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La promesse et lobstacle

* A propos de «La promesse et l'obstacle. La gauche radicale et le problème juif 1 » de Danny Trom Habituellement, les antisionistes radicaux 2 sont accusés d'être des antisémites, et, quand ils sont Juifs 3 , on leur assène qu'ils seraient victimes de la fumeuse «haine de soi». L'intérêt principal du livre de Danny Trom est de déplacer la discussion sur un terrain plus complexe : certains trous béants dans les murailles des théories révolutionnaires suite à l'échec de toutes les révolutions sociales au XX e siècle, et les tentatives maladroites, voire funestes, d'y remédier. Selon lui, la «gauche radicale» a changé de paradigme en adoptant un cadre de pensée victimaire, en utilisant de nouveaux concepts dont celui d'«exclus» (j'ajouterai celui de «sans-...») en renonçant à toute philosophie de l'histoire et à toute interprétation scientifique de la réalité sociale. C'est ce changement de modèle de pensée qui, selon Trom, pousse la «gauche radicale» à emprunter avec ferveur la voie semée d'embûches de l'antisionisme et parfois à s'embourber dans certains chemins de traverse antisémites ou négationnistes. Ces hypothèses méritent pour le moins d'être discutées, quitte à être réfutées. En fait de «gauche radicale», ce livre ne traite pas des écrits de l'extrême gauche, mais d'auteurs fort éloignés des cercles militants dans leur vie quotidienne et qui ont fait carrière dans le champ intellectuel. Universitaires pour la plupart, ces «radicaux de la chaire» sont d'ailleurs régulièrement sollicités et cités par Le Monde diplomatique, ce mensuel gaullo-citoyenniste et par les revues réservées aux intellectuels de gauche. L'auteur détecte des convergences fortes qui forgent «l'esprit du temps», c'est-à-dire les diverses idéologies dominantes à gauche. Il mentionne brièvement, ou de façon plus détaillée, les thèses de Terray, Cécile Winter et même un revenant, compagnon de route du tiersmondisme, l'auteur de théâtre Jean Genet ! Tout un chapitre est également consacré aux interprétations du nazisme (apparemment opposées mais en fait complémentaires, selon Trom) de Christopher Browning (Des hommes ordinaires : Le 101 e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Tallandier, 2002) et de Daniel Goldhagen (Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Points Seuil, 1997). Sur le plan politique, l'auteur semble assez conservateur. Il observe les militants du haut de sa tour d'ivoire, ou plutôt il ne distingue que leurs supposés mentors idéologiques. Son élitisme condescendant transparaît dans des affirmations tranchées comme : – «le sujet de la révolution, auquel le geste militant était rivé, est venu à se déliter, voire à disparaître» ; – «la gauche radicale politique 4 évoque plutôt l'image d'un enfant à qui un Meccano sophistiqué est soustrait et qui, faisant feu de tout bois, continue à faire comme si se poursuivait le même jeu» ; 1 Cerf, 2007. 2 L'historien Joel Kotek appelle «antisionistes radicaux» ceux qui dénient à Israël le droit d'exister (cf. sa conférence «Contemporary Overview of Antisemitism in France and Belgium» à l'ISGAP en 2017, disponible sur Internet). Les antisionistes tout court étant, pour lui, ceux qui critiquent, même durement, la politique des gouvernements israéliens, démarche parfaitement légitime à ses yeux. 3 Est juif (avec une minuscule) toute personne qui se reconnaît dans le judaïsme (la religion) ; est Juif (avec une majuscule) tout individu qui se considère membre du peuple juif pour des raisons culturelles, historiques, identitaires ou... religieuses. Les acceptions de ces deux notions s'entremêlent sauf pour les antisionistes radicaux qui réduisent dogmatiquement la judéité au judaïsme... 4 L'auteur établit une différence entre ce qu'il appelle la «gauche radicale politique» et «la gauche sociale» mais il néglige le fait que les mêmes individus picorent souvent dans des thèses très différentes, celles de l'intelligentsia postmoderne, du gauchisme (post-léniniste, post-trotskiste, post-stalinien,

A propos de «La promesse et l’obstacle. La gauche radicale et le problème juif1» de Danny Trom * Habituellement, les antisionistes radicaux2 sont accusés d’être des antisémites, et, quand ils sont Juifs3, on leur assène qu’ils seraient victimes de la fumeuse «haine de soi». L’intérêt principal du livre de Danny Trom est de déplacer la discussion sur un terrain plus complexe : certains trous béants dans les murailles des théories révolutionnaires suite à l’échec de toutes les révolutions sociales au XXe siècle, et les tentatives maladroites, voire funestes, d’y remédier. Selon lui, la «gauche radicale» a changé de paradigme en adoptant un cadre de pensée victimaire, en utilisant de nouveaux concepts dont celui d’«exclus» (j‘ajouterai celui de «sans-...» ) en renonçant à toute philosophie de l’histoire et à toute interprétation scientifique de la réalité sociale. C’est ce changement de modèle de pensée qui, selon Trom, pousse la «gauche radicale» à emprunter avec ferveur la voie semée d’embûches de l’antisionisme et parfois à s’embourber dans certains chemins de traverse antisémites ou négationnistes. Ces hypothèses méritent pour le moins d’être discutées, quitte à être réfutées. En fait de «gauche radicale», ce livre ne traite pas des écrits de l’extrême gauche, mais d’auteurs fort éloignés des cercles militants dans leur vie quotidienne et qui ont fait carrière dans le champ intellectuel. Universitaires pour la plupart, ces «radicaux de la chaire» sont d’ailleurs régulièrement sollicités et cités par Le Monde diplomatique, ce mensuel gaullo-citoyenniste et par les revues réservées aux intellectuels de gauche. L’auteur détecte des convergences fortes qui forgent «l’esprit du temps», c’est-à-dire les diverses idéologies dominantes à gauche. Il mentionne brièvement, ou de façon plus détaillée, les thèses de Georgio Agamben, Louis Althusser, Alain Badiou, Alain Brossat, Christophe Dejours, Gilles Deleuze, Sylvain Lazarus, Olivier Lecour-Grandmaison, Jacques Rancière, Emmanuel Terray, Cécile Winter et même un revenant, compagnon de route du tiersmondisme, l’auteur de théâtre Jean Genet ! Tout un chapitre est également consacré aux interprétations du nazisme (apparemment opposées mais en fait complémentaires, selon Trom) de Christopher Browning (Des hommes ordinaires : Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Tallandier, 2002) et de Daniel Goldhagen (Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Points Seuil, 1997). Sur le plan politique, l’auteur semble assez conservateur. Il observe les militants du haut de sa tour d’ivoire, ou plutôt il ne distingue que leurs supposés mentors idéologiques. Son élitisme condescendant transparaît dans des affirmations tranchées comme : – «le sujet de la révolution, auquel le geste militant était rivé, est venu à se déliter, voire à disparaître» ; – «la gauche radicale politique4 évoque plutôt l’image d’un enfant à qui un Meccano sophistiqué est soustrait et qui, faisant feu de tout bois, continue à faire comme si se poursuivait le même jeu» ; 1 Cerf, 2007. L’historien Joel Kotek appelle «antisionistes radicaux» ceux qui dénient à Israël le droit d’exister (cf. sa conférence «Contemporary Overview of Antisemitism in France and Belgium» à l’ISGAP en 2017, disponible sur Internet). Les antisionistes tout court étant, pour lui, ceux qui critiquent, même durement, la politique des gouvernements israéliens, démarche parfaitement légitime à ses yeux. 3 Est juif (avec une minuscule) toute personne qui se reconnaît dans le judaïsme (la religion) ; est Juif (avec une majuscule) tout individu qui se considère membre du peuple juif pour des raisons culturelles, historiques, identitaires ou... religieuses. Les acceptions de ces deux notions s’entremêlent sauf pour les antisionistes radicaux qui réduisent dogmatiquement la judéité au judaïsme... 4 L’auteur établit une différence entre ce qu’il appelle la «gauche radicale politique» et «la gauche sociale» mais il néglige le fait que les mêmes individus picorent souvent dans des thèses très différentes, celles de l’intelligentsia postmoderne, du gauchisme (post-léniniste, post-trotskiste, post-stalinien, 1 2 – les gauchistes seraient des individus politiquement frustrés et théoriquement impuissants parce que la révolution qu’ils souhaitaient ne s’est «pas produite» (ou qu’elle s’est «fourvoyée») «en transformant la classe en masse» (fascisme, nazisme) ou «les soviets en Etat-parti». «La gauche radicale hérite de deux expériences historiques. L’une qui découle de la défaite du peuple, l’autre de sa victoire trop éphémère. Sur cette base, elle définit les possibilités du moment : le demos dégénère, soit en ethnos (sa naturalisation ou massification fasciste dont le nazisme est la forme la plus perverse) soit en Etat total (le devenir stalinien de la révolution).» - Et enfin il nous livre une dernière remarque, plus fine: «Le sujet révolutionnaire se détermine dorénavant dans l’action opportune, tandis que le sens de l’histoire ne se donne plus que dans un aprèscoup – geste qui vise donc à délier l’action du déterminisme en le conservant sur un mode a posteriori. En séparant toutefois histoire et politique jusqu’à leur point de rupture, en congédiant définitivement l’histoire, c’est quelquefois la seule conscience qui demeure capable de déclarer l’antagonisme. Ce schème peut alors confluer avec une théorie messianique 5 de la révolution qui se donne comme possibilité toujours imminente, une rupture du temps, par quoi elle ne s’embarrasse pas de l’ancienne panoplie (qui supposait une théorie des luttes, une théorie économique, une pensée de la maturation de la crise, bref une science sociale». En clair, les gauchistes ne tiennent compte ni des rapports de force ni de l’histoire du mouvement ouvrier – qu’ils connaissent mal, ajouterai-je, en l’absence de structures militantes de formation et en raison du relativisme qui domine l’enseignement scolaire de l’Histoire. Ils croient qu’une situation révolutionnaire dépendrait seulement de leur volonté (on retrouve cela aussi chez les courants dits « insurrectionnalistes » qui... n’ont jamais participé à la moindre insurrection !) ou bien d’un pari à hauts risques mais jouable (cf. les écrits de Daniel Bensaïd, dirigeant et théoricien de la LCR, décédé en 2010). Même s’il avance parfois des hypothèses subtiles, Trom défend la thèse classique selon laquelle, le prolétariat ayant disparu (où ?!), les gauchistes, adolescents attardés, têtus et ignorants, se seraient rabattu sur les peuples du Sud (et en premier sur les Palestiniens»), les «sans-...», les minorités, etc. S’il y a certes un fond de vérité dans ces remarques polémiques (nos adversaires politiques décèlent toujours mieux nos faiblesses que nous-mêmes), cette critique n’est guère productive pour des militants. Pourtant son livre peut nous être utile, en dehors même de l’analyse des limites et dangers de l’antisionisme – sujet sur lequel la revue Ni patrie ni frontières a déjà publié de nombreuses contributions de groupes «radicaux»6 beaucoup moins bêtes ou dogmatiques que ne le croit Danny Trom. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me faut faire une remarque sur le titre de cet ouvrage : l’auteur ne mentionne pas la «question juive» comme de nombreux théoriciens de gauche, mais «le problème juif». Il établit en effet une différence (tout à fait justifiée) entre – la question juive, qui concerne les juifs et les Juifs lorsqu’ils s’interrogent sur leur identité religieuse, culturelle, politique, etc., – et le problème juif, qui est uniquement celui des antisémites (conscients ou inconscients) et des antisionistes. Trom retourne habilement la perspective: il s’attaque à celles et ceux qui ne comprennent rien au «fait juif» ; ceux qui sont mal à l’aise avec la judéité et le judaïsme parce qu’ils n’entrent pas dans leurs petites cases idéologiques ; ou, pour le dire autrement, celles et ceux qui considèrent que les juifs et les Juifs posent un problème (mais n’osent pas le dire aussi clairement7), problème qu’ils aimeraient bien «résoudre». tiersmondiste, etc.), des courants anarcho-modernistes et de la gauche réformiste, associative ou partidaire, alimentant ainsi joyeusement la confusion générale. 5 L’auteur juge que les idéologies de la «gauche radicale» auraient une dimension religieuse, voire théologique, même si elles se prétendent rationnelles. S’il entend par là que la politique révolutionnaire repose aussi sur des passions, des mythes et des croyances indémontrables, je ne peux qu’être d’accord. Mais c’est aussi le cas du sionisme et du judaïsme auxquels il n’adresse, par contre, aucune critique. Son analyse vise clairement à déligitimer toute tentative de changer le monde. 6 Entre autres, la CNT-AIT de Toulouse, De Fabel van de illegaal/Doorbraak (Pays-Bas) et l’AWL (Royaume uni). Cf. la compil’ 1 de « Question juive » et antisémitisme, sionisme et antisionisme, 2008, et les numéros 44 à 51 de la revue Ni patrie ni frontières. 7 Lors d’une discussion récente avec plusieurs militants, j’ai entendu toutes sortes de lieux communs allant dans ce sens : «S’ils sont un peuple, pourquoi diable les juifs ne s’appellent-ils pas les Hébreux ? 2 Marx avait ouvert la voie avec son article sur La question juive en expliquant que les juifs disparaîtraient s’ils acceptaient de s’assimiler à la société bourgeoise démocratique. Bien d’autres «marxistes» l’ont suivi sur cette voie depuis 1844, mais l’Histoire a suivi un cours radicalement différent de leurs théories. La création de l’Etat d’Israël en 1948 et les «sionistes8» actuels, de gauche comme de droite, n’ont pu donc que compliquer la tâche de ceux qui souhaitent un monde débarrassé de l’identité juive, qu’elle soit religieuse, politique (l’Etat d’Israël ou les associations sionistes) et/ou culturelle. Raison pour laquelle, selon l’auteur, l’antisionisme est aussi populaire à l’extrême gauche... La «gauche radicale» visée par l’auteur a une spécificité : elle ne se proclame pas antisémite mais «seulement» antisioniste. «Ceux-là même, écrit Trom, qui travaillent donc à la formulation d’un problème juif se revendiquent de la raison émancipatrice, de l’opinion la mieux éclairée (et, bien entendu de l’anti-antisémitisme).» Leon Poliakov dans un travail pionnier (De l’antisionisme à l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969), puis Pierre-André Taguieff et bien d’autres universitaires anglais, américains (Robert Wistrich dont aucun des livres9 n’a été traduit), allemands et israéliens ont étudié cette question sous différents angles, donc là aussi Trom n’affirme rien de très neuf. Nettement plus féconde pour nous est sa description des nouvelles tendances à l’œuvre chez les auteurs qu’il critique. En reprenant à mon compte certaines de ses formulations, et en les précisant en fonction de mes choix idéologiques, j’essaierai ici de montrer en quoi cette description concerne la propagande quotidienne de la gauche radicale et des libertaires, même si l’auteur ne s’y est pas intéressé – et n’est certainement pas d’accord avec mon interprétation de ses réflexions. Pour Trom, «la politique des affects» ou «l’identification de la souffrance de la victime», la souffrance des «gens», des «exclus», des «précaires», des «surnuméraires» est au centre de la pensée des auteurs de la «gauche radicale» française, mais aussi, ajouterai-je, des militants de base, même s’ils n’ont pas lu leurs ouvrages. Les nouveaux mots que les gauchistes et libertaires utilisent tous les jours ont remplacé les notions classiques de «prolétaires», «capitalistes», «ouvriers», « petits bourgeois », etc. et ils relèvent désormais d’un registre surtout moral, pour ne pas dire moraliste. Et, selon Trom, le bon militant est celui capable d’identifier les souffrances des «victimes». Ces individus «exclus», « dominés », « racisés », « normés », etc., dont les gauchistes se prétendent, ou voudraient être, les porte-voix ne sont plus incités à cibler des adversaires matériels concrets comme auparavant dans les discours révolutionnaires où le Capital et l’Etat, l’exploitation et même la domination s’incarnaient dans des figures aux contours assez précis : les principaux représentants et dirigeants des institutions policières, militaires, judiciaires et administratives, la hiérarchie et les propriétaires des entreprises. La gauche radicale et de nombreux libertaires préfèrent désormais dénoncer des abstractions comme «le système», «la mondialisation», «l’argent», la «finance», le «néolibéralisme», etc. Et puis si ce n’est pas une religion, alors c’est une caractéristique génétique ou ethnique transmise par la mère ? Moi je suis contre tous les Etats, pourquoi les juifs auraient-ils un Etat ? Israël est un Etat théocratique et moi je suis contre tous les religions, etc.» 8 Je mets le mot «sionistes» entre guillemets, car pour moi le sionisme n’est qu’une forme de nationalisme et que tous les nationalisme tendent à créer un Etat oppresseur. L’emploi abusif du terme « sionistes » par les gauchistes dans un sens injurieux, quasi synonyme de fascistes ou de nazis, va de pair avec leur soutien acritique à toutes sortes de nationalismes, de proto-Etats voire d’Etats. 9 Revolutionary Jews from Marx to Trotsky, 1976 ; The Left Against Zion (ouvrage collectif), 1979 ; Socialism and the Jews, 1982 ; Trotsky: Fate of a Revolutionary, 1982 ; The Jews of Vienna in the Age of Franz Joseph, 1989 ; Between Redemption and Perdition: Modern Antisemitism and Jewish Identity, 1990 ; Anti-Zionism and Antisemitism in the Contemporary World, 1990 ; Antisemitism, the Longest Hatred, 1992 ; Who’s Who in Nazi Germany, 1995 ; Terms of Survival, 1995 ;Weekend in Munich: Art, Propaganda and Terror in the Third Reich (avec Luke Holland), 1996 ; Theodor Herzl: Visionary of the Jewish State, 1999 ; Demonizing the Other: Antisemitism, Racism and Xenophobia (ouvrage collectif), 1999 ; Hitler and the Holocaust, 2001 ; Nietzsche: Godfather of Fascism? , 2002 ; Laboratory for World Destruction. Germans and Jews in Central Europe, 2007 ; A Lethal Obsession: Antisemitism – From Antiquity to the Global Jihad, 2010 ; From Ambivalence to Betrayal. The Left, the Jews and Israel, 2012. 3 Comme il ne s’agit plus désormais pour eux de détruire l’Etat et l’économie capitalistes (le fait même qu’ils se disent «anticapitalistes» ou «libertaires» plutôt que «révolutionnaires», «communistes» ou «anarchistes» nous fournit déjà un indice), leur combat se limite à «restaurer la dignité des exclus afin qu’ils rejoignent la communauté indistincte des inclus». Un tel jugement peut paraître injuste mais quiconque observe les activités syndicales, associatives voire électorales de l’extrême gauche ou des libertaires ne sera pas vraiment surpris, pour peu que son sens critique n’ait pas totalement disparu. On ne s’étonnera donc pas que les gauchistes réactivent régulièrement la thématique de l’antifascisme, puisque selon eux le fascisme «se nourrit de la crise et de la fragilisation de l’Etat social». Et c’est ainsi que nos «révolutionnaires» d’hier se concentrent désormais sur la défense des acquis sociaux de l’Etat providence en Europe, la défense des « services publics » ( ?!), voire la défense des droits démocratiques et des droits des minorités, en oubliant toute perspective révolutionnaire. «Désormais le scandale ne se dit plus dans le vocabulaire du travail, de l’exploitation et ses lieux traditionnels, mais dans celui de la marchandise, de la destruction (déchet, dépôt, surplus, rebut, décomposition, dégradation) et de ses multiples sites – camps de réfugiés, zones de non-droit, “hyper ghettos”, prisons, centres de rétention. L’homme jetable est alors une sorte de mise à jour du concentrationnaire, une actualisation et une extension susceptibles de dire la vérité de notre condition, laquelle aurait moins pour horizon l’extorsion de la plus value que l’extermination.» L’auteur n’expose pas cette idée, mais il me semble que sa description correspond bien au catastrophisme dominant, à la sinistrose permanente nourrie d’écologisme qui forment la toile de fond des tracts et publications gauchistes et libertaires. Ce qui compte avant tout pour la gauche radicale, c’est de donner la parole aux «victimes», de récolter des témoignages authentiques10 afin d’accroître l’indignation même si celle-ci «s’accompagne d’une impuissance de la parole critique». Privée de perspective révolutionnaire, de philosophie de l’histoire, d’utopie créatrice visant à instaurer une nouvelle société qui puisse «transformer des expériences individuelles en destin commun et en action collective», cette impuissance est dangereuse parce qu’elle nourrit le ressentiment. Ce ressentiment vise les «médiocrates», les «éditocrates», les «journalistes, experts ou universitaires, soumis au pouvoir politique et économique», les «liens cachés» et les «connexions secrètes» qui unissent les «élites», «l’oligarchie». Il peut aussi facilement déboucher sur des théories du complot ou des thèses conspirationnistes. Et ce ressentiment trouve bien sûr dans «Israël», les «sionistes», les «Juifs», des boucs émissaires tout prêts à servir, ce qui conduit à un renouvellement constant des discours antisémites11. Dans ce modèle de pensée à dominante victimaire, il n’est guère étonnant que la gauche radicale présente les Palestiniens comme un peuple encore plus «victime» que les Juifs (appelés tantôt «Israéliens» tantôt «sionistes»), et en vienne à présenter les Juifs (ou les «sionistes») comme de nouveaux nazis : «Les massacres de Sabra et Chatila [et j’ajouterai la longue liste des opérations israéliennes criminelles comme «Plomb durci», «Hiver chaud», «Barrière protectrice» aux appellations sinistrement euphémiques] sont alors une occasion inespérée non pas de grandir la victime palestinienne mais d’enfin assigner les juifs à cette humanité criminelle de laquelle ils semblaient jusqu’alors se séparer». Il suffit de se rendre à une manifestation à propos de la Palestine ou de lire n’importe quel tract gauchiste à ce sujet pour le constater. Dans cette imagerie politique victimaire, la référence au judéocide sert d’outil de mesure des souffrances. Elle permet de dramatiser «ces souffrances dispersées dont témoigne l’expérience de l’exclusion», souffrances qui sont au cœur de la propagande gauchiste. «La Shoah apparaît comme l’étalon à partir duquel se construit la quasi-classe d’équivalence des exclus». La métaphore du «camp» 10 En 2007, lors d’un meeting de la campagne présidentielle animée par Besancenot, la LCR avait fait défiler sur la scène de la Mutualité un certain nombre de salariés en lutte qui avaient fourni des témoignages émouvants, mais au ton désespérément syndicaliste. Le discours politique (en fait un one man show émaillé de bons mots et de prédictions apocalyptiques sur la possibilité d’une victoire imminente de Le Pen et du fascisme) était réservé au seul candidat trotskiste. On en trouvera un autre exemple dans cette vidéo misérabiliste où pas une fois n’est prononcé le mot de « révolution » : https://www.youtube.com/watch?v=RW5XpnoXHyI. 11 Cf. mon «Tableau récapitulatif des stéréotypes judéophobes que l’on retrouve à gauche et à l’extrême gauche», http://mondialisme.org/spip.php?article2441. 4 (qui repose sur une confusion délibérée entre camps de concentration et camps d’extermination) est omniprésente et permet de comparer les «exclus» aux déportés juifs condamnés à une mort lente ou rapide sous le Troisième Reich ; de comparer les salariés ou les chômeurs aux déportés juifs ; la situation actuelle des sans papiers et des musulmans à celle des Juifs dans l’Allemagne nazie ou la France de Pétain ; voire comme le fit la revue «ultragauche» La Banquise (animée par Gilles Dauvé, alias Jean Barrot, et Serge Quadruppani) à comparer les numéros tatoués sur la peau des déportés juifs avec les numéros de Sécurité sociale12. Selon Trom, la thèse de la «banalité du mal», chère à Hannah, Arendt rencontre beaucoup de succès parce qu’elle permet de dépolitiser totalement l’analyse du nazisme. En faisant du nazisme une menace actuelle, en comparant sans cesse les méfaits du «néolibéralisme» à ceux du nazisme, on obscurcit la compréhension de la réalité. J’ajouterai (ce que se garde bien de dire Trom) que l’on éloigne ainsi d’autant la perspective révolutionnaire puisque la priorité est de défendre la «démocratie» en créant un camp «antifasciste» aussi large que possible. La société capitaliste apparaît comme «un monde de victimes où chacun, insensible à la souffrance d’autrui, inflige des souffrances sous peine d’une menace d’exclusion». Le problème est que persécuteurs et victimes étant interchangeables, ils sont «à la fois personne et quiconque». Je retrouve cette conception dans le discours écologiste ou hostile à la prétendue «société de consommation», où l’on met au même niveau les multinationales qui polluent la planète et la personne qui jette un mégot dans la rue ou ne trie pas le contenu de ses poubelles ; la milliardaire qui a cent paires de chaussures dans son dressing et la jeune femme précaire dont l’armoire est pleine de jupes achetées chez Tati... et évidemment fabriquées dans des sweatshops du Sud. La souffrance de ces multiples «victimes», qui ne sont plus ni des exploités, ni des révoltés, mais seulement d’éternels « dominés » (des Roms aux transsexuels, en passant par les homosexuels, les femmes, les musulmans, ou les Kurdes ou les Palestiniens), cette souffrance doit être reconnue à tout prix. Or, sur le marché de la reconnaissance, se dresse – du moins dans l’imaginaire gauchiste – un obstacle considérable : le judéocide. Les Juifs sont considérés, sur le marché des souffrances endurées à travers l’histoire, comme ceux qui en détiendraient le monopole. Ainsi la revendication du caractère unique (de l’unicité, de la singularité) de la Shoah aurait pour conséquence, dans la mentalité gauchiste (mais pas seulement) «d’élever collectivement tous les juifs au statut des saints et des reliques pour l’ensemble de la communauté mondiale» !!! (J.M. Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1997). On l’aura compris, ce livre pose quelques bonnes questions et y apporte des réponses partiales, évidemment influencées par le point de vue complaisant de l’auteur vis-à-vis du sionisme et de la religion juive. Il n’est pas toujours facile à lire, fourmille de références à des auteurs que nous n’avons sans doute pas tous lus, mais il est stimulant pour réfléchir et remettre en cause nos discours automatiques – ce qui est pour moi l’essentiel. Y.C., Ni patrie ni frontières, 11/8/2018 12 La citation exacte est : «Le camp nazi figure l’enfer d’un monde dont le paradis est le supermarché (...). Le déporté devenait un numéro. Mis en fiches et cartes par la Sécurité sociale et tous les organismes étatiques et para-étatiques, l’homme moderne juge particulièrement horrible et barbare le numéro tatoué sur le bras des déportés. Il est pourtant plus facile de s’arracher un lambeau de peau que de détruire un ordinateur». Pour plus de détails sur La Banquise et le négationnisme en France depuis 1945 on se reportera au numéro 46/47 de la revue Ni patrie ni frontières intitulé «Increvables négationnistes», 2014. 5