personnel de Pierre Ier et le Sénat jusqu’aux bureaux de l’architecte de la cour, en passant par les écuries et le chantier naval. On recourut aux archives privées et à des témoignages oraux. La méthode de travail incluait la prise en compte de la provenance des informations, la confrontation de sources contradictoires et la publication des documents particulièrement importants en annexe23. Les archives administratives et judiciaires furent ainsi identifiées et mises en valeur en tant que sources indispensables pour la production d’un genre d’historiographie très apprécié par Pierre Ier, l’«histoire véridique». Les archives en miettes La relation causale entre le projet historiographique étatique et certains aspects de la politique archivistique qui se dessine en pointillé à l’époque de Pierre Ier devient nette durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle s’exprime notamment par la nomination, en 1766, de Gerhard Friedrich Müller, membre de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et historiographe de la cour, à la direction des archives du collège des Affaires étrangères24. Partisan d’un système que l’on 23- T at’jana MAJKOVA, «Petr I i ‘Gistorija Svejskoj vojny’», in N. I. P a v l e n k o (dir.), Rossija v period reform Petra /, Moscou, Nauka, 1973, p. 103-132; E. POGOSJAN, Petr I : Arkhitektor rossiiskoi istorii..., op. cit., p. 244-286; T. MAJKOVA (dir.), Gistorija Svejskoj vojny ..., vol. 1, op. cit., p. 11 et 15-45. 24- Joseph Laurence B l a c k , G.-F. M üller a n d the Impérial Russian Academy, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1986 ; Aleksandr K a m e n s k ij , « G. F. Miller i arhivnoe delo v Rossii x v m v. », Sovetskie arhivy , 2, 1989, p. 25-32; Peter H o f f m a n n , Gerhard Friedrich M üller (1705-1783) : Historiker ; Geograph, Archivar im Dienste Russlands, Francfortsur-le-Main, Peter Lang, 2005; Simon ILIZAROV, Gérard Fridrih Miller (1705-1783), Moscou, Janus-K, 2005 ; Aleksandr K a m e n s k ij , « U istokov russkoj istoriceskoj nauki : G. F. Miller », in A. D m it r ie v (dir.), Istorieeskaja kuPtura imperatorskoj Rossii :formirovanie predstavlenij oproslom , Moscou, Izdatel’skij dom Vyssej skoly èkonomiki, 2012, p. 33-51. appelle aujourd’hui «bibliographique», Müller traitait chaque document comme un livre dans une bibliothèque ; il cherchait à les classer selon leur contenu, sans égard pour les fonds d’origine25. Cette approche était partagée par les amateurs des manuscrits anciens, qui collectionnaient ces derniers pêle-mêle, sans les distinguer des autres types d’antiquités26. L ’intérêt pour le contenu des documents dérobait en quelque sorte les archives aux yeux des chercheurs, en les empêchant d’appréhender les fonds et les dépôts comme des objets historiques27. Investi par son rôle de pionnier-éclaireur du passé russe, Müller réussit à ordonner et à présenter les archives du collège des Affaires étrangères d’une façon qui semblait exemplaire à ses contemporains. Ainsi, Catherine II n’hésitait pas à y admettre des voyageurs étrangers parmi les plus éclairés, sûre d’obtenir leur approbation28. Lorsqu’il visita ces archives en 1779, l’historien anglais William Coxe manifesta son admiration devant le système de classement introduit par Müller: les dossiers concernant la Russie étaient rangés par provinces, les matériaux relatifs aux relations avec les puissances étrangères par pays, et le passage d’une salle à l’autre ressemblait à une promenade sur une carte géographique29 ! Les successeurs de Müller eurent beau critiquer et modifier son système de classement, leur objectif resta le même : rendre la localisation des documents aisée et rapide30. Le tsar Alexandre Ier et son invité le roi de Prusse obtinrent en 1818 une preuve éclatante du degré d’efficacité auquel était parvenue la science archivistique : n’importe quel dossier commandé leur était apporté en moins de cinq minutes31. Aussi, malgré l’intuition de certains archivistes qui, grâce à leur pratique de gestion quotidienne des archives, étaient arrivés à la conclusion qu’il valait mieux conserver la struc­ ture originelle des fonds, la « science des archives » russe continua à affirmer la supériorité des classements thématiques jusqu’à la fin du XIXe siècle32. Par chance, les autres dépôts documentaires créés sous Pierre Ier étaient tellement grands que l’archivistique rationalisatrice du siècle des Lumières n’a pas 25 - Vladimir AvTOKRATOV, « I z istorii formirovanija klassifikacionnyh predstavlenij v arhivovedenii XIX - nacala XX veka », in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskijezegodnik za 1981 g , Moscou, Nauka, 1982, p. 3-4. 26- Vladimir KOZLOV, « Napravlenija i formy sobiranija pis’mennyh istocnikov v Rossii v konce XVIII - pervoj cetverti XIX v. », in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskij ezegodnik 1987, Moscou, Nauka, 1988, p. 54-64. 271. MAJAKOVSKIJ, Ocerkipo istorii arhivnogo delà..., op. cit., p. 24. 28- Majja LAVRINOVIC, «Moskovskij arhiv Kollegii inostrannyh del v sisteme prinjatija politiceskih resenij », Otecestvennye arhivy, 6, 2018, p. 3-11. 29- William C o x e , Travels into Poland, Russia, Sweden a n d Denmark: Interpersed with Historical Relations andP olitical Inquiries..., vol. 1, Londres, T. Cadell, 1784, p. 274-275 et 329-330. 30- G. D r e m i n a et A. G e r n o v , I z istorii CentraPnogo gosudarstvennogo arhiva drevnih aktov..., op. rit., p. 36-67. 31 -Fedor B j u l e r , «Moskovskij glavnyj arhiv ministerstva inostrannyh del i ego preznie posetiteli », in Sbornik Moskovskogo glavnogo arhiva ministerstva inostrannyh del, vol. 3-4, Moscou, Tipografija A. Gatcuka, 1883, p. 73-74. 32-V. A v t o k r a t o v , « Iz istorii formirovanija klassifikacionnyh predstavlenij... », art. cit., ici p. 11. trouvé moyen de les organiser. En dehors de Müller, aucun savant du XVIIIe ni de la première moitié du XIXe siècle n ’a jamais mis le pied dans ces dépôts33. Cette absence d’intérêt de la part des intellectuels s’avéra toutefois destructrice à sa manière. Malgré l’utilité évidente que les fonds anciens issus des institutions liquidées présentaient pour la bonne marche de l’administration et de la justice (les dépôts d’archives délivraient annuellement, sur ordre des instances gouvernementales ou sur demande des particuliers, des milliers de certificats, attestations et autres actes), le gouvernement les laissait péricliter. Les archives se perdaient et périssaient de toutes les manières possibles. Ainsi, lors des déménagements, l’organisation des fonds fut dérangée et les rares inventaires anciens dont on disposait perdirent définitivement leur fonction34. Privée des moyens de tout remettre en ordre, la direction des archives se contenta de confiner les employés sur leur lieu de travail (n’hésitant pas, parfois, à les enchaîner à leur propre bureau) jusqu’à ce qu’ils arrivent à trouver l’information demandée en fouillant les amas de «vieux papiers»35. Quand les dossiers ne pourrissaient pas dans des locaux humides, ils éveillaient l’appétit des souris. Mais le plus grand de tous les dangers demeurait le feu. Les grands incendies, fréquents aux XVe-XVllle siècles, apparaissent comme un facteur important de l’évolution de l’historiographie russe. L ’incendie des bâtiments administratifs du Kremlin en 1626 transforma en passé presque mythique un siècle et demi de l’histoire d’un Etat qui avait probablement engrangé dans ses archives de quoi justifier (ou réfuter) sa réputation de monarchie bureaucratique36. Tous les ans, le feu dévorait les habitations en bois et les documents privés qui s’y trouvaient37, imposant à 33- Sur les tentatives de Müller de travailler avec les documents du secrétariat de la Guerre, voir Aleksandr K a m e n s k ij, Arhivnoe delo v Rossii XVIII veka : istoriko-kuVtumyj aspekt (postanovka problemy, istoriografija, istocniki), Moscou, MGIAI, 1991, p. 26-27 ; ld., «Istorija sozdanija i publikacii knigi G.-F. Millera ‘Izvestie o dvorjanah rossijskih’ », in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskij ezegodnik za 1981 g , op. cit., p. 164-172. Pavel Miljukov nota avec étonnement l’intuition scientifique de Müller, qui lui avait permis de pressentir l’importance des archives du secrétariat de la Guerre pour l’histoire « intérieure » de la Russie et admira son travail de pionnier (Pavel M i l j u k o v , Glavnye tecenija russkoj istoriceskoj mysli, vol. 1, Moscou, Kusnerev i Ko, 1898, p. 121-122). 34A. GOZDAVO-GOLOMBIEVSKIJ, «Istorija Razrjadnogo arhiva», art. cit., ici p. 53-65; N. Ardasev , «Istorija Votcinnogo arhiva do 1812 g.», art. cit., ici p. 212-213 et 393. 35 - A. GOZDAVO-GOLOMBIEVSKIJ, « Istorija Razrjadnogo arhiva », art. cit., ici p. 32-35 et 50. 36 - 1. MAJAKOVSKIJ, Ocerki po istorii arhivnogo delà..., op. cit., p. 129-135; S. S m i d t et S. K n j a z ’k o v , Dokume7ity deloproizvodstva..., op. cit., p. 25-26; S ergej SOKAREV, Povsednevnaja z iz n ’ srednevekovoj Moskvy, M o sco u , M o lo d a ja gvardija, 2012, p. 205-220. 37- Vladimir IKONNIKOV, Opyt russkoj istoriografii, vol. 1, liv. 2, Kiev, Tipografija Imperatorskogo universiteta sv. Vladimira, 1892, p. 1072-1349; I. MAJAKOVSKIJ, Ocerki po istorii arhivnogo delà..., op. cit., p. 316-331 ; Aleksandr AMOSOV, « Krest’janskij arhiv XVI stoletija», in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskij ezegodnik 1973, Moscou, Nauka, 1974, p. 206-209; Mihail BlJLGAKOV, «K voprosu o rekonstrukcii arhiva gorozanina XVII v. », Sovetskie arhivy, 4, 1981, p. 51-55; Boris MOROZOV, «K izuceniju opisej castnyh arhivov XVI-XVII vv. », in V. PASUTO et S. S m i d t (dir.), Voprosy istoc7iikovede7iija i istoriografii istorii SS S R , Moscou, Institut istorii, 1981, p. 77-98. Thistoriographie russe à venir une perspective centrée sur l’État, dans la mesure où celui-ci, après tout, possédait un peu plus de ressources que ses sujets pour mettre à l’abri ses archives. En 1812, l’histoire russe courut le risque de voir disparaître sa base documentaire dans sa quasi-totalité. Quand Napoléon Ier occupa Moscou, une partie de ses troupes fut logée au palais du Sénat dans le Kremlin, c’est-à-dire dans le bâtiment où étaient situés trois des quatre dépôts d’archives historiques moscovites ; quant aux archives du collège des Affaires étrangères, habituellement conservées dans un hôtel en ville, elles avaient été évacuées à l’approche de l’armée ennemie, faute de quoi elles auraient brûlé dans l’incendie du 14 au 18 septembre. Pour libérer de la place dans le palais du Sénat, les soldats français jetèrent les papiers qui s’y trouvaient du haut des murs dans les fossés, en gardant cependant de gros livres reliés en cuir pour s’en faire des sommiers. Avec le début de l’hiver, les papiers recouverts de neige se congelèrent au point de former de grands blocs ; après le départ des occupants le 20 octobre, il fallut attendre le printemps pour pouvoir les extraire des fossés. Les documents sous forme de rouleaux furent ceux qui souffrirent le plus lors de cet épisode: 8 661 rouleaux provenant des fonds du secrétariat des Domaines s’étaient décomposés: il n’en restait que des fragments, mélangés par la neige puis la fonte de la glace. Les documents récupérés furent entassés dans l’un des étages du palais, et les employés des trois dépôts rôdèrent des mois durant entre ces monceaux en tâchant d’identifier les papiers qui appartenaient à leurs institutions respectives. La disparition de tous les inventaires et index aggravait encore le chaos38. En 1817, le gouvernement fut informé que pour surmonter les conséquences de la catastrophe de 1812 avec l’aide du seul personnel existant, « un temps séculaire » serait nécessaire39. Les employés étaient peu nombreux et, surtout, manquaient des compétences puisque la formation spécialisée pour les archivistes ne fit ses premiers pas qu’à la fin du siècle. Ils avouaient que le simple fait de lire les documents rédigés entre le XVe et le début du XVIIIe siècle leur posait problème, « à cause de l’écriture ancienne et des antiques dialectes40». Quant aux dirigeants, ils hésitaient sur le plan global de sauvetage des archives qu’il fallait adopter. Les fonds historiques se trouvaient sous l’égide de ministères différents, et l’heure de l’archivistique comme sphère de politique gouvernementale centralisée n’était pas encore venue. Sur le terrain, l’absence de connaissances précises sur la hiérarchie et les attributions des institutions 3 8 - Ivan SlMKO, «Moskovskie departamenty Senata i podvedomstvennye im arhivy v 1812-1814 gg. », in N. A. POPOV (dir.), Opisanie dokumentov i bumag, hranjascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii, vol. 6, Moscou, Kusnerev i Ko, 1889, p. 1-46; V. SAMOSENKO, Istorija arhivnogo delà v dorevoljucionnoj Rossii..., op. cit., p. 72-75. 39Nikolaj T okarev , «Istorija Moskovskih Senatskih arhivov s 1813 g. po 1835 g.», in N. A. POPOV (dir.), Opisanie dokumentov i bumag..., vol. 6, op. cit., ici p. 51 (sauf mendon contraire, les citations dans le corps du texte ont été traduites par les auteurs). 40A. GOZDAVO-GOLOMBIEVSKIJ, «Istorija Razrjadnogo arhiva», art. cit., ici p. 45. Figure 2 - Les institutions moscovites centrales et leur transformation en dépôts d'archives Source: Les informations utilisées p o u r élaborer ce schéma sont issues du guide des archives Gentrai’nyj gosudarstvennyj arhiv drevnih aktov SSSR. Putevoditel’ v cetyrech tomach, vol. 1, Moscou, CGADA SSSR , 1991, p. 394-395. anciennes empêchait constamment le classement des dossiers, tandis que l’impossibilité de résoudre des questions de détail freinait le processus de description dans son ensem ble41. Ainsi, depuis leur constitution au début du 41-Ivan SlMKO, «Ocerk dejatel’nosti Komiteta, ucrezdennogo v 1835 g. dlja opisanija Moskovskih senatskih arhivov », in N. A. POPOV (dir.), Opisaniedokumentov ibumag..., vol. 6, op. cit., p. 131-191 ; Nil A. POPOV (dir.), Pamjatnaja knizka Moskovskogo arhiva ministerstva JUsticii, Moscou, Kusnerev i Ko, 1890, p. 13; D. SAMOKVASOV, Arhivnyj material..., op. cit., p. 7-11; Sergej BOGOJAVLENSKIJ (dir.), Central'nyj gosudarstvennyj arliiv drevnih aktov. siècle, les fonds d’archives de l’époque moderne ont été en grande partie détruits ou éparpillés par l’incurie, les événements de force majeure et les expérimentations de l’archivistique balbutiante. Or pour les remettre en état de service, il fallait commencer par écrire l’histoire de la Russie... ce qui, à son tour, semblait impossible sans procéder au classement préalable de ces archives. XVIIIe L'archivistique se met au service de l'histoire Pendant que, dans les ministères, on tâchait de résoudre le casse-tête archivistique laissé par Napoléon Ier, la société russe voyait se mettre en place les conditions qui allaient assurer, au milieu du XIXe siècle, l’essor conjoint de l’histoire et de l’archivistique. Rappelons-en les jalons principaux. En 1818, la publication de YHistoire de l'empire de Russie de Nikolaj Karamzin, l’historiographe de la cour, fit naître chez les élites cultivées un véritable engouement pour l’histoire nationale42. En témoignent l’émergence de nombreuses associations, clubs et sociétés (d’amateurs d’histoire, de promoteurs de l’éducation historique, par exemple43) ou encore l’évolution intellectuelle et artistique d’un Alexandre Pouchkine qui, après avoir puisé son inspiration poétique dans l’historiographie (comme en témoigne Boris Godounov, paru 1825), finit par devenir lui-même historien, en écrivant ce qui doit être considéré comme la première monographie historique russe de type académique, YHistoire delà révolte de P ugacev (1834)44. Les historiens commençaient à prendre conscience de la nécessité de fréquenter les dépôts d’archives pour y mener eux-mêmes les recherches. Les juristes passaient au peigne fin les différents dépôts en cherchant à restituer la profondeur chronologique et la richesse du droit national, un travail qui aboutit à la publication, en 1830, de la première Collection complète des lois de l'empire russe (regroupant 30 920 actes législatifs promulgués de 1649 à 1825)45. Par ailleurs, le rayonnement intellectuel de l’historien allemand PutevoditeL, vol. 1, Moscou, 1946, p. 9 ; Maksim SOBUHOV, Opisanie dokumentov v arhivah dorevoljucionnoj Rossii, Moscou, MGIAI, 1955, p. 22-23; V. S a m o s e n k o , Istorija arhivnogo delà v dorevoljucionnoj Rossii..., op. cit., p. 91-92. 42 - Joseph Laurence B l a c k , Nicholas Karam zin a n d Russian Society in the 19th Century: A Study in Russian Political a n d Historical Thought, Toronto, University of Toronto Press, 1975; Vladimir KOZLOV, Istorija gosudarstva Rossijskogo N. M. Karamzina v ocenkah sovremennikov, Moscou, Nauka, 1989; JUrij LOTMAN, «Kolumb russkoj istorii», in JU. LOTMAN, Karamzin , Saint-Pétersbourg, Iskusstvo, 1997, p. 565-587 ; Marina F. B y k o v a, «Nikolai Karamzin and Russian Historical Thought: Editor’s Introduction», Russian Studies in Philosophy, 55-6, 2017, p. 377-380. 43- Vera K a p l a n , Historians a n d Historical Societies in the Public Life o f Impérial Russia, Indiana University Press, Bloomington, 2017. 4 4 - Redzinal’d OVCINNIKOV, Puskin v rabote n a d arhivnymi dokumentami (« Istorija Pugacëva »), Leningrad, Nauka, 1969; Id., N a d pugacevskimi stranicami Puskina, Moscou, Nauka, 1981 ; Simon D ix o n , «Pushkin and History», in A. K a h n (dir.), The Cambridge Companion to Pushkin , New York, Cambridge University Press, 2006, p. 118-129. 45- Marc R aell , Michael Speransky: Statesman o f Impérial Russia, 1772-1839, Martinus Nijhoff, La Hague, [1957] 1969. Léopold von Ranke avait gagné l’université russe et contribué à généraliser la conviction que les écritures administratives et judiciaires, plus que les chroniques, les textes narratifs et les documents d’origine privée, devaient servir de sources historiques principales46. Cependant, jusqu’au milieu du siècle, l’accès aux dépôts d’archives resta difficile, d’une part, car une autorisation du ministre de la Justice, voire du tsar luimême, était nécessaire pour chaque consultation et, d’autre part, à cause des problèmes de conservation et de classement évoqués plus haut. Des projets de réforme archivistique visant à remédier à cette situation s’étaient succédé sans aboutir47. Finalement, en 1843, le gouvernement facilita l’accès du public aux dépôts d’archives historiques placés sous la tutelle du ministre de la Justice48. En 1852, ces fonds furent réunis sous une même direction et sous un même nom: les archives du ministère de la Justice, le M a m ju . En quelques années, le M a m ju devint le creuset de l’historiographie et de l’archivistique russes modernes. Des intellectuels intéressés par l’histoire investirent l’établissement en qualité d’historiens, d’archivistes savants et d’éditeurs de sources, voire en portant ces différentes casquettes tour à tour ou simultanément. De 1851 à 1879, chaque année, la parution d’un volume de l'Histoire de la Russie de Sergej Solov’ev présentait l’étendue des possibilités offertes par le M a m ju et ouvrait la voie aux autres chercheurs49. Modeste au début, le nombre de visiteurs du M a m ju atteint plusieurs dizaines par an après 1866, date à laquelle une salle de lecture 46 - German MjAGKOV, Naucnoe soobscestvo v istorïceskoj nauke: opyt «russkoj istorïceskoj skoly», Kazan’, Izdatel’stvo Kazanskogo universiteta, 2000, p. 87 et 112-113; Aleksandr «Das Seminar: nemeckie korni i russkaja krona (o primenenii nemeckogo opyta ‘seminariev’ moskovskimi professorami vo vtoroj polovine XIX v.) », in A. A n d r e e v (dir.), « B y f russkim po duhu i evropejcem po obrazovaniju ». Universitety rossijskoj imperii v obrazovatellwm prostranstve Centrarnoj i Vostocnoj Evropy XVIII - nacala X X v., Moscou, ROSSPÈN, 2009, p. 263-278 ; Aleksandr A n t o s c e n k o et Anton S v e s n ik o v , « Istoriceskij seminarij kak mesto znanija», in A. D m i t r i e v (dir.), Istoriceskaja kuPtura imperatorskoj Rossii:formirovaniepredstavlenijoproslom, Moscou, Izdatel’skij dom Vyssej skoly èkonomiki, 2012, p. 138-160; Dmitrij CYGANKOV, «Seminar kak mesto issledovanija v Moskovskom université te vtoroj poloviny XIX v. », Yestnik Pravoslavnogo Svjato-Tihonovskogo gumanitamogo universiteta. Serija 2 : Istorija. Istorija Russkoj Pravoslavnoj Cerkui, 59-4, 2014, p. 117-132; Leonard K r i e g e r , Ranke: The Meaning of History, Chicago, University of Chicago Press, 1977 ; Francis X. B l o u i n et William G. R o s e n b e r g , Processing the Past: ContestingAuthority in History and the Archives, New York, Oxford University Press, 2011, p. 18 et 23. 47Notamment le projet du baron Gustav Adolf von Rosencampf qui proposait la centralisation des dépôts et insistait sur l’importance d’une formation spécialisée pour les archivistes: T. HORHORDINA, Rossijskaja nauka..., op. cit., p. 146-150. 48Vladimir S e r e m e t e v s k i j , « Kratkij obzor ucenyh zanjatij, soversennyh postoronnimi licami i vedomstvami na osnovanii dokumentov, hranjascihsja v M a m ju », in N. A. POPOV (dir.), Opisanie dokumentov i bumag, hranjascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii, vol. 8, Moscou, Kusnerev i Ko, 1891, p. 2. 49- Anatolij SAHANOV, «Rabota istorika S.M. Solov’eva v arhivah», Sovetskie arhivy, 6, 1987, p. 40-45; Id., Russkaja istoriceskaja nauka vtoroj poloviny X IX - nacala X X veka : Moskovskij i Peterburgskij universitety, Moscou, Kvadriga, 2019, p. 87-88. ANTOSCENKO, y fut aménagée50. Cent chercheurs fréquentèrent ce dépôt entre 1873 et 1885. Vingt-six historiens y travaillèrent de façon systématique en 1886, quarante-sept en 1889, soixante-six en 1901, cent quarante-sept en 191051. Selon la conviction générale des chercheurs, le progrès de la science historique russe était impossible sans recourir aux documents conservés dans ce dépôt52. Figure centrale de l’école historique russe prérévolutionnaire, Vasilij Kljucevskij (1841-1911) joua un rôle central dans cet essor53. Kljucevskij commença sa carrière de chercheur en étudiant des récits de voyageurs occidentaux avant de s’intéresser aux vies des saints, que son maître Solov’ev considérait comme des sources historiques de première importance. Parvenu à la conclusion que les textes narratifs ne peuvent pas être considérés comme une source historique se suffisant à elle-même, Kljucevskij se tourna ensuite vers une étude approfondie des documents administratifs conservés aux secrétariats de la Guerre et des Domaines54. Une fois devenu professeur de l’université de Moscou en 1879, il choisit, pour ses nombreux étudiants et doctorants, des sujets qui les obligeaient à se lancer dans le défrichement de gros blocs documentaires conservés au M a m ju . Parmi ces élèves se trouvaient plusieurs futurs historiens influents tels que Pavel Miljukov, Matvej Ljubavskij, Aleksandr Kizevetter et Vasilij Storozev; sous la direction de Kljucevskij, ils étudièrent, respectivement, la propriété foncière, le service de la noblesse moyenne, le bénéfice (pomesfe) nobiliaire ainsi que l’organisation militaire des groupes de noblesse et l’origine du système de bénéfice55. Aux côtés des historiens travaillait au M a m ju une nouvelle génération d’archivistes, au premier rang desquels figure Nikolaj Kalacov. Juriste, historien et «archéographe» (variante russe de chartiste), Kalacov dirigea le M a m ju de 1865 50Leonid S o h i n , Moskovskij arhiv nünisterstva JUsticii i russkaja istoriceskaja nauka, Moscou, Pamjatniki istoriceskoj mysli, 1999, p. 111. 51- V. S e r e m e t e v s k i j , «Kratkij obzor ucenyh zanjatij... », art. cit., ici p. 1-92; Marija AVTOKRATOVA et Vadim SAMOSENKO, « Rabota dorevoljucionnyh istorikov v cital’nyh zalah arhivov, vosedsih v sostav GGADA», Sovetskie arhivy, 4, 1988, p. 51-58. 52- Nikolaj ZAGOSKIN, Stoly Razrjadnogo prikaza, po hranjascimsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticü knigam ih : Otcët o zanjatijah v Arh. osenju 1878 g., Kazan, Tipografija Imperatorskogo Kazanskogo universiteta, 1879, p. 46. 53- Anatole G. MAZOUR, «V. O. Kliuchevsky: The Making of a Historian», The Russian Review , 31-4, 1972, p. 345-359; Milica N e c k in a , Vasilij Osipovic Kljucevskij : Istorija zizn i i tvorcestva , Moscou, Nauka, 1974 ; Robert F. B y r n e s , V. O. KUuchevskii, Historian ofRussia, Bloomington, Indiana University Press, 1995. 54 A. SAHANOV, Russkaja istoriceskaja nauka..., op. cit., p. 128-131; Walter L e i t s c h , « Kliuchevskii’s Study on the Reports of Foreign Travelers about Muscovy: A Belated Review», Canadian-American Slavic Studies, 20-4, 1986, p. 299-308; Lev G e r e p n i n , «V. O. Kljucevskij kak istocnikoved », in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskij ezegodnik, Moscou, Nauka, 1981, p. 338. 55 - A. SAHANOV, Russkaja istoriceskaja nauka..., op. cit., p. 163-164; L . S o h i n , Moskovskij arhiv ministersPua JUsticii..., op. cit., p. 162-163; Robert F . B y r n e s , «V. O. Kliuchevskii, Teacher», Russian History, 21-2, 1994, p. 122-133; Terence E m m o n s , « Kliuchevsii’s Pupils », in T. S a n d e r s (dir.), Historiography o f Impérial Russia: The Profession andW ritingof History in a M ultinational State, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1999, p. 118-145. à 1885 en se donnant pour objectif de transformer ce dépôt d’archives en un centre de recherches en histoire. Il fut le premier à embaucher des spécialistes diplômés avec des grades universitaires et créa un « département scientifique » qui avait pour mission la description savante et la publication critique des documents d’archives56. Selon le programme de Kalacov, chaque dépôt historique du M a m ju devait faire l’objet d’une description en deux phases : d’abord un inventaire succinct, puis un répertoire détaillé comprenant une classification des documents et un résumé de chaque dossier. Les inventaires étaient destinés à être conservés au M a m j u , tandis que le répertoire devait être publié57. Entre 1881 et 1885, un bâtiment spécialement conçu pour abriter ces archives fut construit à Moscou (il est d’ailleurs toujours en activité aujourd’hui)58. Après avoir étudié l’expérience européenne, Dmitrij Samokvasov, directeur du M a m ju entre 1892 et 1911, introduisit en Russie la notion de fonds d’archives (fond) : il proposa de l’utiliser comme catégorie classificatoire de base et défendit le principe de l’intégrité des fonds59. La notoriété du M a m ju en tant que « véritable institution savante » finit même par dépasser les frontières de l’em pire60. Kalacov considérait le M a m ju comme une maison d’édition de sources et les archivistes comme des chercheurs travaillant sur les matériaux qu’ils publiaient61. Cette politique freinait le travail de dépouillement et de catalogage, ce qui réduisait considérablement le nombre d’archives à partir desquelles les historiens pouvaient réfléchir. Samokvasov comprit la nécessité de donner au M a m ju une fonction plus instrumentale et abandonna la prétention à en faire une institution indépendante dans le domaine de la recherche historique. Il réussit, non sans difficulté, à imposer sa vision aux archivistes qui travaillaient sous ses ordres, et la quantité de documents répertoriés et restaurés se mit à augmenter d’année en année. Cette politique, somme toute bénéfique pour la discipline historique russe, eut toutefois pour effets secondaires négatifs la « nationalisation » de cette dernière 5 6 - Vladimir S e r e m e t e v s k i j , «Istorija Moskovskih senatskih arhivov i arhiva ministerstva JUsticii s 1843 po 1888 g. », in N. A. POPOV (dir.), Opisanie dokumentov ibumag, hranjascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii, vol. 7, Moscou, 1891, p. 48-59; Leonid S o h in , « N. V. Kalacov vo glave Moskovskogo arhiva ministerstva JUsticii (po neopublikovannym dokumentam) », in S. S m i d t (dir.), Arheograficeskij ezegodnik 1987, op. cit., p. 132-143; L. S o h in , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii..., op. cit., p. 103-120. 5 7 - Nikolaj KALACOV, «Introduction», in N. KALACOV (dir.), Opisanie dokumentov i bumag, hranjascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii, vol. 1, Saint-Pétersbourg, Tipografija Pravitel’stvujuscego Senata, 1869, p. i-v ; V. S e r e m e t e v s k i j , «Istorija Moskovskih senatskih arhivov...», art. cit., ici p. 128-129. 58L. S o h i n , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii..., op. cit., p. 115 e t 121-124. 59 - ld., «N. V. Kalacov i D. JA. Samokvasov kak reformatory arhivnogo delà v Rossii (Opyt harakteristiki po arhivnym dokumentam) », in N. POKROVSKIJ (dir.), Arheograficeskij ezegodnik za 1992 god\ Moscou, Nauka, 1994, p. 190; Maksim SOBUHOV, Opisanie dokumentov v arhivah dorevoljucionnoj Rossii, Moscou, MGIAI, 1955. 60Jean-Jean CfflMKO et Louis MANCEST-BATIFFOL, «Les archives de l’Empire russe à Moscou d’après M . J.-J. Ghimko», Revue historique, 44-1, 1890, p. 55-68, ici p. 68. 61L. S o h i n , «N. V. Kalacov vo glave Moskovskogo arhiva ministerstva JUsticii...», art. cit., ici p. 137. (les chercheurs étrangers ne pouvaient, en pratique, travailler qu’à partir des sources publiées) et, surtout, sa « métropolisation » : étant donné la concentration, toujours croissante, des fonds documentaires anciens à Moscou et à SaintPétersbourg, seuls les historiens résidant dans les deux capitales pouvaient accéder facilement aux archives. Les activités de Kalacov dépassaient les limites institutionnelles du M a m ju . En 1869, lors du 1er Congrès archéologique, il présenta son programme de réforme archivistique globale à l’échelle de l’empire de Russie. Ce programme comprenait la centralisation de tous les dépôts d’archives historiques, la création d’un réseau de dépôts régionaux, le développement de principes scientifiques de classement, de description et de conservation des documents, et, enfin, l’organisation de la forma­ tion professionnelle des archivistes62. Certaines idées formulées par Kalacov furent réalisées seulement à l’époque soviétique. Ainsi, la centralisation des dépôts ne commença qu’en 191863. D ’autres points, en revanche, furent mis en pratique par Kalacov lui-même. En 1878, il ouvrit dans son appartement à Saint-Pétersbourg une école spécialisée pour les archivistes, d’après le modèle de l’Ecole des chartes parisienne. Financé à l’origine par des donations privées, l’Institut archéologique reçut par la suite une dotation d ’E ta t64. En 1884, à l’initiative de Kalacov, des « commissions archivistiques savantes » furent fondées dans les villes principales de certaines provinces; elles étaient chargées de rassembler et de décrire des documents historiques ainsi que d’assurer leur conservation dans les dépôts d’archives historiques provinciales créés à cette occasion65. Les contemporains de Kalacov estimaient que, grâce à ses efforts, l’archivistique russe s’était transformée en «une discipline scientifique, une branche nouvelle et indépendante du savoir historique66». La découverte du cadastre moscovite Avec l’arrivée de la génération des élèves de Kljucevskij, le temps des grandes fresques dans le style de Michelet et de Solov’ev s’acheva, et l’historiographie russe entra dans sa première phase monographique, qui se prolongea jusqu’à la 62Nikolaj KALACOV, Arhivy, Saint-Pétersbourg, Tipografija Doma prizrenija maloletnih bednyh, 1871; Id ., «Arhivy, ih gosudarstvennoe znacenie, sostav i ustrojstvo» [1878], in I. ZlJBAREV (dir.), Sbornik statej po arhivovedeniju , vol. 1, Saint-Pétersbourg, Nauka i zizn’, 1910, p. 1-47. 63Patricia Kennedy G r i m s t e d , «Lenin’s Archivai Decree of 1918: The Bolshevik Legacy for Soviet Archivai Theory and Practice», The American Archiviste 45-4, 1982, p. 429-443. 64- 1. M a ja k o v sk ij , Ocerki po istorii arhivnogo delà..., op. cit., p. 278; V. S a m o s e n k o , Istorija arhivnogo delà v dorevoljuàonnoj Rossii..., op. rit., p. 133-135. 65Ljubov’ PlSAR’KOVA, «Gubernskie ucenye arhivnye komissii. Istoriceskij ocerk», in L. PlSAR’KOVA (dir.), Gubernskie ucenye arhivnye komissii. 1884-1923 gg. : annotirovannyj ukazateT soderzanija izda?iij, Moscou, Novyj hronograf, 2015, p. 16-21. 661. ZlJBAREV (dir.), Sbornik statej po arhivovedeniju, vol. 1, op. rit., p. XLI. révolution de 19 17 67. Dans la riche production de cette époque, un courant particulier se distingue, qui propose une histoire socio-économique de l’Etat de Moscou, assortie d’éléments de géographie et de démographie historiques. Pendant vingt-cinq ans (de 1890 à 1915), un ouvrage parut en moyenne par an, sans compter les articles et les publications des sources; aujourd’hui encore, l’on considère comme classiques certaines de ces parutions, tels les livres d’Aleksandr LappoDanilevskij, de Miljukov, de JUrij Got’e, de Mihail Bogoslovskij et de Stepan Veselovskij68. Toutes ces études devaient leur apparition à la découverte par les historiens d’une source « nouvelle »: les « livres de scribes » (piscovye knigi, ou cadastres) et les « dénombrements/recensements » (perepisnye knigi, registres des foyers fiscaux) datant des XVe-XVlle siècles. Ce courant historiographique est intéressant dans le cadre de notre questionnement car sa naissance, son développement, puis sa crise révèlent des interactions entre l’actualité politique, les modes intellectuelles, la conception du rôle social de la discipline historique, la définition des priorités dans la gestion des archives, la nature des outils de recherche, les conditions physiques d’accès aux fonds et le travail des historiens. Selon une opinion répandue chez les historiens au XIXe siècle, l’histoire ne devait pas «manquer de flair pour la réalité vivante69». Pourtant, la discipline ne jouait qu’un rôle accessoire dans les discussions morales, économiques, politiques ou pratiques qui s’épanouissaient autour de «la question paysanne», un problème central durant le XIXe siècle russe. Si un homme d’Etat particulièrement cultivé, tel que Mihail Speranskij, pouvait se pencher sur les origines historiques du servage pour y puiser des arguments susceptibles d’étayer ses propositions de réforme agraire, le devant de la scène était occupé par les sciences politiques, juridiques et économiques, notamment par la «nouvelle statistique». Cette dernière, qui constituait non plus un ensemble de techniques, mais une science sociale produi­ sant des analyses à partir de données chiffrées et capable d ’élaborer des normes, se développa en Russie à partir des divers courants de pensée européens. Elle eut pour tribune et pour laboratoire principaux la Société russe de géographie. Fondée en 1845, dotée du statut d’« impériale » en 1850, celle-ci fut un lieu unique où les intellectuels pouvaient s’affranchir des carcans de pensée, particulièrement pesants sous le règne de Nicolas Ier. Les savants et les fonctionnaires ministériels s’y côtoyaient sur un pied d’égalité, ce qui permit à la Société de jouer un rôle primordial dans la gestation des idées et la formation des esprits qui préparèrent les grandes réformes des années 1860-187070. A. SAHANOV, Russkaja istoriceskaja nauka , op. cit. 68Y contribuèrent aussi: Aleksandr Andrijasev, Aleksandr Dahnovic, Aleksandr Dmitriev, Andrej Gnevusev, Petr Ivanov, Aleksandr Kaufman, Ivan Lappo, Georgij Maksimovic, Ivan Miklasevskij, Nikolaj Rozkov, Vasilij Sedasev, Mihail Simanskij, Evgenij Stasevskij, Vasilij Zagorskij et bien d’autres encore. 6 9 - Pour reprendre les termes de Veselovskij, cité par Vitalij TlHONOV, Moskovskaja 67- istoriceskaja skolavpervojpo/ovine X X veka. Naucnoe tvorcestvo J U. V. Got’e, S. B. Veselovskogo, A. I. JAkovleva i S. V. Bahrusina , Saint-Pétersbourg, Nestor-Istorija, 2012, p. 117. 70- Igor’ H r is t o f o r o v , S u d ’ba reformy : Russkoe krestjanstvo v pravitel’stvennoj politike do i posle otmeny krepostnogo p ra va (1830-1890-e gg.), Moscou, Sobranie, 2011, p. 49-100. Parmi les pistes de réflexion que la Société russe de géographie encourageait se détachent les projets de réforme cadastrale. En effet, malgré la diversité des opinions concernant des questions de détail, les savants et les «bureaucrates éclairés » partageaient l’idée qu’un cadastre élaboré grâce à l’outillage technique et analytique de la statistique représentait le meilleur moyen de résoudre les graves problèmes liés à l’inégalité de l’imposition et à l’imprécision des droits fonciers qui pesaient sur l’Etat et la société de l’empire. L ’intérêt pour les origines historiques du cadastre en Russie semble avoir surgi en marge de ces débats d’actualité. Dans les années 1840, les historiens-géographes découvrirent des sources d’archives qui, selon eux, devaient permettre de développer une approche statistique de l’histoire, lespiscovyeknigi et lesperepisnye knigi. En réalité, ces documents n’avaient jamais été vraiment oubliés. D ’abord éparpillés entre les différentes sections du secrétariat des Domaines, les cadastres et les recensements avaient été réunis, partiellement catalogués et munis d’index dès le XVIIIe siècle, et avaient servi à la délivrance d’attestations et de notes d’information à la demande des particuliers et des administrations71. En revanche, ils n’avaient jamais été utilisés comme source historique jusqu’à ce que la Société russe de géographie charge Konstantin Nevolin de rédiger un article sur « l’importance des cadastres pour la géographie ancienne de la Russie ». Grâce à cette commande, Nevolin put consulter dix-huit piscovye knigi parmi les plus anciens ; en s’appuyant sur les informations qu’ils contenaient, il fut en mesure de dessiner une carte historique de la province de Novgorod. Le travail de Nevolin fit naître chez les historiens et les amateurs de l’histoire la conviction que l’expérience pouvait être reproduite pour toutes les régions de l’Etat moscovite, à condition de découvrir d’autres cadastres dans les archives72. Kalacov joua un rôle décisif dans la redécouverte des livres de cadastre moscovites. Professeur d’histoire du droit russe à l’université de Moscou et responsable éditorial de plusieurs collections de sources historiques, Kalacov fut également engagé dans la préparation de la réforme agraire en tant que membre des commissions de rédaction du projet de libération des paysans (1859-1860). Il est probable que son intérêt de citoyen envers la « question paysanne » et la place cruciale des cadastres dans cette problématique poussèrent Kalacov, dès sa nomination au poste de directeur du Mamju en 1865, à commencer les travaux de description des fonds par les piscovye knigi. En tout cas, le premier tome de la Description des documents et papiers conservés aux archives du ministère de la Justice 71 -Petr IVANOV, Obozrenie piscovyh knigpo Moskovskoj gubernii, s prisovokupleniem kratkoj istorii drevnego mezevanija , Moscou, Tipografija Pravitel’stvujuscego senata, 1840; Id Obozrenie piscovyh knig po Novgorodu i Pskovu , Moscou, Tipografija Pravitel’stvujuscego senata, 1841 ; Id., Opyt istoriceskogo issledovanija o mezevanii zemeF v Rossii, Moscou, Tipografija S. Selivanovskogo, 1846 ; N. A r d a s e v , « Istorija Votcinnogo arhiva do 1812 g. », art. cit., ici p. 335-361 ; M. Z e n c e n k o , « Opis’ ‘podlinnoj arhivy’ Pomestnogo prikaza : mif ili real’nosf », art. cit, p. 3-9. 72-Konstantin N e v o l in , «O pjatinah i pogostah Novgorodskih v XVI veke, s prilozeniem karty», in SOCIÉTÉ RUSSE DE GÉOGRAPHIE, Zapiski imperatorskogo russkogo geograficeskogo obscestva, liv. 8, Saint-Pétersbourg, 1853 ; recension de Ivan KUPRIJANOV dans Moskvitjanin, 8, 1854. (1869) contenait un répertoire de près de trois mille cadastres anciens. En mettant à la disposition des historiens cet outil archivistique révolutionnaire, le directeur des archives leur suggérait par la même occasion un programme de recherches. L ’enthousiasme de Kalacov devant cette source était sans limites. Il soulignait que les cadastres permettaient d’explorer le territoire de l’Etat moscovite dans toute son étendue et tout au long de son histoire. Documents gouvernementaux à destination fiscale, les livres de cadastre ne se contentent pas, expliquait Kalacov, de décrire les frontières entre les propriétés terriennes : ils indiquent le chiffre de la population de chaque lieu, en précisant parfois jusqu’aux noms de tous les habitants, détaillent les occupations de ces derniers, leur niveau de richesse, les surfaces cultivées, les principaux bâtiments des villes et des villages, mentionnent des renseignements sur les prix. Véritable fil d’Ariane, la Description donnait enfin accès à la source que la communauté académique attendait depuis la première tentative de Nevolin pour satisfaire la demande publique d’une histoire sociale capable de dialoguer avec l’ethnographie, la statistique et l’économie politique : En effet, à mesure que Fon pénètre dans les profondeurs de notre histoire ancienne, on rencontre de plus en plus de questions qui nepourraient être résolues qu'à l'aide des livres de cadastre. Si ce n 'est dans les livres de cadastre, où peut-on chercher et trouver la réponse à des questions aussi importantes quepar exemple celle du nombre depopulation dans telle ou telle province à une époque reculée ? Où, encore, si ce n 'est dans les livres de cadastre, pouvons-nous voir des données précises, chiffrées, concernant les activités économiques de nos aïeux ? A quelle source, si ce n 'est aux livres de cadastre, devons-nous puiser des renseignements sur la richesse ou la pauvreté relatives des agriculteurs et sur leurs relations avec les propriétaires terriens ? Par quoi, encore, si ce n 'est par les livres de cadastre, pourraient être explicitées les dispositions fiscales dans l'Etat moscovite73 ? Cette sensation de toute-puissance que la première rencontre avec les livres de cadastre pouvait produire chez un historien se retrouve également dans les mémoires de Bogoslovskij lorsqu’il décrit son expérience estudiantine. Dans son imagination, la célèbre critique tolstoïenne de l’historiographie74se transforma en programme positif, réalisable grâce aux piscovye knigi : Ee texte même des livres de cadastre produisait une impression trèsforte. Une source toute nouvelle s'ouvrait devant moi, qui neparlait ni d'événements ni de héros. Dans un livre de 73 - « Opisanie knig piscovyh, perepisnyh, dozornyh, perecnevyh, plateznyh i mezevyh », in N. K a l a c o v (dir.), Opisanie dokumentov i bumag..., vol. 1, op. cit., p. v m -x v i, ici p. ix -x . 74-«Ce n’est qu’en prenant pour objet de nos investigations une unité infinitésimale, la différentielle de l’histoire, c’est-à-dire les tendances, les aspirations communes des hommes, et en apprenant à l’intégrer, c’est-à-dire à faire la somme de ces unités infinitésimales, c’est alors seulement que nous pourrons espérer connaître les lois de l’histoire. [...] La connaissance des lois de l’histoire exige que nous modifiions radicalement l’objet de notre examen en laissant en paix les rois, les ministres, les généraux, et en étudiant les éléments homogènes infinitésimaux qui régissent les masses»: Léon TOLSTOÏ, L a guerre et la paix, trad. par B. de Schloezer, Paris, Gallimard, [1863-1869] 2007, p. 357-358. cadastre, la masse populaire se manifeste, des milliers et des dizaines de milliers de gens simples, ordinaires, communs, ^ bourgeois et depaysans dont il a sauvé les noms de Foubli historique [...]. Un livre de cadastre montre les couches inférieures de la société au lecteur; puissante, mystérieuse qui gouverne le processus historique et que les actions des héros ne modifient qu ’à peine et en surface. [...] Etudier un tel matériau, voilà quipouvait produire une révolution dans la méthode historiographique et lui donner un fondement solide75. En pratique cependant, le traitement de ce « matériau » n’allait pas sans difficultés. La publication du catalogue de quelque trois mille livres de cadastre et de recense­ ment offrit d’un seul coup aux spécialistes de l’époque moscovite un corpus dont le volume dépassait de loin tout ce à quoi ils avaient été habitués jusque-là. Auparavant, les fonds du M a m ju paraissaient insondables et impénétrables; désormais ils s’ouvraient, dévoilant une vaste perspective qui invitait à l’étude sérielle en même temps qu’elle décourageait la critique préalable des sources, par trop nombreuses. Cette tension surgit dès la publication de la première étude utilisant massivement les livres de recensement, dont les résultats paraissaient fragilisés par une critique de sources défaillante76. C’est qu’il était difficile, sinon impossible, de traiter les livres de cadastre avec la rigueur nécessaire ; il suffit d’en consulter un seul pour le comprendre. Ces codices au contenu rébarbatif comportaient plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de pages, rarement subdivisées en paragraphes, rédigées dans une écriture cursive serrée et négligée, sans signes de ponctuation ni majuscules ; la terminologie employée était obscure, les nombres écrits en toutes lettres et la manière d’exprimer les fractions singulièrement incommode («moitié de moitié de moitié d’un tiers moins moitié de moitié de moitié d’un quart» pour 81/3, par exemple). Par ailleurs, les chercheurs ne disposaient d’aucune documentation qui aurait permis de reconstruire le contexte de création des livres de cadastre et de recensement. Les instructions du gouvernement aux cadastreurs, la correspondance de ces derniers avec la hiérarchie moscovite, les plaintes de la population, les matériaux des procès contre les agents fautifs et les sujets récalcitrants : toutes ces sources, dont on soupçonnait l’existence, se cachaient dans les rouleaux du secrétariat des Domaines. Or la partie endommagée en 1812 restait inaccessible pour les chercheurs, tandis que l’autre effrayait par sa masse indistincte, sans aucun outil archivistique permettant de s’y retrouver. Les archivistes déclaraient même qu’il faudrait des années de travail pour en créer u n 77. Gomme nous allons le voir, à la fois trop ouvert du côté des livres et trop fermé du côté des rouleaux, le M a m ju prit les historiens au piège. 75- Mihail BOGOSLOVSKIJ, « Kljucevskij-pedagog », in L. G e r n a j a (dir.), M. M. Bogoslovskij. htoriografija , memuaristika , èpistoljarija (Naucnoe nasledie), Moscou, Nauka, 1987, p. 43. 76- Vasilij K l j u c e v s k i j , R azbor issledovanija g. Ceculina : Goroda Moskovskogo gosudarstua v XVI veke, Saint-Pétersbourg, Tipografija Imperatorskoj Akademii nauk, 1892. 77- Leonid S o h i n , «Nacalo pereopisanija fonda Pomestnogo prikaza v 1918 godu», in V. K o r n e e v et E. S t a r o s t in (dir.), Arhivy S S S R ..., op. cit., p. 72-81, ici p. 73. Lorsqu’il se laissait tenter par l’utilisation sérielle d’un nombre plus ou moins grand de livres de cadastre et de recensement, chaque chercheur s’efforçait de veiller à l’adéquation de la série choisie aux objectifs de son étude. Le plus souvent, les auteurs étaient préoccupés par la conformité des données à la réalité : les agents du cadastre savaient-ils bien compter ? Comprenaient-ils leurs fonctions ? Connaissaient-ils suffisamment la géométrie ? Enregistraient-ils des données véri­ diques ou étaient-ils subornés par les contribuables ? Visitaient-ils vraiment tous les villages ou récoltaient-ils des informations par ouï-dire ? De fait, ce questionnaire n’était que partiellement inspiré par la lecture des sources historiques. L ’imprécision notoire des statistiques gouvernementales contemporaines des grandes réformes semble avoir également contribué à concentrer l’attention des historiens sur le problème de la « véridicité » (dostovernosf) despiscovyeknigi. En revanche, les doutes au sujet de la capacité des historiens eux-mêmes à interpréter correctement les cadastres anciens se trouvaient relégués au second plan. Les raisons de s’en inquiéter ne manquaient pourtant pas depuis que Lappo-Danilevskij et Miljukov avaient insisté sur la nature obscure des principales unités cadastrales moscovites - soha, v y f et zivmcaja cetuert’1*. Malgré les incertitudes, la corporation historienne arriva à la conclusion qu’il s’agissait de mesures de surface, c’est-à-dire d’unités objectives et comparables ; cet accord rendit possible l’utilisation des livres de cadastre en tant que source sérielle. Personne ne releva que les historiens, ce faisant, reconnaissaient à l’Etat moscovite des XVle-XVlle siècles une compétence (la production d’un cadastre), que l’Etat impérial du XIXe siècle était incapable de démontrer. Cette interprétation des unités cadastrales fit consensus pendant plus de vingt-cinq ans, jusqu’à la publication, en 1915-1916, de l’ouvrage de Veselovskij, Sosnoe pis’mo, première étude entièrement consacrée à la critique des piscovye knigi, forte de 1 158 pages d’analyse accompagnées de la publication de 630 sources. Veselovskij défendait une interprétation radicalement neuve des mesures du cadastre moscovite du XVIIe siècle. Selon lui, elles exprimaient la puissance économique des foyers fiscaux, évaluée par les agents du cadastre à partir d’une série de paramètres hétérogènes (la surface cultivée, la qualité des sols, la nature des bêtes et des outils possédés, la composition de la famille, l’existence d’activités non-agricoles et la nature de celles-ci). En l’absence d’instructions précises, le jugement subjectif des agents jouait probablement un rôle important: il fallait en déduire que l’évaluation s’effectuait de manière très variable, en fonction des lieux, des temps, des circonstances et des personnes impliquées. Veselovskij se fondait sur une analyse comparative de plusieurs séries de cadastres et, ce qui était aussi original que convaincant, sur de nombreux documents ayant servi à préparer et à accompagner les campagnes de cadastrage, documents qu’il sut retrouver, en tâtonnant, dans les fonds du secrétariat des Domaines du M a m ju . 78-Étymologiquement, le terme soha désigne une variante russe de l’araire, tandis que v y f renvoie à la notion de partie d’un tout; chetverf , quant à lui, signifie «un quart» {zivuscaja cetverf veut donc dire, littéralement, «un quart vivant»). La théorie de Veselovskij venait ébranler les bases de l’approche statistique des livres de cadastre et jetait un doute sur les résultats de l’histoire économique produite depuis un quart de siècle. La réaction immédiate des historiens révéla un certain embarras. La plupart de ceux qui s’exprimèrent reconnaissaient le sérieux de l’étude, mais sans entrer dans le vif du sujet, donc sans en tirer toutes les conséquences. Les événements révolutionnaires empêchèrent le développement d’une véritable discussion et, malgré sa reprise ponctuelle dans les années 1970 et le renouveau actuel d’intérêt pour les livres de cadastre, la question est aujourd’hui loin d’être tranchée : nous ne savons toujours pas dans quelle mesure cette source se prête à des analyses quantitatives. Néanmoins, de nos jours, les spécialistes des piscovye knigi mettent un accent particulier sur le facteur archivistique, en s’attachant à la reconstruction des archives initiales des agents de cadastrage, aux modalités de leur versement dans les dépôts d’Etat et à leur destin ultérieur en leur sein79. La théorie des groupes sociaux de Kljucevskij Parallèlement à l’étude du cadastre, qui servait surtout les intérêts de l’histoire économique et fiscale, l’histoire sociale avançait, elle aussi, en grande partie grâce à la conquête par les historiens des fonds du M a m ju . Toutefois, la colonisation scientifique de l’univers archivistique n’avançait pas d’un même pas: certains fonds étaient privilégiés au détriment des autres, en fonction de leur plus ou moins grande accessibilité (en termes de conditions de travail) et de leur actualité thématique. D ’ailleurs, les archives dans leur ensemble offraient, et continuent d’offrir, une représentation déséquilibrée de la société russe : certains de ses secteurs et certains aspects de son fonctionnement ne sont pas documentés, ou le sont moins que d’autres. Ces deux facteurs - une attention inégale aux archives existantes et une réflexion insuffisante sur ce que l’on pourrait appeler les lacunes archivistiques - influencèrent en profondeur, et pour longtemps, l’histoire sociale de la Russie moscovite. Dans ce domaine, le foisonnement monographique se trouva balisé par la théorie des groupes sociaux (soslovija) de Kljucevskij. L ’historien systématisa sa vision de la société moscovite dès 1886 dans un cours universitaire, L'histoire des groupes sociaux en Russie. Sténographié par ses étudiants, ce cours fut imprimé à l’usage des auditeurs en 1887, puis publié en 1913 à destination du grand public80. Son retentissement fut immense, à l’image de celui du Cours de l'histoire russe que 79- Aleksej F ro lo v , Novgorodskie piscovye knigi : istocniki i metody issledovanija , Moscou, Al’jans-Arheo, 2017; Elena K am a ra uli , «O primenenii norm ‘zivuscej cetverti’ v period piscovogo opisanija Voronezskogo uezda v 1627-1629 g.», Drevnjaja R u s\ Voprosy medievistiki, 71-2, 2018, p. 28-40. 80- Aleksandr JUSKOV, «Introduction», in A. JUSKOV (dir.), Kljucevskij V. O. Istorija soslovij v Rossii..., op. cit., p. v -x v il; Hans J. T o r k e , « Kliuciievskii’s Istoriia soslovii », Can adian-American Slavic Studies, 20-4, 1986, p. 309-329. Kljucevskij donna chaque année tout au long de sa carrière professorale81. Selon le témoignage de Miljukov, largement corroboré, « c’est à travers Kljucevskij que nous [les historiens russes] avons compris l’histoire russe pour la première fois. Même ceux d’entre nous qui contestent aujourd’hui sa vision, en sont tributaires82». Kljucevskij postule la division de la population dans l’Etat de Moscou entre les catégories de « gens de service » et de « gens taillables » tout en indiquant les principes d’interaction entre eux. D’après l’historien, l’Etat de Moscou aurait été un système socio-politique cohérent et efficace, à en juger par son expansion et sa résilience remarquables. Il se serait formé «comme un camp militaire» où la «charge de la défense » aurait été initialement partagée entre tous les sujets sous forme d’obligations (povinnosti) spécifiques, qui auraient fini par devenir inconditionnelles. Renforcé par la guerre, l’appareil central se serait développé au détriment des sociétés locales; la capacité d’autogouvernement de ces dernières, reconvertie pour servir les intérêts du centre, n’aurait pas été en mesure d’assurer le développement de corps politiques intermédiaires. La distribution des «obligations étatiques» aurait ainsi dessiné et fixé la division de la société en « classes » et en « groupes » (soslovija). Par conséquent, selon Kljucevskij, l’étude des « procédés administratifs de distribution des obligations étatiques » doit être, pour tout historien, la principale voie d’accès à la compréhension de l’architecture sociale, en apparence désarticulée, de l’Etat de Moscou du XVe siècle au début du XVIIIe siècle83. Le système de Kljucevskij naquit de recherches archivistiques dont on connaît avec précision le déroulement et les objets grâce au fonds personnel de l’historien et aux fiches de lecteurs du M a m ju 84. Parmi les documents qu’il a utilisés, quatre types de sources prédominent : les bojarskie knigi (répertoires, sous forme de codex, de tous les détenteurs des grades supérieurs du conseil du tsar, de la cour, de l’armée et de l’administration) ; les desjatni (listes nominatives des grades militaires moyens contenant des informations de nature variée, selon les besoins administratifs du moment); les listes généalogiques; les livres de cadastre. En d’autres termes, l’idée que se faisait Kljucevskij de la société moscovite fut principalement formée par l’analyse d’outils administratifs de l’appareil central, c’est-à-dire d ’instruments conçus par les agents du pouvoir pour approcher la population comme une ressource, afin de l’organiser en unités classables 81T. E m m o n s , « Kliuchevsii’s Pupils», art. cit. ; Robert F. B y r n e s , «The Survey Course that Became a Classic Set: Kliuchevskii’s Course ofRussian History », The Journal o f M odem History, 66-4, 1994, p. 737-754; A. SAHANOV, Russkaja istoriceskaja nauka..., op. cit., p. 155-162. 82Cité dans A. SAHANOV, Russkaja istoriceskaja nauka..., op. cit., p. 163. 8 3 - Vasilij K l ju c e v s k ij , Istorija soslovij v Rossii. Kurs, citanyj v Moskovskom U7iiversitete v 1886 godu, Moscou, Tipografija Moskovskogo Gorodskogo Arnol’do-Tret’jakovskogo ucilisca gluhonemyh, 1913, en particulier p. 88-200 et 213-214. 84- V. S e r e m e t e v s k i j , «Kratkij obzor ucenyh zanjatij... », art. cit., ici p. 35; M. RABINOVIC, «V. O. Kljucevskij ob arhivah», art. cit., ici p. 59-60; Aleksandr ZlM lN, «Arhiv V.O. Kljucevskogo », in P. ZAJONCKOVSKIJ (dir.), Zapiski otdela rukopisej Gosudarstvennoj biblioteki im. Lenina, vol. 12, Moscou, Kniga, 1951, p. 76-86. et gouvernables. Vus dans cette optique, les groupes sociaux apparaissaient comme des ensembles cohérents, aux contours nets, et les relations entre eux comme essentiellement fonctionnelles. Kljucevskij savait que les sources qu’il utilisait lui montraient un tableau partiel et partial des réalités moscovites. L ’observation de la société de sa propre époque lui suggérait que le passé avait été plus complexe : Formés par Fétude des sociétés occidentales, les chercheurs s'étaient habitués à traiter la société russe de haut. La composition de cette société leur paraissait un peu trop simple, les formes d'organisation naïves et insuffisamment définies, promettant peu de données instructives pour la science. [...] Au sommet de cette société\ on voyait le puissant pouvoir suprême concentré en une seule personne ; sous lui se prosternait la masse énorme du bas peuple, dont il confiait la direction à la classefoncière ; entre deuxforces sociales se blottissaient timidement les insignifiantes couches intermédiaires, le clergé\ les gens de bureaux, les habitants des villes. [...] La réforme du 19 février [1861, qui mit fin au servage] montra des institutions vivaces, des relations très complexes et très enchevêtrées entre différents groupes sociaux, mit en lumière des formes de cohabitation entre eux que, jusque-là, même Fimagination la plus puissante ne pouvait supposer [...] a priori. Tout celafait penser que notre société aussi avait vécu un travail intense dont seule l'expression extérieure avait pris des formes simples et peu sophistiquées 85. Malgré cet avertissement du père fondateur de l’histoire sociale russe, les historiens des générations suivantes excellèrent surtout dans l’examen des pièces du puzzle (les groupes sociaux), sans beaucoup progresser dans l’art de leur assemblage (la société)86. David Ransel a récemment suggéré que la structure de l’archivage moscovite fut - et demeure - la cause profonde de cette situation historiographique : Comme la Russie était gouvernée comme un assortiment de groupes sociaux spécifiques, les documents étaient organisés et conservés par institution et par position sociale. En conséquence, les chercheurs ont éprouvé des difficultés à intégrer et à analyser les relations entre les personnes de statuts sociaux différents87. Cette observation très juste de l’historien américain n’explique cependant pas en elle-même pourquoi l’histoire sociale du XIXe siècle privilégia l’analyse des sources illustrant le point de vue de l’Etat, sans l’équilibrer par une perspective différente, comme celle qu’offrent les matériaux judiciaires et les actes privés. Pour répondre à cette question, il faut nous tourner à nouveau vers l’histoire des archives et de l’archivistique. Rappelons que les documents permettant la reconstruction historio­ graphique du bas vers le haut - à l’instar des dossiers judiciaires - furent initialement 8586- V. K l ju c e v s k ij , Istorija soslovij v Rossii..., op. cit., p. 32-33. Gregory L. F r e e z e , «The Soslovie (Estate) Paradigm and Russian Social History», The American Historical Review , 91-1, 1986, p. 11-36, ici p. 11. 87David L. R a n s e l , « Implicit Questions in Michael Gonfino’s Essay: Gorporate State and Vertical Relationships », Cahiers du monde russe, 51-2, 2010, p. 195-210. conservés au sein de l’administration moscovite sous forme de grands rouleaux pouvant atteindre plusieurs dizaines de mètres de longueur. Au XVIIIe siècle, les rouleaux furent archivés sans égards particuliers car on pensait ne plus en avoir besoin. En règle générale, pour établir des attestations et des certificats, le recours aux livres était suffisant, et les archivistes se consacrèrent surtout à l’inventaire et à la création d’index de ces derniers. Plus fragiles que les livres, les rouleaux souffrirent bien davantage des problèmes de conservation au point que, après 1812 et pendant quatre-vingts ans, les archivistes n’y touchèrent guère, et les historiens encore moins88. En 1892, on s’attaqua enfin à l’inventaire et à la description pièce par pièce des rouleaux, en commençant par ceux du secrétariat de la Guerre. Les feuilles assemblées en rouleaux furent décollées et rangées dans des cartons89. L ’« inventaire descriptif» des plus de sept mille rouleaux fut publié au fur et à mesure de l’avancement des travaux, qui prirent presque trente ans puisqu’ils s’achevèrent en 1921 90. La direction du M a m ju avait espéré procéder de même avec les rouleaux du secrétariat des Domaines (six ou sept fois plus nombreux que ceux du secrétariat de la Guerre), mais le projet fut abandonné faute de moyens91. Entre 1946 et 1952, les rouleaux furent décollés et rangés en cartons sans aucune tentative de classement, de description ou d’indexation : selon l’estimation des archivistes, avec les moyens de l’époque, ces opérations auraient demandé quatre cents ans92. Vadim Koreckij, l’un des très rares historiens ayant tenté de travailler avec les rouleaux du secrétariat des Domaines, décrivit ainsi son expérience en 1983 : A présent, les rouleaux sont rangés dans des boîtes. Quand on en sort un de son carton, ilforme sur la table un pli en accordéon d'une taille modeste et d'aspect inoffensif. Mais ce n 'est qu 'une première impression. Les rouleaux restent toujours des matériaux d'accès difficile pour les chercheurs. Ils présentent un danger comparable à celui des sables mouvants. Ils sont des dizaines de milliers, et il n'existe aucun inventaire permettant de s'y repérer93. 88L. S o h i n , Moskovskij arhiv m'misterstua JUsticii..., op. cit., p. 165 et 333. 89- Vladimir S e r e m e t e v s k i j , «Arheograficeskie raboty po dokumentam Razrjada, hranjascimsja v b[yvsem] Moskovskom arhive ministerstva JUsticii », in Isto rieeskij arhiv, vol. 1, Petrograd, 2-ja Gosudarstvennaja tipografija, 1919, p. 79-100; L. S o h i n , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii..., op. cit., p. 241-259. 90- Les onze volumes de cet inventaire restent aujourd’hui le principal outil de travail avec ce fonds : Opisanie dokumentov i bumag, hranjascihsja v Moskovskom arhive ministerstva JUsticii, vol. 9-20, op. cit., Moscou, 1894-1921. 91L. S o h i n , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii..., op. cit., p. 162-171; Ici., «Plan opisanija stolbeov Pomestnogo prikaza v M a m ju », in V. USTINOV (dir.), Istoriografija i istoenikovedenie arhivnogo delà v S S S R , Moscou, MGIAI, 1984, p. 16-24; I d , «Nacalo pereopisanija fonda Pomestnogo prikaza v 1918 godu», art. cit., ici p. 72-81. 92 -Id., « Iz istorii opisanija dokumentov RGADA v 1960-e gg. », Otecestvennye arhivy, 5, 2018, p. 14; I d , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii..., op. cit., ici p. 170. 93-Vadim K o r e c k i j , «Metodika vyjavlenija unikal’nyh dokumentov iz stolbeov prikaznogo deloproizvodstva XVI-XVII vv. », in A ktualnye problemy istoc7iikovede7iija i spécialnyh istoriceskih disciplin, Moscou, Akademija nauk SSSR, 1983, p. 156. Pourtant, au XIXe siècle déjà, les historiens savaient que les rouleaux du secrétariat des Domaines étaient incontournables pour reconstituer les rapports économiques et sociaux : relations entre la monarchie et la noblesse, relations entre la noblesse, l’Eglise et les paysans (y compris les origines et l’évolution du servage), relations entre urbains et ruraux, et entre les paysans eux-mêmes. Les chercheurs qui osèrent plonger à l’aveugle dans cette masse documentaire reconnurent unanimement son importance. Ainsi Storozev, ancien élève de Kljucevskij et archiviste du M a m ju , écrivait-il en 1906: La lecture des rouleaux du secrétariat des Domaines en grande quantitépermet d'éclairer [...] la progressive constitution et révolution des normes du droit foncier à partir des conditions de vie quotidienne au milieu desquelles ces normes se développaient, en un m ot- la nature vitale des institutions, la technique administrative et la relation entre lefait et le droit dans les relations autour de la terre dans l'Etat de Moscou 94. À la même époque, Sergej Sumakov complétait l’opinion de son collègue : D'un côté\ ces rouleaux décrivent dans le moindre détail les conditions ordinaires dans lesquelles se réalisait la mobilisation despropriétésfoncières ; de l'autre côté\ ilsfournissent une multitude de données chiffrées de toute sortepermettant le recoupement des informations des livres de cadastre95. Enfin, en 1915, Veselovskij affirmait, catégorique: [Ces sources sont] irremplaçables pour des questions aussi importantes que la mobilisation des bénéficesfonciers, leur conservation dans une lignée ou leur transmission à des tiers, la stabilité ou non de cetteforme depropriétépendant lespériodes différentes, la composition et les mouvements de la population liés à la transmission des terres96. Ainsi existe-t-il des indices suffisants pour penser que l’histoire sociale de la Russie n’aurait pas été écrite de la même manière si Kljucevskij et ses successeurs avaient utilisé les rouleaux du secrétariat des Domaines. Qu’aurait-elle eu de différent ? Contrairement au secrétariat de la Guerre, que ses fonctions poussaient à classer la population en groupes étanches en ignorant les relations entre elles, le secrétariat des Domaines enregistrait ces relations et négligeait les frontières entre les groupes puisqu’il était commun à toutes les catégories de la population, du 94 - Vasilij STOROZEV, Materialypo istorii deloproizvodstva P'omestnogoprikazapo Yologodskomu uezdu v XVII veke, vol. 1, Saint-Pétersbourg, Tipografija Akademii nauk, 1906, p. IX. 95- Ce jugement de Sumakov fut exprimé dans sa recension sur le livre de E. D. Stasevskij, Moskovksij uezd po piscovym knigam XVI veka (Kiev, 1907); cité dans L. S o h i n , Moskovskij arhiv ministerstva JUsticii.. op. cit., p. 206. 9 6 - Stepan VESELOVSKIJ, «Introduction», in S. VESELOVSKIJ (dir.), Smutnoe vremja Moskovskogo gosudarstva, 1604-1613 gg., vol. 4, Arzamasskiepomestnye akty (1578-1618gg.), Moscou, Imperatorskoe obscestvo istorii i drevnostej rossijskih pri Moskovskom universitete, 1915, p. XVI. premier des courtisans au dernier des paysans. Faute de pouvoir travailler avec ces archives, l’histoire sociale de l’Etat de Moscou a reproduit pendant longtemps la grille de lecture administrative moscovite. De même, si la dichotomie entre un Etat centralisé surpuissant et des corps intermédiaires faibles ou inexistants s’est maintenue dans l’historiographie jusqu’à nos jours, et ce en dépit des bouleversements idéologiques et des changements de méthodes, c’est évidemment parce qu’elle se révèle, d’un certain point de vue, «objective», dans la mesure où elle reflète le contenu des dépôts d’archives. Dans ces derniers, les documents des instances administratives et judiciaires centrales occupent l’essentiel du volume, ceux des communautés locales ou autres corporations une place bien moindre, ceux des individus, presque aucune. Or il y a lieu de penser qu’à l’époque de leur production, le rapport quantitatif entre ces groupes de documents était différent - ce qui nous amène à la question des lacunes archivistiques. La faible diffusion du savoir-écrire en Russie jusqu’au X X e siècle ne signifie pas que l’écrit jouait un rôle marginal dans l’existence quotidienne de la population de l’Etat de Moscou. Par l’intermédiaire des écrivains publics, l’écrit intervenait fréquemment dans la vie des individus et surtout des communes. Les sociétés urbaines et villageoises locales assumaient des fonctions administratives très étendues, et parfois compliquées, ce qui supposait, dans cet Etat immense au pouvoir centralisé, des flots d’écritures. Mieux encore, des gens du peuple, illettrés, n’hésitaient pas à se tourner vers l’écrit dans toute sorte de situations, des plus solennelles aux plus ordinaires. Ainsi, la rareté des écrits privés et des actes administratifs d’origine locale et populaire dans les dépôts d’archives actuels tient moins au défaut de production qu’au manque de capacité d’assurer la transmission des archives. Si toutes les archives des élus locaux avaient survécu, si les actes privés s’étaient mieux conservés, leur masse aurait écrasé les écrits des fonction­ naires moscovites et la théorie de l’Etat unitaire précoce n’aurait pas pu être formulée par les historiens dans les termes que l’on connaît. De nos jours, la révision de cette théorie passe, entre autres, par une approche pour ainsi dire archéologique des archives, qui revalorise la représentativité de certains documents rares. Mihail Krom, par exemple, sur la base d’une correspondance privée à ce jour unique, propose d’abandonner la conception classique de l’Etat moscovite au profit d’une vision d’un pouvoir pluriel : « le tsar n’était jamais qu’un seigneur parmi bien d’autres, c’est-à-dire l’un des nombreux bénéficiaires des obligations de service ; [...] dans les années 1550, le service privé n’était pas un phénomène marginal et les nobles qui ne vivaient pas à Moscou pouvaient choisir le seigneur qu’ils voulaient servir97». Les deux cas que nous avons étudiés esquissent l’interaction qui s’est nouée, dès la naissance de l’historiographie universitaire et de l’archivistique, entre, d’un côté, l’écriture de l’histoire russe moderne et, de l’autre, la typologie des archives des 97-Mikhail K r o m , «Private Service and Patronage in Sixteenth-Century Russia», Russian History , 35-3/4, 2008, p. 309-320. XVIe-XVIIe siècles, la structure et le fonctionnement des dépôts d’archives organisés au XVIIIe siècle et transformés au XIXe siècle, la nature des premiers instruments archivistiques et la façon dont ils furent mis en circulation à un moment très particulier dans la vie de la société impériale. Depuis, entre la croissance des dépôts d’archives (d’abord avec la nationalisation des archives privées après 1917, puis avec la centralisation des archives régionales) et leurs restructurations successives, la sophistication de la science archivistique et la superposition des traditions historio­ graphiques, l’équation n’a fait que gagner en complexité. Un facteur cependant n’a jamais bougé : les 48 553 rouleaux du secrétariat des Domaines restent presque aussi peu accessibles, et donc aussi peu explorés, qu’ils l’étaient du vivant de Kljucevskij. On sait pourtant que ces rouleaux constituent près d’un quart de l’ensemble de l’héritage documentaire des XVIe et XVIIe siècles et qu’ils sont indispensables pour confirmer, détailler, nuancer, corriger, réfuter ou remplacer tout ou partie de la représentation dominante de l’histoire moderne russe. Il n’est donc pas impossible qu’un jour, l’Agence fédérale des archives de la Fédération de Russie décide d’allouer des moyens budgétaires pour rendre utilisable ce fonds unique. Gela représenterait un grand événement pour la discipline historique russe ; mais pour en profiter dans les meilleures conditions, encore faut-il que nous, archivistes et historiens, ayons discuté ensemble des moyens de naviguer sur ce Pactole sans se laisser dévier par ses flots abondants. A nna Joukovskaia C n r s /E h e s s Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre-européen E vgenii Akelev U niversité nationale de recherche Ecole supérieure d'économie (Moscou) F aculté des sciences hum aines