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1 Descartes et Pascal Annie Bitbol-Hespériès On oppose souvent Descartes le rationaliste à Pascal le mystique. Cette opposition a nourri la pièce de Jean-Claude Brisville, jouée avec succès en 1985 et 1986 : L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune, où Henri Virlojeux interprétait la sagesse humaniste de Descartes à 51 ans et Daniel Mesguich la fougue mystique du jeune Pascal de 24 ans. Si Pascal et Descartes, scientifiques et philosophes, se sont rencontrés à Paris, les 23 et 24 septembre 1647, lors du voyage en France de Descartes, et alors que Pascal était malade, c’était surtout pour parler des expériences sur le vide, de la machine arithmétique de Pascal et de la maladie de celui- ci. La plus jeune sœur de Pascal, Jacqueline, a évoqué la rencontre dans une lettre à l’aînée, Gilberte, devenue Mme Périer. En rester à l’opposition tranchée de caractères entre Descartes et Pascal serait oublier que chacun fait mention de l’autre dans ses écrits, et que leur différence d’âge et le rayonnement des textes cartésiens forcent à examiner l’influence que Descartes a exercée sur le jeune Pascal. Enfant exceptionnellement doué, « effrayant génie » selon Chateaubriand, Blaise Pascal est né à Clermont (maintenant Clermont-Ferrand), le 19 juin 1623. Il perd sa mère à l’âge de trois ans. Son père, Étienne, président à la cour des Aides de Montferrand, est un homme cultivé. Fin 1631, la famille s’installe à Paris, le père se consacrant à l’éducation de ses enfants. Étienne fréquente, dès sa création, le cercle scientifique formé autour du Père Mersenne, lié avec l’Europe savante et principal correspondant de Descartes. À l’âge de 12 ans, alors que son père retardait sa formation mathématique, redoutant qu’il ne néglige les langues anciennes, Blaise parcourt en cachette l’édition latine des Eléments d’Euclide et retrouve par ses propres moyens la démonstration du théorème selon lequel la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits (I, 32e proposition). En 1639, Richelieu confie au père la dure mission de lever l’impôt à Rouen, la Normandie venant d’être secouée par une jacquerie. Blaise continue mathématiques et géométrie et publie, à 16 ans, son Essai sur les coniques, où Descartes voit l’influence de Desargues, tandis que Jacqueline compose et joue des pièces de théâtre. En 1642, pour aider son père dans ses calculs et au terme d’une « profonde méditation », Blaise fabrique une machine arithmétique à roues dentées qui additionne, soustrait, multiplie et divise : la Pascaline. Sa réputation s’étend, mais sa santé s’altère : affection des jambes, terribles migraines, maux d’entrailles. En 1646, marqué par sa lecture des textes théologiques du janséniste abbé de Saint- 2 Cyran, s’opposant aux jésuites sur les questions de la grâce, le jeune Pascal commence à « goûter Dieu », sans renoncer à la science. Sa maladie s’aggravant, Blaise regagne Paris. Il connaît l’œuvre de Descartes quand il reçoit sa visite, en septembre 1647, alors qu’il termine les Expériences nouvelles touchant le vide. Pascal approuve l’hypothèse du vide contre la tradition d’une nature ayant « horreur du vide » et contre la « matière subtile » de Descartes. Pascal et Descartes connaissent les expériences de Torricelli montrant que « l’air est pesant ». De retour aux Pays-Bas, Descartes demande à Mersenne si Pascal a expérimenté, comme il le lui avait conseillé, « si le vif-argent (le mercure) montait aussi haut, lorsqu’on est au-dessus d’une montagne, que lorsqu’on est tout en bas ». La célèbre expérience montrant que le mercure baisse à mesure qu’on monte, est réalisée en septembre 1648 au sommet du Puy-de-Dôme. En 1652, après la mort du père, Jacqueline entre au couvent de Port-Royal. Pascal prépare deux courts Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur et la masse d’air, où il cite les observations de Descartes sur le mercure. Pascal rédige le Traité du triangle arithmétique, dont les combinaisons formelles rejoignent le calcul des probabilités, qui intéressent aussi les mondains qu’il fréquente alors. Après la nuit d’extase mystique du 23 novembre 1654, Pascal séjourne régulièrement chez les Solitaires de Port-Royal, où, malgré sa mauvaise santé, il pratique un ascétisme rigoureux. Dans son Entretien avec M. de Saci (directeur de conscience) sur Montaigne et Épictète, apparaissent des emprunts aux Méditations métaphysiques de Descartes, en particulier sur les questions du doute et de la grandeur de la pensée de l’homme. En 1656- 1657, les lettres de Louis de Montalte, intitulées Provinciales, montrent Pascal pamphlétaire brillant pour défendre les jansénistes contre les jésuites, dénoncer la casuistique et protester contre la condamnation de Galilée. Pascal travaille à une Apologie de la religion chrétienne. N’ayant pu disposer des « dix ans de santé » qu’il estimait nécessaires à la rédaction de l’ouvrage, Pascal laisse à sa mort, à 39 ans, en 1662, des notes qui deviennent les Pensées. Dans ces fragments posthumes, le nom de Descartes et le titre de ses ouvrages sont peu cités. Pourtant, l’influence de Descartes est présente en physique et en métaphysique par des emprunts directs aux Discours, Méditations, Principes et Passions, ainsi qu’à des lettres (deux volumes publiés par Clerselier en 1657 et 1659), y compris dans les fragments célèbres. Le fragment Disproportion de l’homme ou les deux infinis s’inspire des Principes de la philosophie, II, articles 20 à 22, sur l’infinité du monde et de la Méditation quatrième sur la situation de l’homme comme « milieu entre rien et tout ». Dans le fragment sur l’homme, « roseau pensant », l’affirmation que « toute 3 notre dignité consiste donc en la pensée », fait écho à la démarche cartésienne des Méditations. Le fragment Imagination s’inspire de Montaigne, mais doit à Descartes l’énoncé du problème du vide. Pascal retient aussi de Descartes les rapports entre les sens et l’âme, l’intérêt pour les nerfs, les affirmations sur le mécanisme corporel, et les analyses de l’amour et de la haine. Mais le travail apologétique sépare Pascal de Descartes. Pascal refuse le « Dieu des philosophes et des savants » qui rend « Descartes inutile et incertain ». Ce jugement est à rapprocher de celui sur Montaigne. Pourtant lecteur des Essais, comme Descartes, Pascal écrit : « Les défauts de Montaigne sont grands (...) Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir ». Novembre 2007, pour Traits de plume, de la revue Dialogues de Descartes de l’Université Paris-Descartes (Paris 5).