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Quêtes litt éraires nº 4, 2014 Donia Boubaker Université de Cergy-Pontoise/Université de Manouba Marginalité et errance dans l’œuvre de Laurent Gaudé : le vagabond comme figure de la rupture Dépeignant un univers fictionnel particulièrement tragique, les œuvres de Laurent Gaudé1 sont hantées par des personnages errants, se déplaçant sans cesse pour tenter de s’affranchir de la société aliénante dans laquelle ils vivent. Contrebandiers, déserteurs, meurtriers, rebelles, maudits et autres boucs-émissaires forment un cortège de marginaux qui rompent le pacte social pour entrer en errance. Laurent Gaudé perpétue un imaginaire littéraire où l’errant, le vagabond, représente une altérité sociale remettant en cause le bienfondé de la norme et manifestant une aspiration à plus de justice et de liberté. L’auteur s’inscrit ainsi dans la lignée d’écrivains qui, dès la fin du XIXe siècle, « […] jugent [à travers les errants] l’incapacité de la société à produire autre chose que de l’argent, de la répression, de l’inégalité et finalement le rejet des plus démunis » (Wagniart, 1999 : 63). Représentant le rapport conflictuel qui oppose l’individu au monde dans lequel il évolue, le vagabond gaudéen se fait la métaphore du malaise extrême qui frappe les sociétés contemporaines. Le choix de l’errance constitue alors le rejet des différentes formes d’aliénation que le monde moderne fait subir aux hommes. Le vagabond incarne ainsi une figure de la rupture. 1. Univers d’exclusion et déshumanisation des êtres : une contextualisation de la rupture L’œuvre romanesque de Laurent Gaudé puise dans les plaies béantes d’une humanité évoluant dans un monde qu’elle a forgé mais qu’elle ne contrôle plus. De texte en Donia Boubaker – doctorante en cotutelle à l’Université de Cergy-Pontoise et à l’Université de Manouba. Adresse pour correspondance : Centre de Recherche Textes et Francophonies, Université de Cergy-Pontoise, Site des Chênes II, 33 boulevard du Port, 95011 Cergy-Pontoise Cedex, France ; e-mail : donia.boubaker@yahoo.fr 1. L’importance de l’œuvre de Laurent Gaudé et sa pluralité générique nous conduisent à restreindre le corpus étudié dans cet article aux textes romanesques traduisant l’imaginaire contemporain de l’auteur. L’action de ces textes se déroule ainsi aux XXe et XXIe siècles. 164 Donia Boubaker texte, l’auteur crée un univers aliénant où l’homme est broyé et l’Altérité marginalisée. Reflet d’un monde contemporain en crise, cet univers, dont nous nous proposons d’étudier plusieurs déclinaisons, repose sur une dynamique qui allie exclusion et déshumanisation des êtres. 1.1. Inégalités économiques et marchandisation de l’homme : la société du gain Épopée familiale dans le Sud de l’Italie du XXe siècle, Le Soleil des Scorta met en scène une société du gain où seule la fortune est garante de respect. La valeur de l’argent se substitue alors à toute autre forme de valeur humaine. Rocco Scorta, le patriarche, en est l’exemple parfait. Pour être né de l’union d’un bandit lapidé et d’une vieille fille décédée en couches, Rocco, considéré par les villageois de Montepuccio comme « [u]ne bête qui n’aurait pas dû naître » (Gaudé, 2008 : 39), est menacé de mort par la communauté puis exilé dès le berceau dans un village voisin. Devenu un criminel sanguinaire à la tête d’une fortune considérable, il revient au village et suscite chez les Montepucciens un mélange de peur, de respect, d’envie et de fierté. Ce respect et cette place de choix dans la communauté, que l’argent a permis d’obtenir, Rocco choisit d’en priver ses enfants. Maudits par leur père, ils sont condamnés à la misère, devant alors évoluer en marge de la communauté et aux frontières de la légalité. Le Soleil des Scorta pose également la question de l’immigration clandestine, sujet que l’auteur approfondira dans le roman Eldorado. Dans ces deux textes, la société du gain permet de réduire l’homme à l’état de marchandise. Donato Scorta, petit-fils de Rocco et contrebandier de son état, en fera l’expérience. Le trafic de cigarettes auquel il s’adonnait laisse place au transport d’immigrants clandestins. Annonce de ce changement de cargaison, le discours de l’un de ses contacts établit un rapport d’équivalence entre les cigarettes et les clandestins, désignés par le pronom personnel COD les et le pronom démonstratif ça : « Tu les laisses à l’endroit habituel. […]. Tu vas voir, ça paie mieux que les cigarettes » (Gaudé, 2008 : 202). Cela induit un processus de déshumanisation ôtant toute valeur, autre que marchande, à ces êtres qui seront par la suite exploités telles des bêtes de somme. Cette marchandisation des hommes permet aux trafiquants d’user des clandestins comme bon leur semble. Dans Eldorado, les immigrants sont abandonnés en pleine mer sur des bateaux comparés dans le texte à des « paquet[s] contenant un animal mort » (Gaudé, 2006 : 33). Les hommes ne sont plus que des rebuts humains (Bauman, 2009 : 17) recrachés par la mer. L’ampleur de ce trafic aura pour effet de transformer l’Europe en une forteresse imprenable rejetant l’altérité et protégée par des garde-côtes devenus chasseurs. 1.2. Maîtres et chiens : un monde de ségrégation La métaphore animale prend une ampleur particulière dans le roman Ouragan où l’exclusion se fait survivance de la ségrégation raciale. Ce texte choral peut être considéré comme le roman des sans-voix, des hommes et des femmes qui errent dans les rues désertées d’une Nouvelle-Orléans attendant l’assaut destructeur de l’ouragan Katrina. Parmi eux, un groupe de prisonniers abandonnés dans des cellules prêtes à Marginalité et errance dans l’œuvre de Laurent Gaudé : le vagabond comme figure de la rupture 165 être englouties par les flots et qui parviennent à s’évader. Porteurs de la conjugaison des facteurs d’exclusion que sont la race, la pauvreté et la criminalité, ils représentent pour les garants de l’ordre social et moral la lie de l’humanité. Ainsi, l’un des narrateurs-personnages du roman, un révérend qui officie dans cet établissement carcéral, n’hésite pas à mettre en parallèle l’origine raciale des prisonniers et leur statut de criminel : Une fois par semaine, je plonge dans le bâtiment, longeant, à perte de couloirs, des cellules où s’entassent des Noirs. Le Seigneur a mis au fond d’eux le crime et la luxure. […] c’est notre visage de faiblesse. […]. Je ne sais pas si certains d’entre eux peuvent être sauvés, la plupart semblent ne rien éprouver, ils ne parlent pas de repentance et ne sont torturés d’aucun remords, mais je viens tous les mardis pour ne pas oublier le visage du mal. Tueurs, pilleurs, voleurs, alcooliques, drogués, c’est la face immonde de la ville qui se tient là (Gaudé, 2013 : 22-23). Un discours particulièrement raciste où la négation traduit un point de vue qui prive les prisonniers de tout sentiment humain et les assimile à des démons. Cette déshumanisation trouve un écho dans les humiliations subies par les détenus, la prison étant qualifiée par les gardiens de « chenil ». La société punitive2 n’a plus pour objectif la réinsertion des marginaux dans la communauté mais leur exclusion et leur aliénation les plus totales. Réduits à l’état de servitude animale, ils adoptent le comportement de chiens. Lors de la visite du révérend, la tension des prisonniers est telle qu’ils se mettent à aboyer. Buckeley, narrateur-personnage qui embrassera à la fin du roman la vie de vagabond, commente : « […] nous sommes les bêtes qu’ils veulent que nous soyons, les chiens du chenil […] » (Gaudé, 2013 : 24). Gaudé construit le récit consacré aux prisonniers sur une analogie animale qui se poursuivra tout au long du texte dans la mesure où une fois évadés, les prisonniers adopteront le comportement d’une meute dirigée par le plus violent d’entre tous. 1.3. Monstres et victimes : le monde de la Grande Guerre Cette brutalisation est également le lot des personnages du roman Cris. Ce dernier met en scène vingt-quatre heures de la vie de soldats de la Grande Guerre. La violence dans laquelle ils sont plongés les transforme en machines de guerre, des monstres qui ne savent plus que tuer. Gaudé décrit dans ce roman la régression animale des soldats. Elle est traduite dans le texte par un grand nombre de comparaisons et de métaphores les associant à divers animaux sauvages : meute de chiens, horde, rats des tranchées, etc. La guerre éveille en effet les instincts primaires (instinct de survie, vengeance, 2. L’enfermement représente l’un des quatre grands types de sociétés punitives répertoriées par M. Foucault. Ce dispositif disciplinaire, qui s’imposera au détriment des autres modes punitifs, vise à inscrire dans le corps des détenus des conduites normalisées en se reposant sur un système de sanctions correctrices. 166 Donia Boubaker goût du sang) des poilus qui sont quotidiennement réduits à tuer ou se faire tuer. Le personnage de l’homme-cochon, qui s’inspire du mythe de Circé, représente le cas le plus extrême de cette analogie dans la mesure où la régression animale sombre dans la monstruosité. Dément perdu dans le no man’s land du front, ce vagabond des tranchées erre nu, la barbe et les cheveux longs et hirsutes, un masque à gaz lui recouvrant le visage, ne s’exprimant plus que par des grognements et des cris. L’homme-cochon se présente comme un exemple d’exclusion subie. En effet, dans un univers régi par l’appartenance à un camp déterminé, l’absence d’uniforme et sa folie aphone ne permettent pas de déterminer l’origine de cette victime des mouvements de marée du champ de bataille. Le rôle des instincts n’est pas toujours aussi ostentatoire. Quentin Ripoll, seul survivant d’une section de soldats qui sera entièrement décimée par les troupes ennemies lors de la grande mêlée finale du roman, décrit ainsi sa métamorphose en bête tueuse lorsqu’il ôte la vie d’un ennemi pour la première fois : « Je n’ai plus vu personne. Corps à corps pour la vie. J’étais une bête et je ne me souviens plus. J’étais une bête et je n’oublierai jamais » (Gaudé, 2005 : 138). Le parallélisme antithétique traduit la force du traumatisme subi et le passage de l’état d’homme à celui de monstre, une créature dénuée de pitié, assoiffée de sang. La transformation qui s’opère prive les soldats de toute forme d’humanité et les rend incapables de reprendre le fil de leur vie d’avant-guerre, les excluant de leur passé, de leurs familles. Dans l’incipit du Colonel Barbaque, nouvelle se présentant comme une suite de Cris, Ripoll commente sa tentative de retourner à la vie civile : « J’avais toujours su que je n’arriverais pas à revenir des tranchées. […]. Elles m’avaient appris la rapidité de l’assassin et la patience du chien. On ne fait pas un homme avec cela. Nous n’étions plus des hommes » (Gaudé, 2007 : 92). Ces déclinaisons du monde contemporain décrit par Gaudé se présentent comme autant de forces aliénantes qui emprisonnent les personnages dans un univers de violences particulièrement tragique. L’exclusion et la déshumanisation des êtres donnent naissance à des créatures marginales dont certaines seront amenées à choisir entre la soumission et la résistance à ces forces. Une résistance qui se fera rupture et prendra la forme d’une vie d’errance vagabonde. 2. Franchir la frontière : le choix de l’errance vagabonde Le choix de la rupture est au cœur de la transformation du marginal en vagabond dans plusieurs textes de Laurent Gaudé. Transgression de l’ordre moral imposé par les mondes de l’exclusion, le choix de l’errance fait du vagabond gaudéen un être renouant avec une forme de moralité primitive3. Incarnation de la rupture, le person3. Le personnage gaudéen va choisir entre ce qu’il juge bien ou mal en s’affranchissant de la norme sociale imposée par l’univers auquel il appartient. Zygmunt Bauman explique ainsi en quoi consiste Marginalité et errance dans l’œuvre de Laurent Gaudé : le vagabond comme figure de la rupture 167 nage du vagabond se fait la dénonciation d’une aliénation à laquelle il refuse de se soumettre. Gaudé oppose alors à ces mondes déshumanisants des espaces de l’errance où l’homme peut s’affranchir du joug de l’aliénation. Le choix de la rupture se fait dès lors le franchissement de la frontière qui sépare ces mondes antithétiques. 2.1. En quête de liberté : le choix de la nature Face à l’univers aliénant des hommes, Laurent Gaudé oppose dans les romans Le Soleil des Scorta et Ouragan celui de la nature. Choisir cette dernière se présente comme un retour aux valeurs primordiales telles que la liberté. L’harmonie sauvage de la mer ou du bayou remplace ainsi l’ordre artificiel forgé par une humanité déliquescente. Issu d’une famille marginalisée, Donato Scorta est frappé dès sa plus tendre enfance de mélancolie. La contrebande, qui allie clandestinité et voyages maritimes, audace et liberté, lui a permis de juguler l’ennui profond que suscite en lui la société. C’est donc très tôt que s’amorce la rupture qui conduit le personnage à adopter une vie vagabonde et à choisir le royaume de la mer. C’est en prenant conscience des désirs inassouvis des siens que Donato rejettera le commerce des hommes pour s’adonner exclusivement à la contrebande. Son existence se résume alors aux « […] voyages nocturnes, ces instants d’immenses silences et d’errances maritimes » (Gaudé, 2008 : 200). Se détacher des aspirations humaines et des frustrations qui peuvent en résulter n’implique pas cependant une absence d’empathie. La rencontre de Donato avec une immigrante clandestine le bouleverse à tel point qu’il choisit de devenir passeur pour aider les clandestins à réaliser leurs rêves. S’il donne ainsi un sens à ses pérégrinations, le vagabond des mers perturbe par ailleurs un système fondé sur la marchandisation des êtres en y introduisant une dimension humaine. Se consacrer à l’Autre, implique toutefois une nouvelle rupture : Donato n’accostera plus jamais à Montepuccio et renoncera aux siens. Il finira par se laisser emporter dans une errance sans but et franchira la frontière qui en fera un voyage sans retour. Le vagabondage est à la fois fuite et quête de paix. Le roman Ouragan oppose quant à lui la ville, monde artificiel créé par les hommes et symbole d’injustices sociales et de violence, au bayou, cœur palpitant d’une nature qui se déchaîne tout au long du récit pour reprendre ses droits. Buckeley, l’un des détenus évadés, choisira le bayou. Un choix qui résulte d’un cheminement intérieur le conduisant à retrouver son humanité. En effet, à la suite de son évasion, il est amené à subir un certain nombre d’épreuves et à prendre des décisions qui l’affranchissent peu à peu de sa condition animale. Rompre avec la meute est l’une d’elles. Buckeley cette moralité primitive : « […] bien avant qu’on ne nous indique avec autorité ce qui est «bien» et ce qui est «mal» […], nous sommes confrontés au choix entre le bien et le mal ; et ce dès la toute première, et inévitable, rencontre avec l’Autre. Cela suppose alors […] que nous affrontions notre situation en tant que problème moral et nos choix de vie en tant que dilemmes moraux. Il s’ensuit que nous portons des responsabilités morales […] bien avant qu’on ne nous en donne ou que nous en prenions par le biais de contrats, calculs d’intérêts ou de ralliement à une cause » (2014 : 8). 168 Donia Boubaker refuse ainsi de demeurer une bête à l’appétit vorace et au meurtre facile. Il s’oppose alors au chef de la horde et part en compagnie de deux autres prisonniers avant de faire face, seul, à la frontière qui sépare la ville et le bayou. Une frontière qu’il choisit de franchir à la fin du récit pour devenir un homme libre. Son évasion se mue donc en quête initiatique lui permettant de contrer la déshumanisation subie et d’accéder à une liberté que seules la nature et une vie errante sont en mesure de lui accorder. Le choix de la nature ne représente pas cependant une garantie de survie. Si le vagabond accède à la liberté, il accepte également de mourir prématurément. Désirant errer « jusqu’au bout de la mer » (Gaudé, 2008 : 213), Donato laissera sa barque dériver au-delà de tout retour possible et mourra en suivant le soleil. La mort de Buckeley est annoncée quant à elle sous la forme d’une prolepse qui souligne la puissance sauvage d’une nature face à laquelle l’homme n’est rien. Dans ces deux exemples, le coût de la liberté s’avère fatal. 2.2. La bête errante : le choix de l’Afrique La fin tragique du vagabond est mise en scène dès l’incipit de la nouvelle Le Colonel Barbaque. Le personnage éponyme agonise dans une barque dérivant sur le fleuve Niger et se remémore sa vie depuis qu’il a quitté les tranchées. Dans ce récit de la confrontation, la France coloniale et l’Afrique colonisée s’entrechoquent, opposant oppression et désir de liberté. Survivant de la Grande Guerre, Quentin Ripoll va rejeter son pays d’origine qu’il juge responsable du sort tragique des poilus et choisir l’Afrique. Pour ce mort-vivant souffrant de syndrome post-traumatique, le continent africain représente la dernière chance de trouver un équilibre qui réfrénera sa faim de violence. Ripoll troque ainsi l’attente muette dans laquelle il était plongé avec une vie d’aventurier nomade s’adonnant à divers trafics. Une vie de marginal que désapprouve Samard, officier français incarnant la norme promue par la pensée impérialiste. Le choix de l’Afrique prendra une dimension politique lorsque Ripoll décidera de se battre aux côtés de rebelles indigènes. Ce choix marque sa rupture définitive avec son pays d’origine, coupable d’avoir exporté la guerre hors de ses frontières. Le poilu va ainsi mettre sa bestialité au service d’un peuple luttant pour recouvrer sa liberté. C’est au cours d’une insurrection à Bandiagara que le contrebandier est amené à choisir son camp. Plutôt que d’abattre ses agresseurs, il retourne son arme contre un officier français et l’achève. Il devient alors le colonel Barbaque, dieu carnassier impitoyable à la tête d’un groupe de rebelles. Fort de cette nouvelle identité, le survivant des tranchées se mue en guerrier errant, se déplaçant sans cesse à travers le pays pour attaquer les comptoirs, les forts et autres bases militaires françaises. Évitant de sombrer dans une forme de paternalisme néocolonial, la nouvelle, récit de l’échec, n’institue pas le poilu en sauveur. Ce dernier est une bête qu’on lâche sur l’ennemi, une arme de guerre. La renaissance de Ripoll sous l’identité du colonel Barbaque permet la mise en exergue de la démesure monstrueuse de la violence qui l’habite. Tout en dénonçant l’entreprise coloniale, le récit met l’accent sur l’intériorité torturée du personnage éponyme. Barbaque ne parvient pas à rompre avec le monde Marginalité et errance dans l’œuvre de Laurent Gaudé : le vagabond comme figure de la rupture 169 de la guerre qui le hante. Il est et restera le tueur né dans les tranchées. Choisir de lutter contre son pays d’origine revient alors à combattre le monde de la guerre qu’il incarne. Un dilemme moral qui se confond avec une tentative de convertir le mal en bien. La soif du tueur est ainsi mise au service d’une cause juste. C’est cette incapacité à se libérer de la bête qui sommeille en lui qui causera sa perte. Alors que les rebelles acceptent de se soumettre à l’autorité coloniale, une cérémonie tribale est organisée afin « [d’]enterr[er] la guerre » (Gaudé, 2007 : 110). Les guerriers doivent boire une préparation qui exorcise les êtres du mal qu’elle insuffle dans les corps et empoisonne ceux qui ne peuvent y renoncer. Barbaque échoue et son corps fiévreux est placé dans la barque qui dérivera le long du fleuve Niger. Des tranchées à son dernier souffle, le poilu ne fera qu’errer. 2.3. Le vagabond de l’ombre : le fantôme de la mémoire Dans le roman Cris, Jules, l’un des narrateurs-personnages du récit, renoncera à la confrontation pour embrasser l’ombre. Son errance se déroulera dans un entre-deux qui lui confère une forme d’éternité. Ce récit de la catastrophe oppose en effet deux espaces mitoyens qui ne sont pas censés se mêler : le front et l’arrière. Si le premier symbolise la Mort, le second est l’incarnation d’une vie qui se poursuit malgré le conflit. Présenté comme un monde clos dont on ne peut échapper, le front est régi par une règle immuable formulée par Jules : « On finit toujours par revenir aux tranchées » (Gaudé, 2005 : 94). Une règle qu’il brisera pourtant en désertant. Jules va en effet quitter l’espace de la Mort et franchir la frontière qui sépare le front de l’arrière. Cet acte ne relèvera pas d’un choix mais correspondra, dans le texte, à une nécessité. Le jeune homme en permission est pris d’une extrême angoisse lorsqu’il prend conscience que le train qui le mène à Paris n’est qu’une extension du front ; la capitale n’est plus qu’une parenthèse annihilée par la boucle sans fin que forment les rails. Jules saute alors du train en marche dans une tentative désespérée d’échapper à la mort. Loin de lui permettre de réintégrer le monde des vivants, cette désertion lui donne un statut de marginal, confronté à l’opprobre des habitants de l’arrière. Cependant, cet acte en fera une créature de l’entre-deux. En sautant du train, Jules expérimente une forme de renaissance qui le fera appartenir à ces deux mondes : le poilu va désormais entendre les voix des soldats mourants. Sa désertion se transforme ainsi en mission : faire parvenir les cris du front à l’arrière. Dernier témoin du cri ultime des poilus, Jules devient sous la plume de Gaudé un avatar du juif errant, témoin de l’Histoire par excellence. La Mémoire et l’Oubli vont en effet se superposer aux symboliques de vie et de mort qui caractérisent respectivement l’arrière et le front. En effet, outre leur métamorphose en bêtes tueuses, les soldats subissent une autre forme de déshumanisation dans la mesure où ils sont réduits à de la chair à canon substituable. Victimes du monde de la guerre, ils ne sont plus que des êtres aux corps mutilés, défigurés, gazés, cadavres sans noms dont on ignore les dernières souffrances. Des souffrances vouées à l’oubli. Alors qu’il tente de transmettre les voix du front, Jules est chassé par des villageois qui préfèrent rester 170 Donia Boubaker aveugles et sourds aux horreurs des tranchées. Sa parole est discréditée dans la mesure où un soldat ne peut quitter le front. Il est alors amené à faire un choix entre son devoir patriotique qui implique de retourner à sa tranchée et le droit à la mémoire pour ceux qui sont morts au front en criant. En abandonnant la vie de soldat, Jules fait le choix de l’errance et se destine ainsi à évoluer à l’ombre du monde des hommes. Seules traces de son passage, des statues de boues aux bouches béantes, érigées de nuit sur tout le territoire de l’arrière. En confiant les cris des poilus à la terre, Jules le transforme en espace mémoriel et crée un lien matériel qui unit les morts et les vivants. Clôturant un roman qui mime la dynamique d’un cercle sans fin, l’errance du soldat semble éternelle et se présente comme la métaphore du caractère incessant du travail de mémoire à accomplir pour transmettre la parole des sans-voix. Le choix de franchir la frontière est motivé dans ces divers exemples par une volonté, un besoin viscéral, de se libérer de l’univers de violence dans lequel les personnages sont condamnés à évoluer. L’errance se fait alors transgression du pacte social des mondes de l’exclusion et plongée sans retour dans la marginalité la plus extrême. Un choix qui implique également une inversion des valeurs morales dans la mesure où la norme sociale de ces mondes est dénoncée et invalidée. Les vagabonds gaudéens vont éternellement se battre contre la barbarie qui déshumanise. À travers ses romans et ses nouvelles, Laurent Gaudé compose une figure plurielle du vagabond dont plusieurs avatars trouvent leur unité dans le choix de la rupture. Initiant ou clôturant les récits et les fragments de textes polyphoniques consacrés à ces personnages errants, la rupture se pose comme un moment charnière de destins qui mêlent tragique et épique. D’œuvre en œuvre, la figure du vagabond permet la mise en exergue d’un système de valeurs éthique qui promeut la liberté et la dignité des êtres humains. La rupture marque ainsi une résistance, une opposition, à une société aliénante. Elle ne peut cependant enrayer « la chute extrême » (Biet, 1997 : 173) qui menace les personnages gaudéens. Luttant contre la déshumanisation imposée par les mondes de l’exclusion, le vagabond, de par son choix transgressif de rompre avec ces derniers, accepte un destin marqué par la fatalité et la malédiction. Subie comme l’homme-cochon de Cris ou choisie comme Buckeley d’Ouragan, l’errance fait partie de la définition de l’homme gaudéen. BIBLIOGRAPHIE Bauman Z. 2009. Vies perdues. La modernité et ses exclus. Paris. Éditions Payot & Rivages. Bauman Z. 2014. La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité. Paris. Librairie Arthème Fayard/Pluriel. Biet C. 1997. La Tragédie. Paris. Armand Colin/Masson. Foucault M. 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris. Gallimard. Gaudé L. 2005. Cris. Paris. Librairie Générale Française. Le Livre de Poche. Gaudé L. 2006. Eldorado. Arles. Actes Sud. Marginalité et errance dans l’œuvre de Laurent Gaudé : le vagabond comme figure de la rupture 171 Gaudé L. 2007. Dans la nuit Mozambique. Arles. Actes Sud. Gaudé L. 2008. Le Soleil des Scorta. Paris. J’ai lu. Gaudé L. 2013. Ouragan. Arles. Actes Sud/Léméac (Babel). Rouart M.-F. 1989. Le Mythe du juif errant. Paris. Éditions José Corti. Wagniart J-F. 1999. Le Vagabond à la fin du XIXe siècle. Paris. Belin. The tramp and outcast in Laurent Gaudé’s work or the hobo as a social outcast figure ABSTR AC T: Partly a tramp and partly an outcast, the hobo as a character in Laurent Gaudé’s imagination and fiction is a multi-faceted figure, a metaphor for modern world crisis. Resorting to a sort of primitive morality, he elects to break away from a universe of exclusion, alienating individuals to the point of stripping them off of their humanity and he ultimately becomes a hobo. His wanderings become a form of resistance to repressive normality and the Gaudean tramp evolves into a social rebel figure. Keywords: hobo, outcast, rebel, exclusion, alienation, resistance, primitive morality. 172 Donia Boubaker