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MARCION ET LUC

Un certain nombre de passages de Luc manquants chez Marcion ne le sont pas du fait de sa doctrine. On est donc amené à penser qu’ils étaient probablement absents du texte du IIIè Evangile que l’hérésiarque avait sous les yeux.

MARCION ET LUC Le rôle princeps de Marcion, vers 150, dans l’élaboration d’un Canon néo-testamentaire est une évidence historique généralement reconnue. Si l’hérésiarque, rejetant l’Ancien Testament, n’avait pas constitué une nouvelle liste d’écrits normatifs pour les chrétiens, la Grande Eglise aurait-elle songé à jeter les bases d’un Canon à la fin du IIè siècle ? Le plus ancien Canon connu est un fragment latin de la fin du IIè s, découvert par l’historiographe Muratori en 1740 dans la Bibliothèque ambrosienne de Milan. Les Montanistes n’avaient pas jeté les bases d’un nouveau Canon ; en effet, ils prétendaient que l’inspiration prophétique n’avait pas pris fin. Adepte de Paul, Marcion admettait un Corpus paulinien (l’Apostolicon) comportant 10 épîtres, expurgées toutefois des « traits judaïsants ». (A noter que les Pastorales et l’Epître aux Hébreux ne faisaient pas partie de sa liste. Pour les Pastorales, la raison est peut-être la suivante : I Timothée se termine par une invective anti-marcionite : « O Timothée, garde le dépôt, en évitant les bavardages impies et les Antithèses d’une pseudo gnose, dont certains qui en font profession se sont écartés en ce qui concerne la foi. » (I Ti 6/20.21, grec – les traducteurs, excepté Crampon, ont affadi ces versets, leur enlevant leur sens premier). Les Antithèses de Marcion sont nommément mentionnées. II Timothée renferme aussi une pointe anti-marcionite : « Toute Ecriture est inspirée de Dieu… » (II Ti 3/16) L’Epître aux Hébreux fait constamment référence à l’ancienne alliance ; elle ne pouvait donc que déplaire à Marcion. De plus, son origine non-paulinienne était peut-être connue de l’hérésiarque. et 4) L’auteur de II Pierre — contemporain de l’hérésiarque — connaît aussi un Corpus de Paul : « Notre bien-aimé frère Paul, qui vous a écrit selon la sagesse qui lui a été donnée, comme aussi dans toutes les lettres où il est parlé de ceci, dans lesquelles certaines choses sont difficiles à comprendre, que ceux qui sont sans instruction et sans solidité tordent, comme aussi les autres Ecritures, pour leur propre perdition. » (II Pi 3/15b.16). Ce sont des « sans règle » (vt 17). L’allusion à Marcion et à ses disciples est assez limpide. Il en va de même de ce passage de la seconde lettre de Polycarpe aux Philippiens (7/1) (même époque) : « Quiconque tord les paroles du Seigneur selon son caprice et ne proclame ni la Résurrection ni le Jugement est le premier-né de Satan. » C.f. Irénée, C.H., III, 3, 4 : « Polycarpe lui-même, à Marcion qui l’abordait un jour et lui disait : « Reconnais-nous », « Je te reconnais, répondit-il, pour le premier-né de Satan. » En ce qui concerne les Evangiles, Marcion n’en admettait qu’un seul, qu’il appelait l’ Evangelion, « l’Evangile ». En fait, c’était celui de Luc, jamais utilisé avant lui (Papias ne le connaît pas), qu’il retient peut-être en raison de la relation supposée entre « le cher médecin » et Paul Il serait téméraire de remettre en question l’antériorité de Luc par rapport à l’Evangile de Marcion. Voir à ce sujet Christophe Guignard, Marcion et les Evangiles canoniques, à propos d’un livre récent, ETR, 2013/3, pp 347-363. L’auteur y réfute la thèse de Markus Vinzent, à savoir la redatation postérieure à Marcion de la plupart des écrits du Nouveau Testament, notamment des Evangiles canoniques. C.f. M. VINZENT, Marcion and the Dating of the Synoptic Gospels, " Studia Patristica Supplements " 2, Louvain-Paris-Walpole, MA : Peeters, 2014, dans Apocrypha 26 (2015), p. 372-374. Du bloc Luc-Actes, Marcion ne retient que Luc. ROBERT M. GRANT (La Formation du NT, trad. fse, p 126) suppose qu’il ne connaissait pas les Actes, ce qui l’aurait aidé à classer les lettres de Paul selon leur ordre chronologique. Son ordre est le suivant : Galates (le fer de lance de Marcion), I et II Corinthiens, Romains, I et II Thessaloniciens, Ephésiens qu’il appelle Laodicéens, Colossiens, Philémon et Philippiens. . Contrairement au procédé pratiqué par l’ensemble des gnostiques, Marcion ne se réclame pas de « traditions secrètes » — orales ou écrites — confiées par Jésus à certains disciples choisis (CAMPENHAUSEN). L’Evangile-Luc de Marcion comportait de grandes différences par rapport au Luc qui nous est parvenu. Etait-il dépourvu du Prologue et de l’Evangile de l’Enfance, ou est-ce Marcion qui les a supprimés ? (voir la Note 9) Le fait est que l’hérésiarque avait soigneusement éliminé les passages incompatibles avec sa doctrine. Cette doctrine était développée dans son ouvrage Les Antithèses, écrit perdu On connait le début des Antithèses : « O merveille de merveilles, ravissement et étonnement, on ne peut absolument rien dire ni penser qui dépasse l’Evangile, il n’existe rien à quoi on puisse le comparer. » . Malheureusement, ce que nous en savons provient des adversaires orthodoxes de Marcion (surtout Tertullien) qui ont bien entendu tendance à forcer le trait Cela va jusqu’à la calomnie chez Justin, qui qualifie les marcionites d’athées et d’adeptes des démons (I Apologie, 26, 5 et 58/1). et qui ne sont pas toujours d’accord entre eux. Les points importants sont les suivants : D’après Marcion, - la vraie signification du message de Jésus n’a pas été conservée, mais a été faussée, dénaturée. - Il y a un Dieu d’amour, Père de Jésus-Christ, à distinguer du Dieu créateur juste, colérique et occasionnellement méchant (le Démiurge). Ce dernier ne doit pas apparaître comme le père de Jésus. - Les écrits vétéro-testamentaires sont à la gloire du créateur. Il n’y a pas de prédiction concernant Jésus-Christ dans ces écrits, et il n’est pas le messie attendu par les Juifs ; ainsi, Marcion rejette toute interprétation allégorique de l’Ancien Testament. - Jésus-Christ, Fils du Dieu bon, ne peut pas être né d’une femme. Il a l’apparence d’un corps (docétisme). Il est envoyé par le Dieu bon pour délivrer les hommes de l’emprise du Dieu créateur. - Il a aboli la Loi et fait reposer sa rédemption sur la foi seule (la foi et non la connaissance/gnose L’appartenance de Marcion au mouvement gnostique est discutable. ). Le salut ne concerne que les âmes, le corps ne peut avoir part au salut (ceci d’après Irénée). - Après sa mort (en apparence aussi), le Christ descend aux enfers pour sauver les réprouvés de l’ancienne alliance. - Il n’y a pas d’apparitions du Ressuscité. - A la fin des temps, il ne prononcera pas de jugement ; mais il écartera les pécheurs, qui seront consumés par le feu du Créateur, lequel sera détruit avec eux. - Ascétisme de Marcion (encratisme) : les hommes doivent se détacher du monde et des œuvres du Créateur ; mépris de la matière et de la sexualité ; abstinence vis-à-vis de la viande et du vin, promotion du jeûne. Marcion accordait la plus haute importance à Lc 5/37.38 (rapporté également par Marc 2/22 et Mt 9/17) : « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fait rompre les outres, et le vin se répand, et les outres sont perdues ; mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves. » A propos du vt 39 qui suit, voir infra. Marcion procédait par soustraction de tout ce qui ne lui convenait pas (du simple mot à des passages entiers) ; il y a également un grand nombre de changements d’un mot par un autre ; par contre, peu d’additions. Les Evangiles de l’Enfance avec les généalogies, Luc et Matthieu, qui présentent entre eux des différences insurmontables, ne font certainement pas partie de la plus ancienne tradition. Il est possible que Marcion ne les ait pas connus. Il en va peut-être de même du Prologue de Luc, dont l’authenticité est moins assurée qu’elle en a l’air (voir mon article Le Prologue de Luc est-il authentique ?). Comme pour les Antithèses, nous n’avons plus le texte de l’Evangelion, ses transformations par rapport à Luc sont déduites des réfutations des pères de l’Eglise, les principaux étant Justin, Irénée, et surtout Tertullien (ses ouvrages Contre Marcion et De la Chair du Christ) et plus tard Epiphane (son Panarion), avec les réserves d’usage. Ainsi étaient éliminés : - les premiers chapitres de Luc, jusqu’à Lc 4/30. Jésus apparaît dans la 15è année de Tibère, sans avoir connu ni naissance, ni croissance. L’Evangelion commençait ainsi : « L’an quinzième de Tibère César, aux temps de Pilate, Jésus descendit à Capharnaüm, et il enseignait dans la synagogue. Or, tous étaient étonnés de sa doctrine, parce que sa parole était avec autorité. » (Lc 3/1a ; 4/31.32) La prédication inaugurale à Nazareth n’est pas avalisée par Marcion ; il peut s’agir d’un « montage » que Marcion ne connaissait pas (voir mon article L’Episode de la Prédication à Nazareth). On a quelques raisons de penser que l’Evangile de Luc proprement dit commençait en fait au premier verset du chapitre 3, donc sans Evangile de l’Enfance : « La quinzième année du règne de Tibère César...». En dehors du témoignage de Marcion (suspect de partialité, voir Tertullien, « Contre Marcion », IV, 7), nous avons ceux de l’Appendice du Diatessaron (« Luc commença au baptême de Jean »), de Victorin de Pettau, du Papyrus Bodmer (?), enfin celui de Luc lui-même, en Actes 1/1 : « Théophile, j’ai parlé, dans mon premier livre, de tout ce que Jésus a commencé de faire et d’enseigner...» (voir Loisy, « Origines NT », p 156) (c.f. Ac 1/21.22 ; Ac 10/37). Pour Alfred Loisy (« Ev. syn. », t I, p 271), le « commencement » ou « tout début » de l’Evangile () (Lc 1/2 ; Ac 1/1 ; Mc 1/1 ; Jn 15/27) ne peut désigner que le baptême de Jean, en effet les apôtres ne peuvent en aucune façon être tenus pour témoins de la naissance de Jean-Baptiste et de Jésus ! - le baptême de Jésus. - sa tentation au désert. - les références à sa parenté. - toutes les références à l’Ancien Testament, au Judaïsme, à la Loi ; les évocations de personnages de l’AT ; Jean-Baptiste est considéré comme un prophète de l’ancienne alliance. - le jugement dernier. - l’entrée à Jérusalem et la purification du Temple. - l’agonie à Gethsémani. - des paraboles, comme les vignerons homicides, le fils prodigue, la parabole du figuier. « Que l’Evangile de Marcion ne soit rien d’autre que ce que le jugement de l’Eglise ancienne a affirmé à son sujet, à savoir un Luc falsifié, c’est une question à propos de laquelle il n’est plus nécessaire de perdre un seul mot. » (HARNACK) A. VON HARNACK, Marcion: Das Evangelium vom fremden Gott. Eine monographie zur Geschichte der Grundlegung der katholischen Kirche (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur 45), Leipzig, J.C. Hinrichs, [1920], ²1924 ; Marcion. L’évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l’histoire de la fondation de l’Église catholique (Patrimoines. Christianisme), traduit par B. LAURET, Paris, Cerf, 2003. CAMPENHAUSEN fait toutefois remarquer que les modifications apportées par Marcion à l’Evangile de Luc ne peuvent être considérées comme sacrilèges à une époque où l’idée de canon n’existait pas. « Déjà, Matthieu et Luc ont non seulement amplifié le proto-Marc, mais l’ont retravaillé et corrigé. » VON CAMPENHAUSEN, La Formation de la Bible chrétienne, trad. fse, pp 143-197 : « La Naissance du NT ». Toutefois, un certain nombre de passages manquants chez Marcion ne le sont pas du fait de sa doctrine. On est donc amené à penser qu’ils étaient probablement absents du texte de Luc que l’hérésiarque avait sous les yeux. « On aurait probablement tort de penser que Marcion a trouvé l’Evangile de Luc tout à fait tel qu’il nous a été transmis dans la recension canonique, et que celle-ci ne contient pas une ligne qui y ait été introduite après Marcion. » (LOISY) LOISY, Les Origines du NT, p 76. “A few scholars have noted that the new work on Marcion actually supports Q because it reflects an earlier version of Luke’s gospel than our received text in which many of the “Minor Agreements” with Matthew do not exist. This suggests that these “Minor Agreements” were interpolated into Luke’s gospel by a later scribe.” (Tony KEDDIE) Voici quelques exemples de ces « non-interpolations marcionites » de l’Evangile de Luc : - Lc 5/39. « Personne, après avoir bu du vin vieux, n’en veut du nouveau, car il dit : Le vieux est bon. » Vient en contradiction avec les vt 37 et 38. Devait manquer chez Marcion d’après HARNACK ; manque sûrement dans plusieurs manuscrits, dont D. A noter que les parallèles Marc 2/22 et Mt 9/17 n’ont pas d’équivalent à Lc 5/39, ce qui parait appuyer le caractère additionnel de ce dernier texte. A noter aussi qu’à Cana (Ev. de Jean), le vin nouveau est meilleur que le vieux… - Luc 11/42. La concession consentie par Jésus pour certaines pratiques légales juives (« c’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre le reste ») avait de quoi déplaire à Marcion. Mais ce texte manque aussi chez Justin (Dial. 17/4) et dans le Codex D. Il paraît probable que Marcion utilisait un texte apparentée au Texte Occidental, comme c’est le cas pour Irénée. Mt 23/23 : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! car vous payez la dîme de la menthe et de l'aneth et du cumin, et vous avez laissé les choses plus importantes de la loi, le jugement et la miséricorde et la fidélité ; il fallait faire ces choses-ci, et ne pas laisser celles-là. » A propos de ce texte, il convient de remarquer  que la concession semble concerner précisément la dîme. (A noter que l’incise est présente dans le parallèle matthéen Mt 23/23 — ce qui n’est pas étonnant pour un Evangile judéo-chrétien.) - Lc 12/8.9 + 15/10. La confession et le reniement devant les anges de Dieu. — La joie devant les anges de Dieu. Dans les deux endroits, le mot anges est supprimé par Marcion. Pour le premier texte, il y a accord avec plusieurs manuscrits ; pour le second, avec B (Vaticanus). - Luc 16/17. « Il est plus facile que le ciel et la terre passent, qu’il ne l’est qu’un seul trait de lettre de la loi vienne à tomber. » Une telle affirmation ne convenait pas du tout à Marcion. Mais se trouvait-elle dans le texte de Luc dont il disposait ? Ce n’est pas sûr. En effet le vt 17 vient contredire le vt 16 ; il est possible qu’il provienne de Mt 5/17 (Tertullien rapporte que Marcion polémique contre les termes de ce verset de Matthieu). PERNOT remarque que Lc 16/16-18 sont « sans lien entre eux ni avec ce qui précède et qui suit. Ce sont des bribes qui n’appartiennent pas à la rédaction de Luc ». - Luc 19/10. « Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Marcion n’avait aucune raison de supprimer ce verset, qui semble être une confession de foi ajoutée postérieurement au texte de l’Evangile. - Luc 21/18. « Mais il ne se perdra pas un cheveu de votre tête. » Dans l’Apocalypse synoptique, Jésus promet sa protection à ses disciples au cours des persécutions qu’ils vont subir (Lc 21/12-19), mais les vies ne seront pas pour autant épargnées, vt 16 : « Ils feront mourir plusieurs d’entre vous. » C’est en toute logique que Marcion omet le vt 18 ; ce verset n’a pas d’équivalent dans les autres Synoptiques (Mt 10/30 « Les cheveux de votre tête sont tous comptés », est dans un autre contexte.) et est omis également par Syrc. - Luc 22/17.18. Le « doublon » de la coupe lors de la Cène ne se trouve pas chez Marcion, mais manque aussi dans SyrSin. Pour BLASS, c’est 19b.20 qui est en trop et proviendrait de I Co 11/23b-25a. - Luc 22/35-38 et 49-51 (+ 19/27). Ces péricopes rapportent une recommandation de Jésus d’acheter des épées et l’usage de cette arme lors de son arrestation (épisode de l’oreille coupée). On ne voit pas quel motif dogmatique aurait eu Marcion pour supprimer ces textes. La consigne belliqueuse de Lc 22/36 : « Que celui qui n’a pas d’épée vende son vêtement et en achète une » (donc une épée par personne) est bien entendu étrangère au caractère et au tempérament de Jésus. Toutefois, Jésus s’est déjà illustré par un acte violent : l’expulsion des vendeurs du Temple. L’interprétation allégorique, souvent proposée, est impossible en raison de la référence du vt 35 aux recommandations de l’envoi en mission Lc 9/3 « Le conseil est-il à prendre à la lettre ou au figuré ? Plutôt à la lettre, car il serait bien difficile d’en déterminer le sens métaphorique. » LOISY, Ev Syn, t II, pp 554-558. . Les épées en question ne sont pas des armes virtuelles comme en Ep 6/11 (parallèle suggéré par la NBS). On a proposé une autre explication qui n’est pas plus convaincante : la consigne de Jésus d’acheter des épées serait une feinte, une sorte de provocation pour tester ses disciples… Dans la référence à Es 53/12, le mot les iniques ou sans loi  fait-il allusion aux Zélotes auteurs de l’émeute qui venait de se produire à Jérusalem (Mc 15/7) et dont nous connaissons plusieurs protagonistes : Barabbas, qui sera libéré par Pilate, et les deux brigands, qui seront crucifiés aux côtés de Jésus ? BRANDON : Le fait qu’une troupe armée se présente à Gethsémani pour arrêter Jésus fait supposer que Judas avait prévenu les autorités que les disciples étaient eux-mêmes munis d’armes. Résumons le dialogue. Jésus : Achetez (chacun) une épée. Les disciples : Nous en avons deux (pour tous). Jésus répond en atténuant sa première recommandation : c’est suffisant (et non c’est assez – PERNOT), n’en achetez pas d’autre. Cela ferait peu pour un Zélote ! SCHURMANN détecte des obstacles de langue dans l’ensemble de la péricope Lc 22/35-38. Luc n’a pu la trouver ni dans Marc, ni dans Q, elle est aussi ignorée de Matthieu. « Il ne faut accepter les données de Luc que si nous pouvons faire la preuve qu’elles remontent à une tradition primitive en harmonie avec ce que nous connaissons par ailleurs. Là où Luc s’écarte des autres couches de témoignages, son témoignage est sujet à caution. » (Hoskyns & Davey, Enigme du NT, p 213) Ce dernier donne cette parole de Jésus relative à l’épée : « Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée » (Mt 26/52b). Ce verset met à mal le texte de Lc 25/35-38, et permet de lever toute ambiguïté. Pour JEREMIAS, il s’agirait ici d’une tradition pré-lucanienne, selon laquelle Jésus aurait un moment envisagé de prendre les armes, ou du moins de le demander à son entourage. C’est difficile à admettre. La parole finale de résignation « Ce qui me concerne touche à sa fin » (vt 37b) En relation avec Es 53/12 qui vient d’être cité, interprété allégoriquement à la façon de Lc 24/27.44. achève de compromettre la crédibilité de l’épisode. Gethsémani est annoncé. - Luc 23/43. La réponse de Jésus au bon larron « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » ne devait pas être gênante pour Marcion. Le mot paradis est un hapax pour les Evangiles, ce qui rend ce verset suspect. - Luc 24/12. Ce verset est supprimé par Marcion. Il présente des obstacles de langue, et est aussi omis par D et la Vetus latina. Il semble provenir de Jn 20/6. - Lc 10/22. (Mt 11/27 — de Q) Il s’agit ici d’une forme différente du texte par rapport aux anciens Codex du Nouveau Testament. « Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils ; et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et ceux à qui le Fils l’a révélé. » Marcion donne ce logion sous la forme inversée comme cela est courant dans la littérature patristique : Ptolémée, Théodote, Justin, Tatien (Diatessaron), Homélies Clémentines, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Epiphane, Irénée en C.H. I, 20, 3 ; II, 6, 1 ; II, 14, 7 ; II, 30, 9 ; III, 13, 2 ; IV, 6, 3 & 7 ; IV, 7, 3 & 4 (mais ce dernier adopte la forme de Mt/Lc en C.H., IV, 2, 5 et IV, 6, 1 — le temps des verbes a pour lui de l’importance dans la polémique anti-marcionite, alors qu’il n’en a pas chez Tertullien, Contre Marcion, II, 27, 4).) La version patristique, largement majoritaire, présente en premier le Fils comme révélateur du Père, et correspond mieux ainsi à l’esprit du christianisme ancien (c.f. Jn 17/3 + PASCAL, Pensée 547-189). Un texte primitif plus court : « Nul ne connaît le Père que le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler » (FULLIQUET, BULTMANN, BOISMARD) est récusé par LOISY. — « L’authenticité de ce verset a souvent été contestée, mais sans que les arguments soient convaincants. » (CULMANN, Le Milieu johannique, p 119) JEREMIAS est un de ses principaux défenseurs. On s’expliquerait mal son interpolation conjointe en Matthieu et Luc. — Irénée (C.H., IV, 6, 1) croit le trouver aussi dans Marc, mais il doit s’agir d’une erreur de sa part.) Note. La version du verset sur la tentation dans le Notre Père (Lc 11/4) : « Ne nous laisse pas être induits en tentation » est éminemment moderne, toutefois elle serait due à Tertullien et non à Marcion (U. SCHMID). L’Evangelion de Marcion est bien antérieur aux anciens codex grecs qui nous sont parvenus (Sinaïticus, Vaticanus) qui datent du IVè siècle. Au cours du IIè siècle, en l’absence de toute fixation et sacralisation, les textes qui devaient former plus tard le Nouveau Testament étaient à la merci de remaniements en tous genres. AMPHOUX : « Les Evangiles ont eu, avant de se fixer à peu près définitivement au IVè siècle, une histoire mouvementée. La rédaction que nous lisons dans nos Bibles n’est ni la seule ni la première, mais un compromis entre plusieurs éditions réalisées au moment où le christianisme triomphe dans l’Empire romain. » PETERSEN : « Au IIe siècle, il n’existait aucun contrôle sur le traitement réservé aux textes qui, par la suite, ont été canonisés et ont constitué le Nouveau Testament. » ELLIOTT : « All the deliberate alterations to the New Testament text would have been introduced by 200 A.D. » On sait que les épîtres de Paul étaient passées entre les mains de Marcion : il n’est donc pas étonnant qu’on trouve des traces de ce passage. Tel est le cas de la forme marcionite d’Ephésiens 3/9 : « le mystère caché de toute éternité au Dieu Créateur de toutes choses ». Marcion a supprimé la particule  (en) devant le mot Dieu, ceci pour appuyer sa doctrine d’un « petit Dieu créateur » ignorant les mystères de la Divinité suprême-Père de Jésus-Christ. Et, par le fait d’une conjoncture incroyable, la leçon marcionite a passé dans le Sinaïticus, fait signalé dans les apparats critiques des éditions du Nouveau Testament grec, mais pas dans nos traductions modernes. METZGER ne le signale pas non plus dans son Textual Commentary on the greek New Testament. « Le texte catholique a subi l’influence du texte marcionite. » (HARNACK) Il s’agit bel et bien d’une contamination. L’idée d’un « mystère caché » au Dieu créateur (le Démiurge) qui se trouve dans le passage d’Ephésiens (voir l’ensemble du texte : Ep 3/3-11) a son pendant dans Colossiens 1/24-29. Nous terminerons en citant l’épilogue de l’Epître aux Romains (Ro 16/25-27), sublime conclusion de la lettre, mais dont le caractère manifestement marcionite n’échappera à aucun esprit informé et impartial : « A celui qui peut vous affermir selon mon Évangile et la prédication de Jésus-Christ, conformément à la révélation du mystère caché pendant des siècles, mais manifesté maintenant par les écrits des prophètes, Il s’agit, bien entendu, des prophètes de la nouvelle alliance, puisque ceux de l’Ancien Testament ne pouvaient percer le mystère. d'après l'ordre du Dieu éternel, et porté à la connaissance de toutes les nations, afin qu'elles obéissent à la foi, à Dieu, seul sage, soit la gloire aux siècles des siècles, par Jésus-Christ ! Amen ! »