Pour une autre histoire des pratiques médicales alternatives
Olivier Faure, Hervé Guillemain
Permanence ou histoire cyclique ?
En publiant dans le Figaro du 18 mars 2018, une pétition contre l’homéopathie et dans une
moindre mesure contre l’acupuncture et la mésothérapie (les deux nommément citées) et ce
qu’ils baptisent les fake-medicines, les 124 signataires et ceux qui leur ont emboîté le pas ont
sans doute eu l’impression de « lever un lièvre ». Certes, cette condamnation qui émane de la
base, et non des instances académiques ou ordinales, possède son originalité puisqu’elle ne
demande pas seulement le déremboursement des médicaments prescrits en homéopathie mais
réclame aussi que les professionnels qui continuent à promouvoir ces pseudo médecines ne
puissent plus faire état de leur titre. Une simple curiosité facile à satisfaire1, aurait pu leur
montrer qu’ils ne faisaient que reproduire sans rien y changer des arguments et un
raisonnement formulé il y a bientôt deux siècles. C’est en effet en 1835 que l’Académie de
médecine française condamna l’homéopathie et en 1842 qu’elle décida de ne plus discuter de
la question du magnétisme. S’il n’a jamais été question en France de remettre en cause le
diplôme de docteur acquis par les homéopathes et les tenants d’autres systèmes condamnés,
les associations médicales américaines (1847) et britanniques (1853) dénièrent aux
homéopathes le droit de se dire médecins et les exclurent de leurs rangs, sans toutefois
pouvoir leur retirer leurs titres. Sur le fond, la condamnation actuelle ne présente guère de
nouveautés. Certes, les médecines dénoncées ne sont pas seulement jugées inefficaces (audelà de l’effet placebo) mais aussi dangereuses dans la mesure où elles retardent des
diagnostics et des traitements nécessaires et où, argument singulier sous la plume de
médecins, elles donneraient « l’illusion que toute situation peut se régler par un traitement. »
En fait, les arguments professionnels, déguisés sous des arguments moraux, l’emportent sur la
condamnation scientifique vite expédiée tellement elle va de soi aux yeux des pétitionnaires.
A les lire attentivement, on s’aperçoit que, comme pour leurs lointains devanciers, le danger
de ces « fausses médecines » réside surtout dans le fait qu’elles « alimentent et s’appuient sur
une méfiance de fond vis-à-vis de la médecine conventionnelle comme le montrent les
polémiques injustifiées sur les vaccins. » Outre l’amalgame hardi que représente cette
dernière assertion, le but ultime est bien de revendiquer et d’asseoir le monopole absolu de
l’evidence-based medicine. Pour y arriver, les pétitionnaires accusent l’homéopathie d’être
Par exemple par la lecture du récent Olivier Faure, Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie : la longue
histoire d’une médecine alternative, Paris, Aubier, 2015.
1
1
« une charlatanisme » (sic) et ses praticiens de recourir à la tromperie et d’avoir un
comportement contraire à l’éthique. Ce glissement du jugement scientifique à l’accusation de
charlatanisme est aussi une constante historique du discours hostile aux théories et aux
pratiques considérées comme hétérodoxes. Même si la contre-attaque est aujourd’hui encore
discrète, il faut noter qu’historiquement les campagnes de ce type n’ont jusqu’à présent jamais
débouché sur des résultats concrets et ont plutôt contribué à renforcer le camp des dissidents.
Dès le début du XIXe siècle, ceux-ci ont revêtu avec succès le costume des honnêtes médecins
victimes d’accusations calomnieuses, entonné le grand air de la liberté et fait appel au public
contre l’autoritarisme des instances officielles. A l’aube des temps démocratiques, ces
arguments ont porté. Nul doute qu’ils soient encore plus convaincants à l’heure de la
démocratie sanitaire triomphante et de l’affirmation des droits des malades. A moins que
l’argument économique (celui du déremboursement des remèdes alternatifs qui contribuerait à
la réduction des dépenses de santé), désormais prépondérant, ne soit in fine le seul qui prévale
aux yeux des décideurs.
Pourtant, le conflit, dont le récit pourrait paraître lassant car sans cesse repris dans les
mêmes termes, ne saurait résumer à lui seul toute l’histoire des relations entre la médecine
majoritaire et ses dissidences. L’évolution de leurs rapports est certes marqué par des cycles
qui tantôt les éloignent, tantôt les rapprochent. Par exemple, l’histoire du magnétisme et de
l’hypnose très bien connue montre à quel point cette histoire doit être construite sur un
modèle cyclique, et non sur un modèle linéaire et/ou binaire. Dans ce cas de figure, qui ne
correspond pas forcément à la chronologie des relations entre les autres médecins alternatives
et la médecine académique, aux périodes de marginalisation – schématiquement le début du
XIXe siècle et durant la première moitié du XX e siècle – succèdent des périodes d’intégration
aux pratiques médicales, expérimentales et hospitalières – les années 1820-1830, la deuxième
moitié du XIXe siècle et le dernier demi-siècle. Dans ces dernières périodes ces thérapies
acquièrent le statut de médecine complémentaire. Il ne fait aucun doute pour l’observateur
contemporain que les décennies qui viennent de s’écouler se sont traduites par une
institutionnalisation hospitalière de pratiques il fut un temps considérées comme marginales.
La méditation de pleine conscience s’enseigne aujourd’hui à l’hôpital Sainte-Anne et les
diplômes universitaires d’hypnothérapie se sont multipliés pour répondre à la demande de
prise en charge douce, notamment dans les centres anti-cancer2. Les destins de la médecine
L’institut Bergonié de Bordeaux intègre une formation à l’hypnothérapie dans sa démarche de développement
de la psycho-oncologie ; le centre Léon Bérard de Lyon utilise l’auto-hypnose afin d’alléger l’anxiété de ses
patients.
2
2
académique et de ses marges sont en fait étroitement liés au sein de ce qui constitue
finalement, nous l’affirmons haut et fort, un univers unique de soin au sein duquel les patients
sont rois. Tel est l’objet de ce numéro issu d’une journée d’études tenue à l’université du
Mans en 20173.
Les pratiques alternatives : un même ensemble ?
Bien sûr des non médecins jouèrent un rôle dans les médecines hétérodoxes – religieux,
professionnels paramédicaux ou simples amateurs. Mais sauf dans le cas du monde
germanique4, ces dernières furent presque exclusivement pratiquées par d’authentiques
docteurs en médecine. Lorsque les historiens français ont commencé au début des années
1990 à étudier les médecines que l’on appelait alors parallèles, ils ont émis l’hypothèse que
ces thérapeutiques alternatives fleurissaient dans les périodes d’hésitations et d’échec de la
médecine classique et marquaient le pas lorsqu’elle triomphait5. Dans cette optique, l’impasse
thérapeutique de la médecine clinique à la charnière des XVIIIe et XIXe siècle aurait été
propice à la naissance et au succès relatif du magnétisme, de la phrénologie et de
l’homéopathie. De la même manière, le développement des maladies dégénératives sur
lesquelles buttait la médecine technicienne aurait constitué un terreau favorable à l’explosion
des médecines alternatives à partir des années 1960. Entre ces deux périodes, elles auraient
connu un essoufflement lié au triomphe de la médecine pastorienne qui terrassait les maladies
infectieuses. Pourtant, les études ultérieures ont démenti cette première hypothèse. Comme
l’ont montré, d’abord George Weisz6, puis Olivier Faure 7 et enfin Léo Bernard dans ce
numéro, les années de l’entre-deux-guerres furent la période la plus favorable au
rapprochement entre les deux familles de la médecine, et une période particulièrement propice
à la diffusion de nouvelles médecines alternatives. Les doutes sur le bien-fondé de la
biomédecine prospérèrent à son apogée et sévirent surtout parmi ceux qui y participaient.
Ce numéro est le fruit d’une journée d’études organisée à l’université du Mans le 21 novembre 2017 et
soutenue par le laboratoire TEMOS CNRS.
4
L’analyse la plus pertinente du rôle des « laïcs » dans ces médecines est celle de Eberhard Wolff,
Gesundheitsverein und Medikalisierungprozess : der homöpathische Verein Heindenheim an der Brenz zwischen
1886 und 1945., Tübingen, Tübinger Vereinigung für Volkskunde, 1989. [Association pour la santé et procès de
médicalisation : l’association homéopathique de Heindenheim sur la Brenz (Wurtemberg)] et du même en
français, « Le rôle du mouvement des non-médecins dans le développement de l’homéopathie en Allemagne » in
Olivier Faure (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie en France et en Allemagne (1800-1940),
Lyon, PUL/Ed. Boiron, 1992, p. 197-230.
5
Maurice Garden, « L’histoire de l’homéopathie en France (1830-1940) » in Olivier Faure (dir.), Praticiens …
op.cit. p. 59-82.
6
George Weisz, « « A Moment of Synthesis : Medical Holism in France between the Wars » in Christopher
Lawrence, George Weisz (dir.), Greater than the Parts, Holism in Biomedicine (1920-1950), Oxford/ New-York,
Oxford university press, 1998, p. 68-92.
7
Olivier Faure, Et Samuel Hahnemann…op.cit. p. 249-260.
3
3
Dans les trente ou quarante dernières années, le développement de la médecine la plus
moderne et la plus technique n’a pas empêché une portion non négligeable des médecins
ordinaires de prescrire à la fois les traitements les plus en pointe et le recours aux
thérapeutiques alternatives. Ces dernières disposent désormais de vitrines médiatiques
extraordinaires au sein des institutions les plus prestigieuses.
Comment faut-il dès lors écrire l’histoire de ces médecines qui selon les époques et la
position du locuteur change de terminologie : parallèles, alternatives, complémentaires,
holistiques, hétérodoxes ? Les synthèses – encore rares – qui leurs sont consacrées
privilégient généralement des études monographiques égrenées dans l’ordre chronologique,
comme si ces pratiques ne possédaient pas de points communs, n’émanaient pas des mêmes
contextes, ne permettaient de croiser les mêmes acteurs8. Rares sont les travaux qui osent
croiser des pratiques marquées du sceau de la marginalité si ce n’est de l’infamie avec
l’histoire considérée comme plus noble de la médecine majoritaire 9. Les approches d’histoire
globale ont néanmoins depuis quelques années remis les médecines alternatives au cœur du
récit historique, en montrant notamment les circulations dont elles faisaient l’objet10.
Pourtant si la plupart des chercheurs se sont individuellement consacrés à l’étude
d’une seule de ces médecines tous ont dû noter qu’aucune ne constituait un bloc étanche.
Celles-ci ne sont pas seulement constituées d’écoles différentes et bien identifiées mais elles
forment toutes ensemble une nébuleuse, une sorte de famille dans laquelle les échanges, les
circulations, les appartenances multiples sont permanentes. Si les médecines hétérodoxes qui
surgissent à l’époque des révolutions (1750-1830) ont chacune un fondateur (Mesmer pour le
magnétisme ; Gall pour la phrénologie ; Hahnemann pour l’homéopathie) qui assoit une
théorie, essaie de définir une pratique et de constituer une école qu’ils dirigeraient d’une main
de fer, les militants adhèrent simultanément à plusieurs de ces écoles et additionnent les
pratiques. Le même phénomène est encore plus net dans l’entre-deux-guerres où les premiers
acupuncteurs et ostéopathes français sont aussi tous homéopathes. Les praticiens de la
méthode Coué gravitent autant dans les sphères de l’hypnothérapie et du magnétisme que
dans celle du naturisme et de l’homéopathie11. Il est donc temps d’analyser ensemble ces
différentes doctrines qui recrutent dans un même milieu qui est plus de nature idéologique que
8
James Whorton, Nature Cures. The History of Alternative Medicine, Oxford University Press, 2002.
Citons à titre d’exemple : Ronald Guilloux, « L’acupuncture et le magnétisme animal face à l’orthodoxie
médicale française (1780–1830) », Gesnerus, 70/2 (2013), p. 211–243.
10
Roy Porter et W.F. Bynum, Medical Fringe & Medical Orthodoxy, 1750-1850, Croom Helm, 1987 ; Roberta
Bivins, Alternative Medicine? A History. New York: Oxford University Press, 2007 ; Laurence Monnais,
Médecine(s) et santé. Une petite histoire globale. 19e-20e siècles, Presses universitaires de Montréal, 2016 ;
Mark Jackson, A Global History of Medicine, Oxford University Press, 2018.
11
Hervé Guillemain, La Méthode Coué. Histoire d‘une pratique de guérison au XX e siècle, Paris, Seuil, 2010.
9
4
sociale et se caractérise par la recherche de nouveautés dans tous les domaines, bref un culticmilieu pour reprendre l’expression du sociologue américain Colin Campbell qu’Arnaud
Baubérot a judicieusement appliqué au naturisme12. Cette notion de recherche de la nouveauté
dans tous les domaines invite et même oblige à penser ces mouvements bien au-delà de la
seule histoire de la médecine et à les analyser dans le cadre d’une histoire globale.
Pour peu qu’il y réfléchisse un instant, chacun devrait admettre que le choix d’un
thérapeute est loin d’être le simple résultat d’une opération intellectuelle rationnelle menée en
termes d’analyse coût/bénéfice. Sans rien enlever de l’importance des démarches personnelles
ici fondamentales, force est de constater que l’option en faveur des médecines hétérodoxes
recoupe des appartenances sociales, politiques, idéologiques. Dès leur apparition (on ne peut
parler de médecines alternatives avant la constitution d’une orthodoxie médicale à la
charnière des XVIIIe et XIXe siècles) elles attirèrent et séduisirent toujours des groupes bien
précis. Outre les médecins, qui représentent toujours -ne l’oublions pas- le plus gros
contingent, phrénologie, homéopathie et magnétisme exercèrent leur attrait sur une partie des
élites : artistes comme Paganini, aristocrates comme Lord Anglesey, le comte de Las Cases
(noblesse d’Empire) ou Mélanie d’Hervilly, future deuxième épouse d’Hahnemann,
professeurs comme Sébastien Des Guidi, hauts fonctionnaires comme Clemens von
Bönninghausen, religieux comme le trappiste Alexis Espanet. Aujourd’hui aussi, même si la
clientèle de ces médecines est composite, son « noyau dur » se recrute au sein des classes
moyennes urbaines et éduquées et non parmi les marginaux. Loin d’être des résistances à la
modernité, ces médecines s’inscrivirent d’emblée en son cœur. Plus encore que la
biomédecine, les médecines hétérodoxes furent ainsi d’emblée internationales. Nés dans le
monde germanique, mesmérisme, phrénologie et homéopathie s’implantèrent quasi
instantanément dans l’ensemble du monde connu. Cette expansion ne fut pas seulement liée
aux migrations de leurs leaders dont la plupart séjournèrent ou même moururent à Paris (Gall,
Hahnemann) mais aussi au prosélytisme de leurs disciples. Sauf, l’Afrique et l’ExtrêmeOrient, l’homéopathie était déjà présente aux Etats-Unis, au Brésil et en Inde dès la fin des
années 1830. Avant même d’être vraiment introduite en Europe dans l’entre-deux-guerres par
le sinisant Soulié de Morant, l’acupuncture venue de Chine fit une première et courte
apparition au début du XIXe siècle en particulier grâce à l’obscur médecin de campagne Louis
Berlioz (père du compositeur). C’est dire combien ces médecins n’étaient pas des
12
Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme : le mythe du retour à la nature, Rennes, PUR, 2004, p. 242-243.
5
traditionnalistes frileux mais bien des curieux à l’affut de tout ce qui se faisait de nouveau
dans le vaste monde.
Médecins, patients, amateurs. Une histoire du pluralisme médical
L’attention portée aux pratiques alternatives ne peut être dissociée d’un appel plus large des
historiens à produire une histoire pluraliste de la médecine. Depuis le manifeste de Roy Porter
pour une histoire du point de vue des patients, qui a désormais plus de trente ans d’âge, les
travaux ont été nombreux à ce sujet13. Sans doute les familles restent-t-elles le parent pauvre
de cet élargissement du panel des acteurs de l’histoire médicale. Mais les pratiques
alternatives font désormais partie du paysage 14. Elles bénéficient notamment d’une
reconnaissance plus large du rôle des amateurs dans le champ des sciences 15. Autant que l’on
puisse le savoir en l’état actuel de nos connaissances, l’exercice des médecines hétérodoxes
fut majoritairement une affaire de médecins surtout dans les pays où le monopole médical
était bien établi. Il n’est donc pas étonnant que ce soit en Allemagne où régnait la liberté des
soins (Kurierfreiheit) et où les praticiens de santé (Heilpraktiker) non médecins disposaient
d’un statut que l’exercice médical laïc (i.e,par des non médecins) fut le plus répandu. En
homéopathie, on le remarque en particulier en Bavière où dans les années 1870, les praticiens
laïcs étaient quatre fois plus nombreux que les médecins. Cependant membres du clergé (un
quart), fermiers et artisans (à égalité) pratiquaient à bas bruit 16 pendant qu’un aventurier
Arthur Lutze fit fortune dans sa pratique.
La reconnaissance historiographique des médecines dissidentes est cependant plus ancienne.
Terre de naissance de la plupart des systèmes médicaux dont il est question dans ce numéro,
le monde germanique a naturellement développé depuis longtemps une longue tradition
d’études historiques de ces mouvements. Pour des raisons contingentes, l’homéopathie fut et
reste le parent riche de l’historiographie d’outre-Rhin. Comme plusieurs des membres de sa
génération et de son milieu, Robert Bosch (1861-1942), fondateur de la célèbre firme de
Stuttgart qui porte son nom, était un adepte de l’homéopathie. Il prit sous sa protection et
hébergea un médecin homéopathe Richard Haehl (1873-1952) qui tenait en sa possession les
archives d’Hahnemann et en particulier ses journaux de malades et sa correspondance. Haehl
Aude Fauvel et Alexandra Bacopoulos-Viau, « The Patient’s Turn. Roy Porter and Psychiatry’s Tale, Thirty
Years on », Medical History, 2016, p. 1-18.
14
R. Jutte, Medical Pluralism .Past, Present, Future, Institut for geschichte des medizin, 2013.
15
Hervé Guillemain et Nathalie Richard, « Towards a Contemporary Historiography of Amateurs in Science
(18th-20th Century) », Gesnerus, 2016, 73-2, p. 201-237.
16
Michael Stolberg, « Alternative Medicine, Irregular Healers and the Medical Market in Nineteenth Century »,
in Robert Jütte, Motzi Eklöf, Marie Nelson (dir.), Historical Aspects of Unconventional Medicine, Sheffield,
EAHMH, 2011., p. 139-162.
13
6
écrivit
une
biographie
d’Hahnemann
bien
informée
mais
incomplète
et
assez
hagiographique17 publiée par le principal fabricant allemand de produits homéopathiques,
Schwabe. A partir de ce riche fonds d’archives naquit en 1980 au sein de la fondation Bosch,
un institut d’histoire de la médecine (Institut für Geschichte der Medizin -plus loin IGM-)
dont l’un des points forts est naturellement l’histoire de l’homéopathie. Celle-ci est présente
dans la revue de l’Institut Medizin, Gesellschaft und Geschichte et fait l’objet d’une collection
d’ouvrages18 où l’on trouve à la fois des publications de sources, des études très précises sur
l’homéopathie dans divers pays ou régions d’Allemagne 19, des biographies d’homéopathes20
mais aussi de patients de l’homéopathie21. On ne saurait mieux dire que l’historiographie
allemande, d’une érudition impeccable, a su marier l’histoire des institutions, des médecins et
des patients. Elle épouse donc l’évolution générale de l’histoire de la médecine qui conduit de
l’histoire des médecins à celle des patients et in fine à celle des relations entre soignants et
soignés. En Allemagne, comme en France, le secteur des médecines hétérodoxes fut un des
terrains privilégiés du développement de l’histoire de la médecine from below22. Les archives
y amenaient naturellement. Les premiers homéopathes, comme Hahnemann ou le Français
Des Guidi tenaient des journaux de malades23 qui non seulement décrivaient les
caractéristiques socio-démographiques des patients mais récapitulaient leur carrière de
malades avec les différentes visites, les symptômes constatés, les traitements prescrits et leurs
résultats. Ayant atteint une notoriété internationale, Hahnemann, comme le célèbre SamuelAuguste Tissot (1728-1797)24 mais aussi plus tôt Guy Patin (1601-1672) ou Etienne François- Geoffroy (1672-1731)
25
recourait aux consultations par correspondance, dans
17
Samuel Hahnemann : sein Leben und Schaffen, Leipzig, Schwabe, 1922.
Quellen und Studien zur Homöopathiegeschichte : ouvrages publiés chez Haug (Stuttgart). 24 volumes
publiés à ce jour. Il faut y ajouter une collection plus récente Kleine Schriften zur Homöopathiegeschichte, (3
volumes parus depuis 2006) gratuits ou très bon marché.
19
Un des meilleurs titres est Michael Stolberg, Geschichte der Homöopathie in Bayern (1800-1914), 1999.
20
Robert Jütte, Samuel Hahnemann, Begründer der Homöopathie, München, DTV Verlag, 2005, (2ème édition
2007 (traduction anglaise)
21
Inge Christine Heinz, Schicken Sie Mittel, senden Sie Rath : Prinzession Luise von Preussen als Patientin
Samuel Hahnemanns in des Jahren 1829 bis 1835, Stuttgart, Haug Verlag, 2011. Et surtout : Martin Dinges,
Bettina von Arnim und die Gesundheit : Medizin, Krankheit und Familie im 19 Jahrhundert, Stuttgart, Franz
Steiner Velag, 2018.
22
Roy Porter, « The Patient’s Point of View : Doing History of Medicine from Below », Theory and society,
1985, n°4, p. 175-198.
23
Pas moins de 12 volumes des Krankenjournale de Hahnemann ont été transcrits et traduits à l’IGM de
Stuttgart essentiellement par Arnold Michalowski puis publiés chez Haug Verlag à Stuttgart. Sur des Guidi :
jacques Baur, Les manuscrits du docteur Des Guidi : contribution à l’histoire du développement de
l’homéopathie en France, Genève, Médecine et hygiène, 2 vol., 1985.
24
Séverine Pilloud, Les mots du corps : expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du
XVIIIe siècle : Samuel-Auguste Tissot, Lausanne, B.H.M.S, 2013.
25
Laurence Brockliss « Consultation by Letter in Early Eighteenth Century Paris : the Medical Practice of E.F.
Geoffroy » in Anne Laberge, M Feingold, French Medical Culture in the Nineteenth Century,
18
7
lesquelles, les patients retraçaient leur biographie médicale. Des homéopathes plus proches de
nous conservèrent la tradition en établissant et en conservant des fichiers de malades 26. En
revanche, on peut s’étonner que cette « école » allemande si prolifique n’ait pas encore
engendré une vigoureuse synthèse mettant en relation les succès de l’homéopathie avec
l’évolution de la société et de la politique allemande. De même, le contraste entre l’histoire de
l’homéopathie et celle des autres médecines naturelles est flagrant. Fondamentale, et toujours
massivement pratiquée outre Rhin, l’hydrothérapie prônée par le paysan Vincenz Priessnitz
(1799-1855) puis par le prêtre Sebastian Kneipp (1821-1897) n’est encore connue dans son
histoire que par les nazis patentés qu’étaient le médecin-chef de la clinique Priessnitz à
Brandenberg-Malhow (Land de Brandebourg) Alfred Brauchle (1898-1964) et le dramaturge
et écrivain Eugen Ortner (1890-1947). Si leur lourd passif politique ne peut en aucun cas
disqualifier leur œuvre historique largement documentée27, leurs travaux ne peuvent être jugés
à l’aune des travaux scientifiques habituels. Malheureusement, il ne semble pas que les
travaux plus récents du publiciste et historien de l’astronomie, Jürgen Helfricht satisfasse
totalement les exigences de la recherche historique28. S’il y a bien eu des synthèses plus
récentes29, c’est peut-être paradoxalement, l’historien français Maurice Garden, qui a le plus
pertinemment analysé les médecines alternatives dans l’Allemagne à la charnière des XIX e et
XXe siècles30.
Le paradoxe serait d’autant plus grand que l’historiographie française doit presque tout à sa
voisine d’outre-Rhin. Dès le début, les homéopathes avaient une claire conscience historique
et un médecin lyonnais Auguste-Toussaint Rapou (1781-1857) publia en 1847 une Histoire de
la doctrine médicale homéopathique, son état actuel dans les principales contrées d’Europe,
qui est toujours une précieuse source d’informations. La tradition du travail historique fut bien
vite délaissée au profit d’une histoire polémique et outrancièrement hagiographique, en
Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1994, p. 79-117. Isabelle Robin-Romero, « La relation entre médecin et malade
dans le cadre des consultations épistolaires : la correspondance de Geoffroy au début du XVIII e siècle » in
Elisabeth Belmas, Serenella Nonnis-Vigilante (dir.), Les relations médecin-malade des temps modernes à
l’époque contemporaine, Lille, Septentrion, 2013, p. 49-64.
26
Olivier Faure, “Léon Vannier’s Patients in the 1930s” in Martin Dinges (dir.), Patients in the History of
Homeopathy, Sheffield, EAHMH, 2002, p. 199-211.
27
Alfred Brauchle, Geschichte der Naturheilkunde in Bildern, 1937. (réed. Stuttgart, Reclam Verlag, 1951)
Eugen Ortner, Ein Mann kuriert Europa : Das Lebensroman des Sebastian Kneipp, 1938.
28
Jürgen Helfricht, Vincenz Priessnitz und die Rezeption seiner Hydrotherapie, Husum, Mathiesen, 2006.
29
Robert Jütte, Geschichte der alternativen Medizin ; von der Volksmedizin zu den unkonventionnellen Therapie
von Heute, München Beck, 1996 ; Uwe Heyll, Wasser, Fasten, Luft und Licht : die Geschichte der
Narurheilkunde in Deurtschland, Frankfurt/New-York, Campus Verlag, 2006.
30
Maurice Garden, « Médecine « savante » et médecine « populaire en Allemagne (fin XIX e -début XXe
siècles) », in René Favier et alii, Maurice Garden : un historien dans la ville, Paris, Editions de la MSH, 2008, p.
399-421.
8
particulier à l’égard d’Hahnemann31.
La récente histoire sociale de la médecine ignora
longtemps les médecines hétérodoxes et dans sa maîtrise un des auteurs de ce texte exécuta en
quelques lignes les homéopathes lyonnais ravalés au rang de charlatans. C’est pourtant à lui
qu’échut, quelques années plus tard, la « mission » de réaliser une histoire scientifique
française de l’homéopathie et de se faire le vecteur de l’historiographie allemande en France.
Il serait malhonnête de scientifiser ce processus dans lequel le hasard joua sous deux aspects
un rôle majeur. Soucieuse de développer des liens avec les entreprises, l’université Lyon 2 fut
amenée à négocier à la fin des années 1980 avec les Laboratoires homéopathiques Boiron (les
seuls à avoir répondu positivement) qui désiraient financer une histoire scientifique de
l’homéopathie. Le spécialiste d’histoire de la santé fut naturellement désigné pour conduire le
projet. Ce projet imposa vite de prendre contact avec l’Institut d’histoire de la médecine de la
Fondation Bosch où peu après arriva à sa tête l’équipe Jütte/Dinges qui devait le dynamiser si
fortement. Ainsi naquit en France l’histoire de l’homéopathie. Parallèlement et dans le cadre
de ses recherches sur la médecine du crime, Marc Renneville rencontra les phrénologues
auxquels il consacra un livre important32. Rentrer dans le monde d’une médecine alternative
revient à les aborder toutes, tant elles sont, surtout en France, profondément imbriquées. Par
ailleurs, avoir travaillé sur une de ces médecines vous désigne pour en étudier d’autres33.
Aussi c’est dans en France que s’affirma plus fermement qu’ailleurs l’idée de faire une
histoire globale de ces médecines34. Une autre caractéristique de l’historiographie française
réside dans son approche résolument externaliste et par la priorité donnée aux contextes
économico-socio-politiques. En effet, plus que dans d’autres pays, les médecines hétérodoxes
furent intimement liées au foisonnement des mouvements politiques et idéologiques qui
caractérisa l’histoire contemporaine de la France. De plus, et contrairement à d’autres pays où
l’histoire de la médecine est une discipline structurée 35, l’histoire sociale de la santé et de la
31
Deux exemples de date différente : R. Larnaudie, La vie surhumaine de Samuel Hahnemann, fondateur de
l’homéopathie, Paris, éditions du Parthénon, 1935. Max Tétau, Hahnemann aux frontières du génie, Paris,
Simila, 1997.
32
Marc Renneville, Le langage des crânes : une histoire de la phrénologie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo,
2000.
33
C’est ainsi que Eberhard Wolff sollicita Olivier Faure pour fournir une contribution sur la diffusion de la
méthode Bircher-Benner (le célèbre Müesli) en France. « La méthode Bircher-Benner en France dans les années
1930 » in Eberhard Wolff (dir.), Lebendige Kraft : Max Bircher-Benner und sein Sanatorium im historischen
Kontext, Baden (CH), Hier und jetzt, 2010, p. XXX repris dans Olivier Faure, Aux marges de la médecine :
santé et souci de soi en France au XIXe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015, p.
XXX
34
Olivier Faure, « Esquisse d’une histoire des marges médicales en France (XIX e-milieu XXe siècle) » in Aux
marges…op.cit., p. 319-332.
35
Il existe en Allemagne et en Suisse (Lausanne, Berne) des Instituts d’histoire de la médecine intégrés aux
facultés de médecine et souvent animés par des historiens qui sont aussi médecins. Ils sont actuellement en voie
9
médecine est menée en France par des historiens venus de l’histoire sociale et culturelle
générale qui accordent donc une place essentielle aux liens qu’entretiennent les médecines
hétérodoxes avec les sociétés dans lesquelles elles évoluent.
Une histoire politique
La pratique d’une médecine alternative n’est pas seulement un choix individuel ou
professionnel mais aussi un geste politique ce que montraient bien déjà en 2004 les
contributeurs du volume The politics of healing36. La création récente aux Etats-Unis d’un
bureau des médecines alternatives au sein de l’Institut national de la santé a été le fruit de
l’action conjointe de deux parlementaires (il s’agit de Tom Harkin et Orrin Hatch, militant
pour un Out of Network Care) dont l’un est un mormon conservateur de l’Utah et l’autre un
libéral rebelle de l’Iowa : « Leftist and rightist team » furent donc à l’origine de cette
reconnaissance qui tient à la fois d’une offensive contre les intérêts de l’économie médicale
capitaliste mais aussi d’une valorisation de la responsabilité individuelle dans la santé. De
manière générale cette défense des médecines alternatives articule une critique de l’état et une
idéologie du self help qui peut se retrouver dans des positions politiques radicales très
éloignées les unes des autres.
Dans d’autres contextes plus anciens, cette même radicalité peut se retrouver. Le
surgissement presque conjoint du mesmérisme, de l’homéopathie, de la phrénologie et de
l’acupuncture à la charnière des XVIIIe et XIXe siècle ne doit rien au hasard et a tout à voir
avec le temps des révolutions. Plus que d’être la traduction d’un contexte marqué par les
utopies, les systèmes médicaux en sont une des composantes. Elles s’inscrivent d’abord
pleinement dans la révolution que constitue la médecine d’observation. Il n’y eut pas
d’observateurs plus acharnés et systématiques que Franz Joseph Gall qui passa sa vie à
mesurer les crânes ou que Hahnemann qui rédigea une gigantesque matière médicale37 en six
volumes dans laquelle il décrivait les multiples symptômes (32 000…) qu’il avait éprouvés en
ingérant 64 (1ere édition) puis 69 (2ème édition) substances différentes. Pourtant, les doctrines
nouvelles allaient bien au-delà de ces observations que nous avons tendance à qualifier de
maniaques. Mesmer, Hahnemann et dans une moindre mesure Gall répondaient aux
inquiétudes de tous ceux qu’effrayait cette « débauche d’observations qui ne constituaient pas
d’intégration dans des unités de Medical humanities où domine l’éthique. Seul, l’Institut de Stuttgart est et
restera vraisemblablement une unité dirigée par des historiens « purs ».
36
Robert Johnston, The Politics of Healing. Histories of Alternative Medicine in XXth Century North America,
Routledge, NY, Londres, 2004.
37
Materia medica pura ou Reine Arzneimittellehre, 6 volumes publiés entre 1811 et 1821.
10
plus une science qu’un amas de matériaux ne forme un édifice38. » Par ailleurs,
l’homéopathie, l’acupuncture, la phrénologie, le mesmérisme proposaient une thérapeutique
ou une démarche fondée sur un principe invariant. Une partie de leur succès vint de leur
capacité à sortir de l’impasse thérapeutique où se trouvait la médecine clinique qui observait
que la plupart des traitements, prescrits « au petit bonheur la chance » était, au mieux inutile,
au pire dangereux. Néanmoins, peu de médecins se résolvaient à faire confiance à la Natura
medicatrix.
L’intérêt que suscitèrent ces systèmes ne vint pas principalement de leur force de
conviction purement médicale. La dimension politique du mesmérisme a été tellement
soulignée39 qu’elle a relégué dans l’ombre ses aspects médicaux assimilés à une pure
dimension mondaine. Au contraire, Marc Renneville a su traiter simultanément les deux faces
politiques et médicales de la phrénologie. Dans son ouvrage de synthèse sur l’histoire de
l’homéopathie, l’un des auteurs de cet article a tenté de montrer que l’édification d’une
doctrine apparemment purement médicale faisait partie intégrante d’un plan général pour
établir un nouvel ordre social d’où ces liens avec les courants socialistes, et en particulier le
saint-simonisme. Par ailleurs, elle s’intégrait parfaitement au courant démocratique qui
contestait les autorités en place et faisait du public l’arbitre ultime de toutes les causes,
fussent-elles médicales. Dans l’ébullition démocratique des années 1840, la méthode Raspail
a représenté un étendard politique autant qu’une méthode de guérison populaire. Les
revendications du candidat socialiste à la première élection présidentielle de l’histoire de
France incluaient l’ouverture des amphithéâtres de dissection aux citoyens, la répartition égale
des médecins sur le territoire, le contrôle social des innovations médicales comme
l’anesthésie40. Au Royaume-Uni aussi, l’homéopathie fut très liée au libéralisme radical. En
Allemagne, ou par la force des choses, les passions politiques étaient contraintes, la
contestation du monde existant fut plus intellectuelle et sociale, passant par un Romantisme
dépassant largement le monde littéraire et les milieux intellectuels. Il se traduisit dans la
population par un attachement à la nature dont l’hydrothérapie et les médecines naturelles
furent une des traductions. Si cette liaison avec le mouvement social et politique est assez
bien connue pour la période initiale, elle mériterait d’être plus approfondie pour les phases
Fleury Imbert, De la nécessité d’une théorie en médecine, Lyon, Rossary, 1833, p. 13.
Robert Darnton, La fin des Lumières : le Mesmérisme et la Révolution française, Paris, Perrin, 1984 (éd. Us
1968). « Le Mesmérisme et la Révolution française, Annales historiques de la Révolution française, 2018, n°
391.
40
Hervé Guillemain, « Principes pour une réappropriation globale de la santé au XIX e siècle. Les combats de
Raspail contre la médecine de son temps », dans Ludovic Frobert et Jonathan Barbier, Une imagination
républicaine. François-Vincent Raspail (1794-1878), Presses Universitaires de Franche-Comté, 2017.
38
39
11
suivantes. On sait néanmoins que le naturisme fut porté à son apogée dans les milieux
libertaires de l’entre-deux-guerres à travers l’expérience des colonies végétaliennes
anarchistes41. Certains disciples d’Emile Coué se tournaient volontiers vers les milieux de
l’éducation nouvelle, considérant la santé comme le fruit d’une éducation et d’une hygiène
que les citoyens pouvaient acquérir la plupart du temps sans le recours à la médecine
académique. Puisque la guérison était pensé plutôt comme une auto éducation et une auto
gestion, il n’était pas incongru de voir au sein des travaux de la ligue internationale de
l’éducation nouvelle voisiner Célestin Freinet et Emile Coué42.
Les relations qu’entretiennent les médecines hétérodoxes avec les mouvements non
conformistes des années 1930 mériteraient de plus amples réflexions. Après l’ouvrage
pionnier de Jean-Louis Loubet Del Bayle 43 il serait temps d’étendre l’étude de ce thème audelà de la seule pensée politique et de la seule France. Si la remise en cause de la biomédecine
a bien été étudiée, il manque encore une synthèse sur la remise en cause du rationalisme, du
scientisme et de la société industrielle dans l’entre-deux-guerres. Une fois Emile Coué
disparu, la société qui devait en diffuser les préceptes fut reprise par Alphonse de
Chateaubriant qui en défendit l’efficacité jusque dans le Paris collaborationniste des années
194044. Plus largement, les appels à une action réformatrice vigoureuse et dépourvue du
verbiage parlementaire d’une frange ligueuse des anciens combattants prirent la figure de
Coué comme emblème. Il en allait de même de l’homéopathie qui reçut le soutien ostensible
de ministres et hommes politiques de droite (Oberkirch et Blaisot en France ; Harding et
Coolidge aux Etats-Unis) et de médecins eux aussi réactionnaires en politique (Ludwig
Aschoff, August Bier). Plus largement les têtes pensantes du mouvement holistique comme
Alexis Carrel et René Leriche eurent des sympathies pour Vichy, voire pour les régimes
fascistes. Cependant, les dérives politiques ultérieures de ces leaders ne sauraient totalement
discréditer leurs discours antérieurs ni dispenser d’une étude de fond encore à venir. Il va sans
dire que, paradoxalement, nous connaissons encore moins les relations entretenues entre le
succès des médecines hétérodoxes et le développement des mouvements écologistes et
contestataires. L’évidence de ces liens ne saurait dispenser de leur étude concrète.
41
Arnaud Baubérot, « Aux sources de l'écologisme anarchiste : Louis Rimbault et les communautés
végétaliennes en France dans la première moitié du XXe siècle », Le Mouvement Social, 2014/1 (n° 246), pp. 6374.
42
Voir le texte de Célestin Freinet à propos de Suggestion et Autosuggestion, Ecole Emancipée, n°10-25,
novembre 1923 dans lequel il est question de la méthode Coué.
43
Les non conformistes des années 1930 : une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris
Seuil, 1969, (rééd. Points-Seuil, 2001.)
44
Hervé Guillemain, La méthode Coué, Op. cit.
12
Ce qui semble faire au fond substrat dans l’engagement dans les médecines
alternatives, c’est de considérer la médecine et la science non comme une technique neutre
mais comme un objet socio politique susceptible de choix qui orientent l’évolution de la
société. Parce que les médecines alternatives posent la question de la nature politique des
pratiques de santé, elles nécessitent donc d’être étudiées dans leur dimension politique.
Médecines dissidentes et spiritualités hétérodoxes
Si les médecines hétérodoxes furent liées dès le départ au mouvement « socialiste »
naissant, on ne saurait oublier que celui-ci était aussi profondément spiritualiste. Le saintsimonisme ne se contentait pas d’exalter les producteurs mais il rêvait aussi de fonder un
nouveau christianisme. Aussi n’est-il pas étonnant de voir qu’une médecine comme
l’homéopathie eut aussi un assez vif succès auprès des médecins catholiques et des ordres
religieux qui y voyaient un contrepoison au matérialisme médical qui prenait de plus en plus
d’importance. Certains, comme Imbert-Gourbeyre, médecin catholique investi dans la défense
des nouveaux mystiques de la fin du XIXe siècle contre les médecins laïques, allaient même
jusqu’à faire du sacrifice du Christ « le plus grand fait homéopathique qui ait jamais eu lieu. »
En décrivant les personnalités qui participent aux travaux des congrès de 1937-1938, l’article
de Léo Bernard montre bien que le néo-hippocratisme des années 1930 n’est pas étranger aux
préoccupations des médecins catholiques qui sont par ailleurs dans des positions clés de
l’académisme45. Les clercs étant il est vrai curieux de tout, il serait intéressant de produire une
histoire des thérapies du point de vue de ces amateurs, depuis les abbés adeptes de
l’électrothérapie au temps des lumières aux prêtres promoteurs de l’homéopathie populaire et
défenseurs de la radiesthésie médicale46.
L’entre-deux-guerres est un bon point d’observation sur les relations entretenues par
les médecines dissidentes avec les spiritualités plus hétérodoxes. Les questions thérapeutiques
– et particulièrement les ressources médicales de la psychologie positive - sont par exemple
très débattues dans les cercles de la théosophie qui attirent des hommes aussi divers que René
45
Voir aussi Isabelle von Bueltzingsloewen, « Corps et âme : le courant holiste dans la médecine française
(1930-1960) », Les conversations de Salerne. Santé e(s)t culture(s) en Méditerranée, La Passe vent, 2013, p.
103-113.
46
François Zanetti, « Comment faire autorité? L’abbé Sans et ses guérisons électriques », in Jan Borm, Bernard
Cottret et Monique Cottret, Savoirs et pouvoirs au siècle des Lumières, Paris 2011, p. 201-217.
13
Allendy et Emile Coué47. Les ancêtres du développement personnel prennent leur origine dans
« la bonne nouvelle » évangélique ou dans l’éclectisme spiritualiste inspirée de la nouvelle
pensée américaine. Sans doute ne faut-il pas exagérer cette dimension. Si elle peut jouer à
l’origine pour mobiliser certains réseaux influents, elle ne paraît pas toujours déterminante
dans l’esprit de ces praticiens. Ce constat rejoint celui des sociologues observateurs des
distinctions confessionnelles face au respect de l’ordonnance médicale : la massification
d’une pratique réduit toujours l’empreinte spirituelle originelle48.
Une histoire globale
Ce que montrent particulièrement les articles de Sylvain Villaret et Lucia Candelise
c’est la nécessaire inscription de l’histoire des pratiques médicales alternatives dans une
histoire globale. La diffusion internationale des premières médecines hétérodoxes est le fruit
de processus qui leur sont étrangers. C’est un parisien, Charles Poyen qui introduit le
magnétisme aux Etats-Unis dans les années 1830. Vingt ans plus tard l’influence de Priessnitz
sur les développements de l’hydrothérapie américaine est remarquable. L’homéopathie
bénéficia elle aussi du fort mouvement migratoire qui allait de l’Allemagne aux Etats-Unis et
ce sont des germanophones comme Constantin Hering qui introduisirent la doctrine outreAtlantique. Emigré allemand aux Etats-Unis, Benedikt Lust y introduisit la naturopathie (S.
Villaret). Cette expansion profita aussi des courants liés à la colonisation. Si l’Inde n’était pas
devenue une colonie britannique, il est peu probable que le médecin transylvain Martin
Honigberger, des missionnaires allemands et des médecins militaires britanniques s’y seraient
installés comme homéopathes. La diffusion hors d’Europe fut aussi plus rarement liée à la
création outre-Atlantique de petites cités modèles inspirées par l’idéal socialiste naissant.
Ainsi la colonie fouriériste de Sahi (état de Santa-Catarina, Brésil) fut elle le point d’appui du
développement de l’homéopathie dans ce pays. Si ces trois types d’extension géographique ne
purent se réaliser que grâce à des aventuriers d’exception, il n’en va pas de même de la
diffusion intra-européenne. Ici, l’extension se fait à travers un processus double qui associe
intimement le modèle de la conversion et celui du grand tour scientifique. L’Allemagne fut un
véritable château d’eau (c’est le cas de le dire) des médecines naturelles. De là, elles
ruisselèrent dans toute l’Europe par un double mouvement qu’illustre bien le cas de relations
Hervé Guillemain, « Du religieux dans la thérapeutique laïque d’Emile Coué (1910-1926) », dans H.
Guillemain, S. Tison, N. Vivier (dir.), La Foi dans le siècle, mélanges offerts à Brigitte Waché, Presses
Universitaires de Rennes, 2009, p. 157-166.
48
Sylvie Fainzang, « Les patients face à l’autorité médicale et à l’autorité religieuse », dans R. Massé et J.
Benoist (dir.), Convocations thérapeutiques du sacré, Karthala, 2002, p. 125-142.
47
14
franco-allemandes. Pour des raisons souvent politiques (on songe à Heinrich Heine) les
« intellectuels » allemands étaient attirés par la France et on a déjà noté que Gall et
Hahnemann moururent dans la « ville-lumière ». Plus modeste mais d’une grande efficacité
Georg Heinrich Gottlieb Jahr (1801-1875) fut l’un des plus efficaces propagandistes de
l’homéopathie en France et en Belgique. Plus discrets encore et moins célèbres, les médecins
naturistes Engel et Wertheim voulurent (Sylvain Villaret) ouvrir un dispensaire
hydrothérapique à Paris dès 1839. En sens inverse, le temple du Romantisme qu’était
l’Allemagne était « à la mode » depuis le célèbre ouvrage de Madame de Stael. Les échanges
étaient placés sous un double signe. Les voyages à Köthen (résidence d’Hahnemann entre
1821 et 1835) des Français qui deviendront ses disciples font irrésistiblement penser à des
pèlerinages religieux effectués auprès du Messie qui les convertit par la puissance de son
charisme. Cela n’empêche pas que ces pèlerins avaient aussi lu la bible de l’homéopathie,
l’Organon49, qui les avaient convaincus scientifiquement. Après le traumatisme de la défaite
de 1870, l’Allemagne devint pour les élites françaises à la fois un repoussoir et un modèle50.
Le voyage d’études en Allemagne devint une sorte d’obligation, en particulier dans le
domaine médical. Les médecins hétérodoxes, qui en cela n’étaient pas différents des autres,
sacrifièrent au même rituel et l’on vit par exemple le docteur Malgat se rendre en Allemagne
pour étudier les centres de cures naturelles ouvertes par Bilz (S. Villaret). Au XXe siècle les
flux s’inversent, le vieux continent s’ouvrant plus avant aux influences venues d’Asie (L.
Candelise)51 et d’Amérique, ce dont témoignent par exemple l’histoire de la chiropraxie 52 ou
celle déjà citée de la méthode Coué, dont les fondements sont en partie liés à l’influence des
courants de la nouvelle pensée américaine.
Des pratiques massivement investies par les femmes
L’article d’Ida Bost consacré aux herboristes montre que cette histoire des pratiques
alternatives – le qualificatif pourrait certes être discuté à propos de la médecine des plantes
qui est sans doute une des plus utilisée dans l’espace domestique et fait l’objet d’une
reconnaissance officielle au début du XIX e siècle – doit être envisagé dans une perspective de
genre. La pratique officielle de l’herboristerie encadrée par le certificat entre 1803 et 1941 a
49
Samuel Hahnemann, Organon der rationnellen Heilkunde, 1810, devenu dans les éditions suivantes Organon
der Heilkunst, changement de terme qui montre bien la revendication d’être la seule médecine.
50
Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, Presses universitaires de France, 1959.
51
Ronald Guilloux, « Transmissions de la moxibustion et de l'acupuncture en Europe. Entre pratiques et discours
(1670-1830) », Revue d'anthropologie des connaissances 2012/3 (Vol. 6, n° 3), p. 549-583.
52
Holly Folk, The Religion of Chiropractic: Populist Healing from the American Heartland, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 2017.
15
toujours été ouverte aux femmes. Alors que la profession pharmaceutique a longtemps été
masculine, celle d’herboriste a attiré une population féminine représentant jusqu’à près de
90% des candidats en 1935. Au sein des guides d’orientation professionnelle à l’usage des
jeunes filles, le métier est logiquement recommandé. Il n’est donc pas question de parler des
femmes dans les médecines hétérodoxes pour satisfaire à une quelconque injonction à la mode
mais bien parce que la médecine et les soins du corps ont été longtemps une prérogative
féminine comme l’a montré d’ailleurs Jacques Léonard il y à plusieurs décennies53. Si
l’histoire de la médecine stricto sensu reste fortement marquée par l’empreinte masculine, à
l’exception des figures exceptionnelles des premières femmes médecins régulièrement mises
en exergue, comme celles de Madeleine Pelletier ou Constanza Pascal54, l’histoire du care et
des professions paramédicales révèle l’existence d’un ensemble de praticiennes dont le statut
apparaît variable sur l’échelle de la professionnalisation. L’histoire de la médecine n’est en
cela guère différente de l’histoire des sciences en général qui révèle à qui veut bien les voir
des figures remarquables55. Outre le monde des infirmières et des religieuses hospitalières
désormais bien connu56, citons le rôle spécifique des « dames » dans les activités de la ligue
contre le cancer57. On connaît, depuis les travaux de Nicole Edelman58, la place majeure des
femmes dans la voyance et le somnambulisme. On sait aussi grâce à Anne Martin-Fugier,
quel rôle jouèrent les salons, souvent tenus par des femmes, dans la diffusion et surtout la
légitimation sociale de nouvelles connaissances et pratiques. Delphine de Girardin qui s’y
connaissait notait que dans les années 1830 et 1840 chaque société a son magnétiseur et sa
petite somnambule59. L’homéopathie ne négligeait pas les salons dans lesquels Jules Tallien
de Cabarrus était le porte-parole le plus en vue de la doctrine de Hahnemann. Celle-ci fut
pourtant surtout incarnée au féminin par Mélanie d’Hervilly (1801-1878), membre de
l’Athénée des dames, proches des Idéologues. Après avoir touché à la peinture et à la
53
Jacques Léonard, « Les médecins et les soignants. Femmes, religion et médecine. Les religieuses qui soignent,
en France au XIXe siècle, Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 1977, vol. 32, N° 5, pp. 887-907.
54
Jean Christophe Coffin, “La doctoresse Madeleine Pelletier et les psychiatres”, in Christine Bard (ed.),
Madeleine Pelletier (1874-1939), Logiques et infortunes d’un combat pour l’égalité (1992) 51-62 ; Gordon,
Felicia, Constance Pascal (1877-1937). Authority, Femininity and Feminism in French Psychiatry, Londres,
Institute of Germanic & Romance Studies, 2013.
55
Jacqueline Carroy, Nicole Edelman, Annick Ohayon, Nathalie Richard (dir.), Les femmes dans les sciences de
l’homme (XIXe-XXe siècle), Paris, Seli Arslan, 2005.
56
Olivier Faure, « Les religieuses hospitalières en France, entre médecine et religion », in Isabelle von
Bueltzingsloewen et Denis Pelletier, La charité en pratique : chrétiens français et allemands sur le terrain social
XIXe-XXe siècles, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007.
57
Coline Loison, « L’action philanthropique des Dames-visiteuses de la Ligue contre le cancer, une
épidémiologie mondaine ? », Histoire, médecine et santé 8 (2015), p. 135-155.
58
Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France (1785-1914), Paris, Albin Michel, 1995.
59
Anne Martin-Fugier, La vie élégante ou la formation du tout Paris (1815-1848), Paris, Fayard, 1990 (rééd.
Points-Seuil 1993)
16
littérature, elle se convertit à la médecine. Ayant consulté Hahnemann à Köthen (SaxeAnhalt), elle tomba amoureuse de lui malgré leur différence d’âge (45 ans), l’épousa en 1834
et l’emmena à Paris avec elle. A partir de là, elle devint son assistante ou son alter ego,
participant à ses consultations et lui succédant après sa mort (1843) alors qu’elle était
dépourvue de tout titre légal, possibilité du reste inaccessible aux femmes, non pas
juridiquement mais de facto. La compagne de Benoit Mure, Sophie Liet (1811-1891) continua
l’œuvre homéopathique de son époux après sa mort en 1860. Dans une toute autre période et
sans que l’on puisse savoir ce qui revenait à la féminisation du corps médical ou à la doctrine
en particulier, il faut noter, qu’en France tout du moins, la diffusion de la méthode BircherBenner fut exclusivement une affaire de femmes. La grande organisatrice de cette médecine
fut une jeune femme d’origine russe, Xénia Peter et d’autres femmes, comme Madame
Marneffe, furent des propagandistes de la méthode. Quant à l’équipe médicale qui desservait
l’établissement parisien, elle était tout entière féminine avec les docteurs Sosnowska, Eliet et
Leconte. En déduire que les médecines hétérodoxes furent des laboratoires de libération des
femmes serait on ne peut plus hasardeux. Comme beaucoup de ceux qui l’avaient rencontré,
Mélanie d’Hervilly fut fascinée par le personnage d’Hahnemann qui était assurément muni
d’un charisme hors du commun. Certaines lettres féminines adressées à Max Bircher-Benner
montrent combien ce dernier usait d’un pouvoir de séduction typiquement masculin pour
exercer son emprise sur ses disciples-admiratrices. Dans l’entre-deux-guerres, les femmes
sont omniprésentes dans le champ de ce que l’on pourrait appeler la nouvelle psychologie 60.
Elles jouent un rôle central dans les premiers cercles psychanalytiques comme l’illustrent les
figures de Marie Bonaparte ou d’Anne Berman, toutes deux étudiées par Remy Amouroux61.
Les manuels d’automédication sont on le sait des lieux de savoir investis par les femmes 62.
Elles conservent une position dominante dans les secteurs où elles sont attendues - l’espace
domestique, les enfants, la maternité -, mais les pratiques alternatives leurs permettent de
dépasser désormais ces frontières traditionnelles. Les femmes de la classe moyenne,
infirmières ou enseignantes, sont ainsi omniprésentes dans les réseaux décentralisés qui
C’était l’objet de l’intervention d’Izel Demirbas et Aude Fauvel lors de la journée d’études Femmes et
féminités dans le savoir psychique, Centre Koyré, avril 2018.
61
Rémy Amouroux, Marie Bonaparte. Entre Biologie et freudisme, Presses Universitaires de Rennes 2012 et
« Anne Berman (1889–1979), une «simple secrétaire» du mouvement psychanalytique français? », Gesnerus
73/2 (2016), p. 360–375.
62
Marie Houdré-Boursin, Ma doctoresse, guide pratique d’hygiène et de médecine pour la femme moderne, 2
vol., Strasbourg, 1928.
60
17
pratiquent la méthode Coué dans les années 1920 aux côtés des anciens combattants et des
médecins généralistes63.
L’histoire des médecines alternatives bénéficient donc pleinement d’une approche
multidimensionnelle attentive aux figures féminines, à l’engagement féministe des praticiens,
et croisant histoire politique et histoire du genre. C’est ce que montre bien l’étude par
Whorton des fondateurs des médecines alternatives américaines. Citons par exemple le
fondateur de l’ostéopathie, Andrew Taylor Still (1828-1917) autodidacte baignant dans les
milieux méthodistes, influencé par la gymnastique suédoise et le magnétisme, militant
unioniste contre l’abolition esclavage mais aussi de l’émancipation féminine, la plupart de ces
disciples étant des femmes en 190064. Citons également Russell Trall, chef de file de nouvelle
hygeiothérapie des années 1860. L’homme, est un médecin formé aux méthodes
conventionnelles, puis à la botanique et à l’homéopathie. Son établissement de cure du New
Jersey est un temple du self treatment et son discours est très marqué par sa critique de
l’exploitation, son anti-esclavagisme, son féminisme. De fait les femmes sont omniprésentes
dans ce réseau hydrothérapique progressiste65. L’étude de Barbara Clow sur la canadienne
Renée Caisse est tout aussi suggestive d’une approche multidimensionnelle66. Cette infirmière
de l’Ontario qui a travaillé dans un centre anti cancer dans les années 1920 a développé une
des plus populaires méthodes alternatives du XXe siècle, fondée sur une théorie néohumoraliste et l’emploi de la médecine des plantes. Sa défense d’une « lay attitude » en face
des médecins académiques lui vaut quelques inspections du gouvernement fédéral. La
méthode ne survit pas au Cancer remedy act adopté à la fin des années 1930 mais celui-ci est
l’objet d’une virulente campagne de protestation des patients et de lobbying auprès des élus
libéraux. Tout aussi emblématique est le combat de l’infirmière Elizabeth Kenny en 1948
pour proposer une méthode de soin physiologique de la poliomyélite67. Attaquant la médecine
officielle et notamment la fondation nationale contre la paralysie infantile, elle réussit à
s‘ouvrir les portes du Congrès et des magazines féminins déployant alors un véritable
populisme médical, arcbouté sur la défense des libertés du peuple américain inspiré du vieux
63
Hervé Guillemain, « Auto-guérison et minimalisme thérapeutique dans la France des années 1920. Les
pratiquants de la méthode Coué à travers leur correspondance », Revue d’anthropologie des connaissances,
3/2013, Vol. 7, n° 3, p. 639-653 ; « La part féminine de la méthode Coué. Lettres de patients à Marguerite
Burnat Provins au début des années 1920 », Cahiers de l’Association des Amis de MBP, 2011, n°19.
64
James Whorton, Nature Cures, Op. cit., p. 151.
65
Ibid., p. 101.
66
Barbara Clow, “Revisiting the Golden Age of Regular Medicine. Politics of Alternative Cancer Care in
Canada 1900-1950” in Robert Johnston, The Politics of Healing, Op. cit., p. 41-51.
67
Naomi Rogers, « Sister Kenny Goes to Washington. Polio, Populism and Medical Politics in Postwar
America”, in Robert Johnston, The Politics of Healing , Op. cit., p. 90-109.
18
courant alternatif thomsonien et incluant dans un même opprobre les élites et les institutions
nationales. A travers cet épisode, c’est le rôle de l’Etat et la place de la science dans la société
qui sont débattues. Si les deux protagonistes sont aux antipodes de l’échiquier politique, les
accents de la nurse Kenny ne sont guère éloignés de ceux de Raspail au XIX e siècle tous les
deux réclamant liberté et accès aux laboratoires scientifiques, en un mot une nouvelle forme
de démocratie sanitaire.
Chacune des parties de cette introduction constitue un chantier de recherches en soi et
il est donc inutile de conclure trop longuement cet essai. Il resterait cependant croyons nous à
ouvrir plus systématiquement ce dossier pour la période de la deuxième moitié du XXe siècle,
période qui commence à être investie par les historiens de la santé et qui comporte en son sein
une phase considérée comme particulièrement riche pour l’histoire des médecines
alternatives, celles des années 1960-1970.
19