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Nora Seni 1
En tant que représentant du gouvernement et avec la plus grande sincérité, je crois de
tout cœur que les universités doivent être le nid de la raison critique et de la pensée
libre. Personne n’a le droit de se sentir gêné dans un milieu où les idées peuvent
être exprimées démocratiquement, de façon mesurée et respectable. Il faut que les
idées les plus contradictoires puissent trouver leur place et être discutées librement
dans toutes nos universités. Je ne dis pas cela seulement pour nos étudiants. Nos
enseignants doivent pouvoir exprimer leurs façons de voir sans crainte ni angoisse.
La critique, l’étude, la recherche, le questionnement, l’analyse sont les fondements
de la liberté. Et la liberté est la condition première du développement de la pensée.
[...] Nous sommes devant le devoir de former des générations aux idées libres, à la
conscience libre, à la croyance libre. Nous sommes obligés d’y réussir. Tant que nous
considérons nos différences comme une richesse nous serons capables d’accroître
notre dynamisme, et mettre en mouvement notre potentiel.
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
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L’insoutenable légèreté des engagements politiques
Qui peut être l’auteur de ces propos dignes d’un dirigeant des plus éclairés, des
plus respectueux des droits et des libertés et animé d’une vision très contemporaine de l’enseignement supérieur ? Un ministre de l’Éducation danois ? Un recteur
d’université français ? Ce sont les mots de Recep Tayyip Erdogan, l’actuel
président de Turquie, prononcés lors de son discours d’inauguration de l’année
universitaire 2008-2009 à l’Université technique d’Istanbul (ITU). L’élargissement
des libertés pour laquelle il plaide est un préalable à l’un de ses arguments électoraux : faire accepter au Conseil constitutionnel le droit pour les femmes de porter
le foulard (türban) à l’université. Ses alliés dans ce combat sont une partie des
1. Professeure à l’Institut français de géopolitique, université Paris-8.
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Université et pouvoir politique en Turquie
2. Intervention au colloque Recompositions politique en Turquie, 5 décembre 2017, Institut
français de géopolitique, université Paris-8.
3. Plus de 1 000 établissements scolaires privés ont été fermés au même motif et leurs
24 000 employés mis au chômage.
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libéraux, des intellectuels et des journalistes à l’avant-garde de la gauche. Si son
discours a tout pour plaire à ces couches de la société, il n’en va pas de même
pour le système judiciaire. En effet, l’été de la même année, son parti échappait de
justesse à une procédure de fermeture pour non-constitutionnalité. C’est à partir
de cette date que le processus nommé « coup d’État au ralenti » (slow motion coup)
par le journaliste Yavuz Baydar 2 commence son travail de déconstruction des
institutions étatiques, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Ces efforts pour rallier
les intellectuels de gauche seront d’ailleurs récompensés car une bonne partie de
ces lettrés s’exprimera favorablement lors du référendum de 2010, autorisant le
changement de Constitution dont le premier effet sera de soumettre le pouvoir
judiciaire à l’exécutif.
En janvier 2016, c’est ce même personnage devenu président de la République
et dont le parti (AKP) dirige les destinées de la Turquie depuis 2002 qui instaure
une répression sévère et durable des « universitaires pour la paix ». Ceux-ci
venaient de signer une pétition demandant l’arrêt des violences d’État dans le
Sud-Est anatolien. Erdogan éructa contre les pétitionnaires : « Nous faisons face
à la traîtrise de pseudo-intellectuels payés pour la plupart par l’État. Eh, vous,
brouillons d’intellectuels ! Vous êtes obscurs et ignorants. » Cette accusation de
traîtrise à la nation peut transformer en Turquie n’importe quel honnête homme
en paria. Une fois lancée, elle fonctionne comme une autorisation, sinon de tuer,
de librement persécuter jusqu’à ce que mort civile s’ensuive. Un chef mafieux
connu pour ses accointances avec le gouvernement mettra immédiatement à profit
cette vulnérabilité, affichant son zèle à servir le président et déclarant en direction
des signataires : « Nous ferons couler à flots votre sang et nous nous doucherons
avec [sic]. » Affichant le slogan « Nous ne serons pas complices de ces crimes »,
la pétition diffusée au début du mois de janvier 2016 et immédiatement criminalisée par le chef de l’État rassemblait 1 128 signatures d’enseignants dont quelque
300 universitaires étrangers. À ces premiers signataires s’adjoint par la suite un
nouveau millier. Tous demandent à l’État turc de ramener le dialogue pour que
cessent les combats opposant les forces armées de l’État turc et les combattants
du PKK, suite à leur tentative ratée de déclenchement d’une guérilla urbaine
dans les villes à majorité kurde. Parmi toutes les oppositions qui se seront exprimées en Turquie depuis janvier 2016 et à l’exception des 34 000 agents de l’État
soupçonnés de liens avec Gülen 3 expulsés de la fonction publique, c’est sur ces
pétitionnaires que continue de se focaliser la passion vindicative de R. T. Erdogan.
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
HÉRODOTE
Que s’est-il passé, au cours des huit années séparant ces deux déclarations, qui
permet de comprendre les changements de ton et de politique vis-à-vis des professeurs de l’enseignement supérieur ? Un observateur attentif de la vie politique en
Turquie peut constater que cette transformation s’accompagne d’assauts incessants
des gouvernements AKP successifs contre la « raison » comme fondement de la
pensée scientifique, au profit des croyances et contre les libertés publiques.
Ici s’impose un retour sur l’histoire tumultueuse de l’université en Turquie.
Fondation : zoom sur l’influence allemande
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
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Historiographie des universités en République turque.
Une périodisation faite de ruptures violentes
Selon les historiens turcs, le vocable « université » est prononcé pour la première
fois en Turquie en 1933, lors du réaménagement administratif et scientifique de l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur existant alors, les Darülfünun,
littéralement « maisons des sciences ». Ils rangent l’institution née de ce réaménagement parmi les universités de type humboldtien [Tekeli, 2003]. Ainsi les opposent-ils
aux établissements français voulus par Napoléon à partir de 1806 et dédiés à la
formation des élites. Ils mettent en avant les missions de « production de savoirs
scientifiques et d’enseignement gratuit et universel » [Arap, 2010, p. 5] de l’université de masse, conception qu’ils attribuent au fondateur de l’université allemande,
Wilhelm von Humboldt. Cette refondation correspond bien entendu au projet de
la jeune République de Turquie de s’ériger, sur les ruines de l’Empire ottoman, en
nation contemporaine du monde occidental. Les vocables de « faculté », de « recteur »
font leur entrée dans le lexique de l’enseignement supérieur à ce moment-là.
Cette transformation advient à la suite d’un rapport commandé en 1932 par
le gouvernement turc à un pédagogue genevois, Albert Malche, sur l’état du
Darülfünun d’Istanbul.
Le rapport sévère de Malche préconisait un remaniement complet de l’Université
arguant de publications insuffisantes, d’une formation médiocre en langues étrangères, et d’une formation scientifique inadaptée. Dans son agenda de réforme Malche
envisageait une Université cosmopolite avec des professeurs venus de « Berlin,
Leipzig, Paris ou Chicago ». [...] Chargé de mission de recrutement d’ensemble, il
reçut une réponse favorable essentiellement de la part de professeurs allemands ou
germanophones [Apter, 2006, p. 40].
Ainsi s’installent à Istanbul et Ankara plus d’une centaine de professeurs
allemands, principalement des Juifs pour lesquels l’université de leur pays est
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UNIVERSITÉ ET POUVOIR POLITIQUE EN TURQUIE
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devenue inhospitalière. Ils contribuent à fonder l’Université de Turquie. Hans
Reichenbach, éminent spécialiste de la philosophie de l’esprit, arrive à Istanbul dès
1933. Gerhard Kessler installe l’enseignement de l’économie avec Franz Neumark
à l’université d’Istanbul et Paul Hindemith fonde le conservatoire d’État à Ankara
entre 1935 et 1937 avec Carl Ebert. Ils y attireront Béla Bartók qui les rejoindra
en 1936. Le philosophe Ernst von Aster, l’orientaliste Clemens Bosch, les juristes
Andreas Schwartz et Ernst Hirsch, le pédagogue Wilhelm Peters, le géologue
Wilhelm Salomon-Calvi, le botaniste Hans Bremer viennent enseigner et fonder
les départements correspondant à leur discipline dans ces circonstances. Les victimes allemandes du nazisme à qui on avait confisqué les emplois en Allemagne et
en Autriche satisfont la politique de la jeune République turque pressée de s’occidentaliser en « réformant » l’Université (parfois aux dépens de ceux qui étaient
déjà en poste). Ils sont constitutifs de l’ADN de l’Université turque.
La diffusion de leurs savoirs et de leurs méthodes scientifiques et pédagogiques
structure de façon pérenne les fondements de l’enseignement supérieur en Turquie.
C’est à Leo Spitzer, styliste, philologue et théoricien de la littérature, installé
à Istanbul entre 1933 et 1936, que l’on doit la création de l’actuel département de
langue et littérature françaises de la faculté de lettres de l’université d’Istanbul.
À l’instigation de Spitzer, Erich Auerbach, son collègue à l’université de Marburg,
licencié de son poste en 1935, le rejoint à Istanbul en 1936. Il y reste jusqu’en
1947. C’est lors de son séjour à Istanbul qu’il écrira Mimesis et Introduction à la
philologie romane, ouvrages majeurs, propagateurs d’un humanisme critique.
Spitzer et Auerbach fondent, durant leur séjour à Istanbul, la littérature comparée
en tant que discipline. Tout en percevant et expérimentant leur condition stambouliote de façons très différentes, les deux philologues convergent dans l’élaboration
d’une méthode qui permet d’inclure des travaux de ces langues non européennes
dans la comparaison littéraire. En quoi l’exil et Istanbul ont-ils été des conditions
de cette ouverture méthodologique ?
« Malheureusement il n’y avait presque pas de livres », écrit Leo Spitzer
dans sa correspondance en évoquant les conditions de travail lors de son séjour
à Istanbul. Auerbach éprouve aussi le « manque de bibliothèque raisonnable ».
Tous deux perçoivent la ville un peu comme un désert en ressources intellectuelles. Auerbach confesse pourtant l’avantage qu’il a tiré de l’absence de
bibliothèque spécialisée : « Si j’avais pu essayer de m’informer sur tout ce qui a été
écrit sur tant de sujets, je n’aurais peut-être pas pu écrire » [Konuk, 2014, p. 94].
De cette phrase naît un débat sur le rôle de l’exil, de l’éloignement des références
connues, de la « distance critique » comme éléments favorables à l’élargissement
de la littérature comparée vers des langues non européennes. On doit ce débat
principalement à Edward Said qui a montré dans des articles au fort retentissement la relation entre l’exil et la pratique de la critique littéraire. Il suggère que
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
HÉRODOTE
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
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Mimesis d’Auerbach « doit précisément sa réalisation aux circonstances de l’exil
oriental, non occidental, et à la perte de la patrie qu’il impliquait » [Konuk, 2014,
p. 94]. Quant à Spitzer, il apprend le turc bien que son séjour ne dure que trois ans.
Il se sert de cet apprentissage pour y expérimenter ses méthodes comparatistes et
publier un texte, « Apprendre le turc » (« Türkçeyi ögrenirken »), dans le périodique
Varlik. La plainte qu’ils expriment tous deux quant aux ressources limitées en
bibliothèques et en échanges avec leurs collègues européens lettrés suscite donc un
double débat : contester la représentation d’Istanbul en « désert intellectuel » sert
d’occasion à énumérer et révéler les ressources non négligeables de la ville, autant
en matière de bibliothèques 4 [Konuk, 2014] que du point de vue de l’environnement européen et lettré. Une communauté artistique, intellectuelle et politique était
établie à Istanbul lorsque ces érudits s’y sont installés. Le mythologue Georges
Dumézil y travaillait depuis 1925 pour préparer la politique d’alphabétisation
voulue par Atatürk et mise en route en 1928. Gerhard Kessler, socialiste allemand
en exil, aidait à la fondation du syndicat turc des travailleurs et Léon Trotski
y avait trouvé refuge entre 1931 et 1933. Cet afflux se prolongera jusqu’après la
Seconde Guerre mondiale. James Baldwin et les linguistes structuralistes Émile
Benveniste et Algirdas Julien Greimas ont aussi travaillé à Istanbul dans les années
1950. Selon Emily Apter, professeure de littérature comparée à Princeton, Michel
de Certeau et Louis Marin dirent avoir inventé la sémiotique lorsqu’ils se retrouvèrent à Istanbul dans ces mêmes années. Apter qualifie la ville de « véritable
aimant pour la diaspora, la migration et la fusion culturelle » [Apter, 2006, p. 39].
Elle explique la popularité d’Istanbul par le fait que, pour bien des Autrichiens
et des Allemands, cette ville, c’était l’Europe même. Ainsi se trouvera contredite
l’idée qu’un ouvrage tel que Mimesis ait pu naître des seuls savoirs engrangés par
Auerbach, telle Minerve de la tête de Jupiter :
C’est la rencontre instable de la politique turque de la langue et de l’humanisme
philologique européen qui a produit les conditions de l’invention de la littérature
comparée comme discipline globale, au moins à ses débuts [Apter, 2006].
4. Auerbach a pu utiliser les ressources de la bibliothèque des dominicains de l’église SaintPierre-et-Paul de Galata où il a trouvé une patrologie latine complète, c’est-à-dire mille ans
d’œuvres théologiques, historiques et littéraires. Autrement, Kader Konuk [2016] énumère les
ressources insoupçonnées d’Istanbul dont celles de l’historien de la littérature Mehmet Fuat
Köprülü qui a rassemblé 16 000 volumes concernant l’étude de la langue, de la littérature et de
l’histoire turques. La première année de la réforme universitaire laïque, 20 000 ouvrages furent
achetés pour la bibliothèque universitaire qui possédait ainsi 132 000 livres. À cela s’ajoutent les
musées de la ville qui abritent des pièces des époques grecque, romaine et byzantine.
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UNIVERSITÉ ET POUVOIR POLITIQUE EN TURQUIE
un exemple de translatio globale encore pertinent dans la mesure où il a dessiné les
départements de littérature comparée de l’après-guerre. [...] la littérature comparée
garde encore trace aujourd’hui de cette ville où elle a trouvé ses formes disciplinaires – une ville où les frontières Est-Ouest étaient culturellement floues [Apter,
2006, p. 45].
Spitzer a pu forger un paradigme universel d’études, les translatio studii, en
s’émancipant des dichotomies Est-Ouest, en découvrant le turc, en apprenant
à aimer une langue non romane et en organisant un séminaire dans lequel le turc
prend toute sa place aux côtés des langues européennes.
Bien que la conception allemande de la structure universitaire, des méthodes de
la production et de la transmission des savoirs ait été dominante pendant plusieurs
décennies et reste encore perceptible de nos jours, la trace spécifique de ces savants
allemands est insuffisamment répertoriée et faiblement inscrite dans leur singularité au sein de l’historiographie de l’Université en Turquie. On évoque cet épisode
non comme un moment fondateur de l’enseignement supérieur mais pour satisfaire
à la politique mémorielle officielle qui communique sur une Turquie qui a sauvé
les Juifs européens du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Présenter
cet afflux de savants juifs allemands venus à Istanbul et Ankara, avant même la
déclaration du conflit, pour travailler à la fondation d’une université comme un
geste de sauvetage sert à mettre en scène des vertus d’hospitalité et de pluralisme
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Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
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Spitzer enseignait plusieurs langues à la fois à des amphithéâtres de centaines
d’étudiants à l’aide de traducteurs. Quant à son séminaire qui réunissait, souvent
chez lui, un peu plus d’une dizaine d’étudiants très assidus, il a servi de laboratoire pour l’élaboration d’un cursus d’études littéraires et philologiques appliquées
aux langues et aux cultures non européennes. Son jeune assistant turc Sabahattin
Eyüboğlu qui faisait partie du comité de rédaction de la revue Varlik a joué un rôle
crucial en adaptant les méthodes de Spitzer à l’analyse des contes, des récits et
des poèmes en langue vernaculaire turque. Eyüboğlu s’affirme comme une figure
majeure de la littérature postérieure à la Seconde Guerre mondiale en Turquie.
Dans le cadre de ce séminaire cosmopolite, auquel participaient les collaboratrices
de Spitzer Rosemarie Burkart et Eva Buck, sont formés les éminents philologues
turcs de la génération suivante. Assidue à ce séminaire, Azra Erhat se spécialise
dans la méthodologie et dans l’art du langage, et consacre sa carrière à la traduction
des classiques grecs et latins pour le projet, financé par l’État, d’une bibliothèque
moderne. Cette bibliothèque devait servir à établir des fondations culturelles non
islamiques et anti-ottomanes sur lesquelles le nationalisme laïc allait pouvoir être
construit. Suheyla Sabri et, bien entendu, Sabahattin Eyüboğlu développent une
prédilection pour la linguistique et la morphologie générique.
Ce séminaire offre, toujours selon Emily Apter,
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HÉRODOTE
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qui contredisent la capacité de la Turquie à commettre un génocide. Se servir de
cette tolérance intéressée pour écarter l’accusation du génocide des Arméniens est
une stratégie officielle que la Turquie a mise en place à partir des années 1990.
Un autre élément contribue à la minimisation relative de cet épisode fondateur : la rapidité et sans doute la brutalité avec lesquelles ces réformes voulues par
Atatürk se sont imposées. Avec l’adoption de l’alphabet latin par exemple, toute
une fraction de la société instruite avec les lettres arabes se retrouva, du jour au
lendemain, en situation d’illettrisme. Les universitaires allemands ont participé,
parfois malgré eux, à l’occidentalisation à marche forcée non seulement de l’enseignement mais de la société entière. Certains ont même qualifié les conséquences
de ce transfert massif des références européennes, notamment dans la philologie et
la littérature, comme une autocolonisation. Turquie, la nouvelle Grèce ?
Ainsi, ce sont bien les principes européens de l’enseignement supérieur qui sont
inscrits dans le logiciel fondateur de l’Université turque avec, outre l’influence allemande et jusqu’aux années 1950, une forte influence linguistique de la France.
En effet c’est vers la France qu’était orientée l’aspiration moderniste de l’Empire
ottoman tout au long du XIXe siècle. Le lycée public francophone Galatasaray,
ex-École impériale (Mekteb-i Sultanî) est créé en 1868 pour former les cadres
de l’État aptes à mettre en œuvre le train des réformes des Tanzimat. Formant
des générations d’élites occidentalisées au service de l’État, le rôle du lycée
Galatasaray et l’influence linguistique majeure du français, renforcés par la création d’écoles françaises privées par des congrégations (Saint-Joseph, Saint-Benoît,
Notre-Dame de Sion et d’autres) survivent à la structuration des universités selon
les conceptions allemandes. À partir des années 1950, l’inclination traditionnelle des
élites turques vers les langues européennes, français ou allemand, pour l’éducation
le cédera à l’attractivité des États-Unis, renforcée par le choix des gouvernements
turcs de l’après-Seconde Guerre mondiale de se faire accompagner de conseillers
américains dans leur politique de création d’universités nouvelles.
Universités au gré des coups d’État militaires
Dans un discours prononcé en 1937, un an avant sa mort, Atatürk distinguait
trois régions culturelles en Turquie pour l’éducation supérieure, l’Occident,
l’Orient et le Centre. Pour l’Occident il préconisait l’approfondissement des
réformes initiées par l’université d’Istanbul et le renforcement de cette dernière.
Pour le Centre, une université moderne devait être créée à Ankara. Et, pour
l’Orient, il insistait pour qu’un programme de fondation d’écoles de tous degrés
et d’une grande université moderne construite sur les plus belles rives du lac Van
fût mis en œuvre sans tarder [Apter, 2010, p. 12]. Quatre universités fondées
en Anatolie entre 1950 et 1960 témoignent de l’ambition de doter les régions
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UNIVERSITÉ ET POUVOIR POLITIQUE EN TURQUIE
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d’établissements d’enseignement supérieur. Mais il faut attendre 1982 pour voir la
création d’une université à l’est, près de Van.
La loi des universités de 1946, achevant la refondation de 1933, instaure l’autonomie des universités et les définit comme des « groupements d’unités d’enseignement supérieur et de recherche ». L’influence des États-Unis se traduit par la création
d’universités « entreprenantes » (girisimci) et leur corollaire, l’université de masse.
Guidée par des conseillers venus de l’autre côté de l’Atlantique, la politique de
l’enseignement supérieur privilégie désormais les créations d’universités régionales
et leur gestion managériale. La doctrine de cette époque vise à limiter le rôle de
l’État à l’attribution de ressources financières, à contrôler l’extension de la liberté
d’expression et à la réprimer à l’occasion.
L’histoire des universités en Turquie s’écrit à travers une périodisation que
scandent les coups d’État et les inflexions qu’ils imposent aux universités [Apter,
2010]. Après le coup d’État de 1960 et le licenciement de cent cinquante enseignants, une nouvelle loi inscrit l’autonomie des universités dans la Constitution et
assure l’indépendance administrative et scientifique des universités. Les libertés
régresseront avec le coup d’État de 1971 qui impose de se tourner vers les « valeurs
nationales ». À partir de cette date, priorité sera aussi donnée à la déconcentration
des universités dans les grandes villes de l’Ouest vers les régions. Les dix universités nouvelles fondées entre 1973 et 1978 seront toutes bâties dans des villes de
province. Le coup d’État de 1980 et la création un an plus tard du Haut Conseil
des universités, le YÖK (Yükseköğretim Kurulu), instrument de contrôle des
établissements d’enseignement supérieur par l’État, induiront une répression sans
précédent dans l’Université turque. En comparaison avec ceux de 1960 et 1971, le
coup d’État militaire de 1980 fut d’une très grande ampleur. En deux ans
650 000 personnes furent arrêtées, 250 900 inculpées, 50 exécutées, 30 000 exilées
de force. Les changements les plus profonds imposés par les militaires ciblèrent
l’Université. L’état de siège en vigueur jusqu’en 1983 permit que fussent chassés
de leurs postes quelque 4 000 enseignants dont 1 100 universitaires, principalement de gauche, exclus grâce aux pouvoirs du YÖK. La répression que fait subir
Erdogan aux universitaires d’aujourd’hui surprend d’autant moins qu’elle rappelle
ces précédents. Ici une parenthèse s’impose : ce passé traumatisant explique-t-il
qu’on a parfois l’impression que les élites attendent qu’échoue tout seul le « coup
d’État au ralenti » qu’exécute le pouvoir actuel ? Les classes moyennes laïques
semblent quelque peu tétanisées par l’évolution politique. Ce que tous semblent
négliger c’est qu’à la différence des autres coups d’État celui d’Erdogan est civil,
se déroule dans la durée et est en train de changer les fondements mêmes de la
culture et de l’État, notamment en érodant le principe de laïcité. La Turquie pourrait être méconnaissable dans une dizaine d’années lorsque les diplômés des écoles
d’imam et de prédicateur (imam hatip) seront encore plus nombreux à contester
Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
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UNIVERSITÉ ET POUVOIR POLITIQUE EN TURQUIE
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Hérodote, n° 168, La Découverte, 1er trimestre 2018.
Divorce tardif entre Erdogan et les intellectuels laïcs
En 2008, au moment où Erdogan présente sa conception de l’université idéale,
les effets de la politique dite de « zéro problèmes avec les voisins » visant à reconquérir l’influence – principalement économique – ottomane dans le monde arabomusulman ne sont pas encore perceptibles. Le président français Nicolas Sarkozy
et la chancelière Angela Merkel viennent seulement de tester les éléments de
langage qu’ils prononcent en synchronie pendant la durée de leur mandat, signifiant leur opposition véhémente et brouillonne à l’intégration de la Turquie dans
l’UE. L’opération « Plomb durci » de Tsahal sur Gaza (fin décembre 2008) n’a pas
encore eu lieu, Erdogan n’est pas encore l’héroïque défenseur du monde arabe
contre Israël et on est encore loin de la crise syrienne.
C’est la brutalité avec laquelle le mouvement Gezi sera réprimé en 2013, mais
surtout la flambée de violence de l’été et de l’automne 2015 qui rompent, tardivement mais définitivement, l’illusoire entente entre les intellectuels et Erdogan.
La pétition des universitaires pour la paix est diffusée le 11 janvier 2016 pour
s’opposer aux violences d’État dans les villes à majorité kurde (Şirnak, Cizre,
Diyarbakır) et faire cesser privations et cruautés envers les civils.
Le harcèlement des 1 128 pétitionnaires continue de s’intensifier tandis que cet
article est en cours de rédaction, et que se sont ouverts, le 5 décembre 2017, les
procès en assises qui leur sont intentés. À ce jour, 467 signataires ont été contraints
de quitter l’Université, dont 380 par un décret-loi qui les laisse sans possibilité de
travail ou d’exil à l’étranger. Des 505 universitaires qui n’ont pas été exclus,
112 sont en instance d’expulsion et 108 sont suspendus.
Les persécutions des signataires arrivent par vagues successives. Pendant la
première de ces vagues, des présidents d’université zélés ont immédiatement
licencié leurs signataires ou les ont mis en examen administratif. Dans un
deuxième temps, au printemps 2016, les mises en examen administratives se sont
judiciarisées et à partir de la tentative ratée de coup d’État de juillet 2016 et de
l’instauration de l’état d’urgence, les signataires, même ceux qui étaient déjà licenciés ou démissionnaires, ont été exclus à vie de la fonction publique, leur passeport
invalidé et leurs droits sociaux (retraite, chômage, etc.) suspendus. Ils furent ainsi
condamnés à une « mort civile ». Les revues scientifiques subventionnées par
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la culture de ceux issus des écoles laïques. En 2015 leur nombre approchait
le million. « En 2016-2017 on comptait environ 1,4 million d’élèves, soit près
d’un huitième des effectifs totaux, inscrits dans 4 100 établissements imam hatip »
[Cheviron, 2017]. Avec les modifications apportées au système du secondaire
après le coup d’État raté de 2016, leur augmentation devrait être exponentielle.
5. Le Parisien, 21 octobre 2016.
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l’État ont reçu l’ordre de se séparer de leurs membres « signataires » siégeant dans
les comités de rédaction et de ne pas publier leurs articles.
Une précision s’impose : ces « représailles » de l’État n’ont pas touché toutes
les universités de la même façon. Elles ont épargné les établissements les plus
prestigieux, d’Istanbul, Ankara ou Izmir, qui disposent de réseaux internationaux.
Les présidents de ces universités ont « résisté » à la pression de mettre en examen
leurs signataires. Ce fut le cas de l’université Mimar Sinan, de l’université du
Bosphore et de l’université francophone de Galatasaray. Mais des défaillances
sont vite apparues dans ces positions pour finalement laisser s’imposer la volonté,
cette fois juridique, de l’État. Les signataires sont depuis fin 2017 accusés de
propagande de terrorisme et risquent à ce titre entre un an et demi et sept ans
de prison. Il est à noter que les premières comparutions concernent les enseignants
(26) de l’université francophone Galatasaray et ceux de l’université d’Istanbul,
la plus grande de cette mégapole. L’université de Galatasaray, navire amiral de la
coopération académique franco-turque depuis sa fondation en 1992, est soutenue
par un consortium d’universités françaises. Celles-ci ont reconduit leurs engagements et leur confiance à cet établissement à l’été 2017. Elles l’ont fait comme
si de rien n’était, sachant pertinemment que désormais plus aucun établissement
du supérieur n’est en position de jouir des libertés indispensables à la conduite de
leur mission – produire et transmettre des savoirs – en Turquie. Le CNRS turc,
le Tübitak, répercute depuis 2012 la remise en cause des théories de l’évolution
par son ministère de tutelle, remise en cause actée en 2017 par la suppression de
l’enseignement de ces théories dans le secondaire. « La Turquie serait ainsi, selon
l’opposition, le deuxième pays au monde avec l’Arabie saoudite à éradiquer les
thèses évolutionnistes de ses manuels scolaires » [Cheviron, 2017]. La décision en
octobre 2016 de donner au président Erdogan le pouvoir de nommer les recteurs
d’université jusqu’alors élus par leurs pairs, l’épisode du remplacement de la
rectrice élue triomphalement à la tête de la prestigieuse université du Bosphore par
le frère d’un député AKP qui n’avait pas même posé sa candidature lors de l’élection 5, la démission exigée de 1 577 doyens d’université, cet ensemble de nouveaux
paramètres de l’enseignement supérieur ne témoigne-t-il pas du fait que, dorénavant, plus rien ne garantit les conditions d’autonomie, de liberté, et partant de
compétences qui sont au fondement des pratiques universitaires ?
S’il n’a été question ici que des pétitionnaires, c’est que ceux-ci n’ont bénéficié
que de peu de soutien et d’engagement à leurs côtés de la part de leurs collègues
non signataires. Quant à la France, elle s’est exprimée pour la première fois par
la voix de son ambassadeur, Charles Fries, qui a assisté à la comparution des
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enseignants de Galatasaray le 5 décembre 2017, au palais de justice d’Istanbul. Il a
déclaré à Mediapart :
Bibliographie
APTER E. (2006), « Translatio globale. L’invention de la littérature comparée, Istanbul
1933 », Littérature, no 144, p. 25-55.
A RAP S. K. (2010), « Türkiye Yeni üniversitelere Kavusurken : Türkiye’de Yeni
Üniversiteler ve Kurulus Geerekçeleri », Revue de la Faculté des sciences politiques de
l’université d’Ankara, p. 1-29.
CHEVIRON N. (2017), « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice », Mediapart, 31 octobre.
KONUK K. (2014), « Erich Auerbach à Istanbul. L’exil comme distance critique », Revue
germanique internationale, no 19, p. 93-102.
TEKELI I. (2003), « Dunya’da ve Türkiye’de Üniversite üzerine konsumanin Degisik
Yollari », Toplum Bilim Dergisi, no 97, p. 123-143.
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La faiblesse des réactions à la répression dans les universités turques suscitées auprès des instances de l’UE semble exprimer que la Turquie est considérée
une fois pour toutes comme incontournable par l’Europe et que son président ne
sera guère contesté. On peut constater – et déplorer – que la priorité attribuée à la
collaboration avec la Turquie pour la maîtrise des flux de réfugiés, la lutte contre
le terrorisme et à la coopération économique a impliqué jusqu’à présent l’abandon
à leur sort des intellectuels turcs, des universitaires et des journalistes opposants.
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Je suis présent ici pour rappeler l’importance de la liberté académique, mais aussi
pour marquer notre soutien au projet de Galatasaray. Ma présence ici sert à témoigner
le soutien de la France à l’université et à ses enseignants.