Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
La Première Guerre mondiale et le Yishouv
(avec notes sur les Juifs d'Algérie)
Yossef Charvit*
A. Introduction : la Première Guerre mondiale et son impact sur
l'histoire de la Palestine. Stratégies au Moyen-Orient et en Eretz
Israël
« Cette période aura été cruciale pour l'histoire du Moyen-Orient et
d'Eretz Israël par trois changements majeurs », c'est ce que déclare le
professeur Yehoshouah Ben Arieh, géographe et historien, lors d'une
conférence marquant les 98 ans de la déclaration de la Première Guerre
mondiale1 :
- l'administration de cette région : après la capitulation de l'Empire
ottoman, qui a gouverné pendant quatre siècles, la Société des Nations
confie à la Grande-Bretagne le Mandat d'administration de cette entité
qui s'appelle désormais la Palestine ;
- la population juive change aussi : le nouveau Yishouv (le Yishouv héhadash), regroupant des immigrants juifs pionniers et idéalistes, devient
dominant et oriente le destin de la population juive de Palestine, face à
l'ancien Yishouv (le Yishouv ha-yashan) ;
- le changement politique : la déclaration Balfour de 19172 qui est à
l'origine de la création d'un « foyer national » pour le peuple juif en Eretz
Israël.
*
Université Bar Ilan, Israël.
Xe conférence annuelle de l'Institut Yad Ben Zvi, pour la conservation du patrimoine
historique de la Première Guerre mondiale : « Jérusalem et le lendemain » (16-17
octobre 2012).
2
Mayir Vereté, « The Balfour Declaration and its Makers », Middle Eastern Studies, 6,
1970, pp. 48-76.
1
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Je m'attacherai à analyser en premier lieu ces trois conséquences de
la Première Guerre mondiale qui a enflammé le monde entier, impliquant
dynasties impériales et mouvements nationalistes tels le pangermanisme
et le panslavisme avec des alliances comme la Triple-Alliance ou
Triplice et la Triple-Entente3. Cette guerre aura brisé « toute notion de
continuité, toute certitude. Elle aura balayé les freins moraux des
générations passées et aura insufflé à des millions de personnes la colère
du désespoir, portant un idéalisme déformé qui a totalement bousculé les
ordres et les interdits »4.
Puis, en second lieu, toujours sur le fond de ces événements, cet
article portera sur les Juifs d'Algérie pendant la Première Guerre
mondiale, en tenant compte de mes recherches concernant cette
communauté en Eretz Israël, au XIXe siècle5. Car ils sont présents sur le
front franco-britannique qui, pour la première fois, défie l'Empire
ottoman dans la région des Balkans et du détroit des Dardanelles (la
bataille des Dardanelles ou bataille de Gallipoli, 1915-1916)6 et parmi les
ressortissants français, qui ont été expulsés d'Eretz Israël et envoyés en
Corse7, la France étant un pays ennemi de l'Empire ottoman.
Eretz Israël sous domination ottomane devient, à partir d'août
1914, une zone isolée : les communications sont interrompues, le courrier
n'arrive plus8, la vie économique et financière est paralysée et,
rapidement, les produits de base manquent et les prix des denrées
montent en flèche9. L'Empire ottoman, qui était officiellement resté
neutre dans le conflit, signe, le 2 août 1914, un accord secret avec
3
David Thomson, Europe since Napoleon, Pelican Book, Great Britain, 1966, p. 542.
Jacob Talmon, The Age of Violence, Tel-Aviv, 1977, p. 284 (Hébreu).
5
Yossef Charvit, La France, l’élite rabbinique d’Algérie et la Terre Sainte au XIXe
siècle - Tradition et Modernité, Paris, Honoré Champion – Sorbonne Paris IV, 2005.
6
Philippe Landau, Les Juifs de France et la Grande Guerre. Un patriotisme
républicain, 1914-1941, Paris, CNRS éditions, 1999 ; Philippe Landau, « De Tunis à
l’Orient : la Grande Guerre de Victor Sebag », Cahiers de la Méditerranée, 81, 2010,
pp. 191-204.
7
La plupart des 744 réfugiés étaient des Juifs d'Algérie. Voir Florence Berceot, « Une
escale dans la tempête. Des Juifs palestiniens en Corse (1915-1920 », Archives Juives,
2005/1, pp. 129-138, ici p. 129.
8
L'annulation des capitulations a mené à la fermeture des bureaux de poste étrangers
que les Juifs de Palestine utilisaient pour communiquer avec leurs parents et leurs amis
à l'étranger. Désormais, les Juifs devaient se servir de la poste turque dont l'inefficacité
était notoire. Le volume soudainement accru de courrier entraîna une surcharge
exceptionnelle et comme de nombreuses lettres ne parvenaient pas à leurs destinataires,
l'impression de siège se renforça d'autant plus. Mordechai Eliav, Eretz Israel and its
Yishuv in the 19th Century, 1777-1917, Jérusalem, 1978, p. 441 (Hébreu).
9
M. Eliav, op. cit., p. 437.
4
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l'Allemagne, qui lui sera fatal mais qui à ce moment-là semble la
meilleure solution pour contrecarrer les efforts de la Russie afin de
pénétrer en mer Méditerranée par le détroit du Bosphore, les Dardanelles
et le Caucase et en même temps pour se libérer de l'oppressive tutelle de
la France et de l'Angleterre. La défaite de la Seconde Guerre des Balkans
en 1913 avait porté au pouvoir le parti des « Jeunes Turcs » proallemands et le 2 novembre 1914 l'Empire ottoman entre en guerre.
L'Allemagne veut prendre d'assaut le très stratégique canal de Suez face à
une Grande-Bretagne qui souhaite éviter autant que possible que ce front
ne s'enflamme, car c'est par là que sont acheminées les armes en grande
quantité. Espérant s'allier le monde musulman, le sultan Mehmed V
déclare le jihad, la guerre sainte, et l'Empire ottoman, avec ce nouveau
front, doit combattre désormais sur quatre fronts principaux : à l'Est, en
Anatolie, avec une attaque de grande envergure contre la Russie ; dans la
presqu'île de Gallipoli dans les Dardanelles ; sur la frontière égyptienne ;
sur le front Irak-Syrie10. Mais les défaites successives en Irak, Syrie,
Palestine et surtout la capitulation de l'Allemagne ne laissent plus le
choix au gouvernement ottoman, qui signe l'armistice de Moudros le 30
octobre 191811.
La Grande-Bretagne, avec Winston Churchill comme Premier lord
de l'Amirauté depuis 1911, opte pour une stratégie impliquant le MoyenOrient12 : cette initiative survient au moment où en Europe la guerre
s'enlise dans les tranchées des Flandres. Elle veut envahir les
Dardanelles, annihiler un ennemi stratégique, l'Empire ottoman, allié de
l'Allemagne, et rallier la Russie. Mais à cause d'une planification et d'un
haut commandement déficients, la campagne des Dardanelles, qui se
déroule du 18 mai 1915 au 8 janvier 1916, se termine par un désastre. Sur
le front irakien, c'est encore un autre échec que subit la Grande-Bretagne,
le 29 avril 1916. Elle avait tenté de sécuriser la région du Golfe persique
et les abords des champs de pétrole. Elle réussit cependant à s'imposer
dans la péninsule du Sinaï jusqu'à la fin de 1916, ce qui ouvre la voie à
10
Dov Gavish, « World War I Battle Maps, Palestine 1915-1918 » dans Mordechai
Eliav (ed), Siege and Distress, Eretz Israel during the First World War, Jérusalem,
1991, pp. 191-211 (Hébreu) ; J.L Wallach, « Three Battles of Gaza – Lessons in
Generalship », ibid., pp. 212-218 ; Yigal Sheffy, « The Rold of Deception in the
Palestine Campaign, 1917-1918 », ibid., pp. 219-233 ; Gideon Bager, « The Spatial
Organisation of the British Military Regime, 1917-1920 », ibid, pp. 248-260.
11
Israël Bartal et Yehoshouah Ben Arieh (éds), History of Eretz Israel, The Last Phase
of Ottoman Rule (1799-1917), Jérusalem, 1983, p. 23 (Hébreu).
12
Geoffrey Best, Churchill, A Study in Greatness, Tel-Aviv, 2004, pp. 74-90 (Hébreu).
127
Yossef Charvit
une stratégie d'attaque indirecte vers l'Anatolie en passant par la
Palestine. Le but du Premier ministre anglais, Lloyd George, est de
s'emparer de la Turquie pour mettre à découvert le front allemand et
austro-hongrois. Alors que les forces françaises et britanniques se battent
sur le front de Salonique, le général Allenby se lance dans la conquête de
la Palestine (1917 à 1918)13.
B. L'ancien Yishouv et le nouveau Yishouv avant et pendant la guerre
À la veille de la guerre la population totale en Eretz Israël comptait
800 000 personnes14, avec 85 à 90 000 Juifs : 55 000 habitent dans
l'ancien Yishouv et 30 000 dans le nouveau Yishouv, dont 12 000 répartis
dans des villages agricoles15.
L'ancien Yishouv est la communauté juive, d’abord sépharade,
présente en Eretz Israël. Il se renforce à partir du XVe siècle avec
l'expulsion des Juifs d'Espagne et, par la suite, intègre des immigrants du
XIXe siècle. Un lien continu existe avec les communautés sépharades de
la diaspora et les communautés juives d'Afrique du Nord. À l'ère
moderne, la communauté ashkénaze a voulu se protéger contre la
modernisation et a même tenté de mettre en place en Palestine un bastion
de tradition16. L'ancien Yishouv se compose essentiellement de quatre
villes, les « villes saintes » de Jérusalem, Hébron, Tibériade et Safed,
avec, à diverses périodes, des zones de peuplement autour de ces villes.
Et c'est ainsi que naissent les quartiers juifs de Shfara'am, Cfar Yassif,
Pekiin, Meiron, Acre, Jaffa, Haïfa, Gaza et Sichem17.
À la veille de la Première Guerre mondiale, Jérusalem est devenue
la communauté la plus connue de l'ancien Yishouv, comptant 45 000
personnes pour une population totale de 70 000 habitants (12 000
musulmans et 13 000 chrétiens)18.
L'infrastructure économique et sociale qui soutenait l'ancien
Yishouv est victime des événements. En effet, les fonds des écoles
13
Mordechai Gichon, Carta's Atlas of Palestine from Bether to Tel Haï (Military
History), Jérusalem, 1969, pp. 100-101 (Hébreu).
14
Uziel Schmelz, « The Decline in the Population of Palestine during World War I »
dans M. Eliav, Siege and Distress…, op. cit., pp.17-47, ici p. 26.
15
I. Bartal et Y. Ben Arieh, op. cit., pp. 258-259.
16
Y. Charvit, op. cit., pp. 386-395.
17
I. Bartal et Y. Ben Arieh, op. cit., pp. 197-218.
18
Yehoshouah Ben Arieh, Jerusalem in the nineteenth century, Tel-Aviv, 1980 p. 72
(Hébreu).
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Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
rabbiniques redistribués aux habitants sont collectés dans les
communautés de la diaspora par l'intermédiaire des émissaires
rabbiniques (chadarim) et par l'organisation Pkidim ve-Amarkalim
d'Amsterdam. C'était le moyen de subsistance unique de ces familles qui
en dépendent totalement. Les fonds proviennent aussi des communautés
de la Russie tsariste, de l'Empire austro-hongrois, grâce au régime des
capitulations octroyées par l'Empire ottoman. Avec le début des hostilités
et l’instauration de l'état d'urgence, les banques ferment. Toutes les
contributions tarissent instantanément, ce qui entraîne immédiatement la
destruction de ce système qui soutenait les kollellim (communautés). La
notion de productivité était jusqu'alors quasiment inconnue, en tout cas
marginale et très rarement pratiquée19. Elle se développe cependant grâce
à l'implication de l'Alliance israélite universelle dans l'ancien Yishouv, à
Jérusalem, en Galilée, dans la plaine côtière et à Petah-Tikva. Ces
communautés démunies sont en outre confrontées à des épidémies de
typhus, de variole et de choléra, à la malnutrition et à des conditions
sanitaires déplorables. Les hommes, surtout, sont affaiblis par l'obligation
de servir dans l'armée ou de faire des travaux forcés. L'ancien Yishouv se
dépeuple, à cause d'une émigration croissante et de l'expulsion de
centaines de ressortissants de pays considérés comme ennemis par
l'Empire ottoman. Le chômage est endémique, les orphelins et les veuves
sont nombreux20.
Paradoxalement, le nouveau Yishouv, bien que lui aussi accablé de
maux multiples, sort revigoré de la guerre. Il devient prédominant par
rapport à l'ancien Yishouv21 car il n'a cessé de se développer de 1882 à
1917. D’abord marginal dans l'histoire de la diaspora juive, il se
transforme en acteur central, politique, national et culturel, en adoptant le
système productiviste, la modernisation et l'européanisation, sans oublier
le contexte de guerre mondiale22.
Si le nouveau Yishouv devait comprendre la Syrie et la Palestine
historique dans une entité géopolitique unique, les circonstances de
l'histoire réduisent la carte du peuplement juif à la Palestine occidentale
et à quelques zones de peuplement agricoles, soit 42 000 hectares en
19
I. Bartal et Y. Ben Arieh, op. cit., pp. 224-232.
Ibid., p. 319.
21
Rachel Elboim-Dror, « The War as Opportunity to Gain Control over Education »
dans Eliav, Siege and Distress…, op. cit., pp. 48-60 (Hébreu) ; Nathan Efrati, « Eliezer
S. Hoofein, Director of A.P.C. Bank : His Role within the Yishuv during War World I
and its Aftermath » ibid., pp. 84-96 (Hébreu).
22
I. Bartal et Y. Ben Arieh, op. cit., p. 257.
20
129
Yossef Charvit
Galilée du nord et du sud où se trouvent des Juifs d'origine orientale,
dans le périmètre délimité par Hedera/Atlit, Petah-Tikva/Kfar Saba et la
plaine de Judée, de Beer-Touvia à Rishon-Letzion et dans quelques
régions de peuplement urbain à Jérusalem à l'extérieur des murailles,
Jaffa et Tel-Aviv23.
La guerre menace le nouveau Yishouv qui, bien qu'organisé et en
développement, est fragilisé : il hésite entre loyauté envers le
gouvernement ottoman et espionnage et collaboration avec les
Britanniques. Il subit la perte de 15 000 ressortissants de pays ennemis de
l'Empire ottoman, expulsés par l'administration turque en 1915, et endure
la perte de ses récoltes, de ses bêtes de somme, sans compter les travaux
forcés que doivent effectuer les Juifs. En 1915 encore, une invasion de
sauterelles ne fait qu'aggraver la crise due à la paralysie de la vie
économique et à la pénurie des moyens de paiement. Ce nouveau Yishouv
parvient toutefois à surmonter ces nombreux obstacles grâce à deux
organisations : l'une est l'American Jewish Committee qui collecte aux
États-Unis des fonds qui sont remis par l'intermédiaire de l'ambassadeur
des États-Unis à Istanbul, Henri Morgentau24, à l'agence locale de
l'Organisation sioniste, qui seule est autorisée à distribuer des fonds ;
l'autre est le Mashbir, une société d'actions qui cherche à améliorer la vie
des ouvriers en Judée qui malgré leur travail ne parviennent pas à
subvenir à leurs besoins (1916)25.
Proportionnellement au reste de la population générale en Eretz
Israël, la population juive diminue : elle regroupait 85 000 personnes
avant la guerre, elle en compte désormais 50 00026, alors que la
population totale de la Palestine est passée de 800 000 à 700 000
personnes.
Le rabbin Abraham Itzhak Hacohen Kook (1865-1935), rabbin de
Jaffa et des colonies, sioniste et respecté de tous, est le lien entre l'ancien
et le nouveau Yishouv. Au cours de l'été 1914, il se rend en Suisse pour
participer au congrès de l'Agoudat Israel. La guerre éclate et il lui est
impossible de rentrer. Il passe alors deux ans, de 1914 à 1916, à Saint
Galène puis accepte le poste de rabbin d'une communauté à Londres où il
23
Ibid., p. 259.
Isaiah Friedman, « German and American Intervention on Behalf of the Yishuv »
dans M. Eliav, Siege and Distress…, op. cit., pp. 168-190, ici pp. 170-171 (Hébreu) ;
Mordechai Eliav, « The Activities of German and Austrian Diplomatic Representatives
on Behalf of the Jews of Eretz-Israel » ibid., pp.157-167, ici p. 157 (Hébreu).
25
I. Bartalet Y. Ben Arieh, op. cit., pp. 319-329.
26
U. Schmelz, op. cit., p. 39.
24
130
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
reste jusqu'en 1919. Il joue un rôle indéniable, du fait de son autorité,
dans la proclamation de la Déclaration Balfour. À son retour en Palestine,
il devient le grand rabbin ashkénaze d'Eretz Israël27.
C. Le Yishouv sous l'Empire ottoman
Lorsque la guerre éclate, des mesures drastiques sont mises en
place par l'administration ottomane. Une campagne de recrutement est
lancée, concernant tous les hommes de 18 à 45 ans ne possédant pas de
documents de citoyenneté étrangère. Les chevaux et les bêtes de somme
sont réquisitionnés, tout comme les charrettes. Les récoltes de grains et
d'amandes sont confisquées, entre autres, et toutes les pièces d'argent
collectées28. Le 1er octobre 1914, le système des capitulations qui
accordaient des droits fiscaux et juridiques aux ressortissants des pays
étrangers est annulé. La population locale a le choix entre
« s'ottomaniser » ou quitter le pays. Avec l'entrée en guerre de la Turquie
aux côtés des puissances de la Triple-Alliance, le 30 octobre 1914, le
recrutement est devenu l’un des problèmes majeurs pour la communauté
juive en Palestine. La plus grande partie des Juifs était des citoyens
russes (45 000 au moins), les autres détenaient des nationalités diverses :
française, anglaise, autrichienne, allemande et espagnole. Les consuls de
ces pays rapatrient leurs ressortissants, ce qui n'est pas le cas des citoyens
russes qui doivent donc en principe « s'ottomaniser » ou partir29. Mais les
habitants du nouveau Yishouv, suspectés d'être armés et accusés d'avoir
occupé le pays en achetant des terres, n'ont pas la confiance du
gouvernement ottoman.
Ahmed Jamal Pacha, gouverneur général et commandant militaire
du Levant (Syrie, Liban, Jordanie, Palestine) de 1914 à 1917, nationaliste
et soucieux de maintenir la souveraineté de l'Empire ottoman, mène un
combat sans relâche contre les mouvements nationalistes locaux, arabes
ou juifs30. Il donne l'ordre de retirer les panneaux de signalisation en
27
Yaron Zvi Kook, The Philosophy of Rabbi Kook, Jérusalem, 1985, pp. 15, 258-259
(Hébreu).
28
Jacob Markowitzky, « Conflict of Loyalties : The Enlistment of Palestinian Jews in
the Turkish Army » dans M. Eliav, Siege and Distress…, op. cit., pp. 97-110 (Hébreu).
29
Ibid., p. 101.
30
Son titre officiel est commandant de la Quatrième armée qui compte 100 000 soldats
parmi lesquels seuls 3 500 reviendront en 1918. Voir A. Bek, Intelligence and
Espionnage in Lebanon, Syria and Palestine during the World War [1913-1918],
traduit et annoté avec une introduction par Éliezer Tauber, Tel-Aviv, 1991 (Hébreu).
131
Yossef Charvit
hébreu, il interdit l'immigration et l'acquisition de terres, tout comme
l’utilisation des timbres du Keren Kayemet Le-israel (fonds pour l’achat
de terres), le Shomer (organisation juive pour la surveillance des
implantations juives) est mis hors la loi. Le drapeau et les institutions
sionistes sont déclarés illégaux, parler hébreu est interdit et toutes les
agences de l'Anglo-Palestine Company (APC) sont fermées, toutes les
armes en possession des Juifs doivent être remises aux autorités31. Jamal
Pacha, enfin, déterminé à anéantir la communauté juive en Palestine,
expulse en masse les Juifs de Palestine32.
Jusqu'en 1917, pour des raisons diverses, l'ensemble de la
communauté juive se montre loyale envers le gouvernement ottoman :
pour la grande partie des dirigeants de la communauté, la supériorité
militaire allemande ne fait aucun doute et ils nourrissent l'espoir que
l'Allemagne saura convaincre son alliée turque d'améliorer le sort de la
population juive en Palestine. Dans cet esprit, ils croient que si le Yishouv
répond à l'appel d'envoyer ses hommes sous les drapeaux de l'Empire
ottoman, inévitablement, « un jour viendra où le gouvernement sera
reconnaissant de notre sacrifice et reconnaîtra nos droits sur cette terre »,
comme le dit Aharon Aharonson en septembre 191433. Les Juifs doivent
à tout prix éviter toute action ou toute déclaration susceptible de
provoquer la colère des autorités. Alors, lorsque de Londres et du Caire
les dirigeants sionistes tels que Haïm Weizman, Yossef Trumpeldor et
Zeev Jabotinsky demandent aux Juifs de Palestine de soutenir les pays de
l'Entente dirigée par l'Angleterre et la France, David Ben Gourion et
Itzhak Ben Zvi s'y opposent avec véhémence34. Une des raisons de cette
attitude est, peut-être, l’antisémitisme notoire de la Russie, pays des
pogroms et membre de cette alliance, mais ils craignent surtout que les
Turcs ne prennent des mesures de représailles extrêmes qui pourraient
anéantir la communauté juive35.
Suite à la révolution dite des Jeunes Turcs en 1908, la loi sur le
service militaire a été élargie et, désormais, elle s'applique à l'ensemble
31
I. Friedman, op. cit., p. 173.
Voir plus bas.
33
Le Livre de la Hagana, Tel-Aviv, I, 1954, p. 337. Il était issu d'une famille
d'agriculteurs de Zikhron-Yaakov, organisés en association, les Guidonim. Ils s'étaient
enrôlés dans les unités combattantes trois mois avant l'entrée en guerre de la Turquie.
34
D'autres personnalités étaient persuadées qu'il fallait « s'ottomaniser » : David Yelin,
Albert Entebbi, Boris Shatz. Ils croyaient que la victoire de l'Allemagne et de la Turquie
garantirait l'avenir de la communauté juive en Palestine. Ils manifestèrent leur loyauté
au gouvernement turc avec des défilés et une prière pour la paix pour l'Empire ottoman.
35
Michael Bar-Zohar, Ben Gurion, A political Biography I, Tel-Aviv, 1977, p. 97.
32
132
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
de la population de l'Empire ottoman, y compris les non-musulmans.
Avant la Première Guerre mondiale, le nombre de volontaires juifs était
insignifiant, à cause des conditions déplorables dans lesquelles vivaient
les appelés, du moins les simples soldats. Ces volontaires étaient souvent
des pauvres, d'origine orientale, de l'ancien Yishouv, mais il y eut aussi
quelques jeunes du nouveau Yishouv qui avaient étudié dans les bonnes
écoles de Constantinople comme Rami Eizenberg et Tzvi Shapira et qui
furent ensuite formés à l'École militaire de Constantinople. Ces jeunes, et
ceux qui suivirent leur exemple, pensent que leur contribution sera
appréciée et que toute la communauté juive en Palestine en sera valorisée
face à l'administration turque. C'est ainsi qu'en août 1914 déjà, Alexandre
Aharonson (frère d’Aharon) crée une force combattante à ZikronYaakov, les Guidonim. Il souhaite ainsi prouver au gouvernement turc
que la communauté juive répondra à l'appel sous les drapeaux par
loyauté. Ils sont 35 jeunes volontaires, mais leur initiative se heurte à la
méfiance et au mépris des Turcs36. Puis, en hiver 1915, les dirigeants du
Shomer (créé en 1909), Israel Shohat, David Ben Gourion, Itzhak Ben
Zvi lancent alors l'idée de fonder une milice judéo-arabe, sous
commandement turc pour combattre tout ennemi qui tenterait d'envahir la
Palestine. Mais là encore, cette initiative ne voit pas le jour. Les jeunes,
selon les Turcs, montrent trop d'enthousiasme, ce qui les rend suspects
aux yeux de l'administration locale. Jamal Pacha déclare alors : « les
Juifs de Palestine sont sionistes et les sionistes sont les ennemis de la
Turquie »37.
Néanmoins, le 18 avril 1916, à la veille de la fête de Pâque, une
centaine de jeunes, qui ont achevé leurs études au lycée Herziliya de TelAviv et à l'école normale de Jérusalem, sont recrutés, car l'année
précédente ils ont pris la nationalité turque. Ils veulent de la sorte
démontrer qu'ils s'identifient au gouvernement turc et pensent obtenir la
garantie qu'ils seront autorisés à rester en Palestine. Parmi eux se trouve
Moshé Shertok-Sharett (1894-1965)38 qui devient plus tard Premier
36
J. Markowitzky, op. cit., p. 101.
M. Gichon, op. cit., p. 97 ; J. Markowitzky, op. cit., pp. 104-105.
38
Moshe Sharett est d'avis qu'il faut « s'ottomaniser », mais il hésite à s'enrôler dans les
rangs de l'armée turque. En février 1916, il est nommé secrétaire principal et traducteur
auprès de l'ingénieur Guedaliahou Vilbovitch qui, au début de ce mois-là, vient d'être
nommé par Jamal Pacha au poste d'ingénieur principal près de son quartier général à
Damas et ensuite comme ingénieur de la ville. Vilbovitch, aux yeux de Jamal Pacha, a
un statut spécial en sa qualité de secrétaire et de traducteur. Moshe Sharett peut aider les
juifs affamés à s’approvisionner en blé. Plus tard, il est officier dans les rangs de l'armée
turque de 1916 à 1918 ; traducteur de l'officier allemand Rudolph Schierholtz,
37
133
Yossef Charvit
ministre d'Israël39. Ceux qui suivent ce mouvement ne sont pas tous
persuadés du bien-fondé de cette initiative mais, dans l'ensemble, la
communauté juive soutient l'effort de guerre de l'Empire ottoman, par la
force des choses :
a. depuis la fin de 1914, les habitants de Syrie et de la Palestine sont
contraints de nourrir les soldats turcs et de fournir tout ce dont peut avoir
besoin la quatrième armée turque. Une taxe de guerre est instaurée. Les
comités publics, qui sont tous arabes, obligent les Juifs à fournir des
sommes énormes ainsi que des produits d'alimentation, et des
marchandises sont confisquées pour ravitailler l'armée. Les moyens de
transport sont aussi réquisitionnés.
b. mais à partir du moment où le gouvernement turc proclame que la
guerre est un jihad, une guerre sainte contre les mécréants, les soldats
juifs et chrétiens sont écartés des unités combattantes et incorporés dans
les bataillons amaliya. Ce sont des unités où tout est de moindre qualité,
des uniformes aux repas. Par ailleurs, des dizaines de jeunes issus des
villages agricoles juifs, les mochavot, sont envoyés pour effectuer des
travaux forcés (sohra) pour l'armée.
c. dans le cadre de la wasika, des travaux des civils pour l'armée, des
Juifs vont construire une route, à côté de Beer-Shéva, couper des arbres
dans la forêt de Hedera et servir de porteurs et de charretiers à la gare40.
Ceux sont là quelques-unes des raisons qui finalement poussent la
communauté juive de Palestine à soutenir les pays de l'Entente. Nous en
parlerons plus bas.
D. Expulsion des ressortissants des pays ennemis vers la Syrie, le
Liban, l'Égypte et la Corse
Expulsion punitive, fouilles, interrogatoires et emprisonnements
arbitraires, les abus que subit la population soumise aux autorités turques
sont innombrables. Par ailleurs, les ressortissants de pays ennemis sont
considérés comme menaçants et subversifs.
Étant donné que Jamal Pacha planifie des offensives sur le canal de
Suez, il décide, le 17 décembre 1914, d'expulser les éléments qui lui
commandant de l'unité turque combattante en Macédoine et au sud du Jourdain. Moshe
Sharett, Shall We Ever Meet Again. Letters of an Ottoman Soldier 1916-1918, Moshe
Sharett and his Legacy, Tel-Aviv, 1998 (Hébreu).
39
J. Markowitzky, op. cit., pp. 106-108.
40
M. Gichon, op. cit., p. 101 ; Jehuda Wallach, Carta Atlas of Palestine. From Zionism
to Statehood, Jérusalem, 1974, p. 34 (Hébreu).
134
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
semblent susceptibles de ne pas être loyaux au régime (donc, tous les
Juifs ressortissants de pays ennemis de l'Empire ottoman) et de les
envoyer vers les régions intérieures de l'Empire. Hassan Beck el Masri,
gouverneur de Jaffa et bras droit de Jamal Pacha, Baha Hadin, kaimakam
de Jaffa, et Aref Bey, commandant de la police de la ville, tous
appliquent au pied de la lettre les directives de Jamal Pacha : une menace
d'expulsion généralisée imminente plane donc sur la population juive en
Palestine. Entre 1914 et 1915, 12 000 Juifs sont expulsés vers Alexandrie
en Égypte41 ; en 1915, 744 Juifs sont transférés à Ajaccio42 ; enfin, en
1917, 2 000 Juifs sont envoyés à Damas en Syrie43. Des milliers de
personnes se réfugient dans la région de Petah-Tikva et de Kfar-Saba ;
3 000 Juifs trouvent asile en Galilée (Tibériade, Safed) et à Jérusalem44.
Un des candidats à l'expulsion n'est autre que David Ben Gourion.
Emprisonné à la Saraya, il y rencontre un ancien camarade de classe qui
a étudié avec lui à Constantinople, un turc nommé Yehiya Effendi. Celuici l’interroge sur la raison de sa présence et lorsque David Ben Gourion
explique qu'il a été arrêté et qu'il va être expulsé, son ancien camarade
répond : « Je suis ton ami et ce qui t'arrive m'attriste, mais en tant
qu'arabe nationaliste, je suis content ». Cette réponse laisse Ben Gourion
abasourdi : c'est la première fois qu'il est confronté à l’hostilité politique
de la part d'un musulman. En juin 1915, pendant la fête juive de
Shavouot, c'est menottés que David Ben Gourion et Itzhak Ben Zvi sont
acheminés au port de Jaffa. L'ordre d'expulsion signé du gouverneur de la
ville stipule : « Expulsés de l'Empire ottoman pour n'y jamais revenir ».
Aux amis qui l'accompagnent, Ben Gourion dit : « On verra bien qui
restera dans ce pays, Jamal Pacha ou nous »45.
Ils s'intègrent sans problèmes dans les trois communautés d'accueil
dans lesquelles ils prêchent le sionisme, car leur lien avec la Palestine et
le Yishouv n'a pas faibli46.
41
Yosef Lang, « The Connection between Exiles from Eretz-Israel in Alexandria and
the Yishuv during the War » dans M. Eliav, Siege and Distress…, op. cit., pp. 132-156
(Hébreu).
42
F. Berceot, op. cit.
43
Yaron Harel, « The Encounter of Exiles from Palestine with Damascus Jewry in the
Twentieth Century », Zion, 61, 1996, pp. 183-207 (Hébreu).
44
Yihia Shabtai Don, Chief Rabbi Ben Zion Hai Ouziel. Biography, Jérusalem, 1955
pp. 55-68.
45
M. Bar-Zohar, op. cit., pp. 98-99.
46
Y. Lang, op. cit., pp. 149-153 ; Y. Harel, op. cit., pp. 198-206 ; F. Berceot, op. cit.,
pp. 132-134 ; Moshe Ovadya, Rabbi Yaakov Moshe Toledano's Biography and his
Contribution to Jewish Historiography, MA, Ramat Gan, 2003, pp. 29-31 (Hébreu).
135
Yossef Charvit
Les expulsés nord-africains (qui sont pour une grande partie
originaires d'Algérie) vivent surtout dans le nord du pays, sous protection
consulaire française depuis les années soixante-dix du XIXe siècle47. Les
États-Unis se sont occupés de leur évacuation de Syrie et d'Eretz Israël
(Tibériade et Alep) jusqu'au moment où la responsabilité est passée à la
France. Tous les biens des expulsés sont confisqués et chacun ne peut
emporter que trois livres en turc et des objets de culte. La plupart des
artisans et petits commerçants sont envoyés vers les ports de Beyrouth et
Jaffa, où des navires de guerre américains les prennent pour les emmener
en Crète. Là, des représentants des consulats de France et de GrandeBretagne ainsi que des représentants de l'Alliance israélite universelle et
de l'Anglo-Jewish Association les attendent pour leur prodiguer les
premiers secours. Mais quelques semaines plus tard, les autorités
grecques ne leur accordant pas l'autorisation de séjour, ils sont
embarqués pour la Corse, sur des navires militaires français cette fois. La
Corse compte alors une très petite communauté juive de 150 personnes à
Ajaccio et à Bastia. Des juifs y étaient arrivés depuis 1890, en majorité
d'Istanbul, puis s'étaient ensuite installés en France continentale, ce qui
fait qu'en 1915, lorsque ces expulsés venus du Levant débarquent sur
l'île, il n'y a à Ajaccio qu'une seule famille juive, la famille de Baroukh
Israel, et, à Bastia, vingt familles. La ville d'Ajaccio accueille
chaleureusement les expulsés et leur donne accès à tous les services
comme les soins de santé et les écoles, les considérant comme des
réfugiés. Très rapidement, un « Comité des expulsés » se met en place
avec à sa tête Moïse Abbo, membre de la famille des consuls de Galilée,
le rabbin Jacob Aknine, ancien rabbin de Tibériade, qui devient le rabbin
des expulsés de Palestine, Yanté Abbo, infirmière et traductrice, membre
de la même famille Abbo de Safed, et le rabbin Jacob Moïse Tolédano
(1880-1960), qui se charge de l'enseignement de l'hébreu et du
judaïsme48. Les représentants de l'Alliance israélite universelle
s'intéressent à la scolarisation des enfants et aident les anciens élèves de
l'école d'agriculture Mikvé Israël de Palestine à trouver du travail. À
Ajaccio, où la population locale est catholique pratiquante, ces nouveaux
arrivants s’intègrent parfaitement.
47
Y. Charvit, op. cit., pp. 307-367 ; Y. Charvit, « French Presence in the Galilee in the
Nineteenth Century : The Abbo Family Consular Archive », Cathedra 108, Jérusalem,
2003, pp. 75-104.
48
Ovadya, op. cit., pp. 29-31. Il deviendra plus tard le ministre des Cultes en Israël.
136
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
Les familles juives nouvellement arrivées sont (pour certaines)
d'origine marocaine et (d'autres) algérienne et à la suite de tensions il est
décidé, en 1916, de les séparer : les 50 familles marocaines, en tout 180
personnes, quittent Ajaccio et s'installent à Bastia. Pour les célébrations
du 14 juillet 1916, à l'école où étudient les enfants juifs, un drapeau bleu
et blanc est même déployé. Cette intégration réussie se traduit par une
croissance démographique et le nombre de ces réfugiés en Corse, deux
ans après leur arrivée, passe de 744 personnes à 810. Ce n'est qu'en août
1920 que la grande partie de ces expulsés revient en Palestine qui est
alors sous mandat britannique. Certains gardent des contacts avec la
Corse où ils trouvent à nouveau refuge dans les années vingt et trente49.
Il est à noter que c'est aussi grâce à l'intervention vigoureuse des
diplomates autrichiens et allemands, dont l'ambassadeur allemand à
Istanbul Hans Von Wangenheim (1915) sympathisant de la cause sioniste
et le chef d'état-major allemand Erich Von Falkenhayn (1917), qui
reproche à Jamal Pacha le traitement inhumain qu'il impose aux Juifs,
que la communauté juive a été épargnée50.
E. La campagne des Dardanelles-Gallipoli : le premier acte de
défiance envers l'Empire ottoman – les Juifs de Palestine (la Zion
Mule Corps) et les Juifs d'Algérie dans l'effort de guerre
Un million cinq cent mille soldats juifs participent aux combats
pendant la Première Guerre mondiale sous différents drapeaux51. Lors de
la campagne des Dardanelles, des soldats juifs se trouvent dans l'armée
française52 et dans l'armée britannique53. Du côté français, le maréchal
Joffre a accepté, avec peu d'enthousiasme, d'envoyer une division au
début des combats puis une seconde sous le commandement du général
Gouraud, qui y perdra d'ailleurs un bras. Au début, il est question d'un
49
F. Berceot, op. cit.
M. Eliav, « The Activities of German and Austrian Diplomatic Representatives… »,
op. cit., pp. 160-167 ; Holger Afflerbach, Falkenhayn. Politisches Denken und Handeln
im Kaiserreich, München, Oldenbourg, 1994, p. 485.
51
C'est ainsi que les Juifs de Russie, de Serbie, de Belgique, de France, de GrandeBretagne et des États-Unis ont combattu les Juifs d'Allemagne, de l'Empire austrohongrois et de l'Empire ottoman : 140 000 Juifs sont tombés sur les champs de bataille.
Le mouvement sioniste n’appréciait pas cette situation, (J. Wallach, op. cit., p. 31).
52
Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d'Algérie Hier et aujourd'hui.
Mémoires et identités plurielles, Paris, Stavit éditions, 1989, pp. 186-187.
53
Yigal Elam, The Jewish Legion in World War I, Tel-Aviv, 1984, pp. 11-82 (Hébreu).
50
137
Yossef Charvit
débarquement le 18 mars 191554 pour envahir les Dardanelles, s'emparer
de la mer de Marmara puis assiéger Constantinople. Mais la défaite est
cuisante. Le second débarquement, dit « britannique », le 26 avril 1915,
par l'ANZAC (Australian and New Zealand Army Corps) sur la rive
européenne des Dardanelles et la tentative française par la rive asiatique
du détroit ne réussissent pas davantage. La défaite est complète avec des
pertes humaines énormes ; du côté des pays de l'Entente 171 000 soldats
sont tués : 150 000 Britanniques et 21 000 Français55, deux divisions
ayant été pratiquement exterminées. En fait, les renseignements militaires
concernant l'armée turque sont totalement faux. La tentative du
débarquement de Gallipoli est une erreur stratégique grave, il aurait fallu
pénétrer par l'Asie mineure. Alors que le retrait de 150 000 soldats des
pays de l'Entente est son unique « succès », la victoire ottomane où s'est
fait remarquer Moustafa Kamal, futur Ataturk, entrera dans l'histoire
comme l'unique victoire turque mais surtout comme le premier acte de
défiance des pays de l'Entente envers l'Empire ottoman déjà en plein
déclin56.
Parmi les 13 000 Juifs algériens57 qui se battent pendant la
Première Guerre mondiale aux Dardanelles, se trouve le fils du rabbin
Abraham Zerbib de Constantine. Le rabbin Zerbib58 lui a envoyé, pour
l'encourager, une missive dont les mots sont d'un patriotisme sans
équivoque59 : « On t'a fait l'honneur de t'envoyer à la guerre défendre
notre chère patrie. L'honneur de toute la famille est maintenant entre tes
54
Il entrera dans l'histoire comme le deuxième plus grand débarquement pour son
envergure (après celui de Normandie), un débarquement que les pays de l'Entente
préfèrent oublier mais que la nouvelle Turquie aime à commémorer. Les cimetières
français, britanniques et turcs rappellent les morts de cette défaite et/ou de cette victoire.
Cf. le film Gallipoli de Peter Weir (1981).
55
Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des
peuples d’outre-mer, Paris, Éditions 14-18, 2006, p. 203.
56
Jean-Jacques Becker, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont,
1980.
57
Parmi eux, 1 600 soldats juifs sont tombés au champ de guerre. 28 % ont perdu la vie
aux Dardanelles. (Ces données précises m'ont été fournies par le chercheur Philippe
Landau, 2013, (Cf. P. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., p. 35).
58
Le patriotisme enthousiaste des Juifs algériens est partagé par d'autres soldats
algériens comme le zouave Yéhouda Ben Bourak, le sergent René Élie Amar, le soldat
René Akoun, les officiers Aboulker et Oualid qui se comportent en héros pour leur
patrie, la France (Cf. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., p. 33).
59
À propos des juifs d'Algérie et la Première Guerre mondiale, voir Yossef Charvit, The
History of Algerian Jewry during the French Period (1830-1962), Tel-Aviv, 2010, pp.
40-42 (Hébreu).
138
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
mains, il faut le conserver, et pour le conserver, il faut être un bon soldat,
et si tu es un bon soldat, tu seras digne de porter le nom de français »60.
La campagne des Dardanelles est l'une des confrontations les plus
importantes de la Grande Guerre. Les soldats juifs algériens ont été
appelés sous les drapeaux car ils sont des citoyens français depuis 1870.
Mais ils ont été regroupés dans les régiments de zouaves61 et non intégrés
dans les autres unités combattantes, comme l'ont été les Juifs français de
la métropole. Ils font preuve de courage et de sérieux au front, ce qui leur
vaut d'ailleurs d'être surnommés les « Maccabées » par les Juifs français
et les Français62.
La Zion Mule corps compte 650 combattants, elle est commandée
par Henri Patterson63 et par son lieutenant Joseph Trumpeldor, héros de
la guerre russo-japonaise (1905). Cette unité, composée de jeunes qui ont
été expulsés de Palestine vers l'Égypte, participe à l'effort de guerre
britannique et représente surtout la concrétisation du lien entre ce combat
et la lutte pour la conquête de la Palestine, deux ans plus tard.
Trumpeldor explique à ceux qui hésitent à s'engager qu'ils ne se battent
pas pour libérer leur pays de façon directe, mais indirecte, car l'Empire
ottoman s'affaiblit, ce qui aboutira certainement à la conquête de la
Palestine et à la création d'une force de défense juive : « Être dans les
tranchées ou servir de muletier, c'est de toute façon l'armée et on peut
arriver en Palestine par un autre front (…) Il est important de frapper
l'ennemi, et peu importe de quel côté, ce n'est qu'une question technique.
Il est clair qu'Eretz Israël ne sera pas libéré tant que les Turcs ne seront
pas vaincus »64.
De fait, ces unités participent au débarquement des forces
britanniques sur la presqu'île de Gallipoli et ont été les dernières à en être
60
Richard Ayoun et Bernard Cohen, Les Juifs d'Algérie, Paris, Lattès, 1982, pp. 183184.
61
Les troupes de l'Armée coloniale se distinguent des troupes d'Afrique du Nord
indigènes et européennes (zouaves, chasseurs d'Afrique, légion étrangère) qui forment
l'Armée d'Afrique (19e Corps d'Armée) (J. Frémeaux, op. cit.). Les Juifs algériens
constituent d'importants effectifs au sein des régiments des zouaves, souvent près d'un
quart. (P. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., p. 34). Les troupes coloniales
d'Algérie subissent les plus importants revers avec la disparition de 15% de leurs
effectifs. (P. Landau, ibid., p. 34. Doris Bensimon-Donath, Socio-Démographie des
Juifs de France et d'Algérie, Paris, Presses orientalistes de France, 1976, pp. 339-342).
62
P. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., p. 34.
63
Il jouera un rôle important pendant la Première Guerre mondiale dans la renaissance
de l'idée sioniste en tant que commandant des deux bataillons, le Bataillon 38 des Royal
Fusiliers et du Mule corps.
64
Y. Elam, op. cit., p. 30.
139
Yossef Charvit
évacuées : parmi les 650 soldats, 562 sont engagés dans la campagne des
Dardanelles, 8 y perdent la vie et 55 sont blessés. Le Mule Corps
constitue la base des unités juives qui participeront à la conquête de la
Palestine. 120 soldats du Mule Corps rejoignent le bataillon 38 des Royal
Fusiliers (« le bataillon londonien »), commandé par Zeev Jabotinsky,
puis l'unité 40, par la suite le bataillon 39 des Royal Fusiliers (le
« bataillon américain »), commandé par David Ben Gourion et Ytzhak
Ben Zvi et le bataillon 40 des Royal Fusiliers, composé de jeunes Juifs
après la conquête du sud du pays. Le bataillon londonien arrive le
premier sur le front de la Palestine et même prend part à la conquête de
l'autre rive du Jourdain, dans le cadre de la grande attaque du général
Allenby. De nombreux soldats sont libérés et quelques-uns seulement
forment « le premier bataillon de Juda » créé pour remplacer les
bataillons juifs placés sous les ordres du colonel Éliezer Margolin ; très
vite, il est dissous marquant toutefois un pas important vers la formation
d'une force de défense de Palestine65.
F. 1917 : le Yishouv se tourne vers la Grande-Bretagne
1917 est une année cruciale de la Première Guerre mondiale car
plusieurs événements majeurs ont lieu : la Palestine est conquise par les
forces britanniques à la fin de décembre 1917 ; la Déclaration Balfour
date du 2 novembre 1917 ; les États-Unis entrent en guerre dans la
coalition de l'Entente le 6 avril 1917 ; enfin, en octobre de la même
année, commence la révolution bolchévique66. Les bataillons juifs sont
formés en Angleterre et aux États-Unis et on voit dans le Yishouv se
développer un réseau d'espionnage au profit de l'Angleterre.
L'œil averti discernera facilement le lien qui unit tous ces
événements : cette année pivot marque d'une part un tournant dans la
guerre au profit des pays de l'Entente et d'autre part, en Palestine, un
rapprochement indiscutable avec l'Angleterre qui se montre favorable au
mouvement sioniste.
Le mouvement clandestin de résistance NILI, (netzah israel lo
yeshaker : « le protecteur d’Israël ne mentira pas ») que les Anglais
avaient surnommé l'Organisation A, selon le nom de son fondateur,
65
Ibid., pp. 83-93, 149-154, 194-205, 219-244, 332-333 ; Elhannan Orren,
« Volunteering for the Conquest of Eretz-Israel » dans M. Eliav, Siege and Distress…,
op. cit., pp. 234-247, ici pp. 235-239 et 242-245 (Hébreu).
66
D. Thomson, op. cit., pp. 564-570.
140
Tsafon 67 : La Première Guerre mondiale et le Yishouv
Aharon Aharonson67, tente de rejoindre l'Angleterre dès juillet 1915, sans
succès. Ce n'est qu'en août de la même année qu'Avshalom Feinberg y
parvient mais la coopération ne sera effective qu'en février 1917
(Feinberg est tué mais Yossef Lishensky, blessé, parvient à atteindre les
lignes anglaises). À partir de ce moment, depuis Atlit NILI (avec Sarah
Aharonson comme personnage central) transmet aux Anglais en Égypte,
pendant huit mois, des renseignements stratégiques sur les forces
ottomanes en Palestine et dans la région. Les Anglais en échange
fournissent, depuis l'Égypte, des fonds à la Palestine qui servent à
soutenir le Yishouv et à subventionner les activités secrètes de la
résistance juive68.
NILI a éclipsé les autres réseaux d'espionnage en Eretz Israël
comme celui de Abraham Wartenbourg (1917) ou celui d'Alter Levin
(1917)69 qui sont tous deux interceptés par les services de renseignement
ottomans, non sans avoir réussi, au préalable, à faire parvenir une grande
quantité d'informations importantes aux Anglais, qui les ont aidés dans la
conquête de la Palestine70.
G. Les vainqueurs et les vaincus – conclusion
Avec la défaite de l'Empire ottoman en Palestine, le sergent Aizer
Cherki (1893-1982) d'Alger, stationné en Égypte avec l'armée française
(1917), décide de se rendre dans la ville d'Ashkelon. Il a toujours
conservé, en souvenir de ce voyage, une branche d'olivier71. Il devient un
des activistes sionistes prééminents en Algérie72.
La défaite retentissante de l'Empire ottoman change la carte du
Moyen-Orient dont l'administration est partagée entre la France et
l'Angleterre jusqu'à la Seconde Guerre mondiale73.
Alors que la Palestine et sa région avaient été redécouvertes au
e
XIX siècle par toute l'Europe grâce à l’expédition de Napoléon
67
Il a fait jouer son influence en tant qu'agriculteur et homme de sciences, portant la
responsabilité de la mission qui lui avait été confiée par Jamal Pacha d'exterminer les
sauterelles qui avaient envahi le pays en 1915 (A. Bek, op. cit., p. 20).
68
A. Bek, op. cit., pp. 19-25 ; Aharon Amir (éd), Absalom. Papers and Letters of the
Late Absalom Feinberg, Jérusalem, 1985.
69
A. Bek, op. cit., pp. 25-28.
70
Ils avaient de nombreux agents également dont le fameux Lawrence d'Arabie
(A. Bek, op. cit., pp. 28-35).
71
Haïm Cherki, Cherki Aïzer, Récit d'une Vie, Jérusalem, 2006, p. 15.
72
Y. Charvit, The History of Algerian Jewry…, op. cit., pp. 121-156.
73
D. Thomson, op. cit., pp. 465, 624, 853-854.
141
Yossef Charvit
Bonaparte74, la Première Guerre mondiale la place au premier plan de
l'actualité internationale, préparant ainsi le terrain au vote du Plan de
partage de la Palestine par les Nations-Unies le 29 novembre 1947, puis à
la déclaration d'indépendance de l'État d'Israël le 14 mai 194875.
74
75
Y. Charvit, La France, l’élite rabbinique…, op. cit., pp. 28-48.
D. Thomson, op. cit., pp. 867-868, 876, 881-884.
142