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Le nouveau national-populisme Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche - 75005 Paris © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2012 ISBN : 978-2-271-07270-2 Ce qu’on appelle « le populisme » n’appartient pas aux conseillers en communication ni aux commentateurs spécialisés, journalistes ou politologues médiatiques, voués à commenter les enquêtes d’opinion et les résultats électoraux. Depuis le début des années 1990, lancé en France par la mise en scène spectaculaire de l’affrontement Tapie-Le Pen, le mot « populisme » scintille. Il séduit toujours les amateurs de notions floues applicables à un ensemble indéfini de phénomènes. Et il comble les « terribles simplificateurs » qui emploient les mots politiques comme des massues. C’est pourquoi ses utilisateurs n’éprouvent jamais le besoin de le définir, encore moins de le construire comme un concept opératoire ou un modèle d’intelligibilité des phénomènes politiques. Le mot n’appartient pas non plus seulement aux historiens ou aux sociologues spécialisés dans 5 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme l’étude des partis ou des mouvements dits populistes, s’efforçant de jeter des ponts entre leurs analyses des formes culturelles et politiques du populisme. Comme le mot « fascisme » naguère, « populisme » a conservé dans les travaux savants qui l’utilisent pour désigner leur objet la charge polémique et la fonction accusatoire caractérisant ses emplois dans le langage politique et médiatique courant. L’historien Maurice Agulhon, s’interrogeant en 1997 sur le succès alors récent du mot « populisme », formulait comme une hypothèse qu’« il faut bien un mot pour désigner la famille des démagogues dangereux ». Dangereux bien sûr pour « la démocratie » C’est là supposer qu’au « bon » usage du peuple par les « démocrates » authentiques s’oppose un « mauvais » usage du peuple par les « faux » démocrates qui sont de vrais démagogues. Les premiers sont censés défendre les libertés démocratiques, les seconds être mus par des pulsions ou des projets autoritaires. Dans un cas, l’amour du peuple est une vertu, dans l’autre un vice, un simulacre, une ruse plus ou moins perverse. La démophilie apparaît dès lors comme ambivalente : jugée « bonne » lorsqu’elle « monte » vers l’idéal démocratique (ou républicain), « mauvaise » lorsqu’elle « descend » ou « dévie » vers la dictature. Quoi qu’il en soit, il apparaît d’entrée de jeu qu’on n’échappe pas aux jugements de valeur ni aux représentations manichéennes lorsqu’on emploie aujourd’hui le mot « populisme ». Dans ses usages ordinaires, qui renvoient à des phénomènes n’ayant plus rien à voir avec le populisme des intellectuels que fut le « populisme russe », le terme évoque aujourd’hui deux ensembles de représentations distincts : d’une part, ce qu’il est convenu d’appeler, en éprouvant ou en affectant la crainte et le tremblement requis, « l’extrême droite », dans ses manifestations avérées ou supposées en Europe, et, d’autre part, les questions posées par « la démocratie », questions de philosophie politique, de théorie politique et d’anthropologie politique, ouvrant un espace de discussions où l’idée de « démocratie directe » est revenue à l’ordre du jour, notamment à propos du recours aux procédures référendaires ou des pratiques de démocratie délibérative ou participative, notamment au plan local. Mais il faut reconnaître que les philosophes, à quelques rares exceptions près (dont Chantal Delsol), se sont gardés d’aborder sérieusement cet objet de pensée aux contours mal définis, présentant le désavantage de ne pas faire partie des notions classiquement discutées par les philosophes politiques. On passera charitablement sur les philosophes de comptoir qui assènent avec le plus grand sérieux que le populisme, c’est l’émotion, alors que la 6 7 Pierre-André Taguieff démocratie, c’est la raison. Comme on devrait le savoir, le recours à l’émotion, ou plus exactement à l’affectivoimaginaire, se rencontre partout dans la communication politique. Il en va de même pour l’opposition entre opinion et savoir, entre doxa et connaissance vraie (ou rationnelle) : à l’exception des doux utopistes qui pensent qu’une politique scientifique est possible, totalement indépendante du champ des opinions, tous les démocrates raisonnables savent que les populistes et leurs ennemis sont voués à rivaliser de séduction et de persuasion au sein du règne de l’opinion. Les populistes ne sont pas plus du côté de l’opinion que leurs concurrents et adversaires, qui fabriquent leurs programmes l’œil rivé sur les résultats des sondages. Mais le mot « populisme » a pris le pli de ses usages péjoratifs qui, depuis les années 1980, ont chassé ses autres et anciens usages non dépréciatifs (désignant un mouvement vers le peuple, un intérêt culturel pour les « petites gens », etc.). On connaît les jeux d’étiquetage soumis aux lois non écrites du subjectivisme, qui font désormais valser les qualificatifs « populaires » et « populistes », comme l’a souligné le politiste Jean Leca : « Quand je suis d’accord avec les opinions “raisonnables” du peuple, celles-ci sont populaires. Quand je ne suis pas d’accord, elles sont populistes et je tiens qu’elles lui sont Le nouveau national-populisme inculquées par de mauvais bergers, analogues aux démagogues retournant les foules antiques, qu’il est, hélas !, prédisposé à écouter dans certaines circonstances. » Ceux qui prétendent étudier « le populisme » ou « les populismes » sont principalement les spécialistes, chercheurs avérés, journalistes ou experts de plateaux télévisés, de « l’extrême droite », catégorie floue à l’extension variant suivant les figures d’ennemis qu’il s’agit de stigmatiser. Pour la plupart d’entre eux, ils sont passés d’un objet à l’autre, sans modifier le moins du monde leurs instruments d’analyse, ni leur point de vue militant, qui les conduit à diaboliser, avant toute enquête, ou malgré les résultats de leurs enquêtes, tout ce qui leur paraît mériter d’être baptisé « populiste ». Ils visent en priorité les « mauvais guides » ou les « mauvais bergers » que seraient les leaders populistes, dénoncés comme des démagogues sans scrupules. Comme si tous les leaders déclarés non populistes étaient de bons guides ou des gouvernants sages, compétents et responsables. Chez les élites arrogantes et émancipées vivant dans un espace sans territoires ni frontières, l’usage accusatoire du terme « populisme » va souvent de pair avec un mépris du peuple, un mépris affiché doublé d’une crainte des mauvais penchants prêtés à ceux qui restent attachés à leur patrie, se sentent enracinés et héritiers 9 Pierre-André Taguieff d’une longue histoire, et veulent conserver leur identité culturelle. Les élites dirigeantes de droite et de gauche ont abandonné le peuple, ou plus exactement le « petit peuple », la plèbe ou la « partie basse » du peuple (ouvriers, employés, etc.), qui ne les intéresse plus. La « démophobie » des élites, par-delà la distinction gauche/droite, est allée de pair avec leur conversion à la néo-religion de « la diversité ». Le mépris du peuple s’est traduit par la diffusion d’une nouvelle figure située à l’intersection de la « foule dangereuse » et des inquiétants « petits Blancs » lyncheurs par nature : le « prolo » de souche, le « beauf », supposé brutal, « réac » et raciste. En France, il est censé voter pour le Front national. Ce qui est confirmé par les enquêtes d’opinion et les résultats électoraux depuis le début des années 1990. Les classes populaires ont été poussées vers le Font national, puis accusées d’être tendanciellement lepénistes. Dans le monde ouvrier, la perte de confiance et l’extension de la défiance vis-àvis des grands partis se sont traduites par l’abstention ou le vote Front national : fin novembre 2011, les résultats d’un sondage sur les intentions de vote des ouvriers au premier tour de l’élection présidentielle plaçaient Marine Le Pen en tête avec 43%, devant Nicolas Sarkozy (22%) et François Hollande (20%). Le phénomène a été 10 Le nouveau national-populisme analysé et catégorisé par certains politistes entre 1995 et 1999 : « gaucho-lepénisme » (Pascal Perrineau), voire « ouvriéro-lepénisme » (Nonna Mayer). Dès lors, être antiraciste, c’était être antilepéniste. C’était postuler que le « racisme populaire » était en quelque sorte monopolisé, exprimé et exploité politiquement par un seul parti, le Front national, le type même du parti d’extrême droite. Les choses se sont compliquées lorsque la caractérisation de son leader comme « populiste » s’est diffusée comme une nouvelle évidence dans l’espace médiatique. Être antilepéniste signifiait désormais être antipopuliste. « Extrême droite » et « populisme » : idées reçues et fausses évidences Lorsqu’on explore la littérature contemporaine sur « le populisme » ou « les mouvements populistes », on tombe inévitablement en effet sur des analyses portant sur « l’extrême droite » ou « l’extrémisme de droite ». L’expression « extrême droite », longtemps employée comme simple équivalent de « fascisme » ou de « néofascisme », ne relève pas de l’histoire des idées ou des doctrines politiques, mais de l’histoire des discours de propagande et de contre-propagande. Elle appartient à l’espace des écrits polémiques et pamphlétaires, où sa signification devenue courante a été fixée dans l’entredeux-guerres, pour qualifier et stigmatiser les mouvements nationalistes autoritaires qui, assimilés au fascisme italien ou au nazisme, ont été baptisés « fascistes », sans 13 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme faire de détails. Cette grosse catégorie polémique de « fascisme » n’avait guère d’autre contenu idéologique qu’un anticommunisme inconditionnel. Du côté antifasciste, on reconnaissait principalement les « fascistes » à leur anticommunisme fanatique, plutôt qu’à leur rejet méprisant de la démocratie libérale/pluraliste. Cette caractéristique s’est transformée en trait définitionnel de « l’extrême droite », dans un contexte où, en France, se multipliaient les ligues opposées aux partis de gauche, puis au Front populaire. Dans la période post-nazie, l’anticommunisme est resté le principal dénominateur commun des groupements politiques identifiés comme d’« extrême droite », jusque dans les années 1980. Au cours des deux dernières décennies du xxe siècle, cette désignation politique courante, « extrême droite », est devenue un synonyme approximatif de « droite radicale », expression plus récente et plus élégante, mais à la signification tout aussi floue. Empruntée aux sociologues américains qui, tel Daniel Bell, l’ont appliquée à la droite anticommuniste illustrée par le maccarthysme, elle constitue elle aussi une étiquette polémique plutôt qu’une catégorie conceptuellement élaborée ou un modèle d’intelligibilité utilisable dans les travaux savants, relevant de l’historiographie ou de la science politique. Cette catégorisation péjorante est pourtant utilisée dans le discours médiatique et dans certains écrits savants comme si elle constituait une notion claire, capable de conceptualiser correctement son objet. La fausse clarté de la catégorie « extrême droite », relayée par celle de « droite radicale », aura constitué le principal obstacle devant les tentatives d’analyser les formes émergentes d’une contestation globale non marxisante des sociétés contemporaines. Elle conduit à postuler que les néopopulismes de droite européens, réduits à des rejetons de la vieille extrême droite, sont une « menace pour la démocratie », alors qu’ils sont d’abord un symptôme du malaise démocratique, une expression de la crise de confiance dans les démocraties pluralistes ou de la crise de la démocratie représentative, dans le double contexte d’une Europe elle-même saisie par une grave crise multidimensionnelle et d’une globalisation incontrôlée dévoilant ses effets négatifs. Alors que l’extrême droite classique, mue par un anticommunisme démonologique, représentait une « pathologie normale » des démocraties occidentales modernes, les nouveaux populismes identitaires européens expriment plutôt une « normalité pathologique » (Cas Mudde), en ce qu’ils radicalisent les valeurs majoritaires ou dominantes dans une Europe droitisée. 14 15 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme On ne clarifie pas en effet la question en substituant « droite radicale » à « extrême droite » ou « droite extrême », ni « radicalisme de droite » à « extrémisme de droite ». En quoi la « droite radicale » est-elle radicale ? Les utilisateurs ordinaires de l’expression sont incapables de répondre clairement à cette question simple. Ils hésitent entre quatre positions, qu’ils peuvent aussi mélanger : 1° la « droite radicale » serait radicalement de droite, elle réaliserait le concept pur de « la droite », elle serait donc la vraie droite (c’est-à-dire, du point de vue de ses ennemis : xénophobe, nationaliste, raciste, antisémite, passéiste ou archaïque, conservatrice, réactionnaire, etc.) ; 2° elle serait une droite aussi intransigeante que sectaire et intolérante (donc non libérale, hostile à la discussion et au compromis) ; 3° elle serait une droite autoritaire et violente, capable de faire appel à la violence pour s’imposer ou se conserver au pouvoir (donc non respectueuse, sinon, tactiquement, des procédures de l’élection démocratique) ; 4° elle serait une droite populiste (donc démagogique, flattant l’opinion et multipliant cyniquement les promesses intenables ou irréalisables). Mais la xénophobie (anti-immigrés avant tout), la judéophobie (le vieil antisémitisme et l’antisionisme radical), l’islamophobie, le sectarisme et l’autoritarisme sont loin d’être des attributs propres aux indi- vidus et aux formations de droite, attributs négatifs que les extrémistes de droite dévoileraient. D’où la fausse évidence d’expressions journalistiques comme « droite radicale populiste » ou « droite radicale, xénophobe et populiste », dont se contentent certains politistes contemporains. L’adjonction de l’adjectif « populiste », en particulier, n’est qu’une concession à l’esprit du temps ou l’effet banal d’une mode langagière. La dimension ou le style « populiste » (l’appel au peuple, sur fond de culte du peuple) a bien plutôt permis de renouveler l’offre politique des partis de droite, mi libéraux mi conservateurs, notamment en France et en Italie, comme l’a noté le politiste Pietro Ignazi. La question est à poser dans un cadre plus large, transpolitique, en prenant en considération les expérimentations faites, à droite comme à gauche, dans les milieux conservateurs (s’inspirant du phénomène « Tea Party ») comme chez les « progressistes » (le « Parti pirate »), d’une démocratie directe, délibérative, participative ou protestataire, privilégiant la transparence et l’immédiateté, et recourant massivement aux moyens d’Internet. Le « populisme digital » fonctionne de mieux en mieux à l’écart du système des partis traditionnels, dans les marges des droites et des gauches institutionnelles. Il fait surgir des communautés militantes virtuelles qui, par des 16 17 Pierre-André Taguieff réseaux sociaux comme Facebook, peuvent mobiliser à grande vitesse sur des questions d’actualité. Selon Jamie Bartlett, l’un des auteurs de l’enquête sur la droitisation des jeunes hommes de moins de trente dans onze pays européens, publiée le 7 novembre 2011 par le think-tank britannique Demos, les réseaux sociaux constituent « un outil d’organisation, de recrutement et de prosélytisme » qui accompagne la montée de la droite populiste en Europe. L’historien et sociologue allemand Paul Nolte rappelait à l’automne 2011 que « l’évolution vers une démocratie participative et protestataire constitue vraisemblablement l’évolution la plus importante de l’histoire de la démocratie de ces dernières décennies ». Il est devenu nécessaire aujourd’hui de rappeler que le populisme n’est nullement une caractéristique des droites : l’appel au peuple est la chose du monde politique la mieux partagée, dans les démocraties comme dans les dictatures modernes et contemporaines. C’est au nom du peuple que les nations démocratiques sont gouvernées et qu’on exige toujours plus de démocratie, mais c’est aussi au nom du peuple que les dictatures s’installent et perdurent... et qu’elles sont contestées. À ces usages naïfs et précritiques des étiquettes polémiques s’ajoute une fâcheuse tendance à imagi18 Le nouveau national-populisme ner une « extrême droite » ou une « droite radicale » substantielle, dotée d’une identité permanente, dont on rencontrerait des expressions ou des manifestations dans toutes les variétés de la quasi-espèce politique ainsi nommée. Comme si un type humain bien défini, intrinsèquement répulsif, correspondait à l’appellation « extrême droite ». Une nature particulière, une essence déterminée, vouant l’individu « extrêmedroitier » la manifestant à un terrible destin : celui d’appartenir à une catégorie maudite et d’être ainsi prisonnier d’une réputation détestable, provoquant la crainte, l’évitement, la dénonciation, le rejet. Si le repérage par l’étiquette « extrême droite » est commode, notamment pour les politologues spécialisés dans l’interprétation des sondages et des résultats électoraux, il s’avère trompeur lorsqu’il est pris pour une définition ou une conceptualisation. Si donc un strict usage situationnel du label se justifie par sa commodité, ses usages typologiques, lorsqu’ils dérivent vers une certaine forme d’essentialisme, relèvent du discours polémique. Démocratie, démagogie, néopopulismes européens Disons d’entrée de jeu que, par le mot « populisme », je désigne la forme prise par la démagogie dans les sociétés contemporaines dont la culture politique est fondée sur les valeurs et les normes démocratiques traitées comme des absolus. Il s’agit d’une forme spécifique de la démagogie, présupposant le principe de la souveraineté du peuple et la norme de son rassemblement dans la nation unie. En un sens, rien n’est moins nouveau en Europe que cette « pathologie normale » des régimes démocratiques. La démagogie suit la démocratie comme son ombre depuis la Grèce ancienne, où, à suivre Platon, la démocratie n’était qu’un type de régime irrémédiablement instable, ouvrant la porte à la tyrannie. Aujourd’hui, à l’âge des médias, des sondages d’opinion 21 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme et de l’information en temps réel par Internet, qui fait dériver les démocraties représentatives vers la démocratie d’opinion, la démagogie ne peut plus être distinguée de la publicité et de la propagande, et, lorsqu’elle est efficace, opère un endoctrinement de masse. Par le mot ambigu « populisme », je désigne donc globalement les démagogies de l’âge démocratique. Encore faut-il, pour aller plus loin, redescendre de la théorie politique vers les réalités politiques observables. Lorsqu’on dit s’inquiéter de la « montée du populisme » ou « des populismes » dans les sociétés européennes, balayées par une vague de droitisation, on vise deux phénomènes distincts dont le croisement ou la fusion est perçu comme une menace : d’une part, l’accroissement de la démagogie dans le jeu sérieux qu’est la compétition politique, et, d’autre part, l’émergence de nouvelles formes de nationalisme liées aux peurs déclenchées par la globalisation, la construction européenne ou l’immigration de masse. Les raisons de ces peurs sont loin d’être réductibles à des fantasmes : elles concernent à la fois le niveau de vie (chômage, baisse des salaires, menace d’une érosion des patrimoines) et la qualité de la vie (sécurité, environnement non pollué, accès aux biens culturels), menacés par la désindustrialisation et les délocalisations, les défaillances de l’État-providence, le vieillissement des populations et l’accroissement de flux migratoires qui semblent immaîtrisables non moins qu’inassimilables. Les inquiétudes touchent les classes moyennes comme les classes populaires, et se traduisent politiquement par des mobilisations en faveur de la restauration des souverainetés nationales, souvent liées à une volonté de défendre certaines caractéristiques « culturelles » de l’identité collective constituant le patrimoine immatériel de la nation. Les réactions dites populistes mêlent ainsi, selon divers dosages, des motifs souverainistes et des motifs identitaires, qui sont largement partagés dans tout l’espace politique. Elles diffusent des interprétations relevant du récit mythique qu’elles mélangent à des descriptions de faits observables engendrant l’inquiétude. Elles appliquent systématiquement aux événements une grille de décodage d’inspiration manichéenne, qui constitue le cœur de la rhétorique populiste : l’opposition entre les puissants (prédateurs et coupables) et le peuple (innocent et vertueux, mais victime). Ces nouveaux mouvements « populistes », loin de s’opposer à la démocratie libérale, prétendent au contraire vouloir défendre les valeurs de cette dernière : liberté d’opinion, tolérance, laïcité (ou sécularisation), égalité hommes/femmes, respect des minorités et des droits des homosexuels, etc., contre la menace incarnée 22 23 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme par une immigration de culture musulmane accusée de vouloir imposer ses propres valeurs et normes, à travers un multiculturalisme institutionnel ou quasi-institutionnel qui les soustrait à toute critique – au nom du droit à la différence légalement protégé. Le rejet de « l’islamisation » n’est plus fondé sur la vision xénophobe ou raciste du monde qu’on rencontrait dans tous les mouvements d’extrême droite de la deuxième moitié du xxe siècle. Il se fonde d’une part sur le désir des citoyens de défendre une identité culturelle dont dépend le mode de vie auquel ils sont attachés, et, d’autre part, sur le rejet absolu d’une importation en Europe de la charia et, a fortiori, du jihad qui, comme on le sait, joue le rôle d’un « sixième pilier de l’islam » chez les islamistes radicaux. La récusation de « l’islamisation » s’opère donc sur le registre des valeurs et des normes, en fonction de préférences collectives défendues avec des arguments étrangers à la xénophobie et au racisme – rejet du mépris de la femme, du sexisme, de l’homophobie, de la persécution des minorités religieuses, etc. Telle est la grande nouveauté des néopopulismes de droite européens : ils récusent l’influence politique et culturelle de l’islam en raison de la menace que celle-ci ferait peser sur les droits individuels post-matérialistes et la laïcité. À cet égard, comme le suggère le politiste Laurent Bouvet, leurs leaders pourraient être rebaptisés « islamophobes libertariens » en lutte contre les sexistes et les « anti-homosexuels de toutes religions ». Il en va ainsi des populistes néerlandais du Parti pour la Liberté dont la principale figure est Geert Wilders, de l’UDC suisse à laquelle Oskar Freysinger a donné un nouveau visage, et de certains partis populistes scandinaves, tel le Parti du Progrès norvégien. La refonte du Front national qui s’opère autour de son nouveau leader, Marine Le Pen, va dans le même sens, opérant une rupture spectaculaire avec certaines positions doctrinales du vieux Front national, issu de l’extrême droite classique. Loin de déclarer la guerre à la République, « la gueuse » – que les royalistes d’Action française voulaient « pendre au réverbère » –, Marine Le Pen se présente en garante de la pérennité des « valeurs de notre République », et promet un « État fort » qui « régule » les échanges et protège les citoyens (Nice, 11 septembre 2011). Qu’elle défende le principe de laïcité et le service public ou qu’elle récuse le multiculturalisme, tout en dénonçant les « puissances d’argent » ou « les banques et les marchés » qui sont « les nouveaux maîtres », son argumentation est fort proche de celles des Républicains de gauche ou de droite. À prendre à la lettre certains de ses discours de l’année 2011, où elle 24 25 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme ose prêcher pour plus d’égalité et de justice, on pourrait en conclure qu’elle procède à une nationalisation d’une partie de l’argumentaire altermondialiste. On peut y voir une sortie de la vieille extrême droite, une rupture avec sa mythologie, une tentative de tourner définitivement et sans équivoque la page du néofascisme. Pour Marine Le Pen comme pour tout leader politique, dire, c’est faire. Si l’on met entre parenthèses les différences entre les mouvements et les partis néopopulistes en cours de rupture avec le modèle de la vieille extrême droite (en Europe du Nord, du Sud et de l’Ouest) et les autres (dans les sociétés postcommunistes d’Europe de l’Est), le diagnostic d’une « montée des populismes » en Europe paraît fort justifié. Ces mobilisations se sont traduites sur la scène politique par une percée électorale significative dont témoignent les résultats aux élections européennes de 2009 : dans sept États membres de l’Union européenne (Pays-Bas, Belgique, Danemark, Hongrie, Autriche, Bulgarie et Italie), les partis néopopulistes de droite (désextrémisés ou non) ont obtenu plus de 10 % des suffrages. Dessinons brièvement, sans complaisance, le contexte européen de ces mobilisations néopopulistes de droite, qui sont en grande partie le prix à payer pour une construction de l’Europe qui s’est faite sans tenir compte des peuples et de leurs aspirations, et souvent contre eux. Dans un monde où son importance n’a cessé de décroître, l’Europe bouge encore, certes, mais pas dans le sens désiré par ses concepteurs et ses constructeurs. Elle bouge sur place, et semble prise de convulsions. Les chants joyeux sur la « dernière utopie » en cours de réalisation ont fait place aux chants funèbres, aux déplorations et aux imprécations. Dans cette Europe affolée et affalée, l’optimisme historique s’est retourné en pessimisme sombre. L’Europe élargie à l’âge des promesses de bonheur s’est transformée en un empire obèse sans direction impériale, où de pâles professionnels de la « gouvernance » ont installé un régime d’experts dénués de perspectives, fragile couvercle posé sur le bouillonnement des conflits d’intérêts et des rivalités mimétiques. Une expertocratie juridicofinancière maniant les formules creuses de la langue diplomatique gouverne de plus en plus ouvertement les destinées de cette Europe avachie et déchirée, dont l’unité se réduit à des peurs communes et à des ressentiments nourris par le seul désir de sombrer moins vite que le voisin. L’horizon est peint en gris : ne saute plus aux yeux que la triste couleur des plans de rigueur et des politiques d’austérité, dont les maîtres d’œuvre sont issus de la classe administrative et financière. Comme 26 27 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme s’il fallait faire payer les peuples, et le peuple en chaque État-nation, pour les fautes des élites dirigeantes. Le slogan populiste prend dès lors tout son sens : la démocratie est bien « confisquée ». Déjà, en 2009, 40 % des citoyens européens déclaraient ne pas avoir confiance en l’Union. Selon un sondage réalisé début novembre 2011, alors que le mot « nation » est perçu comme positif par 81 % des citoyens français, l’expression « Union européenne » ne l’est que par 60 % d’entre eux. D’où une profonde transformation du régime des passions collectives dans les classes populaires et moyennes : la crainte a chassé l’espoir, la méfiance a remplacé la confiance, et les résurgences du passé ont muré les portes de l’avenir. La crise de la zone euro et de sa « gouvernance » a provoqué une érosion de la confiance entre les États membres. Le « vivre ensemble exemplaire » dans le « partage des souverainetés nationales » qui devait s’y épanouir selon Jacques Delors s’est transformé en spectacle involontaire d’une déroute commune, où les flots de bavardage sur la « bonne gouvernance » ne cachent plus le « sauve-quipeut » généralisé. La crise de la dette a fait resurgir les passions germanophobes, qui pourraient entraîner par contagion une xénophobie intra-européenne généralisée. Le reproche fait à l’Allemagne de vouloir dominer l’Union constitue un argument répertorié de la vieille xénophobie, celle qui se déploie entre nations voisines et rivales. Si cette vague xénophobe prend de l’ampleur, elle peut produire une décomposition de l’Union, non sans rappeler que les nations supposées « intégrées » continuent de défendre leurs intérêts propres. Disons qu’elles ne veulent pas mourir pour sauver une entité abstraite. Et l’Allemagne exerce de fait une hégémonie en Europe. L’intérêt des nations riches du Nord et de l’Ouest de l’Europe, à commencer par l’Allemagne, est de « se débarrasser » des nations nécessiteuses du Sud : Grèce, Espagne, Portugal. Le ver est dans le fruit qui commence à se gâter. Comme l’Occident tout entier, dont le déclin depuis longtemps annoncé est désormais confirmé, l’Europe réduite à elle-même et fragilisée par le vieillissement démographique est entrée dans une sombre époque marquée par l’accroissement des incertitudes et du désarroi qu’elles engendrent, mais aussi par la montée du double sentiment de l’ambivalence et de l’équivalence, qui affecte les programmes et les positions politiques non moins que les figures de leaders. Ces derniers sont devenus des suspects : on les tient volontiers pour des incompétents, des carriéristes sans scrupules et des corrompus, au moins en puissance. Ils sont désignés comme co-responsables, avec l’élite des voyous de la 28 29 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme spéculation financière, de la dernière grande crise. Il s’ensuit que la distinction entre droite et gauche non seulement s’efface, mais paraît relever de l’imposture – « Ils sont tous les mêmes », « tous pareils », dit le bon sens populaire. Le sentiment que « tout se vaut » provoque ce mélange d’indifférence et d’angoisse qui tient lieu de vision du monde à de nombreux Européens. Une vision du monde imposée, comme si la logique de la « force des choses » était exclusive de toute autre. Le sens unique de l’Histoire semble finalisé désormais par la marche vers le bas, sinon vers le pire. L’idéal résiduel n’est plus que de retarder la descente vers la fin d’une grande aventure historique. Hors d’Europe, l’Union européenne est de moins en moins perçue comme un acteur international porteur d’avenir. Une nouvelle critique globale de l’Occident, s’accompagnant du diagnostic de son déclin, vient des grandes puissances émergentes ralliées au capitalisme, telle l’Inde et surtout la Chine. Cette critique externe s’ajoute à la critique interne des adversaires ou des ennemis gauchistes, écologistes et altermondialistes d’un Occident accusé d’être à l’origine de tous les maux. Alors qu’ils venaient à peine de se délivrer des mirages de « l’avenir radieux », les Européens ont aussitôt sombré dans un état de léthargie où aucun avenir désirable n’est plus imaginable. Il ne s’agit plus que de survivre. Plus profondément, indice de déclin, l’avenir échappe au rêve, à la prévision enthousiasmante ou consolante, à la volonté de transformer le monde pour le « rendre meilleur ». Cette Europe réelle et morne ne ressemble pas à l’Europe transfigurée par l’armée des fonctionnaires européens, des leaders politiques en place, des journalistes, des intellectuels et des politologues ralliés à la vulgate européiste depuis les années 1980. Il n’est dès lors nullement surprenant de voir les appels à la défense de l’Occident revenir à l’ordre du jour. Ces appels recèlent de fortes aspirations à une renaissance de l’Occident condamné par les autres au déclin. Dans les mouvements néo-nationalistes qu’on appelle populistes, en Europe, tous les thèmes privilégiés tournent autour d’une attente fondamentale, celle de la réaffirmation de soi de l’Occident, qui présuppose le réveil de l’Europe. Une Europe dans laquelle les citoyens de l’Union se reconnaîtraient et à laquelle ils accorderaient leur confiance. C’est sur la base de ce diagnostic et dans ce cadre qu’on doit s’interroger sur le fait « populiste », sur ses origines, ses caractéristiques et sa signification. Et bien sûr aussi sur ce qu’il convient de faire face aux défis ou aux menaces qu’il incarne pour les libertés démocratiques. Sans écarter a priori les promesses qu’il affirme porter, celles d’un renouveau des pratiques démocra- 30 31 Pierre-André Taguieff tiques (à travers, par exemple, l’extension des pratiques référendaires) ou celles d’une redéfinition et d’une renaissance de l’Europe. Toutes les réflexions sur le populisme politique contemporain nous ramènent à la question de la démocratie. Car l’imaginaire populiste oscille entre des idéaux hyperdémocratiques et une méfiance de principe à l’égard des systèmes démocratiques institués, susceptible de se radicaliser en position antidémocratique explicite, s’accompagnant de l’inévitable appel au Sauveur. En outre, l’histoire du xxe siècle et du xxie commençant donne de nombreux exemples d’élections libres ou démocratiques gagnée par des partis de style populiste professant des idées antidémocratiques. Rappelons simplement la victoire du NSDAP aux élections législatives de mars 1933 (43,9 % des suffrages), celle du FIS algérien aux élections de décembre 1991 (près de 82 % des sièges), et celles des partis islamistes aux élections d’octobre 2011 en Tunisie (41,47 % des suffrages) et de novembre/ décembre 2011 en Égypte (1er tour : 36,6 % pour les Frères musulmans, 24,3 % pour les salafistes du parti al-Nour ; 113 sièges sur 168 à l’issue des deux tours). Rien n’empêche un antidémocrate convaincu de se présenter à des élections libres, en espérant s’installer au sein d’un régime démocratique pour le détruire ou Le nouveau national-populisme le vider de son sens. C’est là ce qu’on peut légitimement craindre de certains leaders néopopulistes européens. Dans les démocraties pluralistes, les groupements politiques ou politico-religieux intolérants exigent de bénéficier du pluralisme lorsqu’ils sont minoritaires, mais bloquent le fonctionnement du système pluraliste lorsqu’ils acquièrent du pouvoir ou parviennent au pouvoir. Ce qu’on appelle toujours « démocratie », d’une façon rituellement révérencieuse, dissimule mal les doutes qui visent non seulement son fonctionnement observable en tant que régime politique, mais, plus profondément, la possibilité même que ses idéaux déclarés lui servent de principes effectifs. Objet de soupçon grandissant en même temps qu’elle reste un objet d’éloge quasiconsensuel, « la démocratie » semble pour la plupart des citoyens être devenue indéfinissable. C’est pourquoi elle est vouée à être interprétée dans tous les sens possibles. Les définitions qu’on en donne vont des plus simples aux plus sophistiquées. Elles apparaissent toutes comme peu convaincantes, voire décevantes. Les défenseurs les plus passionnés de « la démocratie » sont ceux qui sont à la recherche de son vrai sens et de sa pratique la plus authentique. Un qualificatif attrayant court depuis la fin des années 1980 les ateliers politiques de gauche et de 33 Pierre-André Taguieff droite, d’un extrême à l’autre : « direct(e) ». Le salut de la démocratie tiendrait-il dans la formule « démocratie directe » ? C’est ce que beaucoup croient. Mais ce n’est là qu’une croyance. Une croyance ayant pour contenu une promesse. Et vraisemblablement une illusion. La critique du populisme comme promesse politique ne peut qu’être une critique des promesses de la « démocratie directe ». C’est là un nouveau grand récit de libération et d’épanouissement, dont le cœur est une grande promesse. Cette dernière a pour contenu la totale réalisation des idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité entre les citoyens d’une communauté politique. L’envers de cette utopie exaltante, c’est l’idolâtrie du « peuple » qu’elle présuppose. Être populiste, c’est d’abord désirer que le peuple, source de toute vérité et de toute bonté, soit le seul principe ou le seul fondement du politique. Le « peuple » est ainsi érigé en principe salvateur. Il incarne le Sauveur, le collectif providentiel. Mais il n’échappe pas lui-même à l’ambiguïté, ni à l’ambivalence. Quoi qu’il en soit, le populisme est une promesse de rédemption. C’est à ce titre qu’il doit être pris au sérieux. Il s’agit de soumettre à un libre examen cette aspiration au salut par le Peuple constituant l’une des composantes fondamentales de l’idéologie moderne, ou de la religion des Modernes. Une religion politique 34 Le nouveau national-populisme ou séculière, dont l’autre composante est la religion du Progrès. Le fait nouveau, qui justifie qu’on puisse parler de postmodernité en un sens non conventionnel, est que ces deux figures constitutives de la religion des Modernes se sont dissociées, jusqu’à s’opposer. Entre le peuple capté par le populisme et le progrès monopolisé par la vision techno-marchande du monde, il existe désormais la même tension qu’entre la plèbe et les élites, les majorités localisées et les minorités déterritorialisées, les peuples et la construction d’une « société mondiale » ou d’une démocratie postnationale. Dans le ciel déchiré des idéaux l’on aperçoit deux constellations qui se font face et/ou écho : le progrès contre le peuple/le peuple contre le progrès. Définir le populisme Le populisme peut être sommairement défini comme l’acte de prendre publiquement le parti du peuple contre les élites, ou encore par le « culte du peuple », avec diverses connotations (souveraineté populaire, culture populaire, etc.). Sa signification oscille entre l’appel au peuple et le culte du peuple. L’appel au peuple vise à se passer de médiations et de dimension programmatique : il se veut direct, sans être filtré par des instances représentatives. En quoi le style populiste rejoint l’idéal de la démocratie directe. Appel personnel au peuple, il présuppose l’existence d’un leader charismatique, qui peut prendre la figure d’un simple démagogue ou celle d’un dictateur populaire. C’est pourquoi populisme rime souvent avec bonapartisme ou avec autoritarisme, 37 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme comme dans les populismes latino-américains classiques (Getúlio Vargas au Brésil ou Juan Domingo Perón en Argentine). Le populisme politique implique la valorisation du peuple, opposé soit aux élites, soit aux étrangers, ou encore aux élites et aux étrangers. L’appel au peuple est un « appel contre » : il incite à réagir contre des catégories sociales jugées inquiétantes ou menaçantes. Si le peuple fait l’objet d’un culte, c’est parce qu’il est censé incarner certaines vertus (celles qui sont prêtées aux « gens simples »), des vertus d’authenticité ou d’honnêteté qui le distinguent face aux élites supposées illégitimes et corrompues. Le peuple auquel le leader lance un appel direct est assimilable aux classes populaires, au peuple tout entier ou à la communauté nationale. Le peuple se confond avec « ceux d’en bas », en lutte contre « ceux d’en haut », ou bien avec les représentants du « nous », opposés à « eux » (« les autres »). Enfin, l’appel direct au peuple contre ceux d’en haut ou ceux d’en face est orienté par la double prescription de rompre avec le système politique existant et de le changer : « en finir » avec la « bureaucratie », la « partitocratie », la « ploutocratie », etc. Cet appel au changement prend souvent la forme d’un « coup de balai », d’un grand « nettoyage ». Lorsqu’il fait prévaloir la fonction tribunicienne, exprimant politiquement la protestation sociale, le populisme peut être dit protestataire (poujadisme). Lorsque la dimension nationaliste ou ethnonationaliste est centrale dans une mobilisation populiste, on y verra à l’œuvre une forme de national-populisme ou de populisme identitaire (le Front national sous la conduite de Jean-Marie Le Pen). Il convient d’analyser plus précisément la dimension protestataire qu’on peut reconnaître à un vote, à un parti, à une mobilisation, et qu’on peut identifier en tant que style ou fonction idéologico-politique. Un comportement politique est de type protestataire lorsqu’il s’incarne dans une mobilisation dont les motivations sont avant tout l’insatisfaction et le mécontentement, exprimant l’écart perçu par les acteurs sociaux entre leur champ d’expérience et leur horizon d’attente. Il peut se traduire par des manifestations plus ou moins violentes, par l’engagement dans un mouvement contestataire ou révolutionnaire, par des votes de rejet ou par l’abstentionnisme. Un vote protestataire est un vote contre quelqu’un ou quelque chose. Ce vote peut être dirigé contre un leader politique, une politique, voire le système politique tout entier. La dimension protestataire d’un vote tient donc au fait qu’y prédomine le rejet ou l’opposition. Les choix en faveur de tel programme 38 39 Pierre-André Taguieff ou de tel leader, définissant le vote positif, sont suspendus en même temps que le clivage droite/gauche. C’est pourquoi le vote protestataire, exprimant une crise de confiance ou une crise de la représentation, se porte souvent vers les extrêmes, ou prend la figure du « ni droite ni gauche ». En France, le poujadisme a illustré, au milieu des années 1950, la dimension protestataire d’un mouvement politique exprimant la colère et la révolte d’un groupe social qui se sentait menacé (commerçants et artisans). Cette révolte des « petits » s’est traduite par un vote anti-système et l’apparition d’un leader caractérisé par ses aptitudes démagogiques. Le style protestataire dans l’intervention politique, fondé sur la dénonciation du « système », du « régime » ou des « élites » par un démagogue se présentant comme un sauveur, peut être illustré dans l’histoire politique française par le général Boulanger, Pierre Poujade ou Jean-Marie Le Pen. La catégorie de « partis protestataires » ou « à fonction protestataire » s’applique aussi bien au Parti communiste français avant son déclin qu’aux Partis du progrès scandinaves (danois ou norvégien). Ces partis protestataires rassemblent des mécontents et des révoltés, et ont longtemps servi de troupes aux courants antiparlementaires, dénonçant la corruption des dirigeants (« tous 40 Le nouveau national-populisme pourris ! »). Ils prennent souvent la figure de « partis anti-partis » en Europe, depuis la fin des années 1980. La « fonction tribunitienne », définie par Georges Lavau dans ses travaux sur le Parti communiste français, permet de mieux caractériser les formes politiques de la protestation exprimant le malaise social, qu’il s’agisse de la « révolte des exclus », du fonctionnement d’un parti « porte-parole » ou de la démagogie anti-système. On suppose que les partis à fonction tribunitienne expriment et organisent la colère de « catégories sociales plébéiennes » qui se sentent exclues du système de participation politique et privées des bénéfices du système économique et du système culturel. Ces partis peuvent être dits populistes. Variétés de populisme On peut distinguer trois grandes catégories de populismes : les populismes respectivement politiques, agraires et culturels. Les populismes politiques se présentent comme des mobilisations ou des régimes compatibles avec n’importe quelle grande idéologie (socialisme, communisme, nationalisme, fascisme, anarchisme, libéralisme, etc.). Ainsi, les césarismes populistes latino-américains constituent des formes de nationalisme. Il est des populismes réactionnaires, voire racistes, mais l’on ne doit négliger ni les réalisations partielles de la démocratie populiste (en Suisse par exemple), ni le « populisme des politiciens » qu’on peut définir, à la suite de Margaret Canovan, comme l’appel au rassemblement du peuple par-delà les clivages idéologico-politiques. 43 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme Les populismes agraires, fondés sur l’idéalisation du peuple-paysan ou sur la stricte défense de ses intérêts, peuvent être liés à une forme de messianisme (le populisme russe), à une réaction anti-urbaine et anti-étatique (le radicalisme des fermiers de certains États nord-américains à la fin du xixe siècle) ou à une variante du nationalisme ethnique, comme en Pologne ou en Roumanie dans l’entre-deux-guerres, ou encore dans l’Allemagne de la fin du xixe siècle et du début du xxe (le mouvement « völkisch »). Quant au populisme culturel, il se manifeste dans la littérature, la peinture, la musique ou le cinéma, toutes les fois qu’y prédominent des thèmes se référant à la vie des gens ordinaires ou des « petites gens », parfois avec une tonalité patriotique (les « vrais » Français sont les Français « d’en bas »). La sensibilité populiste se confond souvent avec la sensibilité misérabiliste, et le style populiste avec le style « prolétarien » ou plébéien. On doit enfin relever un usage extensif du terme « populisme » pour désigner le « mythe du peuple » dans telle ou telle société moderne, par exemple dans la France d’après la Révolution française. En Europe, depuis la fin du xixe siècle, le populisme comme rhétorique a trouvé dans le nationalisme à base ethnique ou ethnoraciale son principal véhicule. Il convient de rappeler à cet égard que le démagogue Hitler puisait nombre de ses thèmes dans le répertoire d’un populisme « völkisch » plus proche du discours révolutionnaire d’extrême gauche que du discours des droites conservatrices. Il associait ainsi le culte du peuple et le recours à la démagogie anticapitaliste (visant plus particulièrement le capitalisme financier), s’affirmant contre le système qui, selon lui, consiste à « favoriser la richesse du petit nombre et la pauvreté du grand nombre ». Dans un discours prononcé à Berlin le 10 décembre 1940 dans une usine d’armements, devant des dizaines de milliers d’ouvriers1, Hitler présentait son combat comme une lutte entre « deux Mondes » : d’une part, l’Allemagne national-socialiste et, d’autre part, l’alliance du capital et de la « juiverie » avec ses alliés, à commencer par la Grande-Bretagne. À la démolâtrie nationaliste s’articulait ainsi la dénonciation hyperbolique de la ploutocratie cosmopolite : « On a combattu le national-socialisme parce qu’il prône le principe que le capital doit être mis être service de l’économie, et l’économie au service du peuple. C’est le contraire en Angleterre. L’or, et l’exemple allemand l’a prouvé, a perdu sa puissance. Les valeurs sur lesquelles 44 45 1. Versions françaises : La France au travail, 11 décembre 1940, p. 1 (extraits) ; Adolf Hitler, Discours, Paris, Denoël, 1941, pp. 293-324 (traduction intégrale). Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme l’Allemagne travaille, c’est l’intelligence, le talent d’organisation et la puissance de production de ses ouvriers. (…) Avec notre puissance de travail comme capital, je battrai toutes les autres puissances du monde. (…) L’idéal allemand a pour principe et pour but de placer chaque homme à la place qui lui revient, selon les qualités à l’aide desquelles il peut servir la communauté. » La rhétorique hitlérienne, dans ce domaine, ne diffère guère de celle de la plupart des dirigeants politiques des grandes démocraties, qui en viennent souvent, sans nécessairement y croire, à pratiquer la dénonciation de la puissance démoniaque de la finance ou de l’Argent, en opposant à cette dernière le travail et son sujet privilégié, le peuple. Certains thèmes du discours démagogique moderne apparaissent ainsi communs aux régimes démocratiques et aux dictatures totalitaires. Voilà qui montre les limites d’une approche du nazisme strictement fondée sur l’analyse des textes et des déclarations. On peut même trouver dans ce discours du Führer un moment de haute démagogie où une déclaration de facture « antiraciste » et d’inspiration méritocratique ouvre un prêche anticapitaliste ressemblant à ceux des démagogues communistes et gauchistes : « L’origine ou la naissance ne sont rien. C’est l’œuvre et le savoir qui sont tout. Dans ce sens, nous nous adon- nons à un travail de construction de grand style, qui est naturellement opposé au système du capitalisme mondial de l’or. Nous combattons l’or, par lequel les ploutocrates gouvernent les masses et les dupent, selon leur point de vue et les profits que cette petite clique cherche à réaliser pour atteindre un maximum de bien-être et assouvir son désir de puissance. » Le thème dominant d’un tel type de discours, c’est la dénonciation des imposteurs d’en haut, assimilés aux exploiteurs du « peuple ». Cette dénonciation peut se faire au nom de la démocratie (dont on exige un accomplissement radical) non moins qu’au nom d’une vision expressément antidémocratique. Dans tous les cas de figure, c’est par le peuple et pour le peuple que les démagogues opèrent leur offre idéologique de salut. C’est ainsi que s’opère la marche vers la dictature, autoritaire, totalitaire ou semi-totalitaire. Les nouvelles formes de populisme, en Europe tout particulièrement, se caractérisent par leur orientation anti-politique, qu’atteste l’émergence de paradoxaux partis anti-partis, dans des contextes marqués par une crise de la représentation politique, voire une crise de confiance dans les démocraties représentatives. D’où le rejet de la classe politique, impliquant celui des clivages idéologico-politiques institutionnalisés. Le malaise tend 46 47 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme à se traduire par un désenchantement politique, tant sont fortes les inquiétudes et les angoisses provoquées par la globalisation des échanges, perçue à travers ses effets déstructurants. D’où la montée des formes de populisme « antimondialisation », dans les mouvances de l’extrême gauche. Lorsqu’ils se situent à l’extrême droite, les partis populistes exploitent en outre les ressources de la xénophobie anti-immigrés, désormais fortement colorée d’islamophobie (la « lutte contre l’islamisation » étant devenue un thème fondamental), et celles du « chauvinisme du bien-être » ou « d’État-providence », oscillant entre la défense conservatrice du statu quo et la volonté de préserver certains héritages supposés former le socle des identités nationales. Les classes populaires sont surtout mobilisables par la xénophobie anti-immigrés, les classes moyennes par la défense des avantages acquis et des héritages matériels ou immatériels. Mais tous les citoyens, à l’exception des élites déterritorialisées, sont tentés, voire hantés par la défense d’une solidarité sociale réservée aux nationaux, qui prennent souvent le visage de « natifs ». Cette ethnicisation de la citoyenneté nationale n’est certes pas nouvelle, mais elle prend un sens nouveau par son articulation avec le rejet de la mondialisation perçue comme menace d’une baisse du niveau de vie comme de la qualité de vie. L’antiaméricanisme, souvent lié à un « antisionisme » équivoque, se rencontre dans la plupart des formes, de gauche et de droite, du nouveau populisme. Il peut être plus ou moins virulent, variant avec les fantasmes antiaméricains, dont l’éventail est fort large. Mais l’antisionisme tend à disparaître du stock des positions officielles de certains mouvements nationaux-populistes récents, aux Pays-Bas comme en Suisse ou dans les pays scandinaves. Depuis le 11-Septembre, la redéfinition de l’ennemi principal des démocraties occidentales en tant qu’islamiste ou islamo-terroriste a provoqué un véritable retournement en faveur d’Israël. Les ennemis déclarés de « l’islamisation de l’Europe » s’affirment souvent amis d’Israël. Dans un discours prononcé le 3 septembre 2011 à Berlin, le leader populiste Geert Wilders, rappelant que sa formation, le Parti pour la Liberté, a obtenu 24 sièges sur les 150 sièges du Parlement et qu’il soutient le gouvernement actuel (libéraux et démocrates-chrétiens), a théorisé clairement ce pro-israélisme caractéristique de l’après-11-Septembre : « Nous avons (…) obtenu que les activités anti-israéliennes ne soient plus financées par des impôts néerlandais. Les soi-disant Organisations d’aide humanitaire qui soutiennent directement ou indirectement les boycotts anti-israéliens, les désinvestissements et sanctions, et qui nient le droit d’Israël à exister 48 49 Pierre-André Taguieff ne recevront plus de financement gouvernemental. Le gouvernement néerlandais va boycotter l’Assemblée des Nations Unies Durban III contre la discrimination raciale, car elle a été transformée en un tribunal d’accusations contre Israël. Le gouvernement va renforcer nos relations politiques et économiques avec Israël. Investissement plutôt que désinvestissement sera notre politique envers Israël. Nous sommes avec Israël. Nous aimons Israël. Israël est la seule démocratie au MoyenOrient. Israël fait partie de notre civilisation. » Quant à l’anti-élitisme, il y prend ordinairement la forme classique de la « théorie du complot » (« On nous ment ; on nous trompe ; on nous mène en bateau »), sur la base de la conviction que le peuple est la victime d’une trahison des élites, voire d’une conspiration organisée contre lui par « ceux d’en haut » ou « ceux d’ailleurs » (ou de nulle part), les élites transnationales ou cosmopolites, censées incarner le mal politique. D’autant qu’elles sont dénoncées comme « corrompues », dans un contexte où la corruption de « ceux d’en haut » est une réalité perçue à travers la multiplication de « scandales » dont la presse est grande consommatrice. Il importe de reconnaître l’ambivalence des néopopulismes européens contemporains, en ce qu’ils constituent d’une part l’illustration d’une orientation 50 Le nouveau national-populisme anti-politique, impolitique ou pseudo-politique liée à un engagement identitaire plus ou moins affirmé, et, d’autre part, l’indice d’une aspiration diffuse visant à démocratiser la démocratie instituée, par exemple par recours au référendum d’initiative populaire, donc à élargir le champ du politique ou à inventer de nouvelles pratiques politiques, mettant l’accent sur la délibération et la participation. En quoi ils rejoignent certains mouvements sociaux classés à l’extrême gauche, dont les origines ne sont pas marxistes ou léninistes, mais anarchistes. Au cours des années 1990, ces mouvements sociaux se sont donnés des idéaux où la démocratie directe se mêle à un militantisme de type altermondialiste. Ce qui distingue fondamentalement ces deux manières de concevoir une démocratie directe et participative est l’engagement internationaliste des uns, incompatible avec l’engagement identitaire des autres. Des populismes protestataires et identitaires aux néopopulismes de droite J’ai introduit en 1983-1984 l’expression « nationalpopulisme » – ou plus exactement celle de « nationalpopulisme autoritaire » –, pour caractériser la spécificité d’un parti comme le Front national en France, dans un contexte où ce dernier était perçu soit comme un rassemblement de nostalgiques du pétainisme ou de l’Algérie française, soit comme une formation néofasciste, voire néonazie, et, en conséquence, réduite à une manifestation haïssable de l’idéologie raciste. La catégorie de « national-populisme », construite en tant que modèle d’intelligibilité d’un certain type de mouvements ou de programmes autoritaires, s’est imposée dans les travaux savants sur les métamorphoses des extrêmes droites en Europe dans la deuxième moitié des années 1980. 53 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme Dans les années 1990, j’ai proposé de distinguer analytiquement les populismes protestataires des populismes identitaires, tout en soulignant le fait que, dans les mouvements populistes observables, les orientations respectivement protestataire et identitaire entrent toujours en composition. Relativisée, cette distinction a permis et permet toujours d’étudier l’évolution des partis ou de mouvements politiques selon l’orientation dominante qu’ils prennent dans des contextes variables. Dans les populismes identitaires, où l’appel au peuple se fixe sur la nation supposée menacée, la contestation du « système » et la dénonciation des élites sont mises au service du grand récit sur l’origine du mal : « l’immigration ». La catégorie de « national-populisme » recouvre ainsi celle de « populisme identitaire ». Si la conceptualisation était nouvelle, l’expression avait été employée auparavant dans d’autres contextes, à propos des mouvements ou des régimes latinoaméricains. On doit au sociologue argentin Gino Germani d’avoir caractérisé comme « nationaux-populaires », puis « nationaux-populistes » certains régimes politiques latino-américains des années 1930 aux années 1950, incarnés par leurs leaders charismatiques respectifs : Perón en Argentine et Vargas au Brésil, qu’on peut classer parmi les grands démagogues du xxe siècle. Dans le péronisme comme dans le gétulisme sont identifiables un certain nombre de caractéristiques : une forte personnalisation du mouvement et du régime, l’appel permanent au « peuple » (geste populiste par excellence), l’existence d’un lien direct et personnel entre le leader charismatique et les masses mobilisées, une propension à l’autoritarisme inséparable d’un dirigisme étatique (l’État étant censé conduire la modernisation du pays), un important appui populaire (venant surtout des couches populaires urbaines), une mobilisation interclassiste (attestée par la composition de l’électorat comme par celle du parti à vocation majoritaire), une orientation nationaliste (liée, dans le péronisme, à un anticapitalisme de style xénophobe dénonçant le « capitalisme étranger »). La spécificité du national-populisme, en tant que régime et mouvement, est de combiner les dimensions charismatique et autoritaire avec les dimensions nationaliste et « populiste », combinaison donnant à la catégorie de « national-populisme » un sens voisin de celui donné classiquement par les historiens au terme de « bonapartisme ». Ces régimes autoritaires, ne visant pas la nationalisation des masses, ne pratiquant pas l’endoctrinement de masse et ne s’appuyant pas sur un partiarmée à vocation hégémonique, s’avéraient à l’analyse irréductibles au paradigme du « fascisme ». L’analyse 54 55 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme comparée du péronisme et du gétulisme a ainsi permis d’élaborer un modèle descriptif qui, dans les années 1980 et 1990, en référence à d’autres réalités sociopolitiques, observables cette fois en Europe, s’avérera éclairant, moyennant certaines transformations. La typologie des populismes construite par Margaret Canovan (1981) a fortement contribué à relancer l’intérêt des spécialistes de science politique pour ce phénomène polymorphe et insaisissable, dans un contexte où le thatchérisme paraissait illustrer un singulier mélange de « populisme réactionnaire » et de « populisme des politiciens », mais où la dimension nationaliste n’était pas absente (comme l’atteste l’épisode de la guerre des Malouines). Le Front national a ensuite été analysé par moi-même, à partir de 1984, comme un mouvement national-populiste autoritaire. En Allemagne et en Autriche, la question du populisme a commencé à se poser en 1986. C’est précisément en septembre 1986 que Jörg Haider s’impose comme le leader du Parti autrichien de la Liberté (FPÖ), pour en faire un parti populiste d’abord protestataire (à dominante « anti-establishment »), puis de plus en plus nettement identitaire, à travers une centration progressive sur la xénophobie anti-immigrés. Aux élections législatives d’octobre 1999, le FPÖ recueille 27 % des suffrages, ce qui lui permet d’entrer dans une coalition gouvernementale avec le parti conservateur (ÖVP). Aux élections législatives de 2008, le FPÖ obtient 18 % des suffrages tandis que le BZÖ (l’Alliance pour l’avenir de l’Autriche, fondée par Haider en 2005) en recueille 11 % : ces deux partis nationaux-populistes rassemblent ainsi 29 % des suffrages en Autriche. Cette dynamique s’est confirmée avec le score élevé du FPÖ aux élections municipales à Vienne : avec 27 % des suffrages, jouant sur la dénonciation de « l’islamisation » et de l’immigration d’origine non européenne, cette formation néopopuliste de droite s’est imposée dans la capitale autrichienne comme la deuxième force politique. Dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest et du Nord, la xénophobie antiimmigrés, au cours des années 2000, s’est reformulée autour de deux thèmes polémiques : la dénonciation de l’« islamisation » de l’Europe et la récusation du multiculturalisme (institutionnalisé), censé disloquer l’unité de la nation en s’attaquant à ses présupposés culturels. Ce dernier thème polémique est loin d’appartenir en propre aux néopopulistes de droite. À gauche et à droite, chez les libéraux comme chez les conservateurs, le multiculturalisme, expérimenté d’une façon négative notamment en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, a fait l’objet de critiques approfondies et d’un rejet largement 56 57 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme partagé, sur la base de deux arguments fondamentaux, que je ne ferai ici qu’indiquer : en premier lieu, la thèse selon laquelle les politiques de « la diversité » et des identités culturelles tendent à chasser et à remplacer l’exigence de l’égalité entre les citoyens, comme l’a bien montré Walter Benn Michaels (2009) ; en deuxième lieu, la thèse, défendue notamment par Robert D. Putnam (2007), selon laquelle une trop grande hétérogénéité ethnoculturelle, dans une nation, fait obstacle à la solidarité sociale et à la vie civique en érodant les rapports de confiance entre les citoyens. Le tournant identitaire du FPÖ autorise à rapprocher ce parti national-populiste du Vlaams Blok (Belgique) ou du Leefbaar Nederland (lancé par Pim Fortuyn aux PaysBas), dont l’héritage a été repris par Geert Wilders à la tête du Parti pour la Liberté (devenu en 2010 la troisième force politique du pays, avec 15,4 % des suffrages aux élections élgislatives), du Parti de la Grande Roumanie (créé en 1991 et dirigé par Corneliu V. Tudor), de l’UDC (Union démocratique du Centre) longtemps incarnée par Christoph Blocher (22,5 % des suffrages aux élections législatives de 1999, et 27,7 % à celle de 2003), avant de l’être par le plus médiatique de ses conseillers nationaux, Oskar Freysinger (Suisse), de la Lega Nord d’Umberto Bossi (Italie), d’Ataka en Bulgarie (Union nationale Attaque, créée en avril 2005 par Volen Nikolov Siderov), du Jobbik hongrois (L’Alliance des Jeunes de DroiteMouvement pour une meilleure Hongrie, parti créé en 2003), ou encore de certains partis scandinaves – le Parti du progrès norvégien (dirigé par Siv Jensen depuis 2006, qui a recueilli 22,9 % des suffrages aux élections législatives de 2009), le Parti du peuple danois (créé en 1995 et présidé par Pia Kjærsgaard, qui a obtenu 12,3 % des suffrages aux élections législatives de 2011), les Démocrates suédois (parti créé en février 1988, qui a recueilli 5,7 % aux élections générales de 2010), les Vrais Finlandais (parti fondé en 1995 et dirigé par Timo Soini, qui a recueilli 19,1 % des suffrages aux élections législatives de 2011) – et bien sûr du Front national, qui demeure le paradigme de ce nouveau type de parti-mouvement. Marine Le Pen, son nouveau leader, était créditée entre octobre et décembre 2011 de 19 % des intentions de vote au 1er tour de l’élection présidentielle de 2012. Il s’agit de partis caractérisés par leur orientation « anti-partis » ou « anti-politique » – contradictoire en principe avec leur participation à la compétition politique –, leur nationalisme xénophobe (à dominante anti-immigrés), leur appel au peuple lancé par tel ou tel démagogue doué, leur exploitation du malaise provoqué par la construction de l’Europe et la globalisation des 58 59 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme échanges (la « mondialisation » étant perçue à travers les délocalisations et les destructions d’emplois). Ils présentent tous, avec telle ou telle inflexion, les principaux traits du national-populisme lepéniste : 1° l’appel personnel au peuple lancé par le leader ; 2° l’appel au peuple tout entier contre les élites illégitimes ; 3° l’appel direct au peuple authentique, resté « sain », « simple », et « luimême » ; 4° l’appel au changement, impliquant une rupture purificatrice avec le présent (« le système », supposé « corrompu »), inséparable d’une protestation antifiscale (parfois liée à l’exigence de référendums d’initiative populaire) ; 5° l’appel à « nettoyer » le pays des éléments supposés « inassimilables » (nationalisme d’exclusion, à dominante anti-immigrationniste). L’exacerbation de ce dernier trait est au principe d’une dérive vers une forme de racisme, plus différentialiste-culturel qu’inégalitariste-biologisant. Les quatre premiers traits distingués permettent de définir les populismes protestataires, alors que les populismes identitaires supposent la coprésence des cinq traits. On peut voir dans la multiplication de ces nouveaux partismouvements l’indice de l’émergence d’une nouvelle extrême droite, qualifiée de « post-industrielle » par Piero Ignazi. Ces partis nationaux-populistes incarnent des formations postfascistes plutôt que néofascistes, postnazies plutôt que néonazies. Au cours des années 1984-2011, la nouvelle extrême droite « défascisée » ou « dénazifiée » a pris le visage des populismes identitaires devenus une force politique non négligeable en Europe. Elle s’est en même temps désextrémisée, notamment en participant à des coalitions gouvernementales. L’exemple italien est ici le plus probant : Gianfranco Fini a conduit la transformation du MSI, parti néofasciste, en un parti de droite libéral/conservateur. Le cas allemand constitue une exception : comme en Europe de l’Est, et en Russie plus que partout ailleurs, les organisations néonazies s’y sont reproduites, sans participer au mouvement général de rupture avec le modèle nazi/fasciste. On observe enfin qu’à la différence des populismes européens des années 1950 et 1960, les néopopulismes ne visent pas à mobiliser une couche sociale particulière contre les autres. Leurs leaders privilégient l’appel au rassemblement national, sur la base de menaces supposées communes. Il est vrai cependant que les de l’argent, dénoncées comme cosmopolites, sont exclues du peuple qu’il s’agit de rassembler. Les partis dits populistes, en Europe de l’Ouest, sont soit des partis plutôt protestataires, anti-partis (« droite antipolitique ») et anti-élites (anti-establishment), soit des partis plutôt identitaires, anti-immigrés, anti-islam et anti-islamisation, anti-Union européenne (euro- 60 61 Pierre-André Taguieff phobie) et antimondialisation (antimondialisme). En Europe de l’Est, la xénophobie anti-Roms, comme un anticommunisme coloré d’antisémitisme, fait partie de l’offre idéologique de la plupart des partis nationauxpopulistes. S’ils ne sont pas des partis « à enjeu unique », ils se présentent comme des partis à enjeu principal ou fondamental : ils mobilisent en effet avant tout sur l’enjeu de l’immigration, avec ses représentations négatives associées (délinquance, terrorisme, communautarisme, islamisation, chômage, faillite de l’État providence, etc.). La question centrale de l’immigration peut être posée directement et explicitement, ou bien indirectement et implicitement, par exemple à travers la dénonciation de « l’islamisation » ou l’exigence de réserver les bénéfices de l’État providence aux nationaux ou aux « natifs ». Tous les mouvements populistes contemporains récusent, avec une virulence plus ou moins grande, l’immigration, perçue comme une menace. Ils la rejettent d’abord au nom de la défense de l’identité ethnoculturelle de la nation (dimension identitaire ou « nativiste » de la « préférence nationale »), ce qui les conduit à percevoir l’islam comme une force conquérante et l’islamisation comme un processus de colonisation culturelle ou de dénaturation. Ils la rejettent ensuite en vue de réserver les ressources de l’État providence et 62 Le nouveau national-populisme les mécanismes de redistribution aux nationaux. C’est le « chauvinisme du bien-être », soit la dimension protestataire de la « préférence nationale », théorisation de l’égoïsme national. Ils rassemblent ainsi les déçus, les vaincus et les exclus de la construction européenne et de l’entrée dans un monde globalisé, mais aussi tous ceux qui pensent pouvoir eux-mêmes, dans un avenir proche, être mis à l’écart ou socialement marginalisés. La crise économico-financière de 2008 a fortement alimenté ces inquiétudes diffuses, en élargissant le cercle des citoyens fragilisés et/ou se percevant comme tels. Ces derniers viennent grossir les rangs des sympathisants potentiels de tel ou tel démagogue. Populismes de droite et populismes de gauche Le populisme, étant un style politique idéologiquement non fixé, n’est ni de gauche, ni de droite. Il y a des leaders populistes à droite et à gauche, et aux deux extrêmes. Le propre du populisme est précisément de neutraliser la différence droite/gauche : le « ni droite ni gauche » illustre la dimension « anti-partis » ou « antipolitique » des nouveaux mouvements populistes. Est également neutralisée la différence entre position révolutionnaire et position conservatrice, l’une et l’autre étant intégrées dans les thèmes idéologiques selon divers dosages. Tout leader populiste s’adressant au peuple prétend lui désigner ses véritables ennemis, ceux d’en haut (les élites illégitimes), ceux d’alentour (« le système ») ou ceux d’ailleurs ou venant d’ailleurs (les étrangers hostiles, 65 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme les immigrés envahisseurs), et plus particulièrement les ennemis cachés à l’intérieur du corps national – d’où la vision conspirationniste, illustrée par telle ou telle « théorie du complot », qu’on rencontre ordinairement dans les discours ou les écrits des leaders populistes. On notera que le modèle historique du complot antinational est le complot juif ou judéomaçonnique (ou encore judéo-bolchevique), qu’on ne trouve plus que marginalement chez les leaders nationaux-populistes en Europe de l’Ouest – où il a été en partie remplacé par le complot islamo-immigrationniste -, ce qui n’est pas le cas à l’Est : Hongrie, Pologne, Roumanie, etc., où les ethnopopulismes continuent d’être idéologiquement structurés par la mythologie de l’ennemi « judéo-maçon » et « judéo-communiste », combinée avec une xénophobie anti-Roms dont l’intensité n’est pas observable à l’Ouest. En France, à l’époque du mouvement poujadiste, les « perdants de la modernisation » qui s’y reconnaissaient étaient avant tout les petits commerçants. Aujourd’hui, on trouve des perdants de la mondialisation dans toutes les catégories sociales qui, exposées à la concurrence internationale, demeurent nationalement localisées, donc à l’exception de la super-élite transnationale. Ces nouveaux perdants au profil mal défini sont des électeurs ou des militants potentiels des nouveaux partis populistes ou des vieux mouvements nationauxpopulistes ayant su s’adapter à la demande sociale – tel le Front national dirigé et incarné par Marine Le Pen depuis le 16 janvier 2011, qui met en œuvre une stratégie de respectabilisation, en rompant avec les provocations judéophobes de son père et en sur-affirmant sa défense de la laïcité républicaine. Mais il peuvent tout autant se laisser séduire par la nouvelle figure du marxo-populisme qu’est l’ex-socialiste Jean-Luc Mélenchon, qui pratique avec talent une démagogie anti-élites en se donnant pour le porte-parole des « gueux », ce qui, au demeurant, le situe plus dans la filiation d’un chansonnier populiste – à touche « populacière » – comme Aristide Bruant que dans celle de Jaurès. Aujourd’hui, dans l’actuel contexte européen, où la montée des populismes plus ou moins ethnicisés est liée à la crise du libéralisme politique (qui s’étend à la social-démocratie) et à une pathologie de la démocratie représentative (pervertie par les manipulations médiatiques utilisant des outils de plus en plus sophistiqués), sur fond de grande peur d’une invasion musulmane de l’Europe ainsi que d’une débâcle du système économicofinancier international, on peut identifier grossièrement deux manières d’être populiste, recouvrant approximativement le clivage droite/gauche : 66 67 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme 1° Le populisme « de droite », situé comme tel ou se présentant comme tel, exagère les menaces réelles (par exemple, la délinquance, l’insécurité, le terrorisme ou la fragmentation ethnique) et en ajoute d’imaginaires ou de fantasmées, même si elles prennent appui sur des données observables (l’immigration comme invasion, le complot « islamisateur » ou la conquête islamique de l’Europe, la décadence). La droite « pop » tend à provoquer des peurs non justifiées ou des inquiétudes excessives, pour les exploiter politiquement. 2° Le populisme « de gauche », identifié comme tel ou s’assumant comme tel, minimise ou nie les menaces réelles (par exemple, celles qui sont liées à la délinquance, au terrorisme, à une immigration non maîtrisée) et les remplace par des menaces plus ou moins imaginaires, toujours liées aux méfaits du « capitalisme prédateur » ou de la « mondialisation libérale », ainsi qu’à un « racisme », un « fascisme » ou un « pétainisme » supposés perpétuellement « résurgents », attribués exclusivement à l’adversaire politique. C’est là pêcher par aveuglement, déni du réel et diversion. La gauche « pop » ne cesse d’éviter de poser les problèmes gênants et d’affronter les défis réels, tout en pratiquant la fuite en avant dans la commémoration ostentatoire des combats du passé et l’offre provocatrice de subversion des liens sociaux traditionnels. Elle rem- place la question sociale par certains « problèmes sociétaux » (sexe/genre, homoparentalité, mariages homos, etc.), posés et résolus à la manière des intellectuels marginaux ou « prolétaroïdes » les plus extrémistes. L’offre néopopuliste vise ainsi toutes les classes sociales. La droite xénophobe adapte son discours à la demande des citoyens des classes populaires accusant l’immigration d’être la cause de la perte de leurs emplois. La droite autoritaire s’efforce de répondre aux inquiétudes des classes moyennes et populaires : insécurité, augmentation des prélèvements obligatoires perçus comme injustes, etc. La gauche et la droite républicaines, par principe hostiles à toutes les formes de multiculturalisme, sont portées à s’inquiéter du communautarisme musulman et des atteintes à la laïcité. La vision miangélique mi-utilitariste de l’immigration (les bons immigrés viennent « nous enrichir de leurs différences » et garantir un taux de natalité suffisant pour le paiement de nos retraites), cette vision médiatiquement dominante n’est plus crédible. Car l’on ne saurait nier que, en France comme dans plusieurs pays voisins, l’intégration des immigrés se fait plutôt mal et que, parmi les facteurs expliquant ces difficultés, la culture musulmane, qui joue le rôle d’un marqueur identitaire favorisant le repli communautaire, apparaît en première ligne. En outre, la vision intrinsè- 68 69 Pierre-André Taguieff quement positive et optimiste de l’immigration s’articule avec une présentation naïvement irénique de l’islam comme « religion de paix », alors que les citoyens, même médiocrement informés, apprennent par les médias que partout dans le monde, la présence de l’islam politisé – au pouvoir ou dans l’opposition – est liée à des formes d’intolérance, à la persécution des minorités et à des violences meurtrières (les chrétiens étant aujourd’hui les premiers visés). La réalité mondiale répulsive de l’islam politisé ne peut être complètement gommée par le discours politiquement correct des experts, des journalistes ou des intellectuels bien-pensants. Et pourtant, un discours unique sur la question se fait entendre dans l’espace médiatique. Déni du réel et transfiguration d’une réalité pourtant inquiétante. La rhétorique des élites gouvernantes ne diffère guère sur ce point du discours populiste contemporain de gauche et d’extrême gauche. Mécaniquement, la position des problèmes gênants est monopolisée par les leaders populistes de droite plus ou moins xénophobes, qui cherchent à exploiter les inquiétudes sociétales sans se soucier de trouver des solutions politiques réalistes et acceptables. Ce que ces populismes politiquement concurrents ont en commun, c’est l’irresponsabilité. Il faut les traiter comme des symptômes, et non comme des solutions. L’illusion populiste L’expression « illusion populiste », que j’ai choisie pour titrer l’un de mes livres précisément pour son ambiguïté qui donne à réfléchir, doit être comprise dans ses deux sens distincts, suivant qu’on aborde le « populisme » comme phénomène sociopolitique supposé observable (un ensemble de mouvements et de partis politiques) ou comme catégorie d’analyse supposée éclairante, modèle théorique bien construit doté d’une valeur descriptive. Dans cette perspective, il faut distinguer, d’une part, l’illusion propre au populisme (ou les illusions véhiculées par les leaders populistes), et, d’autre part, le populisme-catégorie comme illusion ou mirage conceptuel. L’illusion est double : d’abord, l’illusion idéologique centrale des « populismes », relevant de l’aspiration à 71 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme l’unité parfaite et à l’identité pure du corps national, et ensuite, l’illusion qui, rassemblant journalistes et politologues-experts, consiste à croire à une pseudoréalité politique, qu’on la diabolise ou qu’on la célèbre. Précisons la distinction : 1° Le populisme, en tant que réalité floue plus ou moins observable, est une forme contemporaine de l’illusion politique, dans la mesure où il se réduit à un mélange de démagogie et de pensée magique, récusant en principe les médiations et la temporisation, centré sur l’impossible coïncidence du peuple-un et de ses dirigeants ou de son leader suprême, impliquant un imaginaire de la fusion comme voie de la rédemption. Ce qui présuppose un rejet du conflit intra-national, donc un déni du politique. 2° Le populisme est une invention fictionnelle ou une construction mythique des historiens, politistes et sociologues qui s’appliquent soit à réunir sous une catégorie négative divers phénomènes à leurs yeux répulsifs qu’ils veulent dénoncer ou condamner (nationalisme, xénophobie, etc.), soit à célébrer comme un phénomène identifiable la réalisation imaginaire de leurs idéaux politiques (la « démocratie directe », par exemple, ce qui revient à prendre naïvement à la lettre ce que disent les leaders populistes). La défiance et la désaffection des citoyens vis-à-vis du système politique et des choix politiques offerts, dont témoigne notamment l’abstentionnisme, se manifeste en même temps qu’un ressentiment croissant dirigé contre les élites gouvernantes et discutantes (intellectuels et journalistes), perçues comme impuissantes, incompétentes et corrompues, et, à ce titre, rejetées comme illégitimes. Alors que, dans les démocraties pluralistes apaisées et bien gouvernées, la politique suppose des médiations et des temporisations – la participation aux débats et aux délibérations requérant du temps ou de la disponibilité non moins que des lieux d’accueil –, l’imaginaire antipolitique du populisme est tout entier centré sur un rejet des médiations, jugées inutiles, voire nuisibles. Les leaders populistes se proposent d’abolir la barrière ou la distance, voire toute différence, entre gouvernants et gouvernés, ou bien suggèrent qu’ils ont le pouvoir d’effacer tout écart entre les désirs et leurs réalisations, de suspendre cet aspect du principe de réalité que constitue l’inscription dans la durée, le respect des délais, la temporisation. Ils se transforment ce faisant en magiciens pour qui « tout est possible », substituant des recettes magiques aux programmes politiques qui doivent, quant à eux, tenir compte de la différence entre le réel et le possible, non sans chercher à évaluer d’une 72 73 Pierre-André Taguieff façon rationnelle les frontières du possible et de l’impossible. S’il est une tentation populiste, elle ressemble à une fuite en avant dans la protestation et la dénonciation, accompagnées de récits mythiques sur les causes des malheurs du « peuple ». Quant aux solutions, elles s’avèrent inconsistantes à l’analyse, et, pour autant qu’on puisse prévoir les conséquences de leur mise en œuvre, inopérantes ou dangereuses. Il reste à s’interroger à la fois sur les facteurs contextuels du surgissement des néopopulismes européens et sur les raisons de la séduction qu’ils exercent dans plusieurs pays. « Vraies questions, mauvaises réponses » ? On peut se demander légitimement si cette formule lancée par Laurent Fabius à propos du Front national, en 1985, peut s’appliquer aux formes actuelles du populisme en Europe. Rappelons tout d’abord que l’intention – louable – de Laurent Fabius était alors, face à la montée du FN, de sortir de la paresseuse diabolisation antifasciste de Le Pen, d’ailleurs parfaitement inopérante (la rhétorique de la « résurgence » du « fascisme », face auquel il fallait riposter par un « front antifasciste » à l’ancienne), et d’ouvrir la voie à une discussion critique nuancée impliquant la volonté de comprendre un phénomène politique émergent, afin de le combattre avec efficacité. Sa visée était de comprendre pour mieux combattre. Mais, en politique, les intentions comptent peu, 75 Pierre-André Taguieff et l’on n’a pas à juger un leader sur ses bons sentiments. C’est le résultat effectif qui permet de formuler un jugement rétrospectif. Il convient de distinguer deux niveaux ou deux registres fort différents où cette « réaction » peut être interprétée, et donc, pour nous aujourd’hui, évaluée en tant que caractérisation des populismes européens contemporains. 1° Le premier registre est celui de l’analyse politique : on vise à éclairer et à comprendre ou faire comprendre un phénomène dont on perçoit la relative nouveauté. D’où la caractérisation proposée par Laurent Fabius, alors Premier ministre. Celui-ci se situe par là dans le cadre d’une discussion académique, il parle en politologue formulant une hypothèse de travail sur son objet de recherche. Or, sur ce terrain, la formule est loin d’être satisfaisante. Elle commence en effet par une demi-vérité : les questions posées par Le Pen n’étaient pas toutes justifiées ni correctement formulées. Elles n’étaient donc pas toutes « vraies ». On tombe ensuite sur un énoncé polémique douteux : pourquoi suggérer que les réponses aux « vraies questions » seraient toutes et toujours « mauvaises » ? C’est là postuler que la « mauvaise » nature de Le Pen le conduit à formuler de « mauvaises » réponses : on retombe dans la diabolisation, c’est-à-dire dans la pensée magique. Par exemple, on ne saurait juger en elles-mêmes « mau- Le nouveau national-populisme vaises » la demande d’une régulation plus rigoureuse des flux migratoires ou celle d’une lutte plus efficace contre la petite délinquance dans les « quartiers sensibles », qu’on rencontre sous diverses formes dans les programmes de la plupart des partis non gauchistes. Ce qui est vrai, c’est que les questions sont souvent mal posées : la question de l’immigration est ainsi posée en postulant l’inassimilabilité de certaines catégories d’immigrés, ou l’incompatibilité radicale de leurs traditions culturelles avec les manières de vivre en Europe. Il en va de même pour le vrai problème qui se pose à l’État providence à l’européenne, dont le bon fonctionnement suppose une certaine homogénéité ethno-culturelle des populations nationales, fondatrice de la confiance entre citoyens : les leaders populistes se contentent de donner dans la démagogie du « chauvinisme du welfare ». Quant aux réponses, en raison de leur radicalité irréaliste, elles ne peuvent pas être traduites par des mesures politiques. 2° Le deuxième registre est celui de l’action politique ou de la communication politique, régie par le principe « dire, c’est faire », et plus précisément, faire croire, faire faire, faire agir. Bref, produire des effets. On se situe dès lors dans le champ de la « performance » et de l’éthique de la responsabilité : il ne s’agit plus prioritairement de dire le vrai ou ce qu’on croit être tel, mais de réaliser des objectifs 77 Pierre-André Taguieff pratiques définis. La déclaration fabiusienne visait aussi (et, pour l’acteur politique Fabius, visait d’abord) à s’inscrire dans la lutte politique contre le FN. Or, cette déclaration a contribué à légitimer le FN, en tant que parti posant de « vraies questions ». Effet pervers s’il en est : la concession faite à l’adversaire, geste tactique qui se voulait habile, finit par profiter à l’adversaire, dont le discours public ne cesse de dénoncer précisément les « questions interdites » par « l’establishment » ou « le Système », « la bande des Quatre » ou « l’UMPS ». Et, de fait, de nombreuses questions étaient réellement interdites, en raison d’une tyrannie douce du système médiatique consistant à postuler que certains questions étaient de fausses questions. Je propose donc la formule corrigée : le FN (ou tout autre mouvement populiste du même type) pose parfois de « vraies questions », mais il les pose mal le plus souvent, et il y apporte en conséquence, le plus souvent, de « mauvaises réponses ». Bref, la formule de Fabius est trompeuse en tant que définition critique d’un programme politique de type populiste, et dangereuse par ses effets de légitimation ou de respectabilisation. Mais il reste à considérer les vraies questions rejetées par le système médiatique, et à les poser correctement, sans démagogie, en vue de leur apporter des réponses échappant aux fantasmes. Indignation, misérabilisme et populisme Commençons par distinguer le plus clairement possible populisme et misérabilisme, non sans montrer qu’ils peuvent fusionner sous certaines conditions. J’entends par « populisme », sans considérer ses variantes de droite et de gauche, une idéalisation ou une transfiguration du « peuple » - pris dans sa partie « basse » (latin plebs) plutôt que dans sa totalité (populus) - en tant qu’il serait seul porteur de qualités humaines et de vertus natives. Il s’ensuit que les représentants du « peuple » (plébéiens, prolétaires, classes populaires, ouvriers et employés, etc.), celui-ci étant naturellement et intrinsèquement bon, sont jugés par définition meilleurs que n’importe quel membre d’une catégorie sociale non populaire, et cela, bien souvent, par la voix de ceux qui n’appartien79 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme nent pas à ces couches sociales. La conviction populiste peut se résumer ainsi : « Ils (ceux d’en bas) sont meilleurs que nous. » Quant au « misérabilisme », il implique de célébrer un groupe social en tant qu’il serait seul ou particulièrement « souffrant », « pauvre », « misérable » ou « désespéré », donc digne de compassion, de l’exalter à travers les privations, les « exclusions », les déficiences et les misères qui autorisent à l’instituer en « victime ». Lorsque la catégorie de « victime » est illustrée, que la « victime » est désignée, le parti pris en sa faveur suit automatiquement. En France, depuis les années 1990, la catégorie victimaire par excellence a été incarnée par les « sans-papiers ». Populisme et misérabilisme peuvent cependant entrer en synthèse dans divers discours militants. Les démagogues néogauchistes sont passés maîtres dans le recours sloganique aux évidences toutes faites du populisme misérabiliste, dont l’axiome central est ainsi formulable : « Ils sont meilleurs que nous (que tous les autres) parce qu’ils souffrent plus que nous (que tous). » Telle est la logique normative qui dicte le choix inconditionnel en faveur des « pauvres », des « faibles », des « démunis » ou des « opprimés ». Mais les néogauchistes ne s’intéressent plus à la plèbe « de souche », leur nouveau prolétariat vient nécessairement de l’étranger, il est fabriqué sur la base d’une transfiguration de « l’im- migré ». Les militants néogauchistes communient eux aussi, à leur manière, dans le culte de « la diversité », célébré par les élites de gauche et de droite. Les tenants de la logique normative de la souffrance maximale distinguent leurs élus non pas parmi les plus démunis en général, mais parmi les immigrés les plus démunis, excluant a priori les plus démunis « de souche ». Cette logique se croise souvent avec celle de la discrimination positive, dont la formule populaire est de « donner le plus à ceux qui ont le moins ». Car la plupart des partisans de l’affirmative action réservent le traitement préférentiel qu’ils préconisent aux « personnes issues de la diversité », ce qui implique d’exclure les autres, les malheureux ultrapauvres « de souche » qui n’intéressent personne dans le monde des élites visibles. Le résultat de ce système de choix préférentiels est de mettre en concurrence immigrés et nationaux « de souche », en provoquant chez ces derniers un profond sentiment d’injustice doublé d’un fort ressentiment à l’égard des immigrés. Il y a là une dangereuse fabrique d’exclus et de vaincus désireux de prendre d’une manière ou d’une autre leur revanche. Notamment à travers un vote xénophobe. L’effet pervers de la « préférence immigrée », étudiée en France par Hervé Algalarrondo (2011), est de fabriquer des nationaux-populistes très motivés. 80 81 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme L’indignation et la révolte contre l’injustice font partie des motivations fondamentales des militants et des sympathisants des mouvements populistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, conservateurs ou révolutionnaires. Les mobilisations spectaculaires qui, se couvrant du mot « indignés », se sont produites au printemps et à l’été 2011 en Espagne ou en Grèce, avant d’être exportées aux États-Unis et en Israël (où elles ont pris un tout autre sens), présentent certains caractères qui les rapprochent des formes d’action populistes, situées hors de tout encadrement partisan. Il ne semble pas qu’elles puissent être considérées comme purement « spontanées », c’està-dire motivées par les traits spécifiques des situations nationales où elles ont surgi. La mondialisation de l’information a provoqué une « dénationalisation » des facteurs déterminants des mouvements protestataires, qui s’étendent par imitation et contagion. On attend de voir des anthropologues contribuer à une épidémiologie des mobilisations protestataires internationales. Dans le cas des « indignés » grecs ou espagnols, l’indignation exprimée porte sur les systèmes politiques « corrompus » ou sur l’« oligarchie » incompétente et prédatrice censée avoir confisqué la démocratie et exploité pour son propre compte les ressources étatiques. Le sentiment comme tel est loin d’être nouveau. C’est la conjoncture qui lui donne ce parfum de nouveauté. Ces mobilisations confinées à l’Europe du Sud ont trouvé leur modèle dans les manifestations de masse qui, dans certains pays du Maghreb et du Machrek, ont abouti à des révoltes ou à des révolutions. C’est cet ensemble de manifestations de masse et de révoltes populaires plus ou moins violentes que le monde médiatique et politique occidental, dans une flambée d’illusion lyrique, a baptisé le « printemps arabe », avant de découvrir qu’elles n’avaient fait que remplacer les régimes autoritaires ou les dictatures en place par de nouvelles oligarchies militaires alliées aux islamistes, en attendant l’apparition de gouvernements dominés par les islamistes ayant gagné les élections – comme en Tunisie et en Égypte, et, portés par la vague, au Maroc. Dans le cas des manifestations d’indignés, en Grèce et en Espagne, il s’agit d’un phénomène d’imitation, où la mode médiatique a joué un rôle déterminant, s’ajoutant à la situation économico-financière critique dans laquelle certains pays se sont trouvés plongés. La seule originalité de ces mobilisations européennes a été de s’emparer du vocable mis à la mode par le libelle de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! (octobre 2010), dont le succès témoigne surtout du désarroi des citoyens français et de leur quête éperdue de réconfort, à travers une commémoration indéfinie et nostalgique 82 83 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme du légendaire Programme du Conseil national de la Résistance (C. N. R., mars 1944) – joliment intitulé « Les jours heureux » –, dont l’essentiel a pourtant été réalisé entre 1944 et 1946. Le mot « indignation » est un mot attrape-tout. Il peut être mis à toutes les sauces idéologico-politiques. Qui n’est pas « indigné » pour telle ou telle raison ? En tout mouvement politique, comme le recommandait Walther Rathenau, il faut distinguer la formule oratoire des visées ou des intentions réelles. La formule oratoire des « révoltes arabes » a privilégié les motifs de la « liberté », de la « démocratie » et de la « justice », ainsi que la dénonciation de la « corruption ». Leur visée réelle était de chasser l’équipe dirigeante en place (« Dégage ! ») : le degré zéro du programme politique, expression d’un rejet accompagné de mouvements d’humeur et d’affrontements sanglants. Ces prétendues « révolutions » n’ont guère été que des coups d’État accomplis par diverses factions elles-mêmes rivales (comme en Libye), et plus précisément des coups d’État militaires déguisés en victoires du « peuple » ou de la « démocratie ». Elles ont très vite débouché sur l’accession au pouvoir des islamistes, dits « modérés » pour l’occasion électorale ainsi que pour la galerie diplomatique. Jusqu’au prochain coup d’État militaire. Dans les démocraties européennes, pour les « indignés » et les mouvements politiques qui les soutiennent ou s’en inspirent, il s’agit également, sans l’affirmer clairement, de rêver d’une prise du pouvoir sans vouloir l’assumer, en s’en tenant au moment négatif : chasser du pouvoir les « corrompus » ou les « voleurs ». En Espagne et en Grèce, ces mouvements contestataires ont contribué à chasser la gauche, rapidement remplacée par des coalitions dominées par la droite libérale/ conservatrice et des experts financiers. Le renversement des fins en leurs contraires, soit le paradoxe des conséquences, est ici visible en clair, comme pour illustrer une leçon de sociologie sur l’effet pervers ou l’hétérotélie. Les « combattants de la liberté » ont favorisé l’arrivée au pouvoir des islamistes dans les pays arabo-musulmans tandis que les « indignés » à l’européenne, contenus aux portes de la cage de fer climatisée qu’est l’Union, assistaient à l’installation de gouvernements d’experts financiers. Ce ne sont pas les intentions bonnes qui font l’histoire, ce sont les effets ni voulus ni prévus des décisions prises au nom de l’idéal. Dans ces mobilisations informelles, l’ennemi n’est pas clairement désigné, ni le groupe contestataire bien identifié. Les leaders refusent d’assumer leur rôle ou ne sont pas politiquement crédibles. Le programme est ici encore ultra-minimaliste et tout négatif : contre les 84 85 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme « corrompus », etc. Lesquels se confondent approximativement avec les « puissants » et les « incompétents ». Le marxo-populiste français Jean-Luc Mélenchon en a formulé le slogan : « Qu’ils s’en aillent tous ! » La diabolisation de l’ennemi remplace l’analyse de la situation et la réflexion sur les objectifs politiques. Rien n’est plus pitoyable que le recours des « indignés » grecs aux amalgames de propagande les plus éculés, du type « NaziNazi/Merkel-Sarkozy ». C’est la version gauchisante et pseudo-antifasciste du « Tous pourris ! » Ici, la germanophobie est jumelée avec la francophobie. Ailleurs, par exemple en France, elle n’est qu’une résurgence d’une vieille tradition nationale, où les figures répulsives de Bismarck et d’Hitler n’ont cessé d’alimenter les stéréotypes négatifs sur « l’impérialisme germanique ». La nazification de l’adversaire est le nouveau socialisme des imbéciles. Quant aux « indignés » en colère à l’américaine, les membres du mouvement « Occupy Wall Street » (OWS), après du tapage et des violences, ils ont réussi à formuler le slogan marketing qui résume leurs phobies, leurs prétentions et leurs fantasmes : « Nous sommes les 99% ». Manière de désigner les suppôts du mal : les « 1% » qui se concentrent à Wall Street. Ultraminoritaires, riches, puissants, corrompus et voleurs : tels sont les attributs de l’ennemi « d’en haut ». On reste affligé devant la misère intellectuelle d’une telle contestation politique, sombrant dans le plus sommaire des manichéismes. Le chancelier Bismarck voyait juste, lorsqu’il posait que « l’indignation n’est pas un sentiment politique ». L’indignation n’est pas une politique, elle illustre la tendance contemporaine à l’impolitique, qui remplace la réflexion politique par un moralisme sans perspectives ou par des imprécations anticapitalistes relevant du rituel magique. Quant à la stratégie, elle se réduit à cette forme d’expression politique primaire qu’est la manifestation mi-carnavalesque, mivandalisante. Une fois de plus, la « colère » du peuple ou des masses est sacralisée. La réalité politique est ailleurs : dans le nouveau gouvernement grec né de la crise, formé d’experts financiers et de représentants d’une extrême droite nationaliste et antisémite qui aurait pu rester résiduelle. L’histoire, dont le moteur est l’hétérotélie, s’écrit souvent sur le mode du tragi-comique. Les démagogues de la nouvelle droite populiste européenne n’ont pas manqué, de leur côté, de prendre le parti du peuple en colère contre les élites corrompues, incompétentes ou démissionnaires. L’horreur du présent est l’expression d’un profond malaise des citoyens que nourrit leur impuissance à se projeter dans l’avenir. Du côté des extrêmes gauches, l’indignation colorée de 86 87 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme haine ou de ressentiment vise au premier chef les responsables présumés de la crise financière, donc les élites en place. Du côté des néopopulistes de droite et d’une partie de l’extrême droite résiduelle, l’indignation mêlée d’inquiétude et de colère porte avant tout sur « l’islamisation » des sociétés européennes, dont les élites au pouvoir seraient les facilitateurs ou les complices. Le succès, dans nombre de sociétés occidentales, du libelle indigent de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, permet de mesurer l’impuissance de la caste politique à définir une offre politique crédible pour lutter contre la crise économico-financière, ses causes et ses conséquences. À ceux qui, dans les classes moyennes en particulier, perçoivent la gravité de la situation en même temps que l’impuissance programmatique des élites, et ressentent en conséquence un profond malaise, il ne reste plus que l’indignation, expression d’un sentiment d’injustice, d’une révolte contre les excès en tous genres des classes dirigeantes, d’un dégoût devant la corruption des élites politiques dévoilée par les « scandales ». Une indignation qui, pouvant prendre pour objet ou prétexte n’importe quel événement, mène à tout et à rien. Elle se réduit à une position contre : contre les dirigeants politiques, contre les puissances financières, contre la droite au pouvoir, contre la gauche et la droite, contre les « riches », contre les étrangers qui nous font concurrence ou nous colonisent, contre l’islam et les musulmans, contre Israël et le « sionisme ». Les « indignés » représentent la variante moralisante et impolitique du populisme de dénonciation : s’il faut s’indigner, c’est parce qu’il sont « tous pourris », sauf nous qui nous indignons. Le philosophe André Senik a parfaitement défini le problème posé par la vague « indignationniste » : « “Indignez-vous !” – le comble de l’antisagesse philosophique – est la version noble de “tous pourris !” relevée par la sauce “on a raison de se révolter !” Face à cette déferlante, la riposte ne peut être que “Osez penser, et osez proposer!” » Ce genre de riposte est assurément moins facile à pratiquer que le confortable et conformiste abandon à « la Voie » proposée par les gérontes de l’indignation salvatrice. Mais, plus profondément, on peut formuler l’hypothèse que ces mobilisations expriment une peur de l’avenir, devenu totalement opaque. C’est là le noyau rationnel de réactions irrationnelles obéissant aux règles de la magie défensive. Le grand message qu’on entend dans ces rassemblements de victimes réelles ou potentielles de la crise financière, c’est la question sans réponse : « Qu’allons-nous devenir ? ». Soit la question qu’on pose lorsqu’on est pétrifié par le sentiment de 88 89 Pierre-André Taguieff vivre une décadence finale, perçue comme irréversible et irrémédiable. Il s’agit donc moins de revendications que de lamentations, éventuellement accompagnées de violences. On y trouve aussi des cris de haine. Dans les mobilisations d’« indignés », du misérabilisme plutôt que du populisme. Des plaintes de « victimes », plus ou moins rageuses, plutôt que de véritables révoltes. Les déçus du présent y apparaissent en même temps comme des exclus de l’avenir. La vérité de ces mobilisations, c’est le sentiment d’une impuissance totale des dirigeants politiques, emportés par les turbulences immaîtrisables d’une économie financiarisée. Ce qu’on appelle la globalisation, nouvelle figure du destin, sans visage et impitoyable. Aucune réponse n’est plus crédible à la question « Que faire ? ». Ce qui est en progrès, c’est le désespoir, soit la passion impolitique par excellence. Et le désespoir est particulièrement dangereux lorsqu’il passe au politique. Ceux qui n’attendent plus rien sont prêts à tout. Comme la haine des « immigrés » en tant qu’immmigrés (bestialisés ou diabolisés), la haine des « pourris » ou des « voleurs » peut mener à tout. Y compris à une nouvelle forme de dictature, une dictature post-libérale. Europe populiste ou Europe de l’extrême droite ? Dans les années 2000, on a assisté à la disparition des éléments constitutifs du paysage de l’extrême droite tel qu’il s’était reconfiguré après la Seconde Guerre mondiale. Les « néo-» à l’ancienne ont disparu à quelques rares exceptions près, pour laisser la place à des mouvements ou des partis émergents ne se présentant pas comme des héritiers d’une tradition bien définie. « Néonazis» et « néofascistes » ne sont plus que de folkloriques survivances reléguées aux marges du système politique, ayant plus à voir avec la culture « Underground » des années soixante et soixante-dix qu’avec le Troisième Reich. Ce qu’on appelle encore aujourd’hui « l’extrême droite », par une vieille habitude de langage, rassemble et amalgame d’une façon abusive toutes les réactions identitaires ou Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme ethnonationalistes plus ou moins convulsives contre la globalisation financière et l’européisation dans un sens postnational. La catégorie polémique « extrême droite » est appliquée autant aux partis populistes d’orientation identitaire, visant à s’intégrer dans le jeu démocratique, qu’aux groupuscules extrémistes racistes ou religieux fondamentalistes (chrétiens), voués à la marginalité. Or, ces réactions antimondialistes et europhobes vont dans tous les sens : elles peuvent être interprétées comme des « progrès » ou comme des « régressions », des « résistances » légitimes ou non, des formes émergentes de xénophobie ou des réaffirmations identitaires restant dans le cadre du pluralisme démocratique. Elles oscillent entre l’extrême droite et l’extrême gauche, révélant par là nombre de leurs thèmes communs. Leur fond affectivoimaginaire est la peur, qui se fixe soit sur le présent (peur de perdre des avantages acquis), soit sur l’avenir (peur de guerres civiles ethnicisées). Une peur aussi d’être privé d’un passé fournissant un ancrage à l’identité personnelle, indissociable d’une identité collective privilégiée – représentée, dans la vieille Europe, par telle ou telle nation. Toutes ces craintes et ces inquiétudes sont en elles-mêmes légitimes. Seules leurs exploitations politiques par des démagogues sont condamnables, bien que compréhensibles. Car il n’y a pas à diaboliser le sentiment national, le besoin de se défendre contre la menace ou le désir de conserver des traditions ou de préserver des héritages. La paresse intellectuelle conduit à interpréter négativement toutes ces réactions de masse, à les diaboliser en les réduisant à des expressions d’une « extrême droite » fantomatique, qui serait condamnée par le Sens de l’Histoire. Telle est la grande illusion, héritage du xixe siècle hégéliano-marxiste. Car il n’y a pas de Sens de l’Histoire : la globalisation va dans tous les sens, et engendre des réactions allant elles-mêmes dans tous les sens. Le renforcement de l’Europe n’est pas plus probable que son effondrement après disparition de l’euro, accompagnée d’une réethnicisation et d’une reparticularisation généralisées, qui peut jouer en faveur des vieux États-nations mais aussi bien favoriser leur éclatement. Le nouveau Front national dirigé par Marine Le Pen illustre bien les ambiguïtés des nouveaux mouvements nationauxpopulistes : dans leur discours idéologique, on trouve autant d’emprunts à l’antimondialisme d’extrême gauche que d’éléments issus des traditions nationalistes. C’est ce qui fait à la fois leur inclassabilité et leur attractivité. Mais c’est précisément ce qui doit nous conduire à les intégrer dans le jeu politique « normal ». Encore faut-il pointer un effet pervers dont le massacre commis par l’illuminé Anders Behring Breivik sur 92 93 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme l’île d’Utoya en Norvège, le 22 juillet 2011, constitue une illustration. Breivik est le premier terroriste d’extrême droite depuis 1945 qui ne se situe plus dans la filiation explicite ou revendiquée du nazisme. Le fait que de nombreuses formations populistes européennes, désireuses de se normaliser ou de se respectabiliser, aient choisi d’exclure leurs adhérents les plus radicaux, a favorisé l’apparition d’individus isolés, palliant l’absence d’intégration dans une communauté militante par une fuite en avant dans les fantasmes de revanche ou de vengeance dont Internet autorise la libre expression. L’effet pervers de l’épuration interne des partis d’extrême droite peut être caractérisé comme une fabrication involontaire de l’extrémisme incontrôlable. Un extrémisme idéologique et pratique qui débouche sur une forme de « guerre sainte » individualisée, conduite contre l’immigration de culture musulmane en Europe et ses supposés « alliés » ou « complices » (appelés « marxistes culturels » ou « multiculturalistes » par Breivik). En Norvège, le « loup solitaire » nommé Breivik, devenu terroriste à la suite d’une longue phase d’auto-endoctrinement, est aussi le produit d’une non-intégration dans l’un des partis nationaux-populistes qui pouvait sembler proche de ses convictions, le Parti du progrès, qui l’a exclu en 2006. Le nouveau terrorisme d’extrême droite n’est pas lié à une appartenance partisane classique, serait-elle extrémiste, mais au contraire à une désaffiliation. D’où l’individualisation extrême des projets de massacres vengeurs que rend possible l’activisme sur Internet, où se forment des communautés militantes aussi virtuelles que furtives. Deux experts-psychiatres norvégiens ont cru pouvoir tourner la page et en finir avec le monstre inclassable en prononçant à son propos le diagnostic de « schizophrénie paranoïaque », diagnostic aussitôt récusé par Breivik, refusant d’être jugé irresponsable. On peut voir dans cette psychiatrisation du cas Breivik une tentative de réduire la contestation extrémiste, dès lors qu’elle passe à l’acte, à une « simple » maladie mentale. Comme si, dans un État-providence en état de bon fonctionnement, l’on ne pouvait être un « ennemi du Système » sans être fou. On ne trouve pas non plus chez les « loups solitaires » une adhésion idéologique classique : chacun d’entre eux se fabrique sa doctrine à partir d’un bricolage intellectuel puisant à diverses traditions politiques et s’inspirant d’auteurs appartenant à tous les bords politiques. Ce n’est plus dans la culture nazie ou fasciste que ces nouveaux extrémistes trouvent leurs principales références. Ainsi, Breivik pouvait citer positivement le « progressiste » John Stuart Mill, Winston Churchill, Alain Finkielkraut, 94 95 Pierre-André Taguieff Bernard Lewis, le Pape, Robert Spencer, Geert Wilders, Vladimir Poutine, Bat Ye’or, etc., et dénoncer autant les « marxistes culturels » et les « multiculturalistes » que Hitler (« le Grand Satan ») et le « capitalisme mondialisé ». Ces activistes solitaires ne se rallient pas à une ligne idéologique répertoriée, ni à une orthodoxie (telle ou telle grande idéologie politique). Les liens virtuels n’exercent pas un contrôle de groupe semblable à celui d’un parti politique. Ils ne fournissent pas d’équivalents des freins moraux que l’individu trouve en toute communauté de convictions. En d’autres termes, Internet favorise l’individualisation de l’activisme extrémiste et du passage au terrorisme. C’est en quoi l’un des modèles de ce nouveau terrorisme d’extrême droite n’est autre que le jihadisme mondialisé utilisant Internet comme substitut d’une communauté militante et d’un groupe armé (tels que le Hamas ou le Jihad islamique) : chacun, aussi isolé soit-il, peut se former à l’action guerrière et décider de passer à l’acte, sans encadrement. Il s’ensuit que l’imprévisibilité du passage à l’acte s’accroît. Voilà qui vient alimenter les inquiétudes des citoyens européens. À la peur de l’islamisme vient s’ajouter la peur de l’anti-islamisme. Comme si le seul avenir imaginable était à base de terreur. Face à la montée des nouvelles droites populistes en Europe, que faire ? Alors que le discours de l’extrême droite classique était structuré par l’anticommunisme et l’antisémitisme, celui de la nouvelle droite populiste l’est par l’antimondialisation et l’anti-islamisation. Le choc du 11-Septembre et le désarroi provoqué par la grande crise économico-financière auront joué le rôle de puissants facteurs d’accélération de cette réinvention du nationalisme. Au sein des vieilles nations européennes qui pratiquent la politique de l’autruche en refusant, à l’instar de l’Union européenne, de se reconnaître des ennemis, des mouvements politiques sont apparus hors du système représentatif qui ont clairement désigné leurs ennemis : l’islamisme et l’islamisation, la globalisation économique sans règles et l’immigration incontrôlée. Ces 97 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme mobilisations populistes sont de droite parce qu’elles sont explicitement anti-gauche, mais leurs rejets fondamentaux se rencontrent aussi à gauche et plus largement dans la plupart des secteurs des opinions nationales. Mis au premier plan par les nouvelles droites populistes, deux grands refus font l’objet d’un très large consensus potentiel : le refus, en premier lieu, de voir l’Europe devenir un territoire dévasté par la spéculation financière, la corruption et l’endettement des États ; le refus, en deuxième lieu, de voir les vieilles nations européennes se transformer lentement en terres d’islam, par l’effet de la dénatalité « de souche » et d’une immigration massive incontrôlée. L’immigration reste ainsi un enjeu politique fondamental, comme dans l’extrême droite des années 1970 et 1980, mais la perception de la menace se concentre sur l’islam, culture religieuse dont les immigrés venant du Maghreb et d’Afrique subsaharienne sont, en majorité, supposés porteurs. Si l’islam inquiète, c’est parce qu’il est perçu comme un obstacle insurmontable rendant impossible l’intégration véritable de la majorité des immigrés musulmans, dans un contexte international marqué par la montée de l’islamisme, avec l’intolérance et la violence qu’il déchaîne partout. La question qui reste débattue, même au sein des droites populistes, c’est celle de la continuité entre l’islam, l’islam politique et l’islamisme, qu’il soit fondamentaliste ou jihadiste. Les leaders les plus « radicaux » des nouvelles droites populistes se reconnaissent à leur refus de distinguer l’islam comme religion, susceptible d’être vécue paisiblement pas ses croyants, et l’islamisme dans ses multiples variantes, oscillant entre les Frères musulmans habillés en « islamistes modérés » (avec costume-cravate et absence de barbe, sur le modèle turc) et les salafistes prônant le jihad contre l’Occident et « les Juifs ». La thèse de la continuité entre islam et islamisme présuppose que le « véritable islam » est l’islam fondamentaliste, ou « l’islam des origines », comme disent les salafistes. Tel est le postulat des « islamophobes » au sens strict du terme, postulat qu’ils partagent avec les salafistes : les premiers diabolisent globalement l’islam que ces derniers célèbrent les yeux fermés. Il convient de distinguer la position des « islamophobes » ainsi définis, susceptible de rencontrer de fortes résistances dans l’opinion, de celle des « islamismophobes », qui réservent leurs critiques ou leurs rejets aux différentes formes d’islamisme, sans confondre ces dernières avec l’islam. La question est celle de l’essentialisation : ceux qui essentialisent l’islam sont voués à pratiquer face à ce dernier soit la démonisation (cas des « islamophobes » stricto sensu qui assimilent le Coran à Mein Kampf en 98 99 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme exigeant son interdiction), soit la célébration inconditionnelle (cas des islamistes affirmant « le Coran est notre Constitution » ou « l’Islam est la solution »). La position qui me paraît la plus rationnelle en même temps que la plus raisonnable consiste à désimpliquer en principe islam et islamisme(s), à refuser l’« islamophobie » (au sens strict du terme) tout en s’engageant clairement dans une critique sans complaisance de toutes les formes de l’islamisme. Les tentatives des élites gouvernantes occidentales de présenter les islamistes au pouvoir comme des « islamistes modérés » ou de paisibles « musulmans-démocrates » (comme on dit « chrétiens-démocrates ») ne sauraient convaincre personne. La stratégie de l’euphémisation systématique de la menace islamiste relève d’une volonté de camoufler les réalités gênantes ou inquiétantes. Elles feraient sourire par leur côté infantile, si elles n’exprimaient pas une scandaleuse complicité des acteurs diplomatiques avec les ennemis déclarés des démocraties libérales occidentales. En désignant clairement leurs ennemis, les nouvelles droites populistes gagnent en crédibilité, elles peuvent même capitaliser la confiance et le respect qui ne se portent plus sur les acteurs politiques classiques. Mais il ne suffit pas de s’indigner et de dénoncer, d’attirer la sympathie ou la confiance, pour pouvoir gouverner avec l’efficacité et la légitimité requises dans un monde chaotique où, démentant les prophéties des théoriciens de la démocratie cosmopolite, la conflictualité reste le principal facteur des évolutions. Face au dynamisme des nouveaux mouvements populistes d’Europe de l’Ouest, qui représentent des symptômes inquiétants du malaise affectant les vieux Étatsnations démocratiques et l’Union européenne en tant qu’acteur international, il s’agit aujourd’hui de définir la meilleure manière, variable selon les pays, de favoriser leur intégration dans le jeu politique « normal », sur le modèle danois ou le néerlandais – l’Italie et l’Autriche ont expérimenté également cette stratégie de l’alliance. Car leur dynamisme tient beaucoup à la force de séduction d’une opposition perçue comme maximale, qu’ils ont réussi à incarner. Il faut cesser de fabriquer et d’alimenter des « diables » pour les instrumentaliser. En politique, même les « diables » peuvent être apprivoisés et intégrés dans l’humanité commune. Il faut parier, en considérant les partis nationaux-populistes comme des minorités rebelles à assimiler. La stratégie d’une intégration de la contestation néopopuliste est probablement la moins mauvaise des stratégies face à cette expression d’une « pathologie normale » des démocraties européennes confron- 100 101 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme tées à des crises multidimensionnelles. À la condition que soient pleinement reconnus et correctement posés certains problèmes difficiles ou gênants jusque-là démagogiquement exploités, le phénomène néopopuliste peut être au moins partiellement résorbé par des accords et des alliances, alors que la diabolisation ne saurait que l’entretenir. L’alternative est simple : la nuisance ou l’alliance. Ce serait aussi une façon pour la classe politique, en telle ou telle nation (et tout particulièrement en France), de renouer des liens avec le peuple (la communauté des citoyens) qu’elle a négligé au profit des « personnes issues de la diversité » ou des préoccupations « nobles » de politique internationale, et ainsi abandonné aux démagogues. L’Europe s’est faite sans les peuples et souvent malgré eux, elle pourrait devenir une Europe des peuples en s’ouvrant aux porte-paroles provisoires des exclus d’une Europe des élites arrogantes. On sait cependant que certains stratèges cyniques préfèrent jouer la carte de la nuisance pour s’en servir dans la poursuite de leurs objectifs, qui n’ont rien à voir avec le bien commun. L’instrumentalisation du Front national par François Mitterrand, dans les années 1980, relevait de cette stratégie électoralement fructueuse pour la gauche mais globalement dangereuse. Les monstres se retournent fatalement contre leurs créateurs, comme on l’a vu le 21 avril 2002. En rendant crédible le fantasme d’une démocratie directe, pure ou transparente, ou en absolutisant les identités ethnonationales, ce qui favorise l’ethnicisation des menaces (incarnées principalement par les immigrés non européens de culture musulmane), ces nouveaux populismes minent le consensus de base sur lequel reposent les démocraties pluralistes. Ils ne nourrissent pas le libre débat, ils installent des idées fausses et des stéréotypes dans l’espace des débats, qu’ils contribuent ainsi à détruire. Ils propagent la défiance et le soupçon dans l’opinion, à l’égard des élites comme à l’égard des étrangers, et participent à la banalisation des représentations conspirationnistes des processus politiques, permettant de théoriser le ressentiment (« C’est la faute de X si… »). Transformé en passion politique dominante, et par là en motivation forte de l’engagement politique, le ressentiment risque de chasser l’espoir, et les peurs irrationnelles de remplacer les projets. Mais la stratégie du cordon sanitaire et de la démonisation ne peut être efficace que pour contenir une formation groupusculaire à la thématique non partagée par l’opinion. Ce n’est plus le cas avec le Front national en France, l’UDC en Suisse, le Parti pour la Liberté aux Pays-Bas, le FPÖ en Autriche et divers partis populistes de droite dans les pays scandinaves (Danemark, Norvège, Suède, Finlande). Lorsque, 102 103 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme par exemple, Marine Le Pen dénonce le comportement irresponsable des élites financières, elle est loin d’être la seule à le faire. Le 22 novembre 2011, Jean-Pierre Chevènement répliquait aux journalistes qui l’interrogeaient : « Il y a un rejet des élites financières. Vous appelez ça populisme, moi je l’appelle réaction populaire. Peut-on faire confiance à ceux qui nous ont fourvoyés pour nous sortir de l’ornière ? » Lorsque la nouvelle présidente du Front national défend la laïcité ou la nation, s’inquiète de l’insécurité et dénonce le communautarisme musulman ou l’immigration massive, elle semble se faire l’écho de l’opinion française. Une enquête de l’Ifop réalisée début novembre 2011 établit en effet que 76 % des Français jugent qu’en France l’islam progresse trop (ils sont seulement 14 % à penser que l’État devrait aider à financer la construction de mosquées), 66 % qu’« il y a trop d’immigrés en France », 56 % qu’« on ne se sent en sécurité nulle part », alors qu’ils sont 81 % à affirmer leur attachement à la laïcité et à la nation. Si 80 % d’entre eux se disent attachés à la solidarité, on peut en induire qu’ils sont enclins à réserver les bénéfices de la solidarité nationale aux nationaux. Ce qui consonne avec le principe de la « préférence nationale ». Cette même enquête permet aussi d’évaluer le haut niveau atteint dans l’opinion par la défiance à l’égard des médias (76 %) et des partis politiques (85%). La dénonciation néopopuliste des grands partis installés va donc aussi dans le sens de l’opinion. Tenus à l’écart du pouvoir politique par une stratégie défensive recourant à la diabolisation et au verrouillage des questions gênantes par le « politiquement correct », les nouveaux populismes identitaires ou protestataires sont voués à corrompre les démocraties représentatives de l’intérieur. Ils représentent pour elles un défi qu’elles doivent relever avec lucidité et courage. Comme y invite Laurent Bouvet, s’adressant en priorité à la gauche, il faut apprendre à « apprivoiser » le néopopulisme en le « dialectisant » plutôt qu’en le diabolisant. Face aux nouveaux mouvements populistes, la bonne question n’est pas « D’où viennent-ils ? », mais « Où vont-ils ? ». L’erreur la plus dangereuse serait de transformer tous leurs thèmes en objets de phobie, au lieu de chercher des solutions efficaces et acceptables aux problèmes de société qu’ils ne posent à leur manière que pour les exploiter démagogiquement. La condamnation morale et la dénonciation édifiante sont ici impuissantes : elles contribuent même à entretenir la séduction exercée par le parti diabolisé, ainsi placé en position de persécuté, de victime, voire de martyr de la liberté d’expression. Si la « normalisation » des mouvements populistes ne s’opère 104 105 Pierre-André Taguieff Le nouveau national-populisme pas, les vieux partis de gauche et de droite risquent de perdre ce qui reste de leur attractivité, et de finir par se confondre dans un centre indistinct composé de gestionnaires douteux conseillés par des experts irresponsables, face auquel s’affirmerait le nouveau camp du « changement », ce mot magique aujourd’hui privilégié par tous les démagogues en âge de gouverner. La mise en place de gouvernements technocratiques en Europe ne peut provoquer de l’enthousiasme que chez ses dénonciateurs, s’érigeant en défenseurs de la souveraineté des peuples et de l’indépendance des nations. La « technocratisation » de l’Union européenne revient à abandonner le puissant moteur de l’enthousiasme et l’espoir d’un « changement » aux démagogues « antimondialisation » ou « démondialisateurs », de droite ou de gauche. Devenus crédibles, ces derniers auront beau jeu de dénoncer, au nom du peuple et des droits des peuples, la «ploutocratie» internationale ou les oligarchies financières, la « bureaucratie » européiste, les élites corrompues, etc., en appelant les peuples à se libérer du « monstre doux » qui les trompe et les opprime. Ce sont là les éléments du nouveau discours de révolte des « damnés de la terre », réels ou imaginaires, prenant appui sur l’une des passions politiques les plus répandues : la haine des « puissants ». Face aux appels néopo- pulistes à la résistance et à la libération, les défenseurs du passage à l’âge technocratique et postnational n’ont qu’une piteuse réponse : telle ou telle version du principe fataliste « Il n’y a pas d’alternative ». Mais la démocratie, c’est la possibilité de faire des choix non moins que la liberté d’espérer. L’abandon au Destin signe la démission et la résignation, la sacralisation du Sens unique revient à faire défiler les Européens dans une impasse, au rythme d’une fanfare dirigée par des agences de notation sans visage. La faute majeure des eurotechnocrates, c’est d’abandonner aux agitateurs populistes les aspirations démocratiques fondamentales. Que la crise se généralise en se radicalisant, et les nouveaux imprécateurs, les faux prophètes et les démagogues sans scrupules qui ne manqueront pas de surgir – la nature politique ayant horreur du vide –, se présentant comme des sauveurs, risquent de séduire les foules désemparées. Or, ces démagogues, recourant à la rhétorique populiste, n’auront d’autre légitimité que celle qu’ils tiendront de leurs chasses aux responsables présumés des malheurs de leurs « peuples » respectifs, chasses aux sorcières prenant la forme d’appels à la vengeance et à la guerre civile, ou d’engagements dans des guerres régionales. À la fuite en avant dans l’utopisme technocratique s’opposerait la fuite en avant dans le chaos, dont 106 107 Pierre-André Taguieff la présence latente se dévoilerait, une fois brisé le carcan procédural qui étouffait les nations. Des émeutes pourraient balayer l’espace européen, exprimant le ressentiment et la volonté de vengeance des peuples abandonnés, mis à l’écart et méprisés. L’ironie de l’Histoire pourrait alors prendre le visage du tragique. Mais qui pouvait croire que la marche de l’Histoire ressemblait à celle d’un long fleuve tranquille ? Bibliographie sommaire Agulhon (Maurice), « Le peuple à l’inconditionnel », Vingtième siècle. 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